Woodstock/Chapitre XXII

Woodstock, ou Le Cavalier, Histoire de l’année 1651
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 8p. 273-288).


CHAPITRE XXII.

DÉJEUNER.


Louanges à sir Nicolas Throlkeld ; c’est à vous qu’on parle, brave homme, digne vieillard, arbre de refuge et de repos pour ce jeune oiseau malheureux. Sur les branches il se percha, et fut libre de s’amuser et de chanter, quand les faucons volèrent à d’autres proies.
Wordsworth.


En dépit du danger qu’il courait, le prince fugitif dormit d’un sommeil profond, qu’on ne pouvait attribuer qu’à la jeunesse et à la fatigue. Mais le jeune Cavalier, son guide et son garde, passa une nuit moins tranquille, se leva de temps à autre, et écoutait attentivement ; car, malgré toutes les assurances du docteur Rochecliffe, il aurait désiré être encore mieux informé qu’il ne l’était de tout ce qui se passait autour de lui.

Il se leva dès la pointe du jour ; mais, quoiqu’il marchât avec le moins de bruit possible, le sommeil du prince, qui était agité, en fut troublé ; il se mit sur son séant, et demanda s’il y avait quelque alarme.

« Aucune, sire ; seulement, en réfléchissant aux questions que m’a faites hier soir Votre Majesté, et aux divers événements imprévus qui pourraient compromettre votre sûreté, j’ai jugé à propos de sortir de bonne heure, d’abord pour communiquer avec le docteur Rochecliffe, et jeter ensuite un coup d’œil sur les entourages du château où repose pour quelque temps la fortune de l’Angleterre. J’ose supplier Votre Majesté, pour sa sûreté, d’être assez bonne pour consentir à refermer la porte quand je serai sorti. — Oh ! ne parle pas de Majesté, pour l’amour du ciel, cher Albert ! » lui dit le pauvre roi en s’efforçant, mais en vain, de passer quelques vêtements pour traverser la chambre. « Quand le pourpoint et les bas d’un roi sont en si mauvais état qu’il lui est aussi difficile de les mettre que de traverser sans guide la forêt de Deane, de bonne foi, il faut mettre de côté ce titre de Majesté jusqu’au jour où elle se pourra mieux costumer. D’ailleurs on court risque, en lançant à tout propos ces mots sonores, qu’ils soient entendus par des oreilles suspectes. — Vos ordres seront exécutés, » dit Lee, qui avait enfin réussi à ouvrir la porte. Il sortit, laissant au roi, qui s’était levé à la hâte à cet effet, le soin de la fermer derrière lui, et suppliant sa Majesté de n’ouvrir à qui que ce fût, à moins que le docteur Rochecliffe ou lui ne vinssent l’en prier.

Albert se mit alors à la recherche de l’appartement du docteur, qui n’était connu que de lui et du fidèle Joliffe, pour avoir servi différentes fois de retraite au courageux ecclésiastique. Là, cet homme que son caractère actif et entreprenant avait entraîné dans les plus audacieuses machinations en faveur du roi, avait été inutilement cherché par les émissaires du parti opposé. Depuis quelque temps on ne pensait plus à le saisir, parce qu’il s’était prudemment retiré du théâtre de ses intrigues ; mais depuis la perte de la bataille de Worcester, il les avait reprises avec plus d’ardeur que jamais, et il était parvenu, grâce à des amis, à des correspondants, et surtout à l’évêque de…, à diriger vers Woodstock le prince fugitif ; ce n’avait été que le jour même de son arrivée qu’il avait pu lui assurer un asile sûr dans cet ancien château.

Albert Lee admirait l’esprit intrépide et les ressources inépuisables de l’ardent et audacieux ecclésiastique, mais il sentait que le docteur ne l’avait pas mis à même de répondre à plusieurs des questions que lui avait adressées le roi, la veille au soir, d’une manière aussi précise qu’un homme qui s’était rendu responsable de la sûreté du roi l’aurait dû faire. Son intention était alors de se faire instruire personnellement, s’il était possible, des moindres détails de cette affaire si importante, comme le devait celui qui allait se charger d’une si pesante responsabilité.

Ses connaissances locales eussent même été insuffisantes pour trouver l’appartement secret du docteur, s’il n’avait senti un savoureux fumet de gibier rôti qui embaumait certains passages obscurs, certains escaliers presque impraticables qu’il fallait monter et descendre, et même les armoires et les trous qu’il fallait traverser pour pénétrer jusqu’à une espèce de sanctum sanctorum, où Jocelin Joliffe servait au bon docteur un solennel déjeuner de gibier, avec un pot de petite bière remuée avec une branche de romarin, boisson que le docteur Rochecliffe préférait à toutes les autres. À côté de lui était Bévis assis sur la queue, allongeant la langue et faisant l’aimable, séduit probablement par le rare fumet du déjeuner qui avait triomphé de la dignité naturelle de son caractère.

L’appartement qu’occupait le docteur était une petite chambre octogone ayant des murailles très épaisses, où étaient pratiquées différentes issues conduisant dans diverses directions et communiquant aux diverses parties du château. Autour de lui étaient des ballots d’armes, et un baril de poudre, à ce qu’il semblait ; beaucoup de papiers en liasses, plusieurs clefs facilitant la correspondance par chiffres ; deux ou trois rouleaux couverts d’hiéroglyphes, qu’Albert prit pour des thèmes de nativité, et différents modèles de mécanique, science dans laquelle le docteur était de première force. On y voyait encore des instruments de différentes espèces, des masques, des manteaux, une lanterne sourde, et une quantité infinie d’objets qu’on ne saurait décrire, mais nécessaires aux manœuvres d’un hardi conspirateur à une époque dangereuse. Enfin, on apercevait une cassette pleine de monnaies d’or et d’argent marquées au coin de différents pays, qui restait ouverte, comme si c’était la moindre des choses dont s’embarrassait le docteur Rochecliffe, quoique ses manières en général annonçassent la gêne, sinon l’absolue pauvreté. Près de l’assiette du prêtre étaient une Bible et un livre de prières, avec quelques épreuves, pour employer l’expression technique, qui semblaient nouvellement tirées. À portée de sa main était aussi un dirk ou poignard espagnol, une corne à poudre, un mousqueton, avec une superbe paire de pistolets. Au milieu de cette singulière collection, le docteur expédiait son déjeuner avec appétit, et semblait aussi peu troublé des instruments dangereux qui l’environnaient, qu’un ouvrier accoutumé aux périls d’une manufacture à poudre.

« Eh ! jeune homme, » dit-il en se levant et en tendant la main, « venez-vous faire avec moi un déjeuner d’ami, ou me priver de mon repas du matin comme vous avez fait hier soir de mon souper, en m’accablant de questions hors de propos ? — Je rongerai un os avec vous de tout mon cœur, répondit Albert ; et en même temps, docteur, je vous adresserai plusieurs questions qui semblent venir assez à propos. »

À ces mots il se mit à table et aida le docteur à expédier deux canards sauvages et une brochetée de sarcelles. Bévis, qui tenait sa place avec patience et se faisait comprendre admirablement, eut sa part d’une rouelle de veau qui était aussi sur la table ; car, comme la plupart des chiens bien élevés, il refusait de manger des oiseaux aquatiques.

« Voyons donc, Albert Lee, » dit le docteur en mettant son couteau et sa fourchette dans son assiette, et dénouant la serviette de son cou dès que Jocelin fut parti ; « tu es encore le même que lorsque j’étais ton précepteur. Tu ne te contentais pas d’avoir appris une règle de grammaire, mais tu me persécutais toujours de questions pour savoir pourquoi la règle était ainsi et non autrement, curieux à l’excès d’explications que tu ne pouvais comprendre, comme Bévis qui, ayant faim, demandait une aile de canard qu’il ne pouvait manger. — J’espère que vous me trouverez plus raisonnable, docteur ; et en même temps que vous vous rappellerez que je ne suis plus sub ferulâ, mais dans une position où je ne suis pas libre d’agir d’après l’ipse dixit de personne, à moins d’être convaincu par mon propre jugement. Je mériterais d’être pendu, écartelé et coupé en quatre, si par mon imprudence il arrivait quelque malheur dans cette affaire. — Et c’est pour cela même, Albert, que je voudrais que vous l’abandonnassiez toute à mes soins sans vous en mêler. Vous dites que vous n’êtes plus sub ferulâ ; mais songez que pendant que vous combattiez sur le champ de bataille, je conspirais dans le cabinet ; que je connais toutes les manœuvres des amis du roi et tous les mouvements de ses ennemis, aussi bien qu’une araignée connaît chaque fil de sa toile. Réfléchissez à mon expérience, jeune homme. Il n’est pas un Cavalier dans tout le pays qui n’ait entendu parler de Rochecliffe le conspirateur. J’ai toujours été la cheville ouvrière de tout ce qui a été tenté depuis 1642… J’ai rédigé des déclarations, entretenu des correspondances, communiqué avec les chefs, recruté des troupes, procuré des armes, trouvé de l’argent, et marqué les rendez-vous. Je faisais partie de l’insurrection de l’ouest, et avant, j’avais participé à la pétition et au soulèvement de sir John Owen dans le pays de Galles ; bref j’ai été le chef de presque tous les complots tramés pour le roi, depuis l’affaire de Tomkins et de Challoner. — Mais tous ces complots n’ont-ils pas échoué ? Tomkins et Challoner ne furent-ils pas pendus, docteur ? — Oui, mon jeune ami, ils le furent comme bien d’autres avec qui j’ai conspiré ; mais c’est seulement pour n’avoir pas suivi implicitement mes avis. Vous n’avez jamais ouï dire que j’aie été pendu, moi ? — Ce moment pourra venir, docteur : tant va la cruche à l’eau… Ce proverbe est un peu usé, comme dirait mon père ; mais j’ai aussi, moi, quelque confiance en mon jugement, et quoique je révère infiniment l’Église, je ne puis me soumettre à une obéissance passive. Je vous dirai en deux mots les points sur lesquels il me faut des explications, et vous n’aurez plus qu’à m’en donner ou à envoyer dire au roi que vous vous y êtes refusé, et alors il quittera Woodstock, et tâchera, comme il en avait primitivement l’intention, de gagner la côte sans délai. — Eh bien donc, monstre soupçonneux, interroge-moi, et si tes questions sont telles que je puisse y répondre sans trahir la confiance que l’on m’a accordée, j’y répondrai. — D’abord, qu’est-ce donc que toute cette histoire d’esprits, de sorcelleries, d’apparitions ? et croyez-vous qu’il soit sûr pour Sa Majesté de rester dans une maison exposée à de pareilles visites, réelles ou supposées ? — Il faut vous contenter de ma réponse in verbo sacerdotis… Les circonstances dont vous parlez ne reviendront plus troubler Woodstock tant que le roi y demeurera. Je ne puis donner de plus amples explications, mais j’en réponds sur ma vie. — Alors, dit Lee, nous prendrons le docteur comme caution que le diable restera en paix avec notre souverain seigneur le roi. À merveille. Ensuite il a rôdé dans cette maison, presque toute la journée d’hier, un drôle appelé Tomkins, qui y a peut-être couché, un Indépendant forcené, secrétaire, ou quelque chose comme cela, du régicide Desborough. Il est bien connu ; c’est un fanatique farouche quant à ses opinions religieuses, mais dans les affaires privées clairvoyant, rusé et intéressé comme pas un de ces coquins. — Soyez convaincu que nous profiterons de son stupide fanatisme pour mettre en défaut son adresse… Un enfant peut conduire un pourceau, s’il a l’esprit d’attacher une corde à l’anneau qu’on lui a passé dans le museau, répondit le docteur. — Vous pouvez vous tromper, dit Albert : on rencontre aujourd’hui beaucoup de drôles de cette espèce, dont les vues sur le monde spirituel et temporel sont si différentes qu’elles ressemblent aux yeux d’un homme louche, dont l’un, oblique et dirigé en travers, ne voit que le bout de son nez tandis que de l’autre il possède une vue forte, pénétrante et subtile, quel que soit l’objet qu’il examine. — Mais nous appliquerons un emplâtre sur le bon œil, dit le docteur, et il ne pourra plus voir que de celui qui est imparfait. Vous devez savoir que ce drôle a toujours vu les plus nombreuses et les plus hideuses apparitions ; il n’a pas le courage d’un chat en pareille occasion, tout vaillant qu’il est contre des antagonistes humains. Je l’ai recommandé aux bons soins de Jocelin Joliffe, qui, en le faisant beaucoup boire, et en lui racontant des histoires de revenants, le rendrait incapable de savoir ce qui s’est passé, quand même vous proclameriez le roi en sa présence. — Mais enfin pourquoi garder un tel garnement ici ? — Allons, monsieur, calmez-vous : c’est un assiégeant, c’est une espèce d’émissaire que nous avons deviné ; et nous n’avons à craindre aucune visite tant que ses dignes maîtres se procureront des nouvelles de Woodstock par Fidèle Tomkins. — La fidélité de Jocelin m’est bien connue, dit Albert, et s’il peut m’assurer qu’il veillera sur le drôle, je ne serai nullement inquiet. Il ne connaît pas la valeur de l’enjeu, il est vrai, mais dès qu’il sait qu’il y va de ma vie, c’en est assez pour le rendre vigilant. Eh bien donc, je continue… et si Markham Éverard nous arrivait ?… — Nous avons sa parole du contraire, répondit Rochecliffe. Sa parole d’honneur nous a été donnée par son ami… Le croyez-vous assez vil pour la violer ? — Il en est incapable, et de plus, je crois que Markham n’abuserait pas de ce qu’il pourrait apprendre. Pourtant, Dieu fasse que, dans une affaire d’une si grande importance, nous ne soyons pas obligés de nous fier à qui que ce soit qui ait jamais porté les couleurs du parlement. — Amen ! dit le docteur. Vos inquiétudes sont-elles calmées à présent ? — J’ai encore une objection à vous faire à propos de cet impudent, de ce débauché, qui veut se faire passer pour Cavalier, qui s’est introduit hier soir dans votre compagnie, et a gagné le cœur de mon père par une anecdote du siège de Brentfort, que le coquin, j’ose le dire, n’a jamais vu. — Vous le connaissez mal, cher Albert… Roger Wildrake, quoique je ne le connaisse que depuis peu, est gentilhomme, a étudié le droit, et dépensé sa fortune au service du roi. — Dites plutôt au service du diable, répliqua Albert : ce sont des drôles comme lui qui, après avoir introduit la licence dans l’armée, sont tombés dans la fainéantise et la débauche, infestent le pays par leurs excès et leurs brigandages, et braillent à minuit dans les cabarets borgnes et dans les obscures tavernes, et qui, avec leurs grands serments, leur chaude loyauté et leur valeur d’ivrogne, font que les honnêtes gens eux-mêmes ont horreur de ce titre de Cavalier. — Hélas ! ce n’est que trop vrai ; mais devait-on espérer mieux ? Quand les plus hautes et les plus nobles classes de la société sont dispersées et confondues indistinctement avec les classes inférieures, elles sont exposées à perdre les plus précieux titres de leur rang dans la confusion générale des mœurs et des manières ; et de même quelques médailles d’argent perdront leur couleur et s’effaceront si on les secoue parmi de vieilles pièces de cuivre. La première médaille de toutes, même, celle que nous autres royalistes voudrions si volontiers porter sur nos cœurs, n’a peut-être pas échappé à quelque détérioration… Mais je laisse à d’autres le soin de traiter un pareil sujet. »

Toutes ces observations firent sérieusement réfléchir Albert ; puis il dit au docteur : « On reconnaît généralement, sans en excepter même ceux qui partagent votre opinion, que vous avez été parfois trop empressé à pousser les gens dans des pas dangereux.

— Dieu pardonne à ceux qui ont une si fausse opinion de moi ! — Que néanmoins vous avez plus fait et plus souffert pour l’amour du roi que personne de votre état. — Sous ce rapport on me rend justice, justice complète. — Je suis donc disposé à suivre vos plans, si, tout bien considéré, vous croyez qu’il soit sûr de rester à Woodstock. — Ce n’est pas la question, répondit le docteur. — Et quelle est-elle donc ? — Voici : est-il un plan meilleur ? Je suis fâché d’avoir à dire que la question est toute relative, toute de choix. Nous avons beau faire, sûreté absolue est un mot que nous ne pourrons, hélas ! prononcer de long-temps. Or, je soutiens que Woodstock, défendu et gardé comme il l’est à présent, est un asile de beaucoup préférable à tout autre. — Soit ; je vous donne gain de cause, car vos connaissances dans ces importantes manœuvres, sans parler de votre âge et de votre expérience, sont plus profondes et plus étendues que ne peuvent l’être les miennes. — Vous faites bien, répondit Rochecliffe ; et si d’autres avaient agi avec autant de défiance de leurs propres talents, et autant de confiance dans les personnes dûment compétentes, le siècle s’en serait mieux trouvé. C’est ainsi que l’intelligence se barricade dans sa forteresse, et que l’esprit monte à sa haute tour. » Et promenant ses yeux autour de son cabinet avec un air de satisfaction, il ajouta : « C’est là que l’homme sage prévoit la tempête et s’en garantit. — Alors, docteur, que notre prévoyance serve à certaine personne bien plus précieuse que nous-mêmes. Permettez-moi de vous le demander : avez-vous bien réfléchi si nous devions laisser notre précieux dépôt faire société avec la famille, ou s’il ne serait pas mieux qu’il habitât quelque coin ignoré du château. — Hum !… Je pense que le plus sûr est qu’il passe toujours pour Louis Kerneguy, et se tienne près de vous. — Je crains qu’il ne soit nécessaire que je fasse une petite excursion au dehors et que je me montre dans quelque partie éloignée du pays, de peur qu’en me venant chercher au château on n’y fasse une prise plus importante. — Je vous en prie, ne m’interrompez pas. Qu’il se tienne près de vous ou de votre père dans l’appartement de Victor Lee, ou aux environs ; vous savez qu’en ces endroits il lui serait facile de s’évader en cas de péril… Voilà ce que je trouve de mieux à faire pour l’instant… J’espère recevoir des nouvelles du vaisseau aujourd’hui… ou demain au plus tard. »

Albert Lee salua l’ecclésiastique actif, mais obstiné, admirant comme ce genre d’intrigue était devenu un élément où le docteur se complaisait, malgré tout ce que les poètes ont dit des horreurs qui assaillent les conspirateurs entre le projet et l’exécution d’un complot.

En sortant de l’appartement du docteur, il rencontra Jocelin qui le cherchait avec inquiétude. « Le jeune Écossais, » dit-il d’un air mystérieux, « s’est levé, et, m’entendant passer, il m’a appelé dans sa chambre. — Bien, répondit Albert, je vais le rejoindre. — Et il m’a demandé du linge et des habits plus propres, ce qui doit vous faire voir, monsieur, qu’il a le ton d’un homme qui est habitué à se faire obéir. Je lui ai donc donné un habillement complet qui se trouvait dans une armoire de la tour de l’est, et, une fois habillé, il m’a commandé de le conduire en présence de sir Henri Lee et de ma jeune maîtresse. Je voulais l’engager à attendre votre retour, mais il m’a tiré tout doucement les cheveux ; car, malgré tout, il est, ma foi, d’une humeur charmante, et m’a dit qu’il était l’hôte de maître Albert Lee et non son prisonnier… et quoique je songeasse bien que vous ne seriez pas content que je le laissasse s’échapper, et peut-être courir les risques d’être aperçu par des gens qui ne doivent pas le voir, que pouvais-je faire ? — Vous êtes un gaillard intelligent, Jocelin ; pénétrez-vous toujours bien de ce qu’on vous recommande. Ce jeune homme, j’en ai peur, n’obéira à personne de nous ; mais il nous faut veiller de près à sa sûreté… Avez-vous toujours l’œil sur cette espèce de prétendu maître-d’hôtel ? — Fiez-vous à moi, monsieur, et n’ayez point d’inquiétude. Mais, je voudrais bien que vous fissiez reprendre au jeune Écossais ses vieilles hardes, car votre habit qu’il porte à présent doit lui donner une tout autre tournure. »

À la manière dont s’exprimait le fidèle domestique, Albert vit qu’il soupçonnait ce qu’était réellement le page écossais ; pourtant il ne jugea point convenable de lui dévoiler toute la vérité, quoiqu’il ne doutât point de la fidélité de Jocelin ; il préféra le laisser à ses propres conjectures.

Plein d’inquiétude, il se rendit à l’appartement de Victor Lee, où Joliffe le prévint qu’il trouverait la société réunie. Un éclat de rire qui partit au moment où il mettait le doigt sur le loquet de la porte le fit tressaillir, tant cette joie était peu en harmonie avec les inquiétantes et mélancoliques réflexions qui l’agitaient ! Il entra, et trouva son père d’excellente humeur, riant et causant sans se gêner avec son jeune hôte, dont la tournure était tellement changée en mieux à l’extérieur, qu’il semblait presque incroyable que le repos d’une nuit, un peu de toilette et un habillement décent, l’eussent changé à ce point et en si peu de temps. On ne pouvait pas cependant attribuer la métamorphose seulement au changement de costume, quoiqu’il y eût, sans doute, aussi contribué. Il n’y avait rien de splendide dans l’habillement de Louis Kerneguy, que nous continuerons d’appeler ainsi par la suite. C’était seulement un habit de cheval en drap gris, orné de quelque broderie en argent et taillé à la mode des gentilshommes campagnards de l’époque ; mais il lui allait parfaitement, et s’accordait à merveille avec son teint brun, surtout quand il levait la tête et déployait les manières d’un gentleman non seulement bien élevé, mais encore accompli. Sa démarche, qui la veille était gauche et grossière, ne décelait plus alors qu’un léger embarras qu’on pouvait attribuer à une blessure qu’il avait reçue dans ces temps désastreux, et qui cependant lui donnait l’air plus intéressant que maladroit.

Les traits du fugitif étaient toujours aussi durs qu’auparavant, mais il avait quitté sa perruque rouge ; ses mèches de cheveux noirs, frisés avec l’aide de Jocelin, retombaient en boucles sur ses yeux, et au milieu de ces boucles brillaient de beaux yeux noirs qui répondaient à son visage animé qui, sans être beau, était expressif. Dans sa conversation il avait mis de côté toute cette rudesse de dialecte qu’il avait si fortement affectée le soir précédent ; et quoiqu’il parlât toujours un peu écossais pour soutenir son rôle de jeune gentilhomme d’Écosse, il ne l’employait plus au point de rendre son langage grossier ou inintelligible, mais seulement pour jouer convenablement le rôle qu’il avait pris.

Personne au monde ne savait mieux que lui se mettre à la portée de la société dans laquelle il se trouvait ; l’exil lui avait fait connaître la vie dans toutes ses nuances et ses variétés. Son esprit, sans être égal, était cependant gai… Il possédait cette espèce de philosophie épicurienne qui, même dans les difficultés et dans les périls extrêmes, peut, dans un intervalle de repos, profiter des jouissances du moment. Bref, jeune et malheureux, il fut un voluptueux de bonne humeur, mais à cœur dur, et se montra toujours le même lorsqu’il fut roi : sage quand ses passions ne le dominaient pas, bienfaisant quand sa prodigalité ne lui ôtait pas les moyens de bien faire et quand ses préventions lui en laissaient le désir. Ses défauts étaient tels qu’ils auraient souvent pu lui attirer de la haine, s’ils n’eussent été accompagnés de tant d’urbanité que la personne offensée ne pouvait garder le souvenir de l’offense.

Albert Lee trouva sa sœur, son père et le page supposé qui déjeunaient, et il se mit lui-même à table ; il restait spectateur pensif et inquiet de ce qui se passait, tandis que le page, qui avait déjà complètement gagné le cœur du bon vieux chevalier en contrefaisant le ton avec lequel les ministres écossais prêchaient en faveur de mon bon lord marquis d’Argyle, de la ligue solennelle du covenant, cherchait ensuite à intéresser la jolie Alice par des anecdotes, des aventures de guerre et de danger, que les femmes ont toujours écoutées avec un vif intérêt depuis le temps de Desdémona. Mais ce n’était pas seulement de périls sur terre et sur mer que parlait le page déguisé ; c’était plutôt et plus souvent des fêtes, des banquets, des bals étrangers où l’orgueil de la France, de l’Espagne et des Pays-Bas, était déployé aux yeux de leurs plus éminentes beautés. Alice était encore toute jeune, et, par suite de la guerre civile, n’avait été presque élevée qu’à la campagne, et souvent dans la solitude ; il n’était donc pas étonnant qu’elle écoutât volontiers, et le sourire sur les lèvres, les récits que le jeune gentilhomme, leur hôte et le protégé de son frère, leur faisait avec tant de gaîté, et auxquels il savait si bien donner une teinte d’aventures périlleuses et qu’il savait parfois entremêler de sérieuses réflexions, pour que son discours ne parût pas simplement léger et frivole.

Enfin sir Henri Lee riait aux éclats, Alice souriait de temps en temps, et tous paraissaient contents, à l’exception d’Albert, qui aurait pourtant eu grand’peine à justifier son silence.

Les débris du déjeuner furent enfin enlevés, grâce aux soins de l’active et gentille Phœbé, qui plus d’une fois regarda par dessus son épaule et s’arrêta même pour écouter le feu roulant de paroles lancées par leur nouvel hôte, qu’elle avait le soir précédent, tandis qu’elle servait le souper, jugé comme le plus stupide des étrangers à qui se fussent ouvertes les portes de Woodstock depuis le temps de la belle Rosemonde.

Quand ils furent seuls dans l’appartement, et qu’ils ne furent plus troublés par l’interruption des domestiques, ni par le bruit continuel qu’avait occasionné le service ou la desserte du déjeuner, Louis Kerneguy parut s’apercevoir davantage que son ami et son patron en apparence, qu’Albert enfin, ne devait pas rester toujours sans prendre part à la conversation, tandis qu’il réussissait lui-même à se concilier l’attention des membres de la famille qu’il ne connaissait que de la veille. Il alla donc se placer derrière lui, et s’appuyant sur le dos de sa chaise, dit d’un ton de bonne humeur qui rendait son intention complètement intelligible :

« Ou mon bon ami, mon guide, mon patron, a appris ce matin de trop mauvaises nouvelles pour oser nous les dire, ou il s’est heurté contre mon justaucorps en guenilles et mes bas de peau, et a accaparé par contact cette stupidité dont je me suis défait la nuit dernière en quittant ces misérables vêtements. De la gaîté, mon cher colonel Albert, si votre page chéri peut se permettre de parler ainsi… Vous êtes en société avec des gens dont la compagnie, chère à des étrangers, doit l’être doublement pour vous. Ventrebleu ! ami, de la gaîté ! Je vous ai vu gai comme pinson, après avoir mangé un morceau de biscuit et une bouchée de cresson… et vous ne seriez pas gai après avoir ainsi déjeuné, et même bu du vin du Rhin ? —  Mon cher Louis, » dit Albert faisant un effort sur lui-même, et presque honteux d’avoir gardé aussi long-temps le silence, « j’ai moins bien dormi et me suis levé plus tôt que vous. — Soit, dit son père ; encore n’est-ce pas une raison valable qui puisse excuser ce silence obstiné. Albert, vous nous revoyez, votre sœur et moi, comme de simples étrangers, après avoir été séparés si long-temps, et nous avoir donné autant d’inquiétude sur votre compte ; pourtant vous êtes revenu sain et sauf, et vous nous avez retrouvés en bonne santé. — Revenu, oui… mais en sûreté, mon cher père, c’est un mot qu’on ne pourra nous appliquer d’ici à quelque temps, à nous autres échappés de Worcester. Pourtant ce n’est point ma propre sûreté qui me rend inquiet. — Et pour qui le seriez-vous donc ?… Tous les bruits s’accordent à dire que le roi n’est plus sous la dent du chien. — Non sans quelque danger pourtant, » dit à voix basse Louis, pensant à sa rencontre avec Bévis le soir précédent.

« Oui, non sans danger, répéta le chevalier ; mais comme dit le vieux Will[1] :

Quelque chose de si divin
Entoure un monarque suprême,
Que la trahison elle-même
N’ose observer son front serein.

Oui, oui… grâce à Dieu ! on y a veillé ; notre fortune, notre espoir est parvenu à s’échapper, toutes les nouvelles l’assurent ; échappé de Bristol… Si je pensais autrement, Albert, je serais aussi triste que vous. Du reste, je me suis caché pendant un mois dans cette demeure à une époque où ma découverte eût occasionné ma mort ; c’était après le soulèvement de lord Holland et du duc de Buckingham à Kingston ! Et que je sois pendu si j’ai jamais pensé une seule fois à froncer le sourcil comme vous le faites ; mais j’ai enfoncé mon chapeau sur ma tête, et me suis moqué de l’infortune comme tout Cavalier doit le faire. — Si je pouvais hasarder un mot, dit Louis, ce serait pour assurer au colonel Albert Lee que je crois fermement que le roi, quelle que soit la position dans laquelle il se trouve en ce moment, serait bien plus malheureux s’il apprenait le découragement de quelqu’un de ses plus fidèles sujets. — Vous répondez hardiment au nom du roi, jeune homme, dit sir Henri. — Oh ! mon père était si souvent prés de lui, » répondit Louis se rappelant le rôle qu’il jouait.

« Je ne m’étonne donc pas que vous ayez sitôt repris votre bonne humeur et vos bonnes manières quand vous avez appris l’évasion de Sa Majesté. Ma foi, vous ne ressemblez pas plus au jeune homme que nous avons vu hier au soir, que le meilleur cheval de chasse que j’aie jamais eu ne ressemble à un cheval de charrette. — Oh ! un bon lit, un bon repas et la main d’un domestique font beaucoup, répondit Louis. On ne reconnaîtrait guère la rosse fatiguée dont on est descendu la veille, quand on la revoit le lendemain matin, se cabrant et hennissant, reposée, rassasiée, et prête à recommencer la course, surtout si l’animal est de bonne race, car ce sont ceux qui se remettent le plus vite. — Eh bien ! puisque votre père était courtisan, et que vous avez appris, je pense, quelque chose du métier, parlez-nous un peu, maître Kerneguy, de celui dont nous aimons tant à nous entretenir… du roi ; nous sommes tous ici sûrs et discrets, n’ayez donc pas peur. Il donnait de grandes espérances dans sa jeunesse ; je pense que les fleurs doivent promettre aujourd’hui des fruits abondants ? »

Pendant que le chevalier parlait, Louis baissa les yeux, et parut d’abord chercher sa réponse. Mais avec son admirable habileté à se tirer de pareils embarras, il répondit : « Que réellement il n’osait traiter un pareil sujet en présence de son patron, le colonel Albert, qui avait été plus à même que lui de juger du caractère du roi Charles. »

Albert fut donc aussitôt assailli par le chevalier, qui le supplia, ainsi qu’Alice, de donner à la compagnie des détails sur le caractère de Sa Majesté.

« Je parlerai d’après les faits, répondit Albert, et alors on ne m’accusera point de partialité. Si le roi n’avait pas un génie entreprenant et des talents militaires, il n’aurait jamais tenté l’expédition de Worcester… S’il n’avait pas un grand courage, il n’aurait pas disputé si long-temps la bataille que Cromwell la crut un moment perdue… Qu’il est aussi prudent que patient, les circonstances de sa fuite le prouvent ; qu’il possède l’amour de ses sujets, c’est évident, puisque, nécessairement connu de beaucoup d’entre eux, il n’est trahi par personne. — Honte à vous, Albert ! s’écria sa sœur ; est-ce ainsi qu’un bon Cavalier doit peindre son prince, appliquant mesquinement un exemple à chacun des éloges qu’il lui donne, comme un colporteur qui mesure de la toile à l’aune ?… Ah, fi !… je ne m’étonne pas que vous ayez été vaincu si vous combattiez aussi froidement pour votre roi que vous en parlez maintenant. — J’ai fait tout mon possible, sœur Alice, pour tracer un portrait qui ressemblât à l’original que j’ai vu et connu… Si c’est un portrait d’imagination qu’il vous faut, adressez-vous à un artiste plus ingénieux que je ne viens de me montrer. — Eh bien ! c’est moi qui vais être cet artiste, dit Alice, et dans mon portrait, notre monarque paraîtra avec toutes les qualités dignes de sa naissance, il sera tout ce qu’il doit être, dans son malheur même… tout ce que je suis sûre qu’il est, ainsi doit le croire tout cœur loyal de son royaume. — Bien, bien, Alice ! s’écria le vieux chevalier… nous mettrons ton portrait en parallèle avec celui de ton frère, et notre jeune ami jugera. Je parierais mon meilleur cheval, c’est-à-dire, je le parierais si on m’en avait laissé un seul, qu’Alice sera le plus habile des deux peintres… Le cerveau de mon fils, je pense, est encore tout troublé depuis sa défaite… il n’en a pas encore chassé la fumée de Worcester. Honte à toi !… être jeune, et te laisser abattre par une seule défaite ! si tu avais été battu vingt fois comme moi, c’est alors qu’il y aurait de quoi prendre un air triste… Mais, voyons, Alice ; les couleurs doivent être broyées sur ta palette… En avant, et donne-nous quelque chose qui ressemble aux portraits vivants de Van Dyck, pour le comparer à la peinture fade et sèche que voilà, et qui nous représente notre ancêtre Victor Lee. »

Alice, il faut l’observer, avait été élevée par son père dans les sentiments de loyauté excessive et même exagérée qui caractérisaient les Cavaliers, et réellement elle était royaliste enthousiaste. D’ailleurs l’heureux retour de son frère lui avait rendu sa gaîté ; elle souhaitait prolonger la bonne humeur à laquelle son père s’abandonnait pour la première fois depuis si long-temps.

« Eh bien donc, dit-elle, quoique je ne sois pas un Apelle, je tâcherai de peindre un Alexandre dont le modèle existe, je l’espère, et même suis déterminée à le croire, dans la personne de notre souverain exilé. J’ai foi en une prochaine restauration, et je ne prendrai pas ses traits ailleurs que dans sa propre famille. Il aura tout le courage chevaleresque, toute l’habileté militaire de son aïeul Henri de France, pour remonter sur son trône ; ce sera la même bienveillance, le même amour pour son peuple ; la même patience à écouter un conseil désagréable ; toute sa joie sera de sacrifier ses désirs et ses plaisirs au bien public, afin qu’il soit béni durant tout son règne, et que l’on garde si long-temps sa mémoire après sa mort que, pendant des siècles, on regardera comme un sacrilège de médire du trône qu’il aura occupé. Long-temps après sa mort, tant qu’il existera un vieillard qui l’aura vu, fût-il palefrenier ou domestique, sa vieillesse sera soignée aux frais de l’État, et ses cheveux gris seront plus respectés qu’une couronne de baronnet, parce qu’il se souviendra de Charles II, le monarque de tous les clans d’Angleterre. »

Tandis qu’Alice parlait, elle songeait n’être entendue que de son père et de son frère, car le page s’était retiré à l’écart de la compagnie, et rien ne le rappelait à la pensée d’Alice. Elle se laissa donc aller à son enthousiasme, et lorsque des larmes brillèrent dans ses beaux yeux, que ses beaux traits commencèrent à s’animer, on eût dit un chérubin descendu du ciel pour proclamer les vertus d’un monarque patriote. La personne que ce portrait intéressait principalement s’était retirée en arrière, comme nous l’avons dit, et se cachait le visage, mais de manière à se ménager la vue de la belle enthousiaste.

Albert Lee, qui savait en présence de qui cet éloge était prononcé, était fort embarrassé ; mais son père, dont les sentiments les plus chers étaient satisfaits, s’abandonnait au ravissement : « Voilà pour le roi, Alice ; mais parlez-nous maintenant de l’Homme. — Quant à l’Homme, » continua Alice sur le même ton, « je ne puis faire plus que de lui souhaiter les vertus de son malheureux père. Ses ennemis ont reconnu que si les vertus morales et religieuses étaient considérées comme les qualités qui méritent une couronne, personne n’avait un droit plus incontestable que lui à la réclamer ; tempérant, sage, frugal et pourtant magnifique pour récompenser le mérite… ami des lettres et des muses, mais réprimant avec sévérité le mauvais usage de ces dons du ciel ; le plus estimable des hommes, maître bienveillant ; le meilleur des amis, le meilleur des pères, le meilleur des chrétiens… » Ici sa voix commença à s’altérer, et déjà le mouchoir de son père était à ses yeux.

« Il était tout cela, ma fille… il était tout cela, s’écria sir Henri ; mais n’en dites pas davantage, je vous en prie… pas davantage sur ce sujet… En voilà assez : que son fils possède seulement ses vertus avec de meilleurs conseillers et une meilleure fortune, et il sera tout ce que l’Angleterre pourra souhaiter, même dans ses désirs les plus exigeants. »

Il y eut après ces paroles un moment de silence, car Alice se trouva confuse, comme si elle avait parlé avec plus de franchise et d’enthousiasme qu’il ne convenait à son sexe et à sa jeunesse. Sir Henri s’abandonnait à de tristes souvenirs sur le sort de son dernier souverain ; pendant ce temps-là, Kerneguy et son patron supposé éprouvaient de l’embarras, peut-être parce qu’ils étaient convaincus que le véritable Charles était bien au dessous du portrait idéal que l’on venait de tracer avec de si brillantes couleurs. Il est certains cas où des louanges exagérées ou inopportunes deviennent la satire la plus sévère.

Mais de telles réflexions n’étaient pas de nature à occuper longtemps celui auquel elles auraient pu être si grandement utiles. Il prit un ton railleur, ce qui est peut-être le moyen le plus commode d’échapper aux reproches que fait la conscience. « Tout Cavalier, dit-il, devrait fléchir le genou devant mistress Alice Lee, pour avoir fait un portrait si flatteur du roi notre maître, en mettant à contribution à son profit toutes les vertus de ses ancêtres ; seulement il est un point qu’il ne s’attendait pas qu’une femme aurait passé sous silence. Après avoir fait de lui, du chef de son grand’père et de son père, un modèle de toutes les vertus royales et privées, pourquoi ne pas l’avoir aussi gratifié des grâces personnelles qui distinguaient sa mère ?… Comment le fils d’Henriette-Marie, la plus belle femme de son temps, ne joindrait-il pas à toutes les autres qualités la recommandation d’un beau visage et d’une tournure élégante ?… Il a le même droit héréditaire à la beauté du corps qu’aux qualités de l’esprit, et le portrait avec cette addition serait parfait dans son genre… Dieu fasse qu’il soit ressemblant ! — Je vous entends, maître Kerneguy, dit Alice ; mais je ne suis point une fée, et ne puis accorder, comme les fées dans les contes de nos nourrices, les dons que la Providence a refusés. Je suis assez femme pour avoir pris des informations à ce sujet, et je tiens de source certaine que le roi, qui a reçu le jour de parents d’une beauté si extraordinaire, est d’une laideur peu commune. — Bon Dieu, ma sœur ! » dit Albert se levant dans un mouvement d’impatience.

« Comment ! c’est vous-même qui me l’avez dit, » répliqua Alice surprise de l’émotion qu’il montrait ; « et vous avez ajouté même… — C’est intolérable, murmura Albert ; il faut que je sorte pour parler à Jocelin sur-le-champ. Louis, » continua-t-il en jetant un regard suppliant sur Kerneguy, vous viendrez sûrement avec moi ? — Ce serait bien volontiers, » répliqua ce dernier en souriant malicieusement ; « mais vous voyez combien je souffre encore de la blessure qui me fait boiter… Non, non, Albert, » lui dit-il tout bas en résistant aux efforts que faisait le jeune Lee pour l’engager à sortir ; « pouvez-vous supposer que je sois assez fou pour me fâcher de cela ?… au contraire, j’ai le désir d’en profiter. — Dieu le veuille ! » se dit en lui-même le jeune homme en quittant la chambre ; « ce sera la première leçon dont vous ayez jamais profité ; et que le diable confonde les intrigues et les intrigants qui m’ont décidé à vous amener dans cette maison ! » Et il alla dissiper sa mauvaise humeur dans le parc.


  1. C’est ici le vieux Shakespeare. a. m.