Wyandotté/Chapitre IV

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 24p. 40-52).


CHAPITRE IV.


Salut, beau soir ! toi qui soulages les cerveaux fatigués et les cœurs en souffrance, qui apportes le repos au travail, le répit à la douleur. À ta venue, le sage sortant de sa retraite étudie les lois de l’univers, et le barde commence ses doux entretiens avec les esprits inaperçus des yeux du vulgaire et trouve le bonheur dans de célestes mystères.
Sands


Dans le chapitre précédent, nous avons terminé notre récit par les scènes qui se passaient dans la hutte au printemps de 1765. Maintenant nous franchirons un espace de dix années, et nous reprendrons au mois de mai de l’année 1775. Il est presque inutile d’avertir le lecteur que c’est l’amener aux premiers jours de notre révolution. Les discussions qui précédèrent ce grand événement avaient eu lieu dans l’intervalle et nous sommes maintenant sur le point de nous trouver mêlés à quelques-uns des incidents secondaires de la lutte.

Dix années forment un siècle dans l’histoire d’un établissement entièrement nouveau. Les changements qu’elles produisent sont si prodigieux, et la petite colonie présentait un aspect de bien-être qui revêtait et la richesse de la nature et l’industrie des habitants.

Le site de l’ancien étang était un miracle de beauté rustique. Les inégalités et les imperfections avaient disparu, et le tout présentait un bassin vaste et pittoresque dont les contours avaient été dessinés par un artiste qui manque rarement son effet, la Nature. La plaine était divisée, en champs entourés de palissades, le capitaine s’étant fait une loi d’écarter de son domaine tous les animaux sauvages. Les granges et les bâtiments extérieurs étaient bien construits, et judicieusement placés, et les trois ou quatre sentiers qui y conduisaient formaient en traversant les terres des courbes si gracieuses, qu’ils ajoutaient considérablement à la beauté du paysage. Çà et là on entrevoyait presque ensevelies dans la forêt des huttes en troncs d’arbres, demeures des laboureurs qui semblaient heureux de passer leur vie dans une retraite assurée. La plupart de ces hommes s’étant mariés, la colonie, y compris les enfants, comptait plus de cent âmes, dont vingt-trois hommes pleins de vigueur. Parmi les derniers étaient les meuniers ; mais leurs moulins étaient cachés au fond du ravin où ils avaient été élevés tout d’abord, tout à fait en dehors du paysage que nous venons de décrire, épargnant ainsi aux regards tous les accessoires grossiers et peu pittoresques d’une scierie.

Mais l’objet le plus intéressant et le plus en vue, était la Hutte sur la colline. C’est donc là que nous allons porter notre attention, pour la décrire telle qu’elle, était dix ans après l’époque où nous l’avons d’abord présentée au lecteur.

De ce côté, les changements extérieurs n’étaient pas aussi sensibles. Le capitaine Willoughby s’était abstenu de faire peindre la façade de la maison, et elle s’élevait dans ses couleurs primitives, grise dans le bas où la construction était en pierre, brune dans la partie supérieure où dominait le bois. Aucun portique ne décorait l’entrée, aucune fenêtre extérieure n’éclairait la façade. Quelques ouvertures seulement avaient été pratiquées au sommet pour donner du jour aux greniers. Les massives barrières étaient encore dans la même position où nous les avons laissées, toujours appuyées contre les murs de chaque côté de l’entrée, et les gonds couverts d’une rouille produite par le temps et l’humidité. Pendant dix années, il ne s’était pas présenté un jour de loisir pour les mettre en place, quoique madame Willoughby parlât souvent de la nécessité de cette dernière précaution. Elle-même s’était enfin tellement familiarisée avec cet état de choses, et tellement habituée à voir les barrières dans l’endroit qu’elles occupaient, qu’elle ne les regardait plus que comme de simples ornements, comme ces lions en pierre qui se trouvent fréquemment des deux côtés d’une porte.

L’intérieur de la hutte avait cependant subi beaucoup de changements. La partie occidentale avait été complétée, et d’élégantes chambres disposées pour les hôtes et les amis. Les hangars, les écuries et les logements des ouvriers ayant été transportés sur la lisière de la forêt, la maison était devenue la demeure exclusive de la famille. Par derrière, une aile avait été construite sur le bord de la colline, fermant ainsi complètement la cour. Cette aile, qui dominait la petite rivière, et d’où les regards plongeaient sur un paysage des plus pittoresques, contenait maintenant la bibliothèque, le parloir et le salon de musique, ainsi que les autres pièces consacrées aux dames pendant le jour, les appartements qui servaient d’abord à ces différentes destinations ayant été convertis en chambres à coucher. Cette aile nouvelle était entièrement construite en énormes pièces de bois, à l’épreuve de la balle, sans qu’on jugeât nécessaire de faire une fondation en pierre, à cause de sa position sur les bords d’un escarpement qui avait bien quarante pieds de hauteur. De ce côté de l’édifice, il y avait des fenêtres extérieures, l’élévation du bâtiment le mettant hors de portée des projectiles ennemis, tandis que la vue se reposait agréablement sur de fraîches campagnes. Aussi le capitaine avait-il soigneusement disposé toutes les prairies qui s’étendaient sous ses fenêtres, leur conservant leurs limites naturelles, de manière que les yeux pussent embrasser toute la forêt vierge, en reléguant au sud, à une distance assez considérable pour n’être pas vues, les granges, les cabanes et les autres constructions secondaires. Beulah Willoughby, douce et paisible créature, avait une admiration profonde pour les beautés de la nature, et c’est à elle qu’avait été confiée la surveillance de tout ce qui était considéré comme un travail artificiel pour charmer les yeux : son bon goût avait aidé et complété les riches efforts de la nature. Dans les fissures des rochers avait été rapportée de la terre végétale, d’où s’élançaient les tiges capricieuses de rosiers sauvages, et les bords de la petite rivière qui baignait la base de la colline étaient ornés de sautes et d’aunes. Sur le devant de la maison s’étendait une pelouse entrecoupée d’arbrisseaux, au milieu desquels circulaient des sentiers ménagés avec art, qui en faisaient en même temps une promenade et un lieu de repos. Cette pelouse avait deux acres d’étendue ; le capitaine l’appelait son glacis. C’est là que se trouvait réunie la famille à l’époque que nous avons indiquée au commencement du chapitre. C’était un peu avant le coucher du soleil, on respirait la fraîcheur d’un air pur et les premières chaleurs d’une saison bienfaisante. Des bancs pittoresques, de grossiers sièges de jardin étaient dispersés de côté et d’autre ; sur l’un d’eux on voyait assis le capitaine, vigoureux vieillard de soixante ans, aux forces athlétiques et aux allures imposantes ; à côté de lui se tenait sa femme, âgée de quarante-huit ans, et conservant encore des traits agréables et qui n’étaient pas sans fraîcheur. Devant eux se voyait un personnage vénérable, d’une petite taille, revêtu d’un habit noir dont la coupe dénotait un ecclésiastique ; c’était le révérend Jedediah Woods, né dans la Nouvelle-Angleterre, qui avait longtemps servi comme chapelain dans le régiment du capitaine. Alors retiré du service, il partageait depuis huit années la demeure de son ancien camarade, où il remplissait les doublés fonctions de médecin du corps et de l’âme ; il y ajoutait aussi les attributions de professeur pour les enfants de la colonie.

Beulah, la tête recouverte d’un large chapeau de paille qui la garantissait contre les ardeurs du soleil, surveillait les travaux de Jamie Allen, qui ne trouvant rien à faire comme maçon, remplissait les fonctions de jardinier. Maud, la tête nue, ornée seulement de sa belle et soyeuse chevelure qui tombait sur ses épaules, jouait au volant avec la petite briseuse, à laquelle, elle donnait plus d’exercice que ne le comportait sa volumineuse circonférence. Dans un des vergers voisins, deux hommes s’occupaient à la taille des arbres. Tout à coup la petite briseuse poussa un cri formidable.

— Qu’y a-t-il, Desdemona ? demanda le chapelain mécontent de se voir interrompu dans ses méditations. Combien de fois vous ai-je dit que le Seigneur voit avec déplaisir toute violence et tout éclat bruyant ?

— Peux pas m’empêcher, maître, peux pas m’empêcher quand surprise grandement. Voyez, maître, voyez, là-bas, vieux Nick !

C’était Nick, en effet. Pour la première fois depuis plus de deux ans le Tuscarora reparaissait, remontant dans la vallée, d’un pas allongé et rapide. Lorsque la servante le signala, il se montrait au-dessus des rochers dans la direction des moulins. À cette distance, qui était d’un demi-mille, on pouvait le reconnaître à son allure qui était bien connue à la hutte.

— C’est bien Nick ! s’écria le capitaine. Le gaillard s’avance aussi vite qu’un coureur, comme s’il était porteur de nouvelles importantes.

— Nous sommes trop au courant des tours de Nick, pour qu’il puisse tromper aucun de nous, dit madame Willoughby, qui entourée de son mari et de ses enfants se sentait trop heureuse pour redouter aucune apparence de danger. Cependant, ajouta-t-elle, je crois vraiment qu’il doit nous apporter quelque nouvelle. Il y a plus d’un an que nous ne l’avons vu.

— Il y a plus de deux fois un an, ma chère. Je n’ai pas vu sa figure depuis que je lui ai refusé un baril de rhum pour la découverte d’un autre étang de castors. Il a essayé de me vendre un nouvel étang chaque saison depuis l’acquisition de celui-ci.

— Croyez-vous, Hughes, qu’il se soit sérieusement fâché de ce refus ? En ce cas, ne vaudrait-il pas mieux lui donner ce qu’il demande ?

— J’y ai peu songé et je m’en soucie peu ma chère. Nick et moi nous nous connaissons bien : c’est une connaissance de plus de trente ans, éprouvée sur le champ de bataille et garantie même par les étrivières. Trois fois je me suis vu contraint de faire de mes propres mains de salutaires applications sur le dos de Nick, quoique maintenant il y ait bien dix ans qu’il n’y a pas eu de coups échangés entre nous.

— Est-ce qu’un sauvage pardonne jamais des coups ? demanda le chapelain d’un air de surprise et même de crainte.

— Je pense, Woods, que ce sauvage est aussi disposé à pardonner que le serait un homme civilisé. Pour vous, qui avez servi si longtemps dans l’armée de Sa Majesté, quelques coups ne doivent pas paraître du nouveau.

— Sans doute, envers les soldats ; mais je ne savais pas qu’on eût jamais fouetté dès Indiens.

— C’est parce qu’il ne vous est jamais arrivé d’assister à la cérémonie. Mais assurément, c’est bien Nick ; et à son allure, je pense que le gaillard est porteur de quelque nouvelle.

— Quel âge a cet homme, capitaine ?

— Nick a cinquante ans bien comptés. Il y en a vingt-cinq que je le connais ; c’était un guerrier brave et habile.

Pendant ce temps, le nouveau venu s’était tellement rapproché que son arrivée fit cesser la conversation, chacun se tenant debout les yeux fixés sur lui ; Quand Nick fut à cinq ou six pas du capitaine, il s’arrêta, croisa les bras, et demeura dans une attitude calme, pour ne pas montrer un empressement trop féminin à raconter son histoire. Il n’était nullement essoufflé et paraissait aussi composé que s’il avait parcouru à pas comptés l’espace qu’il venait de franchir en courant.

— Sago, sago, dit le capitaine, soyez le bienvenu, Nick ; je suis charmé de vous voir encore aussi agile !

— Sago, répondit l’Indien d’une voix gutturale et en inclinant légèrement la tête.

— Voulez-vous quelque chose pour vous rafraîchir, Nick, après votre voyage ? Nos arbres nous donnent maintenant d’excellent cidre.

— Le vin de Santa-Cruz est meilleur, répliqua le sentencieux Tuscarora.

— Le santa-cruz est certainement plus fort, répondit le capitaine en riant, et en ce sens vous pouvez le trouver meilleur. Vous en aurez un verre dès que nous serons rentrés. Quelles nouvelles nous apportez-vous ?

— Un verre ne suffit pas. Nick apporte des nouvelles qui en valent une carafe. La squaw donnera deux carafes pour les nouvelles de Nick. Est-ce un marché fait ?

— Moi ! s’écria madame Willoughby ; en quoi suis-je intéressée à vos nouvelles ? Mes deux filles sont près de moi, Dieu soit loué ; toutes deux se portent bien. Quel intérêt puis-je avoir à vos nouvelles, Nick ?

— N’avez-vous d’autres papoose que des filles ? Pensez que vous avez un garçon, officier, grand chef ; il est là-bas, il est ici.

— Robert le major ! que pouvez-vous avoir à me dire de lui ?

— Je dirai tout pour une carafe. La carafe est dans la maison ; l’histoire de Nick est ici. L’une vaut l’autre.

— Vous aurez tout ce que vous voudrez, Nick, pourvu que vous me donniez vraiment de bonnes nouvelles sur mon fils. Parlez donc, qu’avez-vous à me dire ?

— Je dis que vous le verrez dans dix, cinq minutes. Il a envoyé Nick devant lui, pour empêcher la mère de trop pleurer.

Maud fit entendre une exclamation puis l’ardente jeune fille descendit rapidement la pelouse, son chapeau tombant sur ses épaules, et ses beaux cheveux flottant en longues tresses dorées. Elle volait plutôt qu’elle ne courait dans la direction du moulin, où l’on pouvait voir Robert qui s’avançait précipitamment à sa rencontre. Soudain la jeune fille s’arrêta, se jeta sur un tronc d’arbre, et cacha sa figure dans ses mains. Quelques instants après elle était dans les bras de son frère. Ni madame Willoughby, ni Beulah n’imitèrent l’impétueux mouvement de Maud ; mais le capitaine, le chapelain et même Jamie Allen s’avancèrent rapidement à la rencontre du jeune major. Dix minutes après, Robert Willoughby était pressé sur le cœur de sa mère puis vint le tour de Beulah ; après quoi, la nouvelle s’étant répandue dans la maison, le jeune homme eut à recevoir les félicitations de Mary, des deux briseuses, des deux Plines et de tous tes chiens. Plus d’un quart d’heure se passa dans le tumulte avant que l’ordre se rétablît dans la hutte. Et encore, pendant tout le reste de la journée, il y eut une certaine excitation, résultat nécessaire de l’arrivée soudaine d’un nouveau personnage dans un établissement solitaire, surtout quand ce personnage est le fils unique et l’héritier de la maison. Bientôt toute la famille fut réunie dans le parloir, et le major Willoughby put se régaler d’une excellente tasse de thé avant le coucher du soleil. Le chapelain voulut se retirer par discrétion mais le capitaine s’y opposa, voulant que tout se passât comme si son fils était un hôte ordinaire.

— Comme le garçon est grandi ! s’écria le capitaine, les yeux pleins de larmes qu’il s’efforçait en vain de dissimuler.

— J’allais faire la même remarque, dit le chapelain ; je pense vraiment qu’il est tout à fait aussi grand que vous, mon cher monsieur.

— Sans aucun doute, Woods, et il est plus grand dans un sens, car il est déjà major à l’âge de vingt-sept ans, et je ne pus atteindre ce grade qu’à deux fois cet âge.

— Cela tenait, mon cher monsieur, répondit promptement le fils avec un léger tremblement dans la voix, à ce que vous n’aviez pas un aussi bon père que celui que le ciel ma donné, ou du moins un père aussi bien pourvu des moyens d’acquérir une commission.

— Dis que je n’en avais pas du tout, Robert, et tu ne blesseras aucun sentiment, car c’est la vérité. Mon père mourut avec le grade de lieutenant-colonel, quand je n’étais qu’un écolier ; je dus ma charge d’enseigne à mon oncle sir Hughes, le père du sir Harry Willoughby d’aujourd’hui ; après quoi je dus chaque avancement à de longs et rudes services. La fortune de ta mère t’a fait avancer plus rapidement, quoique j’aime à croire que le mérite y a été pour quelque chose.

— Le nom de sir Harry Willoughby, Monsieur, me rappelle un des motifs de mon voyage à la hutte, dit le major en jetant sur son père un coup d’œil d’intelligence, comme pour le préparer à quelque nouvelle inattendue.

— Qu’y a-t-il sur mon cousin ? demanda le capitaine avec calme. Nous ne nous sommes pas vus depuis trente ans, et nous sommes presque étrangers l’un à l’autre. A-t-il fait ce sot mariage dont on nous parlait la dernière fois que nous allâmes à York ? A-t-il déshérité sa fille, comme il l’en menaçait ? Parle sans réserve ; notre ami Woods est de la famille.

— Sir Harry Willoughby n’est pas marié, Monsieur, mais il est mort.

— Mort ! répéta le capitaine en posant sa tasse, comme quelqu’un qui a reçu un coup soudain ; j’espère que ce n’est pas sans s’être réconcilié avec sa fille, et avoir pourvu à l’existence de sa nombreuse famille.

— Il est mort dans ses bras, et n’a pas réalisé sa folle intention d’épouser sa servante. Toute sa fortune est laissée à sa fille, sauf une exception.

Le capitaine demeura quelque temps pensif, et les autres imitèrent son silence. Cependant les sentiments maternels poussèrent madame Willoughby à demander la nature de l’exception.

— Ma foi, chère mère, contre mon intention et je puis ajouter contre mes désirs, il m’a laissé vingt-cinq mille livres sterling dans les cinq pour cent. Je tiens cet argent à la disposition de mon père.

— Tu le tiendras à ta propre disposition, maître Robert, je t’en réponds.

Le major regarda son père comme pour voir s’il était compris, puis il ajouta :

— Vous vous rappelez sans doute, Monsieur, que vous êtes l’héritier du titre ?

— Je ne l’ai pas oublié, major Willoughby ; mais qu’est-ce qu’un vain titre de baronnet, ici, dans les déserts de l’Amérique ? Si j’étais encore à l’armée, et colonel, ce serait de quelque utilité ; mais dans ma position, j’aimerais mieux avoir une route passable d’ici à la Mohawk, plutôt que le duché de Norfolk sans le domaine.

— Il n’y a sans doute pas de domaine, répliqua le major d’un ton légèrement contrarié, à moins que vous ne fassiez un domaine baronial des terres que vous possédez ici, et qui ne sont après tout pas à dédaigner.

— Sans doute, c’est tout ce qu’il faut pour le vieux Hughes Willoughby, ex-capitaine du 23e régiment d’infanterie ; mais cela ne suffirait pas pour sir Hughes. Non, non, Robert. Que la baronnie dorme pendant quelque temps. On s’en est suffisamment servi depuis une centaine d’années. Hors de notre petit cercle, il n’y a peut-être pas dix personnes en Amérique qui sachent que j’y ai quelque droit.

Le major rougit, fit sonner la cuillère dans sa tasse vide, et répondit en hésitant :

— Je vous demande pardon, mon cher père ; mais à dire vrai, ne m’attendant pas à cette décision de votre part, j’en ai parlé à plusieurs amis. Je suis sûr qu’en présence de quelques autres, je vous ai appelé plus d’une douzaine de fois le baronnet ou sir Hughes.

— Eh bien, quand il en serait ainsi, la chose s’oubliera. Un prêtre peut être défroqué, Woods et un baronnet peut être débaronneté, je suppose.

— Mais, dit la mère attentive et inquiète, sir William Johnson de New-York n’a pas trouvé que ce titre fût indifférent, pas plus que ne le trouvera son fils et successeur sir John. D’ailleurs si vous n’êtes pins dans l’armée, Robert y est encore. Ce sera dans l’avenir un grand avantage pour notre fils, et ce n’est nullement à négliger.

— Ah ! je vois ce que c’est. Beulah, ta mère ne veut pas perdre le droit de s’appeler lady Willoughby.

— Je suis sûre, répondit Beulah, que ma mère ne veut pas être appelée autrement qu’il ne convient à votre femme. Si vous restez sir Hughes Willoughby, elle restera madame Hughes Willoughby. Mais, mon père, le titre pourrait être utile à Robert.

— Eh bien, que Robert prenne le baronnetage, répondit le père en souriant. Le major sir Robert Willoughby ! cela sonnera bien dans une dépêche.

— Mais Robert ne peut pas l’avoir, s’écria Maud ; personne ne peut l’avoir que vous, et ce serait dommage qu’il fût perdu.

— Alors, qu’il attende que je n’y sois plus et qu’il puisse le réclamer comme son bien.

— Cela peut-il se faire ? demanda la mère, pour laquelle rien n’était indifférent quand il s’agissait de l’intérêt de ses enfants. Qu’en dites-vous, sir Woods, un titre peut-il se suspendre et se reprendre ? Quel est ton avis, Robert ?

— Je pense que cela se peut, ma mère. Il existe toujours tant qu’il y a un héritier ; et les dédains de mon père ne m’engagent en aucune façon.

— Oh ! dans ce cas, tout s’arrangera bien, quoique je regrette que tu ne puisses pas l’avoir dès à présent, puisque ton père n’en veut pas.

Ces mots furent dits avec la plus grande simplicité, comme si mistress Willoughby n’y avait pas le moindre intérêt. Cependant le titre de baronnet, et le privilège d’être appelée milady était d’une haute importance en 1775 dans la colonie de New-York. On n’y connaissait alors qu’un seul baronnet, sir John, et c’était aux yeux de tous un personnage respecté ; mais le sacrifice ne coûta à mistress Willoughby ni regrets ni même une pensée.

— Où as-tu rencontré le Tuscarora ? reprit brusquement le capitaine. Le gaillard a été si longtemps absent, que je commençais à croire que nous ne le reverrions pas.

— Il m’a dit, Monsieur, qu’il était sur le sentier de la guerre, quelque part parmi les sauvages de l’ouest. Il paraît que ces Indiens se battent entre eux de temps en temps, et Nick s’en mêle pour s’entretenir la main. Je l’ai rencontré à Canajoharie, et je l’ai pris pour guide, quoiqu’il ait eu l’honnêteté de me dire qu’il était sur le point de venir ici, quand même je ne l’eusse pas engagé.

— Je réponds qu’il ne t’a pas dit cela avant que tu l’eusses payé.

— Je dois en convenir. Il prétendait devoir quelque argent dans le village, et obtint d’être payé d’avance. Je n’appris ses intentions qu’à quelques milles de la hutte.

— Je suis charmé de voir, Robert, que tu donnes à notre demeure son nom propre. Cela sonnerait bien, sir Hughes Willoughby, baronnet de la Hutte, comté de Tryon, New-York ! — Nick t’a-t-il raconté combien de chevelures il a pris aux Carthaginois ?

— Je crois qu’il en avoue trois, quoique je n’aie vu aucun de ses trophées.

— Oh ! le fameux Romain ! — Cependant j’ai connu Nick un bon guerrier. Il combattait contre nous dans mes premières années de service, et notre connaissance s’est faite parce que je le sauvai de la baïonnette d’un de mes grenadiers. Je crois qu’il en fut reconnaissant pendant quelques années ; mais enfin je pense que les coups de fouet que je fis administrer firent sortir de son esprit toute reconnaissance. Toutes ses affections se concentrent maintenant dans la Santa-Cruz.

— Le voilà là-bas, dit Maud en penchant hors de la fenêtre sa forme délicate. Michel et l’Indien sont assis au bord du ruisseau, une cruche entre eux deux, et paraissent engagés dans une profonde conversation.

— Je me rappelle, dit le capitaine, qu’à leur première entrevue Michel prit Nick pour le diable. L’Indien fut d’abord assez mécontent d’être confondu avec le malin esprit mais ces deux personnages se rapprochèrent bientôt, et au bout de six mois ils étaient devenus intimes. On dit que quand deux hommes ont un principe commun ils ne manquent jamais de former une étroite alliance.

— Et quel est ce principe qui les unit, capitaine ? demanda le chapelain avec curiosité.

— Le rhum. Michel et Nick cultivent cette boisson avec une égale ardeur.

Pendant que se disaient ces choses, toute la société s’était placée aux fenêtres, et pouvait voir Michel et l’Indien à l’endroit désigné par Maud, tous deux occupés à caresser alternativement une cruche de liqueur, ce qui ne les empêchait pas de se livrer à une conversation de plus en plus animée à mesure que diminuait le contenu de la cruche.

— Vous êtes un bijou, Nick, un vrai bijou, s’écriait l’Irlandais dans un accès d’enthousiasme bachique ; soyez le bienvenu à la hutte.

Nick était de son côté passablement échauffé ; mais il savait mieux que son compagnon se maintenir.

— Tout va comme autrefois ici, à la vieille façon ? dit-il, en évitant cependant de manifester de la curiosité.

— Ah ! oui-da ; tout est assez vieux ici. Le capitaine se fait vieux et Madame est plus vieille qu’elle n’était, et la femme de Joël paraît avoir cent ans, quoiqu’elle n’en ait que trente, et Joël lui-même, le fourbe, paraît plus que son âge.

Nick fixa sur son compagnon un de ces regards enflammés qui paraissaient pénétrer jusqu’au centre même de l’objet qu’il contemplait.

— Pourquoi, dit-il, un Face-Pâle haïr l’autre ? pourquoi l’Irlandais n’aime pas le Yankee ?

— Oh ! du diable ! aimer une pareille créature autant me demander d’aimer un crapaud. Qu’y a-t-il à aimer en lui, que la peau et les os ? autant aimer un squelette, un vrai squelette.

Nick fit un autre geste, et sembla réfléchir profondément. Le rhum troublait son cerveau ; mais il perdait difficilement sa présence d’esprit.

— L’Irlandais aime-t-il quelqu’un ? reprit-il.

— Certainement : j’aime le capitaine, oh ! c’est là un gentilhomme ; j’aime Madame, elle est si comme il faut ; j’aime mademoiselle Beuly, elle est si douce, et j’aime mademoiselle Maud, qui est le ravissement de mes yeux. N’est-ce pas que celle-là est charmante ?

L’Indien ne fit aucune réponse, mais ne parut pas content. Après quelques instants de silence, Michel reprit :

— Vous avez donc été en guerre, Nick ?

— Oui, Nick devenu chef de nouveau ; il a pris des chevelures.

— Ah ! cela c’est un vilain métier ! si l’on disait cela en Irlande, personne ne voudrait le croire.

— On n’aime pas la bataille en Irlande, eh ?

— Je ne dis pas cela ; non, je ne dis pas cela ; car on se donne souvent des passe-temps où les batailles jouent un bon rôle. Mais nous aimons a taper sur la tête, et non pas à l’écorcher.

— C’est votre mode ; la mienne est de scalper. Vous tapez, j’écorche. Lequel est meilleur ?

— Ah ! le scalpage est une horrible opération ; mais le jeu de bâton vient nettement et naturellement. Combien de chevelures avez-vous recueillies, Nick, dans votre dernier voyage ?

— Trois, hommes et femmes, pas de Papoose. Une assez grande pour faire deux. Aussi je dis quatre.

— Que le diable vous brûle, Nick, car il y a après tout quelque chose de lui en vous. Trois créatures humaines écorchées ne vous satisfont pas, et vous trichez pour en faire quatre. Ne pensez-vous donc jamais à votre fin ? ne vous confessez-vous jamais ?

— Je pense tous les jours à cela. J’espère trouver plus de chevelures avant mon dernier jour. Beaucoup de chevelures ici, eh ! Michel.

Ces paroles étaient dires avec imprudence ; mais l’Irlandais était sous l’influence d’une quantité considérable de rhum, et il n’en saisit ni le sens ni la portée. Nick lui-même, quoique alourdi par la liqueur, comprit qu’il avait trop parlé. La cruche était vide, et les deux amis se séparèrent cordialement pour aller prendre un repos dont ils avaient besoin.