Wyandotté/Chapitre VI

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 24p. 67-82).


CHAPITRE VI.


Qu’il est grand de mourir pour son pays ! La couronne de la renommée est brillante ! la gloire nous attend ! la gloire qui n’est jamais obscure ! la gloire qui resplendit d’une lumière sans fin ! la gloire qui ne se flétrit jamais !
Percival


Malgré la surprenante nouvelle qui avait si subitement atteint l’habitation du Rocher, et le chaud conflit qui avait eu lieu dans ses murs, la nuit se passa paisiblement. Au retour de l’aurore, les deux Plines, les briseuses et tous les domestiques étaient sur pied ; et bientôt Mike, Saucy Nick, Joël et les autres purent être vus dans les champs et sur le bord des bois. On fit paître les bestiaux, les vaches furent traites, les feux allumés, et tout se passa selon les habitudes du mois de mai. Les trois négresses, suivant leur usage, se mirent à chanter en travaillant, de façon à étouffer les chansons matinales des oiseaux de la forêt. Marie, en son particulier, aurait pu défier le bruit du Niagara. Habituellement le capitaine la nommait son clairon.

Bientôt les maîtres de la maison firent leur apparition. Mistress Willoughby sortit la première de sa chambre, suivant son habitude quand il y avait beaucoup à faire. Dans l’occasion présente, le veau gras devait être tué, non en l’honneur du retour de l’enfant prodigue, mais pour celui qui était l’orgueil de ses yeux et la joie de son cœur. Le déjeuner qu’elle ordonna était celui qu’ont fait tous ceux qui ont visité l’Amérique. La France peut préparer un splendide déjeuner à la fourchette, et l’Angleterre a travaillé à l’imiter ; mais pour l’impromptu, l’abondance, le naturel des repas du matin, allez en Amérique, dans une bonne maison du pays, et vous aurez trouvé le nec plus ultra de ces sortes de choses. Le thé, le café et le chocolat, le premier et le dernier excellents, et le second respectable ; le jambon, le poisson, les œufs, les rôties, les gâteaux, les petits pains, les marmelades, se voyaient ensemble dans une noble confusion ce qui mettait souvent les convives, comme l’avouait naïvement M. Woods, dans un complet embarras d’esprit, ne sachant quel plat attaquer quand tous étaient les bienvenus.

Laissant mistress Willoughby en grande consultation avec Marie au sujet de la fête, nous retournerons vers les deux jeunes filles que nous avons si brusquement abandonnées dans le dernier chapitre. Les traces des larmes étaient encore visibles sur les joues animées de Maud, comme la rosée sur la feuille de rose ; mais elles disparurent complètement par le secours de la toilette ; et elle sortit de sa chambre brillante et fraîche comme une matinée de mai qui vient réjouir la solitude du manoir. Beulah la suivait, tranquille, douce, calme comme le jour même, vivante image de la pureté de l’âme et des profondes affections de son honnête nature.

Les deux sœurs allèrent dans la salle à manger, où elles avaient de petits devoirs de maîtresse de maison à remplir en l’honneur de leurs hôtes. Chacune d’elles s’occupa à orner la table et à voir s’il ne manquait rien. Quand leur agréable tâche fut accomplie, la causerie ne chôma pas. Rien cependant ne se dit qui fit la moindre allusion à la conversation de la nuit précédente. Ni l’une ni l’autre ne se sentait le désir de raviver ce sujet, et Maud regrettait amèrement de l’avoir abordé ; ses joues rougissaient quand elle se rappelait ses paroles, et elle ne savait pas pourquoi. Les sentiments de Beulah étaient différents : elle s’étonnait que sa sœur pût penser qu’elle était une Meredtth et non une Willoughby. Parfois, elle craignait que quelque malheureuse allusion de sa part, quelque indiscrétion, eût rappelé à Maud les circonstances de sa véritable naissance. Et encore il n’y avait rien là qui pût éveiller en elle de désagréables réflexions. La famille des Meredith était non moins honorable que celle des Willoughby, selon l’opinion du monde. Pour ce qui regardait sa fortune Maud était indépendante, cinq mille livres, en fonds anglais, lui avaient été assurées par le contrat de mariage de ses parents, et pendant vingt années de bonne administration les intérêts, scrupuleusement accumulés, avaient doublé le montant de la somme ; ainsi Maud était loin d’être pauvre, et souvent le capitaine en raillant faisait allusion à sa fortune comme s’il se proposait de lui rappeler qu’elle avait les moyens d’être indépendante. Maud elle-même ne soupçonnait pas qu’elle avait été élevée par le capitaine, sans que son argent eût été employé à son éducation. À dire vrai, elle y pensait peu et savait seulement qu’elle avait une fortune personnelle, dans la possession de laquelle elle devait entrer en atteignant sa majorité. Comment elle était devenue riche, c’était une question qu’elle n’avait jamais faite, quoiqu’il y eût des moments où de tendres regrets et une affectueuse mélancolie venaient attrister son cœur, quand elle pensait à ses véritables parents et à leur mort prématurée. Maud se reposait aveuglément sur le capitaine et sur mistress Willoughby comme sur un père et une mère ; et en effet rien dans l’amour, les manières, les pensées, ne rappelait qu’ils ne l’étaient pas de fait aussi bien que d’affection.

— Bob pensera que tu as fait ces confitures de prunes, Beulah, dit Maud avec un sourire, en plaçant un compotier sur la table ; il ne croira jamais que j’aie pu rien faire de cette sorte : comme il est amateur de prunes, il les goûtera certainement ; alors les éloges te reviendront.

— Tu parais croire qu’il les doit, ces éloges. Peut-être ne trouvera-t-il pas les confitures bonnes.

— Si je pensais ainsi, je les emporterais tout de suite, s’écria Maud, prenant une attitude de doute. Bob ne trouve pas que de telles occupations soient faites pour nous ; car il dit que les dames n’ont pas besoin d’être cuisinières ; mais encore, quand on a fait une chose on aime à l’entendre approuver.

— Mets ton cœur en repos, Maud, les prunes sont délicieuses, bien meilleures qu’aucunes que nous ayons jamais eues, et nous sommes fameuses pour cela, tu sais. Je réponds que Bob les déclarera excellentes.

— Et s’il ne le dit pas, pourquoi m’en soucierais-je ? Tu sais que ce sont les premières confitures que je fais, et il est permis de se tromper pour un coup d’essai. D’ailleurs, un homme peut aller en Angleterre, voir de belles choses, vivre dans de grandes maisons, et ne pas discerner si les confitures qui sont devant lui sont bonnes ou mauvaises. J’ose dire qu’il y a dans l’armée bien des colonels qui sont ignorants sur ce point.

Beulah convint en riant de la vérité de la remarque, quoique dans le secret de son esprit elle fût persuadée que Bob connaissait toute chose.

— Ne trouves-tu, pas que notre frère a gagné beaucoup dans ses manières, Maud ? dit-elle après une courte pause. Son voyage en Angleterre lui a rendu au moins ce service.

— Je ne vois pas cela, Beulah ; je ne vois aucun changement ; pour moi, Bob est absolument le même depuis qu’il est devenu homme, je veux dire depuis qu’il a été fait capitaine.

Comme le major Willoughby avait atteint ce rang le jour qu’il avait eu vingt et un ans, le lecteur peut préciser la date du changement de façon de penser de Maud.

— Je suis surprise de t’entendre parler ainsi, Maud ! papa dit qu’il est bien dressé, selon son expression, par la discipline anglaise, et qu’il a maintenant tout à fait l’air militaire.

— Bob a toujours eu l’air martial, dit Maud vivement ; il l’a acquis dans les garnisons quand il n’était qu’un enfant.

— S’il en est ainsi, j’espère qu’il ne le perdra jamais, dit l’objet de cette remarque, qui était entré sans être vu et avait entendu les dernières paroles. Étant soldat, on désire le paraître, ma petite critique.

Le baiser qui suivit, et qui n’était que le salut d’un frère à sa sœur, toucha légèrement des joues rosés et pourtant Maud rougit, car elle avait été surprise.

— Les écouteurs n’entendent rien dire de bon d’eux-mêmes, dit Maud avec une vivacité qui montrait sa confusion. Que n’êtes-vous venu une minute plus tôt, maître Bob, vous y auriez trouvé de l’avantage.

— Oh ! je ne crains pas les remarques de Beulah, et si je puis échapper aux vôtres, miss Maud, je me croirai un heureux garçon. Mais qui m’a fait devenir le sujet de votre discussion, ce matin ?

— Il est bien naturel que deux sœurs parlent de leur frère après une si longue séparation.

— Ne lui dites rien, Beulah, interrompit Maud. Laissez-le écouter aux portes, et apprendre nos secrets comme il le pourra. J’espère, major Willoughby, que voilà un déjeuner qui pourra satisfaire votre appétit militaire.

— Cela paraît bien, vraiment, Maud, et j’aperçois les excellentes confitures de prunes que j’aime tant et que Beulah fait si bien. Je sais qu’elles sont spécialement pour moi, et je dois vous embrasser, ma sœur, pour cette preuve de souvenir.

Beulah, à qui il semblait qu’il était injuste de s’approprier l’honneur qui appartenait à une autre, allait dire la vérité, mais un geste suppliant de sa sœur la fit sourire et elle reçut l’hommage en silence.

— Quelqu’un a-t-il vu le capitaine Willoughby et le chapelain Woods, ce matin ? demanda le major. Je les ai laissés engagés dans une discussion désespérée, et j’ai quelque crainte qu’on ne trouve quelques débris sur le champ de bataille.

— Les voici tous deux, s’écria Maud, heureuse de voir la conversation prendre une autre tournure ; et voici ma mère, suivie de Pline ; elle va dire à Beulah de prendre la place près du café, pendant que je m’occuperai du chocolat ; mais nous laisserons le thé à la seule main qui puisse le préparer ainsi que l’aime mon père.

Tous les personnages que nous avons mentionnés entrèrent dans la salle, et, après les compliments habituels, ils s’assirent à table. Le capitaine Willoughby fut d’abord silencieux et pensif, laissant libre carrière aux causeries, dissimulant ainsi ses inquiétudes, ce qui ne faisait que mieux ressortir la tranquille gaieté de sa mère et de ses sœurs. Le chapelain fut plus communicatif, mais il semblait aussi inquiet et aussi désireux d’arriver à un point qui, probablement, ne serait pas compris d’une partie de la famille. Enfin, les impulsions de M. Woods triomphèrent de sa discrétion, et il ne put cacher plus longtemps ses pensées.

— Capitaine Willoughby, dit-il simplement, j’ai fait peu de chose depuis que nous nous sommes séparés, il y a sept heures, mais j’ai beaucoup songé au sujet de notre discussion.

— S’il en est ainsi, mon cher Woods, il y a une forte sympathie entre nous j’ai à peine dormi, et je dois dire que je n’ai pas pensé à autre chose. Je suis content que vous ayez encore examiné le sujet.

— Je vous avoue, mon digne monsieur, que la réflexion, mon oreiller et vos admirables arguments, ont produit un changement complet dans mes sentiments. Je pense maintenant tout à fait comme vous.

— Que diable dites-vous, Woods ? s’écria le capitaine avec étonnement, réellement, mon cher ami, c’est bizarre, excessivement bizarre, s’il faut dire vrai. Vous m’aviez convaincu, et j’allais justement reconnaître votre triomphe.

Il est à peine nécessaire d’ajouter que le reste de la compagnie ne s’étonna pas peu de cet échange de concessions. Maud s’en amusa beaucoup. Pour mistress Willoughby, rien de risible ne pouvait s’allier avec les actes ou les paroles de son mari, et elle eût pensé attaquer l’église elle-même en ridiculisant un de ses ministres. Beulah ne pouvait rien voir que de raisonnable chez son père, et, quant au major, il se sentait trop affligé de cette rétractation imprévue, pour apercevoir autre chose que l’erreur.

— Avez-vous suivi l’injonction de l’Écriture, mon excellent ami ? dit le chapelain ; avez-vous laissé aux droits de César tout leur poids et toute leur autorité ? le nom du roi est une tour fortifiée.

— N’avez-vous pas, Woods, oublié les droits supérieurs de la raison sur les hasards de la naissance ? L’homme doit être considéré comme un être raisonnable, gouverné par des principes et des faits qui varient sans cesse, et non comme un animal abandonné à un instinct qui périt avec son utilité.

— Que peuvent-ils vouloir dire, ma mère ? murmura Maud, à peine capable de réprimer l’envie de rire qui venait si facilement à une personne pleine d’une malicieuse gaieté.

— Ils ont discuté sur le droit du parlement à taxer les colonies, je crois, ma chère, et chacun d’eux a persuadé l’autre. Il est bizarre, Robert, que M. Woods ait converti votre père.

— Non, ma très-chère mère, c’est quelque chose de plus sérieux.

Pendant ce temps les deux adversaires, assis en face l’un de l’autre, avaient de bonne foi recommencé la discussion et ne voyaient rien de ce qui se passait. — Non, ma mère c’est bien pis que tout cela. – Pline, dites à mon domestique de brosser ma veste de chasse, et voyez à ce qu’il ait un bon déjeuner ; c’est un coquin qui murmure sans cesse, et qui donnerait une mauvaise réputation à la maison. Vous n’avez pas besoin de revenir avant que nous vous sonnions. – Oui, ma mère, oui, mes chères sœurs, c’est plus sérieux que vous ne pouvez le supposer, quoiqu’il ne faille pas en parler inutilement à tout le monde. Dieu sait ce qu’on en dirait, et les mauvaises nouvelles se propagent assez rapidement d’elles-mêmes.

— Miséricordieuse Providence ! s’écria mistress Willoughby, que voulez-vous dire, mon fils ?

— Je veux dire, ma mère, que la guerre civile commence maintenant dans les colonies, et que les gens de votre sang et de votre race sont ouvertement armés contre les habitants du pays natal de mon père, en un mot, contre moi.

— Comment cela peut-il être, Robert ? qui oserait se battre contre le roi ?

— Quand les hommes sont excités et que leurs passions sont une fois enflammées, ils se permettent des actes auxquels ils n’auraient jamais songé auparavant.

— Ce doit être une méprise. Quelque personne mal disposée vous a dit cela, Robert, connaissant votre attachement à la couronne.

— Je voudrais qu’il en soit ainsi, chère madame, mais mes propres yeux ont vu, et je puis dire que ma propre chair a senti le contraire.

Le major raconta alors ce qui était arrivé, faisant entrer ses auditeurs dans le secret de la véritable situation du pays. On comprend facilement avec quelle consternation il fut écouté, et quelle fut la douleur qui suivit cette triste révélation.

— Vous parliez de vous, cher Bob, dit Maud avec une vive crainte ; avez-vous été blessé dans cette cruelle bataille ?

— Je ne dois pas en parler, quoique j’aie certainement reçu une violente contusion ; rien de plus, je vous assure, là, sur l’épaule ; cela me gêne à peine maintenant.

Tout le monde écoutait. L’intérêt et la curiosité avaient fait taire même les discoureurs, car c’était la première fois que le major parlait de son accident. L’un et l’autre sentit s’abattre le zèle avec lequel il avait chaudement soutenu la contestation, et ne fut plus disposé qu’à échapper aux poursuites de son adversaire.

— J’espère que ta blessure ne t’a pas envoyé à l’arrière-garde, Bob, demanda le père avec inquiétude.

— J’y étais, Monsieur, quand je reçus le coup, répondit le major en riant. L’arrière-garde est le poste d’honneur dans une retraite, vous le savez, mon cher père, et je crois que notre marche mérite à peine un autre nom.

— C’est triste pour les troupes du roi ! Quelle espèce de soldats aviez-vous à combattre, mon fils ?

— Des gens passablement opiniâtres, Monsieur. Ils voulaient nous persuader de retourner à Boston le plus tôt possible, et ce ne fut pas une petite difficulté que de ne pas se rendre à leurs arguments. Si milord Percy n’était pas arrivé avec un fort parti et deux pièces d’artillerie, nous n’aurions pu résister plus longtemps. Nos hommes étaient fatigués comme des daims poursuivis par les chasseurs, et la journée fut très-chaude.

— De l’artillerie aussi ! s’écria le capitaine, la fierté militaire se ravivant un peu pour déranger ses dernières convictions. Avez-vous ouvert vos colonnes et chargé vos ennemis en ligne ?

— C’eût été charger l’air. Aussitôt que nous faisions halte, nos ennemis se dispersaient ; mais quand la marche recommençait, tous les murs de la route se garnissaient de mousquets. Je suis sûr que vous nous rendrez justice, Monsieur ; vous connaissez les régiments et vous savez s’ils manquent à leur devoir.

— Les troupes anglaises y manquent rarement, quoique cela soit déjà arrivé. Il n’y a pas de soldats qui se montrent habituellement plus hardis, et d’ailleurs les provinciaux sont de formidables escarmoucheurs. Je les connais sous ce point de vue. Quel a été l’effet de tout ceci sur le pays, Bob ? Tu nous en as dit quelque chose la nuit dernière ; achève cette histoire.

— Les provinces sont soulevées. Dans la Nouvelle-Angleterre, le feu ne serait pas plus dévastateur, et pourtant cette colonie est une des moins excitées. Là encore les hommes sont armés par milliers.

— Grand Dieu ! dit le paisible chapelain en s’inclinant, les hommes peuvent-ils être ainsi portés à se détruire les uns les autres ?

— Tryon est-il actif ? Que font les autorités royales pendant ce temps ?

— Elles ne négligent rien de ce qui est faisable, mais elles doivent surtout compter sur la loyauté et l’influence de la noblesse, jusqu’à ce qu’un secours puisse arriver d’Europe. Si ces espérances les abandonnent, les difficultés augmenteront beaucoup.

Le capitaine Willoughby comprit son fils ; il jeta un coup d’œil vers sa femme qui resta impassible, tant elle était éloignée de comprendre.

— Nos propres familles sont divisées comme elles l’ont été dans les précédentes discussions, ajouta-t-il. Les de Lanceys, Vancortlands, Philips, Bayards, la plus grande partie de ce pays ; et une portion considérable des familles de Long Island, sont, je pense, avec la couronne ; les Livingstons, Morrises, Schuylers, Reusselaers, et leurs amis, sont pour les colonies. N’est-ce pas de cette manière qu’ils sont divisés ?

— Pas tout à fait, Monsieur. Tous les de Lanceys, avec leurs alliés, sont avec nous, avec le roi, je veux dire ; tous les Livingstons et les Morrises sont contre nous. Les autres familles sont partagées, c’est-à-dire les Corttands, les Schuylers et les Reusselaers.

— Il est heureux pour le chef de la famille qu’il ne soit qu’un enfant.

— Pourquoi, Bob ? demanda le capitaine en regardant attentivement son fils.

— Simplement, Monsieur, parce que sa grande propriété ne peut pas être confisquée. Il y a un si grand nombre de ses alliés contre nous qu’il aurait pu difficilement échapper à la contagion, et les conséquences en eussent été inévitables.

— Tu considères cela comme certain ? La question a deux côtés, et la guerre ne peut-elle pas avoir deux résultats.

— Je ne le pense pas, Monsieur. L’Angleterre ne peut pas être vaincue par des colonies aussi insignifiantes que celles-ci.

— Ceci est bien dit pour un officier du roi, major Willoughby mais les grandes masses d’hommes sont formidables quand elles ont raison, et les nations, car les colonies sont des nations par leur nombre et leur étendue, ne se suppriment pas aisément quand l’esprit de liberté est au milieu d’elles.

Le major écoutait son père avec douleur et étonnement. Le capitaine parlait sérieusement, et il y avait dans sa contenance une animation qui lui donnait de la sévérité et de l’autorité. Peu habitué à discuter avec son père, surtout quand celui-ci était dans une telle disposition, le fils garda le silence ; sa mère, qui dans son cœur était attachée au souverain, et qui se confiait dans la tendresse et la considération de son mari pour elle, ne fut pas si scrupuleuse.

— Quoi ! Willoughby, s’écria-t-elle, vous inclinez réellement vers la rébellion ? Moi, qui suis née dans les colonies, je crois qu’on a tort de résister au roi.

— Ah ! Wilhelmina, répondit le capitaine plus doucement, vous avez pour la métropole l’enthousiasme d’une femme des colonies. Mais quand j’ai quitté l’Angleterre j’étais assez vieux pour apprécier ce que j’ai vu et appris, et je ne puis pas partager cette admiration provinciale.

— Mais, sûrement, mon cher capitaine, l’Angleterre est un très-grand pays, interrompit le chapelain, un pays prodigieux qui peut prétendre à notre respect et à notre amour. Voyez l’église maintenant, la continuation purifiée de l’ancienne autorité visible du Christ sur la terre ! C’est ma considération pour cette église qui a triomphé de mon amour pour le lieu de ma naissance et altéré mes sentiments.

— Tout cela est vrai et très-bien dans votre bouche, chapelain ; cependant l’église visible peut se tromper. Cette doctrine du droit divin aurait maintenu les Stuarts sur le trône ; mais ce n’est pas une doctrine anglaise, encore moins une doctrine américaine. Je ne suis pas cromwellien, et je ne désire pas, comme les républicains, attaquer le trône pour le détruire. Un bon roi est une bonne chose et une grande bénédiction pour un pays, mais encore est-il nécessaire que le peuple veille sur ses privilèges et qu’il désire les protéger. Nous discuterons ce point une autre fois ; nous en trouverons plus d’une occasion, ajouta-t-il en se levant et en souriant avec bonne humeur. Il faut maintenant que je réunisse mes gens et que je leur apprenne ces nouvelles. Il n’est pas juste de cacher une guerre civile.

— Mon cher monsieur, s’écria le major avec inquiétude, n’avez-vous pas tort ? C’est bien prompt, il me semble ; ne serait-il pas mieux de garder le secret, de vous donner le temps de réfléchir, d’attendre les événements ? Je ne vois pas qu’il soit nécessaire de se hâter. Peut-être verrez-vous ensuite les choses différemment, et une parole imprudente prononcée en ce moment pourrait vous donner des motifs de regrets.

— J’ai pensé à tout ceci pendant la nuit, Bob ; car c’est à peine si j’ai fermé les yeux, et tu ne pourras changer mon projet. Il est convenable de faire connaître à mes gens ce qui se passe ; et loin de considérer cela comme hasardeux, je pense que c’est sage. Dieu sait ce que le temps amènera ; mais, à tout événement, la franchise ne peut nuire à celui qui la pratique. J’ai déjà envoyé mes ordres pour que les cotons se rassemblent sur la pelouse au son de la cloche, et j’attends que nous entendions le signal.

Il n’y avait pas d’appel contre cette décision. Le capitaine étant habituellement doux et indulgent, son autorité n’était jamais discutée, quand il voulait l’exercer. Quelques doutes s’élevèrent, et le père les partagea un moment, sur ce qui pourrait arriver à l’égard du major ; car l’esprit patriotique se réveillant parmi les cotons, dont les deux tiers étaient Américains, et le reste des colonies de l’est, il pouvait être arrêté, ou au moins trahi à son retour et livré aux chefs des révoltés. C’était une sérieuse considération qui retint le capitaine chez lui, quelque temps après que ses gens furent assemblés, pour débattre cette question dans le sein de sa propre famille.

— Nous exagérons le danger, dit enfin le capitaine. Le plus grand nombre de ces hommes est avec moi depuis plusieurs années, et je n’en vois pas un qui voulût me nuire, non plus qu’à toi, mon fils. En attendant, il serait plus dangereux de les tromper que de les mettre dans la confidence. Je vais aller les trouver et leur dire la vérité. Alors, nous aurons au moins la sécurité de notre propre approbation. Si tu échappes au danger d’être vendu par Nick, mon fils, je ne crois pas qu’il y en ait d’autres à craindre.

— Par Nick ? répétèrent une demi-douzaine de voix avec étonnement, — sûrement, mon père, sûrement, Willoughby, — sûrement, cher capitaine, vous ne pouvez vous défier d’un serviteur aussi vieux et aussi éprouvé que le Tuscarora.

— Oui da ! c’est un vieux serviteur, certainement, et il a été puni, s’il n’a pas été éprouvé. Je n’ai jamais laissé endormir mes soupçons sur ce garçon ; il y a toujours du danger avec un Indien. à moins que la reconnaissance ne donne de l’influence sur lui.

— Mais, Willoughby, c’est lui qui nous a trouvé ce manoir, répondit la femme. Sans lui, nous n’aurions jamais été les possesseurs de cette belle résidence, de la digue des castors et de tout ce qui nous rend si heureux.

— C’est vrai, ma chère ; et sans de bonnes guinées d’or, nous n’aurions pas eu Nick.

— Mais, Monsieur, je le paierai aussi libéralement qu’il pourra le désirer, observa le major. Si l’on peut l’acheter, mon argent vaut celui d’un autre.

— Nous verrons. Dans les circonstances actuelles, je crois que nous serons plus en sûreté avec de la franchise, qu’en cachant quelque chose à nos gens.

Le capitaine mit son chapeau, et, suivi de toute la famille, il franchit les portes. Comme les sommations avaient été générales quand les Willoughby et le chapelain parurent sur la pelouse, tous les habitants de cette colonie, même les petits enfants, étaient réunis. Le capitaine inspirait le plus profond respect à tous ceux qui étaient sous sa dépendance, quoique quelques-uns, en petit nombre, ne l’aimassent pas. La faute n’en était pas à lui mais plutôt à leur caractère difficile et peu affectueux. Ses habitudes d’autorité ne s’accordaient peut-être pas avec leurs idées d’égalité ; et il est presque impossible à celui qui est relativement puissant et riche, d’échapper à l’envie et aux murmures d’hommes qui, incapables de sentir les véritables distinctions qui séparent l’homme bien élevé des esprits bas et rampants, imputent ses avantages au hasard et à l’argent. Mais ceux mêmes qui se laissaient aller à cette maligne influence ne pouvaient nier que leur maître ne fût juste et bienfaisant, quoiqu’il ne pût pas toujours exercer cette justice et cette bienfaisance précisément dans la voie la mieux calculée pour flatter leur amour-propre et leurs notions exagérées sur les prétentions qu’ils s’arrogeaient. En un mot, le capitaine Willoughby, aux yeux de quelques-uns de ses gens, passait pour un homme orgueilleux, et cela parce qu’il voyait et sentait les conséquences de l’éducation, des habitudes, des manières, des opinions et des sentiments qui étaient inconnus à des hommes qui n’avaient même, pas l’idée de leur existence.

Ce n’était pas une chose inusitée pour les gens de l’habitation d’être réunis de la façon que nous avons décrite. Nous écrivons l’histoire d’une époque que la génération présente, quoique éclairée, peut confondre avec les âges les plus reculés de la civilisation américaine, au moins pour ce qui regarde les usages sociaux. Dans des jours, on n’était pas assez sot pour entreprendre de paraître toujours sage, et les fêtes de nos ancêtres anglo-saxons étaient encore tolérées parmi nous, les réjouissances publiques de la fête de l’indépendance n’ayant pas encore absorbé toutes les autres. Le capitaine avait apporté avec lui dans les colonies l’amour des fêtes, qui était beaucoup plus ordinaire dans l’ancien monde que dans le nouveau ; et il arrivait assez souvent qu’il convoquait tous ses gens pour célébrer un jour de naissance ou l’anniversaire de quelque bataille où il avait été parmi les vainqueurs. Quand il parut sur la pelouse, dans l’occasion présente, on s’attendait à l’entendre annoncer quelque chose de semblable.

Les habitants du manoir, ou de la hutte sur la colline, pouvaient être divisés moralement et physiquement en trois grandes catégories ou races : les Anglo-Saxons, les Hollandais hauts et bas, et les Africains. Les premiers étaient les plus nombreux, car ils comprenaient les familles des meuniers, des mécaniciens et celle de Joël Strides, l’inspecteur ; les seconds étaient les laboureurs, et les derniers se composaient exclusivement des domestiques de la maison, à l’exception d’un des Plines qui était laboureur, quoiqu’on lui permît de vivre avec ses parents dans la hutte. Maud, dans un de ces moments de bonne humeur, avait surnommé ces divisions les trois tribus, et son père, pour rendre l’énumération complète, avait classé le sergent, Mike et Jamie Allen comme e surnuméraires.

Les trois tribus et les trois surnuméraires étaient rassemblés sur la pelouse, lorsque le capitaine et sa famille approchèrent. Par une sorte de secret instinct, ils s’étaient d’eux-mêmes divisés en groupes : les Hollandais, un peu éloignés des Yankees, et les noirs restant en arrière comme ils sentaient que cela convenait à des gens de leur couleur et à des esclaves. Mike et Jamie avaient pris une sorte de position neutre entre les deux grandes divisions des blancs, comme s’ils eussent été également indifférents à leurs dissensions et à leurs antipathies. Tout le monde ainsi posé attendait impatiemment l’annonce qui avait été si longtemps différée. Le capitaine s’avança et ôtant son chapeau, cérémonie qu’il observait toujours dans de semblables occasions et qui était imitée par ses auditeurs, il s’adressa à la foule :

— Quand des hommes vivent ensemble dans une solitude comme celle-ci, dit-il en commençant, il ne doit pas y avoir de secrets entre eux, mes amis, surtout dans ce qui touche les intérêts communs. Nous vivons dans une région éloignée, une sorte de colonie à nous, et nous devons agir honnêtement et franchement les uns à l’égard des autres. En conséquence, je vais vous dire maintenant tout ce que j’ai appris concernant une affaire de la dernière importance pour les colonies et pour le royaume. (Là, Joël dressa ses oreilles et lança un coup d’œil d’intelligence avec son voisin, qui était chargé de moudre le grain de la colonie, et qu’on appelait par excellence le Meunier.) Vous savez tous, continua le capitaine, qu’il y a entre les colonies et le parlement des difficultés depuis plus de dix ans ; difficultés qui ont été une ou deux fois aplanies en partie, mais qui ont toujours reparu sous une nouvelle forme.

Le capitaine s’arrêta un moment, et Joël, qui était l’orateur habituel des colons, profita de cette occasion pour faire une question.

— Le capitaine veut parler, je suppose, dit-il d’un ton rusé, demi honnête et demi jésuistique, du droit que prend le parlement de nous taxer, nous autres Américains, sans notre consentement, ou sans que nous soyons représentés dans la législature.

— C’est précisément ce que je veux dire. La taxe sur le thé, la fermeture du port de Boston, et d’autres mesures ont amené au milieu de nous beaucoup plus de régiments du roi qu’il n’y en a habituellement. Boston, comme vous le savez probablement, a une forte garnison depuis quelques mois. Il y a environ six semaines, le commandant en chef a envoyé un détachement jusqu’à Concord, dans New-Hampshire, pour détruire quelques entrepôts. Ce détachement s’est rencontré avec des hommes du pays et le sang a coulé. Plusieurs centaines de combattants ont été tués ou blessés, et je crois connaître suffisamment les deux partis pour prédire que c’est le commencement d’une longue et sanglante guerre civile. Ce sont des faits que vous devez connaître, et c’est pourquoi je vous en instruis.

Ce récit simple, mais explicite, ne fut pas accueilli de même par tous les auditeurs : Joël Strides, penché en avant avec un air d’intérêt, ne perdait pas une syllabe ; les Yankees prêtaient une grande attention, et lorsque le capitaine eut terminé, ils échangèrent des coups d’œil significatifs. Pour Mike, il saisit un shillelah, qu’il portait habituellement quand il ne travaillait pas, et regarda autour de lui, comme s’il attendait les ordres du capitaine pour commencer le combat. Jamie était pensif et grave et une ou deux fois il se gratta la tête en signe d’incertitude. La curiosité des Hollandais était éveillée, mais ils semblaient dépaysés comme des hommes qui n’ont pas eu le temps de comprendre. Les noirs ouvrirent de grands yeux quand ils entendirent parler de la querelle ; lorsqu’on en vint aux détails du combat, leurs bouches grimacèrent comme s’ils eussent savouré une chose délicieuse. Cependant à la mention du nombre des morts, ils parurent consternés. Nick seul était indifférent. En voyant sa froide apathie, le capitaine comprit que la bataille de Lexington n’était déjà plus un secret pour le Tuscarora.

Comme M. Willoughby encourageait toujours une certaine familiarité dans les colons, il leur dit qu’il était prêt à répondre aux questions qu’on jugerait nécessaire de lui adresser pour satisfaire une curiosité bien naturelle.

— Je suppose que ces nouvelles arrivent par le major ? demanda Joël.

— Vous pouvez bien le supposer, Strides. Mon fils est ici, et nous n’avons pas d’autres moyens d’apprendre ce qui se passe.

— Votre Honneur désire-t-elle qu’on mette le fusil sur l’épaule, et qu’on aille se battre d’un côté ou d’un autre ? demanda Mike.

— Je ne veux rien de la sorte, O’Hearn. Il sera temps de prendre un parti quand nous aurons des idées plus positives sur ce qui arrive.

— Alors, le capitaine ne pense donc pas que les choses soient allées assez loin pour permettre aux Américains de prendre un parti décisif, comme ils le pourraient ? dit Joël de son air le plus malin.

— Je crois qu’il sera plus sage de rester où nous sommes et comme nous sommes. La guerre civile est une chose sérieuse, Strides, et personne ne se précipite aveuglément dans ses dangers et dans ses difficultés.

Joël regarda le meunier, et le meunier regarda Joël. Cependant en ce moment ni l’un ni l’autre ne parla. Jamie Allen avait servi en 45, quand il était de trente ans plus jeune ; et quoiqu’il eût ses prédilections et ses antipathies, les circonstances lui avaient enseigné la prudence.

— Le parlement ne peut commander à ses soldats de marcher contre des gens désarmés, dispersés çà et là dans le pays, et qui n’ont aucun moyen de défense.

— Och, Jamie ! interrompit Mike qui ne paraissait pas croire qu’il fût nécessaire de traiter cette matière avec autant de respect, où est votre courage pour faire une telle question ? Un homme est toujours capable de se battre quand il a ses bras pour agir. Que pourrait faire un régiment contre une place comme celle-ci ? Je suis sûr que depuis dix ans que j’y suis, je ne pourrais plus trouver mon chemin pour en sortir. Mettez un soldat à ramer sur le lac à l’est, avec l’ordre d’aller à l’autre bout, et il aura une jolie corvée. Je sais ce que c’est, et ce n’est pas un commençant qui pourrait faire aller de telles rames.

Ceci n’était intelligible que pour Joël, et il avait cessé de rire du voyage de Mike depuis au moins six ou sept ans ; d’autres désastres, ayant la même origine, avaient effacé le souvenir de celui-là. C’était pourtant une preuve que Mike pouvait être considéré comme un brave, disposé à suivre son chef sur le champ de bataille sans le troubler de questions sur les mérites de la querelle. Néanmoins, l’homme du comté de Leitrim reconnaissait des principes particuliers qui avaient une certaine influence sur sa conduite toutes les fois qu’il pouvait se les rendre avantageux. D’abord il détestait cordialement les Américains ; il haïssait un Anglais autant comme un oppresseur que comme un hérétique ; il aimait son maître et tout ce qui lui appartenait. Ces sentiments étaient contradictoires, certainement, mais Mike n’était conséquent ni en théorie ni en pratique. La tribu anglo-saxonne se retira en promettant de réfléchir ; procédé contre lequel Mike protesta hautement, déclarant qu’il n’y avait aucun besoin de réfléchir quand il s’agissait d’en venir aux coups. Jamie s’en alla, toujours en se grattant la tête, et on le vit plusieurs fois ce jour-là faire des pauses entre les pelletées de terre qu’il jetait autour de ses plantes, comme s’il méditait sur ce qu’il avait entendu. Pour les Hollandais, leur heure n’était pas arrivée ; ils n’avaient pas encore compris. Les nègres s’en allèrent ensemble et commencèrent à s’occuper des merveilles de la bataille, dans laquelle tant de chrétiens avaient été mis à mort. La petite briseuse évalua les morts à quelques milliers, mais la grande briseuse affirma que le capitaine avait parlé de centaines de mille, et elle prétendit qu’une grande bataille ne pouvait être livrée sans qu’on fît au moins cette perte. Quand le capitaine fut chez lui, le sergent Joyce lui demanda une audience dont l’objet était simplement de prendre ses ordres, sans examiner les principes.