Woodstock/Chapitre XXIII

Woodstock, ou Le Cavalier, Histoire de l’année 1651
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 8p. 289-298).


CHAPITRE XXIII.

RÉFLEXIONS.


C’est ici, dit-on, qu’il vient chaque jour avec ses fougueux compagnons de débauches ; et lui, jeune, léger, efféminé, se fait un point d’honneur d’être le patron de cette bande dissolue.
Shakspeare. Richard II.


La conversation qu’Albert avait inutilement tâché d’interrompre continua sur le même sujet après son départ. Elle plaisait à Louis Kerneguy, car la vanité personnelle et la susceptibilité contre un juste reproche, n’étaient pas au nombre de ses défauts ; et à vrai dire, elles étaient incompatibles avec un esprit qui, réuni à des principes plus solides, et à plus de résolution et de fermeté, avec moins d’égoïsme, aurait mérité à Charles un rang distingué parmi les monarques anglais. De son côté, sir Henri écoutait avec une joie bien naturelle les nobles sentiments exprimés par un être aussi cher que sa fille. Il avait un esprit plus sensé que brillant, et il possédait cette espèce d’imagination qui s’anime difficilement, à moins d’être excitée par une autre, comme le globe électrique ne produit des étincelles qu’après avoir été frotté contre ses coussins. Il fut donc charmé quand Kerneguy poursuivit la conversation, en faisant observer que mistress Alice Lee n’avait point expliqué comment la bonne fée, qui avait fait présent de toutes les qualités de l’esprit, n’avait point réparé les imperfections corporelles.

« Vous vous méprenez, monsieur, répondit Alice ; je ne parle point au présent ; seulement je m’efforce de peindre notre roi tel que j’espère qu’il est… tel que je suis sûre qu’il peut être, pourvu toutefois qu’il le veuille. La voix générale, qui m’a appris que son extérieur était désagréable, parle aussi de ses talents, comme étant du premier ordre. Ainsi, il a les moyens d’atteindre à la perfection, s’il les cultive soigneusement et s’il en fait un bon usage ; s’il maîtrise ses passions, et n’écoute que la voix de la raison… Tout homme honnête ne peut être habile ; mais tout homme habile peut, s’il le veut, se distinguer en même temps par ses vertus et ses talents. »

Le jeune Kerneguy se leva brusquement et fit un tour dans la chambre, avant que le chevalier pût faire aucune observation sur ce singulier mouvement de vivacité ; il se rassit sur sa chaise, et dit d’une voix un peu altérée : « Il paraît, à ce que je vois, mistress Alice Lee, que les bons amis qui vous ont fait le portrait de ce pauvre roi, l’ont aussi maltraité sous le rapport de la moralité que de la figure. — Vous avez été mieux que moi à même d’en juger, monsieur ; mais le bruit public l’accuse d’une licence qui, de quelque manière que les courtisans l’excusent, ne convient pas, pour ne rien dire de plus, au fils du martyr. Je serais heureuse si ces bruits étaient contredits par des personnes mieux informées. — Je suis étonné, dit sir Henri Lee, que vous soyez assez folle, Alice, pour faire allusion à de pareilles choses : ce sont de pures calomnies inventées par les coquins qui ont usurpé le gouvernement, des contes imaginés par nos ennemis. — Monsieur, » dit Kerneguy en riant, « votre zèle ne doit point vous porter à imputer à nos ennemis les calomnies dont ils ne sont pas coupables. Mistress Alice m’a fait une question : je puis seulement répondre que personne ne peut être plus dévoué que je ne le suis au roi, que je suis enthousiaste de ses mérites, et aveugle pour ses défauts ; en un mot, que je serais le dernier homme au monde à abandonner sa cause, tant qu’elle sera tenable. Néanmoins, je dois avouer que, si la morale un peu relâchée de son grand’père, le roi de Navarre, n’est pas tout-à-fait la sienne, le pauvre Charles a pris sa part de certains défauts qui ternirent la gloire de ce grand prince… j’avoue qu’il a le cœur un peu tendre près de la beauté… Ne le blâmez pas trop sévèrement, jolie mistress Alice ; quand le malheureux destin d’un homme l’a placé au milieu des ronces, on serait cruel de lui défendre de cueillir quelques roses qu’il rencontre parmi elles. »

Alice, qui pensait probablement en avoir dit assez, s’était levée pendant que maître Kerneguy parlait, et sortit avant qu’il eût achevé, n’ayant pas l’air d’entendre la question qu’il lui adressait en finissant. Son père approuva son départ ; il ne pensait pas que la tournure que Kerneguy avait donnée à l’entretien convînt beaucoup aux oreilles de sa fille ; et désirant rompre la conversation sans blesser les convenances : « Je vois, dit-il, que c’est le moment où, comme dit Will, les affaires du ménage réclament la présence de ma fille ; je vous inviterai donc, jeune homme, à prendre un peu d’exercice, en faisant assaut avec moi à la rapière seule ou à la rapière et au poignard, ou avec vos armes nationales, la claymore et le bouclier ; pour tous ces exercices, ou pour tout autre que vous voudrez choisir, nous trouverons tout ce qui sera nécessaire dans le vestibule. — Ce serait trop d’honneur pour un pauvre page d’essayer une passe d’armes avec un chevalier aussi renommé que sir Henri Lee ; et il aurait désiré en profiter avant son départ de Woodstock ; mais pour le moment sa blessure le fait tant souffrir que cette épreuve tournerait trop à son désavantage. »

Sir Henri Lee proposa alors de lui lire une pièce de Shakspeare, et, à cet effet, il ouvrit le volume de Richard II ; mais à peine eut-il débité :


Un Jean de Gand confédéré,
Lancastre long-temps honoré,


que le jeune homme fut saisi sur-le-champ d’une crampe violente qui lui rendait la promenade absolument nécessaire. En conséquence il demanda la permission de sortir quelques instants dans le cas où sir Henri Lee penserait qu’il pourrait le faire sans danger.

« Je puis répondre de deux ou trois de nos gens qui nous restent encore, dit sir Henri Lee, et je sais que mon fils leur a ordonné d’être constamment aux aguets ; si vous entendez sonner la cloche de la Loge, vous aurez soin de revenir sur-le-champ à la maison, en passant auprès du chêne du Roi que vous voyez dans cette clairière, et qui domine les autres arbres. Nous aurons quelqu’un qui restera en cet endroit pour vous introduire secrètement dans la maison. »

Le page écouta cet avis prudent avec l’impatience d’un écolier qui, désireux de mettre à profit son dimanche, entend sans y faire attention la recommandation de son précepteur ou de son père qui l’engage à ne pas s’échauffer.

Tout ce qui avait rendu l’intérieur de la Loge agréable avait disparu lorsqu’Alice Lee se fut retirée, et le jeune page alerte échappa au plus vite à l’exercice et à la lecture que sir Henri Lee lui avait proposés ; il attacha sa rapière à son côté, prit son manteau, ou plutôt celui qui faisait partie des vêtements qu’il avait empruntés, ayant soin de le relever de manière à se couvrir le visage, et à ne laisser voir que ses yeux. D’ailleurs, c’était la mode à cette époque de porter ainsi son manteau dans les rues, à la campagne, dans les lieux de rassemblement, toutes les fois que l’on voulait marcher tranquille, et s’éviter la peine de répondre aux saluts et aux félicitations. Il traversa l’esplanade qui séparait la Loge du bois avec la légèreté d’un oiseau échappé de sa cage, et qui, joyeux de sa liberté, sent en même temps qu’il a besoin de protection et d’abri ; le bois semblait propre à procurer l’un et l’autre au jeune fugitif.

Quand il fut à l’ombre des branches et dans l’obscurité de la forêt, à l’abri de toute observation, quoique à portée de voir encore la façade de la Loge et l’espace découvert qui se trouvait devant, le prétendu Louis Kerneguy donna cours à ses réflexions.

« Quelle mésaventure !.. Faire assaut avec un vieillard goutteux qui ne connaît pas, j’ose le dire, d’autres coups que ceux que l’on portait du temps du vieux Vincent Sariolo ; ou, misère d’une autre espèce, l’entendre lire un de ces imbroglios de scènes que les Anglais appellent une pièce de théâtre, du prologue à l’épilogue, depuis la première entrée jusqu’à l’exeunt omnes[1] ! C’eût été une horreur sans pareille, une pénitence qui aurait rendu une prison encore plus sombre, et ajouté à l’ennui de Woodstock. »

Il s’arrêta un instant en cet endroit, regarda autour de lui, et reprit le cours de ses méditations. « C’était donc ici qu’autrefois le vieux Normand cachait sa jolie maîtresse. Je garantis, sans l’avoir vu, que Rosemonde Clifford ne fut jamais à beaucoup près aussi belle que cette aimable Alice Lee ; quel feu il y a dans l’œil de cette jeune fille ! avec quel abandon, quel entraînement elle débita ce discours enthousiaste, ne cherchant qu’à exprimer les sentiments dont elle était alors pénétrée ! Si je reste long-temps ici, en dépit de la prudence et de beaucoup d’autres obstacles, je tenterai de la réconcilier avec la laide figure de ce prince si peu favorisé du ciel… Peu favorisé ! c’est une sorte de trahison pour une fille qui affecte tant de loyauté, de parler ainsi de son roi ; et, à mon avis, cela mérite châtiment… Ah ! jolie mistress Alice, bien des mistress Alice avant vous ont fait de semblables exclamations sur les irrégularités du genre humain, sur la perversité du siècle, et ont fini par être bien aises de se prévaloir de l’une et de l’autre pour leur propre compte.

« Mais son père, ce vieux et brave Cavalier, le vieil ami de mon père, si pareille chose arrivait, il en aurait le cœur navré… Il est trop raisonnable pour cela. Si je donnais à son petit-fils le droit d’ajouter à ses armes celles de l’Angleterre, qu’importe si l’on y voit en travers la barre de bâtardise !… Baste, au lieu de le déshonorer, c’est là une distinction glorieuse. Les hérauts, à leurs premières visites, le placeraient d’un degré plus haut sur le rôle de la noblesse ; ensuite, s’il se montrait un peu récalcitrant, le vieux traître ne le mérite-t-il pas ? Premièrement pour avoir eu la déloyale intention de faire à mon corps des marques de noir et de bleu, avec ses vils fleurets. Secondement, pour avoir comploté avec Will Shakspeare, un drôle aussi vieux que lui, de me lire, à m’en faire mourir, cinq actes d’une pièce historique, d’une chronique intitulée : La Vie et la Mort piteuse de Richard II. Ventrebleu ! ma propre vie est déjà assez piteuse elle-même, je pense ; et ma mort s’en ressentira beaucoup, autant que je puis le prévoir. Ah ! mais ensuite le frère… mon ami… mon guide… ma garde… cette intrigue que je médite le touche un peu ; elle ne lui semblerait pas des plus belles. Mais ces frères fanfarons, rodomonts et vindicatifs n’existent que sur le théâtre. Que, pour venger sa sœur qui a été séduite, si elle-même n’est pas coupable de séduction, ce qui peut arriver, un frère poursuive un malheureux avec autant d’acharnement que si celui-ci lui avait marché sur l’orteil sans s’excuser, c’est une chose entièrement passée de mode depuis que Dorset tua le lord Bruce, il y a déjà long-temps. Bah ! quand un roi est l’offenseur, le plus vaillant homme ne perd pas grand’chose à souffrir une petite injure qu’il ne peut personnellement venger. Et en France il n’est pas un noble seigneur qui ne retroussât son chapeau d’un pouce plus haut, s’il pouvait se vanter d’une pareille alliance avec le grand monarque. »

Telles furent les pensées qui vinrent assaillir l’esprit de Charles, dans les premiers moments après sa sortie de la Loge de Woodstock, et à son entrée dans la forêt dont elle était entourée. Cette logique perverse ne doit cependant pas être attribuée à la disposition naturelle de son cœur, et sa raison qui était droite ne l’admettait pas sans scrupule ; mais il avait été conduit à adopter ces arguments par suite d’une intimité trop étroite avec les jeunes seigneurs légers et corrompus parmi lesquels il avait passé sa vie. C’était le résultat de ses entretiens avec Villiers, Wilmot Sedley, et autres dont le génie devait corrompre ce siècle ainsi que le monarque. De tels hommes élevés dans la licence de la guerre civile sans être soumis au frein que dans les temps ordinaires l’autorité des parents et d’une famille impose aux passions fougueuses de la jeunesse, s’étaient livrés à toute espèce de vices ; ils étaient capables d’en inspirer le goût par leurs préceptes comme par leurs exemples ; et ils tournaient sans pitié en ridicule tous les nobles sentimens qui empêchent les hommes de satisfaire leurs passions désordonnées.

Les événements de la vie du roi l’avaient disposé à admettre cette doctrine épicurienne ; malgré tous ses droits à la compassion et à l’assistance, il s’était vu accueilli froidement par les Cours qu’il avait visitées ; il en avait été traité plutôt comme un suppliant qu’on n’ose repousser, que comme un monarque exilé. Il avait vu ses droits mêmes et ses prétentions n’exciter que le mépris et l’indifférence, et dans la même proportion, il s’était laissé aller à la dureté de cœur, à l’égoïsme et aux plaisirs qui lui assuraient des dédommagements immédiats. S’il se les procurait aux dépens du bonheur des autres, devait-il, à cet égard, être bien scrupuleux, quand il n’agissait que par imitation.

Mais quoique les bases de ce malheureux système fussent déjà consolidées chez lui, cependant le prince encore jeune n’était pas aussi complètement livré à ces principes pervers qu’il le fut plus tard, quand une porte s’ouvrit inopinément pour sa restauration. Au contraire, quoique les raisonnements d’un débauché que nous avons rapportés plus haut, comme s’il les avait exprimés lui-même, se présentassent sans aucun doute à son esprit comme ceux qui lui auraient été suggérés en pareille occasion par ses conseillers ordinaires, cependant il fit réflexion que ce qui aurait passé pour une peccadille en France et dans les Pays-Bas, ou qui aurait été le sujet d’un conte amusant ou d’une pasquinade pour les beaux esprits de sa cour errante, serait probablement regardé comme une horrible ingratitude et une trahison infâme par la noblesse anglaise, et porterait un coup funeste et peut-être irrémédiable à ses intérêts, parmi les plus vieux et les plus respectables gentilshommes qui lui étaient attachés. Il lui vint aussi à la pensée… car son intérêt personnel ne lui échappait pas même dans cette manière d’envisager la question… qu’il était au pouvoir des Lee, père et fils, qui avaient toujours passé au moins pour suffisamment scrupuleux sur le point d’honneur ; et s’ils soupçonnaient seulement un affront semblable à celui dont il avait conçu la pensée, ils ne seraient pas en peine de trouver les moyens d’en tirer une vengeance éclatante, soit par leurs propres mains, soit par celles de la faction dominante.

« Le danger de faire rouvrir la fatale fenêtre à Whitehall, et de renouveler la tragédie de l’homme masqué[2], serait une pénitence plus sévère, pensa-t-il en dernier lieu, que le vieux banc de repentance en Écosse[3], et, toute jolie que soit Alice Lee, je ne m’en gagerai pas pour cette intrigue à courir de pareils risques. Ainsi, adieu, charmante jeune fille ! à moins que, comme cela s’est vu quelquefois, il ne te prenne fantaisie de te jeter aux genoux de ton roi, et, dans ce cas, je suis trop magnanime pour te refuser ma protection… Et cependant, quand je me représente ce vieillard pâle et glacé comme un mort, ainsi que je l’ai vu hier au soir étendu devant moi, quand je me figure la fureur d’Albert Lee transporté d’indignation, la main sur une épée que la loyauté seule l’empêche de plonger dans le cœur de son souverain… Non, ce tableau est trop horrible ! Charles doit pour toujours changer son nom en celui de Joseph, quelque tentation qu’il puisse éprouver : et puisse la fortune bienveillante ne pas m’y exposer !… »

Pour dire la vérité sur un prince plus malheureux par le choix des compagnons de ses premières années et par l’endurcissement auquel il s’habitua, par les aventures et la vie désordonnée de sa jeunesse, que par ses dispositions naturelles, Charles se détermina d’autant plus facilement à prendre ce parti, qu’il n’était pas sujet à ces passions violentes et irrésistibles pour l’accomplissement desquelles on sacrifie sans regret le monde entier. Ses amours, ils furent comme bien d’autres de ce siècle, plutôt affaire d’habitude et de mode que de tendresse et de passion ; et, en se comparant à cet égard à son grand-père Henri IV, il ne rendait exactement justice ni à son aïeul ni à lui-même. Pour parodier les expressions d’un poète entraîné par ces passions orageuses qui ont besoin d’une occasion pour s’élever, il n’était

De ces gens aimant tendrement,
Et de ces gens aimant aveuglément.

Un amour n’était pour lui qu’un sujet d’amusement, une suite naturelle, à ce qu’il lui semblait, du cours ordinaire des choses dans la société. Il ne se mettait pas en peine de déployer l’art d’un séducteur, parce qu’il avait rarement trouvé l’occasion de le faire ; son rang, et la corruption de quelques femmes des sociétés où il avait vécu le lui rendant inutile ; de plus, il avait par la même raison rarement rencontré des parents ou même des maris qui s’étaient opposés à ce que les choses suivissent leur cours naturel.

Ainsi, malgré la perversité de sa morale, et quoiqu’il se fût fait un système de ne croire ni à la vertu des femmes, ni à l’honneur des hommes en ce qui concernait la réputation de leurs épouses ou de leurs filles, Charles n’était pas homme à introduire, de propos délibéré, le déshonneur dans une famille où une conquête pouvait être vivement contestée, entourée d’obstacles, et suivie d’une affliction universelle, indépendamment des passions plus violentes qui s’allumeraient contre l’auteur d’un pareil scandale.

Mais le danger de la société du roi consistait en ce qu’il ne croyait pas à la possibilité d’un cas où le remords pût remplir d’amertume le cœur de la principale victime, et le ressentiment passionné de sa famille exposer le séducteur à de grands périls. Il avait vu sur le continent de pareilles affaires traitées comme des choses fort ordinaires, et qui s’arrangeaient toujours aisément lorsqu’un homme d’un haut rang y était intéressé. En général, il était d’un scepticisme absolu sur la vertu des deux sexes, et disposé à la considérer comme un voile dont la pruderie s’enveloppait chez les femmes, et chez les hommes comme une hypocrisie pour faire payer plus cher leurs complaisances.

Pendant que nous discutons la nature de ses dispositions à la galanterie, ce monarque fut conduit par le chemin qu’il avait choisi au hasard, à travers mille détours, sous les fenêtres de l’appartement de Victor Lee, à l’une desquelles il aperçut Alice soignant et arrosant des fleurs placées sur le balcon. Il était facile, pendant le jour, d’y monter, quoiqu’il eût trouvé difficile de l’escalader pendant la nuit ; mais Alice n’était pas seule ; son père se montra aussi à la fenêtre, et il fit signe à Charles de venir le joindre. La réunion de famille paraissait alors plus attrayante qu’auparavant, et le monarque fugitif, las de combattre ainsi les remords de sa conscience, était disposé à laisser aller les choses au gré du hasard.

Il franchit lestement l’escalier en ruine et fut accueilli cordialement par le vieux chevalier qui faisait grand cas de l’agilité. Alice aussi parut revoir avec plaisir ce vif et intéressant jeune homme. Sa présence, et la gaîté naturelle que lui inspirèrent les saillies du page, excitèrent celui-ci à déployer cet esprit brillant et enjoué que personne ne possédait à un plus haut degré que lui.

Ses remarques satiriques enchantaient le vieux gentilhomme ; il riait aux larmes en voyant le jeune homme, dont il était si loin de soupçonner le rang, imitant, pour le divertir, différents membres du clergé presbytérien d’Écosse, le pauvre et orgueilleux hidalgo du Nord, la morgue, l’importance et l’accent celtique du chef montagnard, caractères que son séjour en Écosse lui avaient rendus familiers. Alice aussi riait et applaudissait ; elle s’amusait, et voyait avec joie son père s’amuser comme elle. Tous trois étaient d’une gaîté charmante quand Albert Lee entra ; il cherchait Louis Kerneguy pour aller ensemble causer avec le docteur Rochecliffe, que son zèle, sa persévérance, la variété merveilleuse de ses connaissances, avaient rendu leur pilote au milieu de ces circonstances difficiles.

Il n’est pas nécessaire de faire connaître au lecteur tous les détails de leur entretien : les renseignements obtenus étaient favorables ; l’ennemi paraissait ne s’être pas douté que le roi avait pris la route du Sud ; on continuait de croire qu’il s’était échappé de Bristol, comme le bruit en avait couru, et comme en effet le prince en avait eu le projet. Mais le capitaine du navire sur lequel il devait s’embarquer, craignant pour sa sûreté personnelle, avait mis à la voile sans son royal passager ; mais son départ et le soupçon du motif de son arrivée firent croire généralement que le roi était parti avec lui.

Ces nouvelles étaient consolantes, mais le docteur en avait reçu de la côte de moins agréables. On trouvait de grandes difficultés à se procurer un navire auquel on pût confier un dépôt si précieux, et surtout on engageait Sa Majesté à ne point s’approcher de la côte jusqu’à ce qu’on l’eût avertie que tout était près pour son départ.

Personne ne pouvait indiquer une retraite plus sûre que celle qu’il occupait en ce moment. Le colonel Éverard ne passait certainement pas pour ennemi personnel du roi, et Cromwell, à ce qu’on croyait, avait en lui une confiance sans bornes. L’intérieur de la Loge offrait des cachettes sans nombre, des issues secrètes connues seulement des anciens habitants du château… et du docteur Rochecliffe mieux que d’aucun d’eux ; car lorsqu’il était recteur de la ville voisine, son goût pour les recherches d’antiquités l’avait engagé à faire de nombreuses excursions parmi les vieilles ruines, et l’on croyait que, dans plus d’un cas, il avait gardé pour lui seul le résultat de ses découvertes.

Ces avantages étaient balancés par quelques inconvénients ; il n’était pas douteux que les commissaires du parlement étaient toujours dans le voisinage, et qu’ils profiteraient de la première occasion favorable pour user de leur autorité. Mais il n’était pas probable qu’une telle occasion dût se présenter, et l’on croyait généralement, comme l’influence de Cromwell et de l’armée augmentait de jour en jour, que les commissaires désappointés n’entreprendraient rien de contraire à ses volontés, et qu’ils attendraient avec patience une commission qui les indemniserait de celle qui venait de leur échapper. Le bruit, propagé par maître Joseph Tomkins, s’était répandu qu’ils s’étaient résolus à se retirer d’abord à Oxford, et qu’ils faisaient leurs préparatifs à cet effet. Cela devait augmenter la sécurité de Woodstock. Il fut donc arrêté que le roi, sous le nom de Louis Kerneguy, continuerait de demeurer à la Loge jusqu’à ce qu’on se fût procuré un vaisseau pour son départ dans le port qui serait jugé le plus sûr et le plus convenable.


  1. Ils sortent tous. a. m.
  2. Charles Ier fut décapité par un homme masqué, devant son palais de Whitehall, dans la cité de Londres. a. m.
  3. Voir Waverley. a. m.