Woodstock/Chapitre XXI

Woodstock, ou Le Cavalier, Histoire de l’année 1651
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 8p. 264-273).


CHAPITRE XXI.

LE COUCHER.


L’écuyer. Salut, noble prince !
Le roi Richard. Grand merci, noble pair ! celui qui de nous est à meilleur marché, est encore de huit sous trop cher.
Shakspeare. Richard III.


Albert et son page furent conduits par Jocelin dans ce qu’on appelait l’appartement espagnol : c’était une grande chambre à coucher, antique et dans un délabrement presque complet, mais encore meublée d’un large lit à pieds pour le maître, et d’un lit de camp pour le domestique, comme c’était l’usage, il y a encore peu de temps, dans les vieux châteaux d’Angleterre, où les hôtes avaient souvent besoin d’un valet de chambre pour les aider à se mettre au lit, d’après la manière dont ils avaient été reçus. Les murailles étaient tapissées en cuir de Cordoue incrusté d’or, représentant des batailles entre les Espagnols et les Maures, des combats de taureaux et d’autres amusements particuliers à la Péninsule, d’où la chambre tirait son nom de Chambre espagnole. Cette tenture était en quelques endroits entièrement usée, dans d’autres effacée ou pendante en lambeaux. Mais Albert ne s’arrêta point à faire des observations ; il semblait impatient de mettre Jocelin à la porte, et il y réussit en répondant vite et négativement à ses offres d’une nouvelle provision de bois, d’un nouveau flacon de liqueur, et en rendant au garde, avec la même concision, tous ses nombreux bonsoirs. Jocelin se retira enfin un peu fâché, et pensant que son maître aurait dû honorer de quelques mots de plus un vieux et fidèle serviteur après une si longue absence.

Joliffe ne fut pas plutôt sorti, et avant qu’Albert Lee et son page eussent échangé un seul mot, le premier s’approcha de la porte, examina serrure, loquet et verroux, et ferma le tout avec la plus scrupuleuse attention. Il ajouta, en outre, à toutes ces précautions, celle d’un verrou à vis qu’il tira de sa poche, et qu’il vissa sur la gâche de manière à ce qu’il fût impossible de le faire tomber ou d’ouvrir la porte, à moins de la briser ; pendant cette opération, qui fut exécutée avec beaucoup d’adresse et de promptitude, le page lui tint la lumière. Mais quand Albert se releva de dessus ses genoux, où il était resté pendant qu’il s’acquittait de sa tâche, les manières des deux compagnons changèrent aussitôt à l’égard l’un de l’autre. L’honorable maître Kerneguy, quittant tout-à-coup la rusticité feinte d’un ignorant Écossais, parut avoir acquis dans ses mouvements et ses manières une grâce, une aisance qu’il ne pouvait devoir qu’à une longue habitude de fréquenter souvent la meilleure compagnie de l’époque.

Il donna à Albert la lumière qu’il tenait, avec l’indifférence aisée d’un supérieur qui semble plutôt faire une grâce à son subordonné que lui imposer un devoir quand il exige un léger service. Albert, avec la plus grande marque de respect, prit à son tour le rôle d’éclaireur, et éclaira son page à travers la chambre, se gardant bien de lui tourner un seul instant le dos. Il plaça alors la lumière près du lit ; et s’approchant du jeune homme avec la plus profonde révérence, il reçut de lui son mauvais pourpoint vert avec autant de respect qu’un premier lord de la chambre, qu’un officier, ou quelque autre grand officier de la maison du roi eût ôté à son souverain le manteau de la Jarretière. Le personnage qui souffrait cette cérémonie l’endura un instant avec la plus sévère gravité ; mais alors, éclatant de rire, il s’écria : « Et que diable signifient toutes ces formalités, Albert ?… Tu es aussi poli pour ces misérables haillons que s’ils étaient de soie ou de martre, et pour le pauvre Louis Kerneguy que s’il était roi de la Grande-Bretagne. — Si les ordres de Votre Majesté et les circonstances de l’époque ont semblé pour un instant me faire oublier que vous êtes mon souverain, sire, il doit m’être permis, je pense, de vous rendre l’hommage qui vous est dû, lorsque vous êtes dans votre royal palais de Woodstock. — Vraiment, répliqua le monarque déguisé, le souverain et le palais se ressemblent bien… Cette tenture en lambeaux avec mon accoutrement en guenilles vont admirablement l’un avec l’autre. Ceci est Woodstock !… ceci est le berceau où le royal Normand s’abandonnait au plaisir avec la belle Rosemonde Clifford. Ma foi, c’est un lieu de rendez-vous pour les chats-huants ! » Puis, reprenant tout-à-coup sa courtoisie ordinaire, il ajouta, comme s’il eût craint de blesser la sensibilité d’Albert : « Mais l’endroit le plus obscur et le plus retiré n’en est que plus convenable à nos projets, Lee ; et si cette demeure ressemble à un nid de chats-huants, comme on ne peut le nier, nous savons qu’elle a pourtant aussi servi à des aigles. »

À ces mots, il se jeta sur une chaise, et reçut d’un air d’insouciance, mais cependant avec grâce, les bons offices d’Albert, qui défit les dures boutonnières de ses guêtres en cuir, et c’est alors qu’il lui dit : « Que votre père, sir Henri, est un bel échantillon du vieux temps ! il est étrange que je ne l’aie pas déjà vu… mais j’avais souvent entendu mon père en parler comme de la fleur de la vieille et vraie noblesse anglaise. À en juger par la manière dont il a commencé à me sermonner, vous avez dû avoir en lui un sévère instituteur, Albert… Je répondrais que vous n’avez jamais gardé votre chapeau sur votre tête en sa présence, n’est-ce pas ? — Je ne l’ai jamais, du moins, mis sur l’oreille devant lui, avec la permission de Votre Majesté, comme je l’ai vu faire à bien des jeunes gens ; et si cela m’était arrivé, il m’aurait fallu un solide castor pour l’empêcher de me casser la tête. — Oh ! je n’en doute pas, répondit le roi, c’est un fier gentilhomme… Mais il y a vraiment sur sa physionomie quelque chose qui vous assure que c’est par amitié pour son fils qu’il l’a corrigé quelquefois… Écoutez, Albert… en supposant que notre glorieuse restauration arrive, et s’il suffit de boire à sa santé pour en hâter le jour, il ne me semble pas très éloigné, car je suis certain que nos partisans ne négligeront jamais de faire leur devoir de cette manière ; supposons qu’elle ait lieu, et que ton père, comme de juste, devienne comte et membre du conseil privé, corbleu ! mon ami, j’aurai aussi peur de lui que mon aïeul Henri IV du vieux Sully… S’il y avait alors à la cour un bijou comme la jolie Rosemonde ou la belle Gabrielle, quel mal auraient les pages et les valets de chambre pour faire évader la jolie mignonne par l’escalier dérobé, comme contrebande, quand on entendrait dans l’antichambre les pas du comte de Woodstock ! — Je suis charmé de voir Votre Majesté si gaie après un aussi fatigant voyage. — La fatigue n’est rien, l’ami, dit Charles ; un tendre accueil et un bon souper la dissipent facilement. Mais ils doivent t’avoir soupçonné d’amener ici avec toi un loup de la forêt de Badenoch, au lieu d’un être à deux jambes qui n’a qu’un buffet ordinaire pour mettre ses provisions. J’étais vraiment honteux de mon appétit ; mais tu sais que je n’avais rien mangé depuis vingt-quatre heures, excepté l’œuf cru que tu avais volé pour moi dans le poulailler de la vieille femme… Je te le répète, je rougissais de me montrer si vorace devant ce sévère et respectable gentilhomme, ton père, et cette jolie jeune fille, ta sœur ? ta cousine ? lequel des deux ? — Ma sœur, » dit Albert Lee sèchement, puis il ajouta de suite : « L’appétit de Votre Majesté convenait à merveille au rôle qu’elle remplissait d’un gauche garçon du nord… Plairait-il à Votre Majesté d’aller prendre du repos ? — Non, encore une ou deux minutes, » lui répondit le roi restant toujours assis. « Sur ma foi, ami, j’ai à peine eu le loisir de parler aujourd’hui, et encore ce jargon du nord ! et qui plus est, la peine d’être obligé de peser chaque mot pour ne pas me trahir… ! corbleu ! c’est marcher comme les galériens sur le continent, avec un boulet de vingt-quatre livres aux pieds… ils peuvent le traîner, mais ils ne peuvent remuer facilement. Mais tu tardes bien à me payer un juste tribut de compliments pour la manière dont j’ai rempli mon rôle : et n’ai-je pas été parfait dans celui de Louis Kerneguy ? — Si Votre Majesté me demande sérieusement mon opinion, peut-être me pardonnera-t-elle de lui répondre que son accent était un peu forcé pour un jeune Écossais de bonne naissance, et ses manières un peu trop grossières. Je pense aussi… quoique je ne prétende pas être très compétent… que votre écossais n’était pas toujours pur. — Mon écossais n’était point pur ? impossible de te contenter, Albert… Ma foi, qui le parlerait plus purement que moi ?… n’ai-je pas été leur roi pendant dix mois entiers ? et si je n’ai pas appris leur langue, je ne sais vraiment pas ce que j’y ai gagné ? Les paysans de l’est, de l’ouest, du sud, et les montagnards ne venaient-ils pas tour à tour m’étourdir avec leur ton de voix rauque et guttural, fort et traînant ou aigre ?… Ventrebleu ! ami, n’ai-je pas dû avoir la patience d’écouter les harangues de leurs orateurs, les allocutions de leurs sénateurs, les réprimandes de leurs ministres ? ne me suis-je pas assis sur le tabouret de repentance ? L’ami… » continua le roi en reprenant l’accent écossais, « n’ai-je pas reçu comme une grâce du digne Mac John Gillespie la permission de faire pénitence dans ma chambre privée, au lieu de la faire en face de la congrégation ? et après tout cela, tu me diras que je ne parle pas assez bien l’écossais pour en imposer à un chevalier d’Oxford et à sa famille ? — Avec la permission de Votre Majesté… j’ai dit, en commençant, que je n’étais pas connaisseur en langue écossaise. — Fi !… c’est pure envie ! De même, vous disiez, chez Norton, que j’étais trop courtois, trop poli pour un jeune page… À présent vous me trouvez trop grossier. — Mais il y a un milieu qu’on pourrait saisir, » dit Albert, défendant son opinion sur le même ton que celui dont le roi l’attaquait ; ainsi, ce matin, par exemple, quand vous étiez habillé en femme, vous leviez vos jupons d’une manière indécente, pour traverser le premier petit ruisseau que nous avons rencontré ; et quand je vous ai averti d’y faire attention, vous êtes entré dans l’autre sans les lever du tout. — Oh ! que le diable emporte les habillements de femme ! dit Charles ; j’espère n’avoir plus besoin d’un pareil déguisement. Vrai ! ils me rendaient assez laid pour que robes, bonnets et cotillons passassent à tout jamais de mode… les chiens mêmes se sauvaient en me voyant… Si j’avais passé dans un village de cinq feux seulement, je n’aurais pas échappé la camisole de force. J’étais un libelle contre le beau sexe. Cet accoutrement de cuir n’est pas des plus agréables, mais c’est du moins propria quæ maribus[1], et je suis vraiment charmé de l’avoir repris. Je puis vous dire aussi, mon ami, qu’avec mes habits d’homme, je reprendrai mes privilèges masculins ; et puisque vous m’accusez d’avoir été ce soir trop grossier, je me conduirai demain matin en véritable courtisan près de mistress Alice. J’ai déjà fait avec elle un commencement de connaissance quand j’étais déguisé en femme, et j’ai découvert qu’il y avait d’autres colonels en meilleure odeur près d’elle que vous, colonel Albert Lee. — Avec la permission de Votre Majesté, » dit Albert… mais il s’arrêta court, ne sachant comment exprimer des sentiments d’une nature si désagréable. Charles s’en aperçut bien, cependant il continua sans scrupule : « Je me pique de lire aussi bien qu’un autre dans les cœurs des jeunes dames, quoique Dieu sache qu’ils sont souvent trop profonds, même pour les plus exercés d’entre nous. Mais je dis à ta sœur, en jouant mon rôle de diseuse de bonne aventure, et pensant, pauvre benêt, qu’une fille de campagne ne pouvait songer qu’à son frère, que certain colonel l’inquiétait. Je touchais bien le sujet, mais non la personne ; car je faisais allusion à vous, Albert ; et il m’a semblé que sa rougeur était trop vive pour que ce fût un frère qui l’occasionnât. Elle me quitta donc et s’envola comme un vanneau. Je puis l’excuser… car, en me regardant moi-même dans la fontaine, je crois que si j’avais rencontré une créature telle que j’étais alors, j’aurais crié contre elle au feu et au fagot… Or, qu’en penses-tu, Albert… et quel est ce colonel qui est plus que ton rival dans l’affection de ta sœur ? »

Albert, qui savait bien que la façon de penser du roi, quand il s’agissait du beau sexe, était plus gaillarde que délicate, s’efforça de mettre fin à cette conversation par une grave réponse.

« Ma sœur, lui dit-il, a été, pour ainsi dire, élevée avec le fils de son oncle maternel, Markham Éverard ; mais, comme son père et lui ont embrassé le parti des Têtes-rondes, les familles se sont conséquemment brouillées, et tous projets d’alliance, autrefois formés, ont par suite été depuis long-temps abandonnés de part et d’autre. — Tu es dans l’erreur, Albert, » répliqua le roi, poursuivant sans pitié sa plaisanterie, « Vous autres colonels, que tous portiez des écharpes bleues ou oranges, vous êtes trop beaux garçons pour être oubliés si aisément quand une fois vous avez été assez heureux pour inspirer de l’intérêt. Mais je pense qu’il ne faudrait pas permettre à mistress Alice, qui est si jolie, qui prie si bien pour la restauration du roi, avec l’air et l’accent d’un ange, et dont les prières doivent nécessairement être exaucées, de penser encore à un hypocrite de Tête-ronde… Qu’en dis-tu ?… me permets-tu de lui en faire sentir toute l’inconvenance ? Après tout, personne n’est plus intéressé que moi à maintenir une pure loyauté parmi mes sujets ; et si je gagne la bienveillance des jolies filles, celle des amants la suivra bientôt. C’était ainsi que faisait le joyeux roi Édouard… Édouard IV, tu sais, que le faiseur de rois, le comte de Warwick, le Cromwell de son époque, a détrôné plus d’une fois ; mais il avait pour lui les cœurs des belles dames de Londres, et les veines, les bourses des badauds s’ouvrirent libéralement pour lui, jusqu’à ce qu’il rentrât dans son palais. Qu’en dis-tu ? dépouillerai-je ma grossièreté septentrionale et parlerai-je à Alice sans feindre davantage, pour lui montrer par mon éducation et mes bonnes manières le dédommagement qu’on peut trouver près d’une laide figure ? — Sire, » dit Albert d’un air confus et embarrassé, « je ne m’attendais pas… »

Il en resta là, ne pouvant trouver des expressions assez fortes pour rendre sa pensée, et assez respectueuses pour ménager le roi, qui était dans la maison de son père et sous sa propre protection.

« Et qu’est-ce donc que n’attendait pas maître Lee ? » demanda Charles avec un grand sérieux.

Albert essaya encore de répondre, mais il ne put que dire : « J’espérais, avec la permission de Votre Majesté… » et il s’arrêta encore tout court ; son respect profond et héréditaire pour son souverain, et le sentiment des égards dus à ses infortunes, l’empêchèrent de donner un libre cours à son mécontentement.

« Qu’espère donc le colonel Albert Lee ? » demanda encore une fois Charles avec le ton sec et froid qu’il avait déjà pris. Point de réponse… « Eh bien, j’espère que le colonel Lee ne voit rien d’offensant pour l’honneur de sa famille dans une pareille plaisanterie, car autrement ce serait faire un compliment des moins agréables à sa sœur, à son père et à lui-même, pour ne pas parler de Charles Stuart, qu’il appelle son roi ; et je m’attends à ne pas être assez mal interprété pour qu’on me suppose capable d’oublier que miss Alice L-e est la fille de mon fidèle sujet et de mon hôte, et la sœur de mon guide et de mon sauveur… Allons, allons, Albert ! » ajouta-t-il reprenant tout à-coup son ton naturellement franc et peu cérémonieux, vous oubliez combien long-temps j’ai vécu sur le continent, où hommes, femmes et enfants parlent galanterie le matin, à midi et le soir, sans plus sérieuse pensée que celle de passer le temps ; et j’oubliais aussi que vous étiez de la vieille école anglaise, fils, d’après le cœur, de sir Henri, et que vous n’entendiez pas raillerie sur de tels sujets… Mais je vous demande sincèrement pardon, Albert, si Je vous ai réellement offensé. »

À ces mots, il tendit la main au colonel Lee qui, sentant qu’il avait été en effet trop prompt à mal interpréter la plaisanterie du roi, la baisa avec respect et voulut s’excuser.

« Pas un mot… pas un mot, » lui dit l’excellent prince en relevant son ami repentant qui voulait tomber à ses genoux ; « nous nous sommes compris. Vous êtes un peu effrayé de la joyeuse réputation que j’ai acquise en Écosse ; mais je vous promets d’être aussi niais en présence de miss Alice que vous ou le colonel Éverard vous le pourriez souhaiter, et de me montrer galant, si toutefois je le puis encore, avec la jolie petite femme de chambre qui nous servait à souper, à moins que vous-même, colonel Albert… — Il n’est nullement question de moi, sire, mais de Jocelin Joliffe, le sous garde, qu’il ne faut pas blesser, puisque nous lui en avons déjà tant confié, et à qui nous pouvons avoir besoin d’accorder confiance entière. Je croirais presque qu’il soupçonne les titres réels de Louis Kerneguy. — Vous êtes une bande d’accapareurs, vous autres amants de Woodstock, » dit le roi en riant ; « maintenant si l’envie me prenait, comme il arriverait à coup sûr à un Français en pareil cas, de conter fleurette à la vieille femme sourde que j’ai vue dans la cuisine, comme pis-aller. Je suis certain qu’on me dirait que son oreille a été accaparée par le docteur Rochediffe. — Je m’étonne de la bonne humeur de Votre Majesté, dit Albert, qui vous porte, après une journée de périls, de fatigues et d’accidents, à vous amuser ainsi. — C’est-à-dire que le gentilhomme de la chambre souhaite que Sa Majesté aille se coucher ?… Eh bien ! un mot ou deux sur de plus sérieuses affaires, et j’aurai fini. J’ai absolument suivi vos conseils et ceux de Rochecliffe… J’ai quitté en un instant mes habits de femme pour reprendre ceux d’homme ; au lieu d’aller droit à Hampshire, je me suis réfugié ici… Croyez-vous encore que ce soit le parti le plus sage ? — J’ai grande confiance dans le docteur Rochecliffe, répliqua Albert ; ses fréquents rapports avec les royalistes errants le mettent à même d’obtenir les renseignements les plus précis. Son orgueil pour l’étendue de ses correspondances et la complication de ses complots et projets pour le service de Votre Majesté, est sa principale nourriture. Mais sa sagacité rachète sa vanité. Je m’en rapporte d’ailleurs complétement à la fidélité de Joliffe, de mon père et de ma sœur ; je ne dirai rien pourtant ; je ne voudrais pas que Votre Majesté se fît reconnaître sans raison au delà de ce qui est indispensablement nécessaire. — Mais est-il bien de ma part de ne pas accorder mon entière confiance à sir Henri Lee ? — Votre Majesté sait dans quel évanouissement il est tombé ce soir, nous le croyions mort. Il faut s’y prendre avec ménagement pour lui apprendre une nouvelle qui l’agiterait bien davantage. — C’est vrai ; mais n’avons-nous pas à craindre une visite des rouges ?… il y en a aussi bien à Woodstock qu’à Oxford. — Le docteur Rochecliffe dit, et avec raison, répondit Lee, qu’il vaut mieux être assis auprès de la cheminée quand elle fume, et que Woodstock, hier en la possession des commissaires au séquestre, et encore entouré de soldats, serait moins suspect et moins sévèrement examiné que des coins plus éloignés qui pourraient sembler promettre plus de sûreté. D’ailleurs, ajouta-t-il, Rochecliffe connaît de curieuses et importantes nouvelles sur l’état des choses à Woodstock, grandement favorables au projet de cacher pendant deux ou trois jours Votre Majesté dans ce palais, jusqu’à ce qu’on ait trouvé un vaisseau prêt à mettre à la voile. Le parlement et le conseil d’État usurpateur avaient envoyé ici des commissaires au séquestre, que les remords de leurs consciences, ainsi que peut-être les mauvais tours de quelques audacieux Cavaliers, ont chassés par effroi de la Loge, sans leur laisser grande envie d’y revenir. Ensuite le plus formidable usurpateur, Cromwell, a délivré un mandat de possession au colonel Éverard, qui ne s’en est servi que pour restituer la Loge à son oncle, et qui veille en personne au petit bourg à ce que sir Henri ne soit pas inquiété. — Quoi ! le colonel de miss Alice, dit le roi… Voilà qui sonne l’alarme, en supposant qu’il tienne les autres drôles en arrêt ; ne pensez-vous pas, maître Albert, qu’il aura cent motifs par jour pour venir ici en personne ? — Le docteur Rochecliffe ajoute encore, répliqua Lee, que le traité conclu entre sir Henri et son neveu porte que ce dernier n’approchera de la Loge que sur invitation… De fait, ce n’a point été sans beaucoup de peine, sans beaucoup faire valoir les heureuses conséquences qui pourraient en résulter pour la cause de Votre Majesté, qu’on a pu décider mon père à rentrer à Woodstock ; mais soyez convaincu que l’envie ne lui prendra point d’envoyer une invitation au colonel. — Et soyez convaincu, vous, que le colonel y viendra bien sans y être invité, dit Charles. On ne peut être juge compétent quand il s’agit d’une sœur… On est trop familier avec l’aimant pour juger de son pouvoir d’attraction… Éverard va venir ici comme tombant des nues… Pour ne point parler de promesses, des chaînes ne sauraient le retenir, et alors, ce me semble, nous courons quelque danger. — J’espère que non, répondit Albert. D’abord, je sais que Markham est esclave de sa parole ; et ensuite, si un hasard l’amenait ici, Je pense que je parviendrai à faire passer Votre Majesté à ses yeux pour Louis Kerneguy. Quoique mon cousin et moi nous ayons peu vécu ensemble ces dernières années, je le crois incapable de vous trahir ; et, si je croyais qu’il pût s’en aviser, fut-il dix fois le neveu de ma mère, je lui enfoncerais mon épée au travers du corps avant qu’il eût eu le temps d’exécuter son infâme projet. — Encore une question, et je vous tiendrai quitte, Albert : vous semblez vous croire en sûreté contre toute recherche, cela peut être ; mais, dans tout autre pays, ce conte de revenants qui court sur le château y amènerait bon nombre de prêtres et d’officiers de justice pour examiner la réalité de cette histoire, et une foule de curieux pour satisfaire leur curiosité. — Quant à votre première objection, sire, nous croyons et nous comptons que le crédit du colonel Éverard empêchera toute recherche immédiate, de peur qu’on ne trouble la paix de son oncle et celle de sa famille ; et quant aux gens qui pourraient venir sans autorité quelconque, tous les voisins chérissent ou redoutent tellement mon père, que vous pouvez être parfaitement tranquille à ce sujet ; de plus, les revenants de Woodstock les ont tellement effrayés, que la crainte l’emportera sur leur curiosité. — Ainsi, dit Charles, les chances de sûreté semblent être en faveur du plan que nous avons adopté, et c’est tout ce que je puis espérer dans une situation où il ne faut point songer à une entière sécurité. L’évêque m’a recommandé le docteur Rochecliffe comme un des plus adroits, des plus hardis et des plus loyaux fils de l’Église d’Angleterre ; et vous, Albert Lee, m’avez donné cent preuves de votre fidélité. Je m’en rapporte à vous et à votre connaissance des lieux… Mais voyons à préparer mes armes. Je ne serai point pris vivant… mais je ne peux pas croire qu’un fils du roi d’Angleterre, héritier de son trône, puisse courir aucun danger dans son propre palais, et sous la garde des loyaux Lee. »

Albert Lee déposa des pistolets et des épées au chevet du lit du roi et du sien. Charles, après quelques légères excuses, choisit le lit le plus large et le meilleur en poussant un soupir de plaisir, comme pourrait le faire un homme qui n’a pas joui de long-temps d’une pareille douceur. Il souhaita une bonne nuit à son fidèle compagnon, qui se jeta sur son lit de camp ; et le monarque et le sujet dormirent bientôt profondément.


  1. Costume propre aux maris. a. m.