Woodstock, ou Le Cavalier, Histoire de l’année 1651
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 8p. 247-264).


CHAPITRE XX.

LE PAGE.


Monsieur s’appelle ? — Attends, drôle. — Quel est votre nom ? — Ah ! Jacob. — Oui, je m’en souviens… c’est cela même.
Crabbe.


Tous les membres de cette famille, si chers les uns aux autres, se trouvaient alors réunis, comme ceux qui, après avoir éprouvé quelque grand malheur, se consolent en le supportant en commun. Ils s’embrassèrent plusieurs fois, et s’abandonnèrent à ces épanchements du cœur qui allègent même le poids des plus grandes afflictions. Enfin ces fortes émotions se cachèrent, et sir Henri, tenant toujours la main de son fils, reprit sur lui-même l’empire qu’il possédait toujours.

« Ainsi vous étiez à la dernière de nos batailles, Albert, lui dit-il, et les couleurs du roi ont échoué pour toujours devant les rebelles ? — Il n’est que trop vrai, lui répondit le jeune homme ; c’était notre dernier coup de dés, et hélas ! nous avons perdu la partie à Worcester ; la fortune de Cromwell a triomphé cette fois encore, comme partout où il s’est montré. — Ah ! ce n’est peut-être que pour un temps… Le diable, il est vrai, a le pouvoir d’élever et de pousser ses favoris, mais il ne peut conclure de longs baux. Et le roi ?… Albert ? parle-m’en bas à l’oreille. — Nos dernières nouvelles annonçaient qu’il s’était échappé de Bristol. — Dieu en soit loué !… Où l’as-tu quitté ? — Nos soldats furent presque tous taillés en pièces à la tête du pont ; mais je suivis Sa Majesté avec cinq cents autres officiers et gentilshommes, tous résolus de mourir autour de lui, jusqu’à ce qu’il plût à Sa Majesté, attendu que notre nombre et notre extérieur nous faisaient poursuivre avec plus d’acharnement, de nous congédier, avec mille remercîments et mille paroles de consolation à tous en général, et quelques expressions obligeantes à chacun de nous en particulier. Il vous envoie ses royales salutations, à vous en particulier, mon père, et m’en a trop dit pour que j’ose tout vous répéter. — Non ; je veux tout savoir, mot pour mot, mon fils : l’assurance que tu as rempli ton devoir, et que le roi Charles en a eu la preuve, n’est-ce pas assez pour me consoler de tout ce que nous avons perdu et souffert ? et tu voudrais m’en priver par une modestie mal placée ! Oh ! tu parleras, quand même je devrais t’arracher les paroles de la bouche ! — Vous n’aurez pas besoin d’employer un pareil moyen, mon père. Sa Majesté m’a ordonné de dire à sir Henri Lee, en son nom, que si son fils ne pouvait devancer son père en royalisme, il le suivait du moins de bien près, et que bientôt il pourrait marcher à ses côtés. Serait-ce vrai ? Alors le vieux Victor Lee te verra avec orgueil, Albert… Mais, j’oubliais… tu es las, et tu dois avoir faim ? — Ma foi, oui, mon père ; mais ce sont des maux que, dans ces temps, j’ai pris l’habitude de souffrir quand il s’agissait d’échapper à la mort. — Jocelin !… holà, Jocelin ! »

Le garde entra et reçut ordre de servir le souper sur-le-champ. « Mon fils et le docteur Rochecliffe sont à demi morts de faim, dit le chevalier. — Il y a aussi en bas un jeune homme, répondit Jocelin, un page, à ce qu’il dit, du colonel Albert, dont le ventre sonne aussi diablement le creux, et sur un fameux air encore ! car je crois qu’il mangerait un cheval avec sa selle, comme on dit dans le comté d’York ; il a déjà mangé tout un pain avec du beurre, à mesure que Phœbé lui faisait les tartines, et il n’a pas encore commencé à remplir son estomac. Vraiment, je crois qu’il vaudrait mieux que vous le gardassiez sous vos yeux ici, car s’il reste en bas, le maître d’hôtel Tomkins peut lui faire des questions embarrassantes… et puis il s’impatiente, comme tous vos pages gentilshommes, et tient des propos galants aux femmes. — De qui parle-t-il donc ?… Quel page as-tu amené, Albert, qui se comporte si mal ? demanda sir Henri. — Le fils d’un intime ami, d’un noble lord écossais qui suivit la bannière du grand Montrose, rejoignit ensuite le roi en Écosse, et vint avec nous jusqu’à Worcester. Il fut blessé la veille de la bataille, et me conjura de me charger de ce jeune homme : je promis, un peu malgré moi, mais je ne pouvais refuser à un père, peut-être sur son lit de mort, qui me priait de veiller sur la sûreté d’un fils unique. — Tu aurais mérité la corde si tu avais hésité, dit sir Henri ; le plus petit arbre peut toujours donner quelque ombrage… et j’ai plaisir à penser que la vieille touche de Lee n’est pas tout-à-fait abattue ni réduite à ne pouvoir plus offrir un asile aux malheureux. Va chercher ce jeune homme… il est de noble race, et nous ne sommes pas dans un temps où on doive observer le cérémonial ; il prendra place avec nous à notre table, tout page qu’il est, et si vous ne lui avez pas fait prendre de jolies manières, quelques unes de mes leçons ne lui feront probablement pas de mal. — Vous excuserez son accent national… nasillard, mon père, car vous ne l’aimez pas. — Et j’ai une petite raison pour cela, répondit le chevalier… j’ai une petite raison pour ne pas l’aimer… Qui a commencé ces désunions ? les Écossais. Qui a fortifié le parti du parlement quand sa cause était presque ruinée ? encore les Écossais. Qui a livré le roi, leur compatriote, qui s’était réfugié sous leur protection ? les Écossais encore. Mais le père de ce jeune homme, dis-tu, a combattu sous les drapeaux du noble Montrose ; et un homme tel que le grand marquis peut compenser la dégénération de tout un peuple. — Sans doute, mon père ; et je dois ajouter que ce jeune homme est brusque, capricieux, et, comme vous le verrez, un peu volontaire ; pourtant le roi n’a pas d’ami plus zélé en Angleterre, et quand l’occasion s’est présentée, il s’est battu vaillamment, et aussi pour ses jours… Je m’étonne qu’il ne vienne pas. — Il est au bain, dit Jocelin, et il n’a laissé personne en repos qu’on ne le lui eût préparé… « Le souper, a-t-il dit, se fera pendant ce temps-là. » C’est qu’il commande tout autour de lui, comme s’il était dans le vieux château de son père, où il pourrait bien appeler long-temps, j’imagine, sans que personne fût là pour lui répondre. — Vraiment ! dit sir Henri ; il faut que ce soit un oisillon bien avancé pour chanter si jeune… Quel est son nom ? — Son nom ! dit Albert. Je l’oublie souvent ; il est si dur… attendez… Il s’appelle Kerneguy… Louis Kerneguy ; son père était lord Killstewers de Kincardineshire. — Kerneguy, et Killstewers, et Kin… Comment dites-vous ? Vraiment, dit le chevalier, ces noms et ces titres du nord se ressentent de leur origine… ils sonnent comme un vent du nord-est que l’on entend gronder au milieu des bruyères et des rochers. — Ce ne sont que les âpretés des dialectes celtique et saxon, dit le docteur Rochecliffe, qui, suivant Vertegan, subsistent encore dans les parties méridionales de l’Île… Mais, paix !… voici le souper et maître Kerneguy. »

Le souper fut donc servi par Jocelin et Phœbé ; et derrière, s’appuyant sur un long gourdin noueux, le nez en l’air comme un chien qui flaire le gibier, car son attention était apparemment plus attirée sur les bonnes provisions qui marchaient devant lui que sur toute autre chose, venait maître Kerneguy, qui alla s’asseoir sans beaucoup de cérémonie au bas bout de la table.

C’était un garçon grand, maigre, ayant, comme la plupart de ses compatriotes, beaucoup de cheveux et d’un rouge foncé ; et la dureté de ses traits nationaux faisait ressortir le contraste de son teint qui s’était noirci à force d’être exposé aux injures du temps, malheur qu’avaient à supporter, dans leur genre de vie vagabonde et aventurière, les royalistes fugitifs. Sa manière de se présenter n’était nullement prévenante, car c’était un mélange de gaucherie et de hardiesse qui montrait assez que le manque de manières aisées est encore possible avec un admirable fonds d’assurance. Sa figure portait les traces de récentes égratignures, et le bon docteur Rochecliffe avait eu soin de les couvrir de bon nombre d’emplâtres qui lui donnaient l’air encore plus niais. Cependant ses yeux étaient brillants et expressifs ; et au milieu de sa laideur, car l’irrégularité de son visage allait jusque-là, sa physionomie n’était pas dépourvue de quelques traits qui indiquaient également la sagacité et la résolution.

L’habillement d’Albert lui-même était fort au dessous de sa qualité, comme fils de sir Henri Lee, et colonel d’un régiment au service du roi ; mais celui de son page était encore en plus mauvais état. Un vieux pourpoint vert, qui avait changé cent fois de couleur au soleil et à la pluie, et dont il était impossible de reconnaître la couleur première ; de gros souliers, une culotte de peau, telle qu’en portaient les bergers, de gros bas gris de laine filée, composaient le costume de l’honorable jeune homme, qui, en outre, boitait, ce qui mettait le comble à sa maladresse et à ses manières peu aisées, et montrait en même temps combien il souffrait. Son extérieur était pour ainsi dire si bizarre, qu’Alice même l’eût presque trouvé burlesque, si un sentiment de compassion n’eût pas dominé chez elle.

Le Benedicite fut dit ; et le jeune écuyer de Ditchley, ainsi que le docteur Rochecliffe, firent une excellente figure au repas, ce qui laissait croire que depuis long-temps ils n’en avaient pas fait un pareil. Mais ce n’était rien en comparaison du jeune Écossais ; car le pain et le beurre qu’il avait déjà mangé avant le souper, loin d’avoir apaisé son appétit, n’avait fait que l’aiguiser, ce qui aurait facilement fait croire qu’il avait jeûné pendant neuf jours. Le chevalier en fut tellement effrayé, qu’il pensa que le génie même de la faim, en personne, était venu de son pays natal du nord l’honorer d’une visite ; et maître Kerneguy, dans la crainte de perdre un seul moment qui était si précieux pour lui, ne regardait ni à droite ni à gauche, et ne disait mot à aucun des convives.

« Je suis ravi de voir que vous apportiez un si bon appétit à un souper de campagne, jeune homme, dit sir Henri. — Par le pain blanc que je viens de manger, monsieur, répondit le page, que l’on m’en serve un pareil tous les jours, et je m’en acquitterai de même. Mais la vérité est, monsieur, que ma faim s’aiguisait depuis trois ou quatre jours, car les vivres sont rares dans votre pays du sud, et difficiles à trouver ; ainsi je répare le temps perdu, comme dit le joueur de flûte de Sligo, lorsqu’il a mangé sa moitié de mouton. — Vous avez été élevé à la campagne, jeune homme, » dit le chevalier, qui, comme les autres de son temps, tenait haut la bride de la discipline à la génération nouvelle ; « du moins à en juger par les jeunes Écossais que j’ai vus autrefois à la cour du feu roi… Ils avaient moins d’appétit et plus… plus… » Tandis qu’il cherchait une expression synonyme, mais moins crue pour parler de ses manières, son hôte acheva la phrase à sa façon : « Et plus de plats à leurs soupers, voulez-vous dire ?… et tant mieux pour eux ! »

Sir Henri resta muet et interdit. Son fils parut penser qu’il était temps d’intervenir. « Mon cher père, lui dit-il, il s’est écoulé bien des années depuis celle de 1638, où commencèrent les troubles d’Écosse, et je suis sûr que vous ne serez plus étonné que, les barons écossais ayant presque toujours été en campagne, soit pour une cause, soit pour une autre, l’éducation de leurs enfants ait été beaucoup négligée, et que les jeunes gens de l’âge de mon ami sachent mieux se servir du sabre, ou agiter la pique, que déployer les manières polies de la société. — La raison est excellente, répondit le chevalier ; et puisque tu dis que ton camarade Kerneguy sait se battre, je ne lui couperai pas les vivres. Au nom de Dieu !… vois donc, il regarde encore de travers cette pièce de mouton froid… Pour l’amour de Dieu, mets-la lui tout entière dans son assiette ! — J’endurerai bien le mors et la gourmette, répliqua l’honorable maître Kerneguy… Chien affamé ne s’inquiète pas du coup qu’on lui donne quand on lui jette un os en même temps. — Ma foi, Dieu me pardonne, Albert ! mais si c’est le fils d’un pair écossais, » dit sir Henri à son fils et à voix basse, « je ne voudrais pas, quand même je serais charretier anglais, changer de manières avec lui contre son illustre sang, son ancienne noblesse et même ses domaines, en supposant qu’il en ait. Il a mangé, aussi vrai que je suis chrétien, près de quatre bonnes livres de viande de boucherie, avec la voracité d’un loup affamé sur une carcasse de cheval mort… Ah ! il va boire son dernier coup !… Il s’essuie la bouche… Il trempe ses doigts dans le pot à l’eau… et les essuie, oui, vraiment, à sa serviette !… Il a encore des manières, après tout. — Je bois à toutes vos bonnes santés ! » dit le jeune gentilhomme ; et il avala un coup d’ale proportionné aux fortifiants qu’il avait déjà pris. Alors il jeta bruyamment sa fourchette et son couteau sur son assiette, qu’il repoussa jusqu’au milieu de la table. Il étendit ses pieds par dessous jusqu’à ce qu’ils posassent sur ses talons, croisa les bras sur son estomac bien rempli, et, s’appuyant sur le dos de sa chaise, parut un moment siffler pour s’endormir.

« Oh ! dit le chevalier, l’honorable maître Kerneguy a mis bas les armes. Enlevez ces restes et donnez-nous des verres. Remlis-les à la ronde, Jocelin, et quand même le diable ou le parlement tout entier seraient aux aguets, ils entendront Henri Lee de Ditchley boire à la santé du roi Charles et à la confusion de ses ennemis. — Amen ! » dit une voix de derrière la porte.

Toute la compagnie resta stupéfaite, les convives se regardant les uns les autres, à une réponse si peu attendue. Elle fut suivie d’un coup sourd et particulier aux francs-maçons, et que les royalistes avaient adopté pour se faire reconnaître entre eux quand ils se rencontraient par hasard. — Il n’y a point de danger, » dit Albert qui connaissait le signal ; « c’est un ami… Pourtant j’aurais souhaité qu’il fut en ce moment loin d’ici. — Et pourquoi, mon fils, souhaiteriez-vous l’absence d’un homme loyal qui peut être bien aise de partager notre abondance dans une occasion aussi rare que celle-ci, et où nous avons tant de superflu à notre disposition ?… Va, Jocelin ; vois qui frappe, et si c’est un homme sûr, laisse-le entrer. — Ou sinon, dit Jocelin, je me flatte de pouvoir l’empêcher de troubler la bonne compagnie. — Point de violence, Jocelin, sur votre vie, » dit Albert Lee ; et Alice répéta : « Pour l’amour de Dieu, pas de violence ! — Point de violence inutile, du moins, ajouta le bon chevalier ; car, si la circonstance l’exige, je saurai faire voir que je suis maître dans ma maison. » Jocelin Joliffe secoua la tête en signe d’assentiment à tout le monde, et alla sur la pointe du pied échanger avec l’arrivant deux ou trois autres coups mystérieux ou signaux avant d’ouvrir la porte. On peut remarquer ici que cette espèce d’association secrète, avec ses symboles d’union, existait dans la classe la plus dissolue et la plus désespérée des Cavaliers, hommes accoutumés à la vie dissipée dont ils avaient pris l’habitude dans une armée mal disciplinée, où tout ce qui ressemblait à l’ordre et à la régularité passait trop aisément pour un signe de puritanisme. C’étaient ces jeunes vagabonds qui se rencontraient dans de pauvres cabarets, et quand ils avaient par hasard un peu d’argent ou de crédit, ils juraient alors de faire une contre-révolution, en déclarant leurs séances permanentes, suivant les paroles d’une de leurs chansons les plus choisies :

Nous boirons à pleine coupe
Et rapporterons, ma foi,
Soit en tête, soit en croupe,
En triomphe notre roi.

Les chefs et les royalistes d’un rang plus élevé et de mœurs plus régulières ne partageaient pas ces excès, mais ils avaient toujours les yeux sur une classe de gens qui, par leur courage et leur désespoir, étaient capables de servir dans une occasion avantageuse la cause abattue de la royauté. Ils se rappelaient les auberges et les tavernes borgnes où ils se réunissaient, comme les marchands en gros connaissent les maisons où se rassemblent leurs ouvriers, et peuvent dire où l’on doit les trouver quand ils en ont besoin. Il est à peine nécessaire d’ajouter que, dans les classes inférieures comme dans les plus hautes, il se trouvait des gens capables de trahir les projets et les complots de leurs associés, bien ou mal combinés, et d’en faire part aux chefs de l’État. Cromwell, en particulier, s’était procuré quelques agens de cette espèce, du plus haut rang et de la réputation la plus intacte parmi les royalistes, qui, s’ils se faisaient scrupule d’entraver ou de trahir les hommes qui se fiaient à eux, n’hésitaient pas à donner au gouvernement des renseignements généraux qui le mettaient à même de déjouer leurs projets de complots et de conspirations.

Mais revenons à notre histoire. En beaucoup moins de temps que nous n’en avons mis à rappeler au lecteur ces détails historiques, Joliffe avait terminé son mystérieux entretien. Comme toutes les réponses qu’il avait reçues annonçaient un affidé, il ouvrit la porte, et on vit entrer notre vieil ami Roger Wiidrake, costumé en Tête-ronde, ainsi que l’y forçaient sa sûreté et les ordres du colonel Éverard ; mais cet habillement, porté le plus cavalièrement possible, contrastait singulièrement avec les manières et le langage de l’homme qui en était bien revêtu, mais pour lequel il ne semblait pas avoir été fait.

Son chapeau puritain, imité de celui de Ralpho[1] dans les gravures d’Hudibras, ou, comme il l’appelait, son parapluie de feutre, était mis à dessein sur un coin de sa tête, comme si c’eût été un chapeau espagnol ; son manteau de couleur sombre, à collet étroit, était jeté sans prétention sur une épaule, comme s’il eût été de taffetas triple, bordé de soie cramoisie, et il faisait parade de ses grosses bottes en cuir de veau, comme si c’eût été des bas de soie ou des souliers de cuir d’Espagne avec des rosettes sur le cou-de-pied. Bref, les airs qu’il se donnait du plus accompli des braves et des Cavaliers, joints à un regard rayonnant qui annonçait satisfaction de lui-même, et l’espièglerie inimitable de sa démarche trahissant son caractère inconsidéré, suffisant et irréfléchi, le rendaient burlesque, et contrastaient singulièrement avec la gravité de son accoutrement.

D’un autre côté, on ne pourrait nier qu’en dépit de tout son ridicule et de la morale relâchée qu’il avait contractée dans la dissipation des plaisirs de la ville, et ensuite dans la vie désordonnée de soldat, Wildrake avait encore des qualités qui inspiraient la crainte et le respect. Il était beau, malgré son air libertin et effronté ; d’un courage intrépide, quoique sa jactance en pût faire douter parfois ; sincèrement attaché à ses principes politiques, quels qu’ils fussent, quoiqu’il eût souvent l’imprudence de s’en glorifier si haut que, sans parler de son attachement au colonel Éverard, les gens prudents étaient disposés à mettre en doute sa sincérité.

Quel qu’il fût, pourtant, il entra d’un pas assuré et avec la conviction qu’on devait lui faire bon accueil dans l’appartement de Victor Lee où personne ne désirait nullement sa présence. Ce ton d’assurance faisait supposer que si le joyeux Cavalier s’était borné à boire ce soir-là un seul coup pour remplir son vœu de tempérance, ce coup avait dû être des plus copieux et des plus longs.

« Bonjour à vous, messieurs. Bonjour à vous, sir Henri Lee, quoique j’aie à peine l’honneur de vous connaître… Bonjour à vous aussi, digne docteur, et que l’Église, d’Angleterre, aujourd’hui abattue, se relève bientôt ! — Soyez le bienvenu, monsieur, » dit sir Henri Lee, que son sentiment des devoirs de l’hospitalité et de l’accueil dû à un martyr de la royauté porta à tolérer cette visite importune plus patiemment qu’il n’eût fait en toute autre occasion. « Si vous avez combattu et souffert pour le roi, monsieur, c’est une excuse pour vous joindre à nous et venir réclamer les services qu’il est en notre pouvoir de vous rendre… quoique en cet instant nous soyons en famille. Mais je pense vous avoir vu à la suite de maître Markham Éverard, que l’on appelle le colonel Éverard. Si vous venez de sa part, vous souhaitez peut-être de me voir en particulier ? — Non, du tout, sir Henri, du tout… Il est vrai, ainsi que l’a voulu mon mauvais sort, que me trouvant du côté de la haie où bat l’orage (comme tant d’honnêtes gens)… vous me comprenez, sir Henri.. je suis charmé, pour ainsi dire, de mettre un peu à contribution le crédit de mon vieil ami et camarade… non pas en trahissant et désavouant mes principes, monsieur… je ne saurais le faire… mais bref, en lui rendant les services qui sont en mon pouvoir quand il lui plaît de recourir à moi. Or, je venais avec un message de sa part pour la vieille Tête-ronde, ce fils de… je demande pardon à mademoiselle depuis le haut de sa tête jusqu’à la semelle de ses souliers… Or, monsieur, pendant que j’errais dans cette maison au milieu de l’obscurité, je vous ai entendu porter une santé, monsieur, qui m’a réchauffé le cœur, et me le réchauffera toujours, monsieur, jusqu’à ce que la mort l’empêche de battre… or, j’ai eu à cœur de vous faire savoir qu’il y avait un honnête homme à portée de vous entendre. »

Telle fut la manière dont Wildrake s’annonça lui-même. Le chevalier lui répondit en le priant de s’asseoir et de boire un verre de vin sec à la glorieuse restauration de Sa Majesté. Wildrake, à ces mots, s’attabla sans cérémonie à côté du jeune Écossais, et non seulement fit raison au toast de son hôte, mais abonda dans son sens, en chantant un couplet ou deux de sa chanson royale favorite : « Le roi reprendra son royaume. » Le feu qu’il mit en chantant ouvrit encore davantage le cœur du vieux chevalier, quoique Albert et Alice se lançassent des regards qui exprimaient le mécontentement qu’une pareille visite leur faisait éprouver, et leur désir de la voir terminer promptement. Ou l’honorable maître Kerneguy possédait cette heureuse indifférence de caractère qui ne daigne pas faire attention à de telles circonstances, ou du moins il savait à merveille s’en donner l’air, car il s’amusa à boire le vin sec, à casser des noix, sans paraître avoir remarqué que la compagnie se fût augmentée d’un nouveau convive. Wildrake, qui aimait la liqueur et la société, se montra tout disposé à s’acquitter envers son hôte en se mettant en frais de conversation. — Vous parlez de combats et de souffrances, sir Henri Lee… le Seigneur nous soit en aide ! nous avons tous eu notre part. Tout le monde sait ce qu’a fait sir Henri Lee depuis la bataille d’Edgehill, partout où fut tirée une épée royaliste, où flotta une royale bannière. Ah ! Dieu nous protège ! j’ai fait quelque chose aussi…Mon nom est Roger Wildrake de Squattlerea-More, comté de Lincoln… non pas, je pense, que vous soyez resté jusqu’à ce jour sans l’avoir entendu prononcer ; et j’étais capitaine dans les chevau-légers de Lunsford, et ensuite j’ai servi sous Goring. J’ai été mangeur d’enfants, monsieur. — J’ai ouï parler des exploits de votre régiment, monsieur, et peut-être trouveriez-vous que j’ai été témoin de quelques uns, si nous causions dix minutes ensemble… et je pense aussi avoir entendu citer votre nom… Je bois à votre santé, capitaine AVildrake de Squattlerea-More, comté de Lincoln. — Sir Henri, je bois à la vôtre cette rasade d’une pinte, et mets un genou en terre ; j’en ferais autant pour ce jeune gentilhomme… en regardant Albert… et pour l’écuyer en manteau vert, en supposant qu’il le soit, car les couleurs ne sont pas à mes yeux fort claires, ni distinctes. »

Une partie remarquable de ce qui serait appelé par les gens de théâtre le jeu muet de cette scène, c’était qu’Albert conversait à part et à voix basse avec le docteur Rochecliffe, plus même que le ministre n’y semblait disposé… Pourtant, quel que fût le sujet de leur entretien, il ne privait nullement le jeune colonel de la faculté d’écouter ce qui se disait dans la conversation générale, et de s’en mêler de temps à autre, comme un chien de garde qui peut s’apercevoir de la moindre alarme, même quand il est tout occupé à prendre sa nourriture. — Capitaine Wildrake, dit Albert, nous n’avons aucune raison… je veux dire mon ami et moi… pour ne pas être communicatifs quand il le faut ; mais vous, monsieur, qui êtes un si vieux martyr, vous devez savoir qu’en des rencontres aussi imprévues que celle-ci, on ne décline pas son nom à moins d’extrême nécessité. Ce sera un point de conscience à vous, monsieur, de répondre, si votre patron le capitaine Éverard, ou le colonel Éverard, s’il est colonel, vous interroge sous la foi du serment : Je ne sais quelles sont les personnes par qui j’ai entendu porter telles ou telles santés. » — Ma foi, je saurais mieux m’y prendre que vous ne le pensez, digne monsieur, répondit Wildrake ; je ne pourrais jamais de ma vie me rappeler à quelle santé on a bu… C’est un étrange don d’oubli que j’ai reçu du ciel. — Bien, monsieur, répliqua le jeune Lee ; mais nous, qui avons des mémoires malheureusement plus tenaces, nous voudrions bien nous en tenir à la règle générale. — Oh ! monsieur, répondit Wildrake, de tout mon cœur. Je ne surprends la confiance de personne, diable m’enlève !… et je parle seulement par civilité, mon intention étant de boire à votre santé et de la bonne façon. Alors il entonna la chanson suivante :

Laissez porter une santé,
Et qu’elle circule à la ronde ;
Quoiqu’à votre bas tricoté
La blancheur de la soie abonde,
À terre placez les genoux ;
À l’amitié nous boirons tous.

— C’en est assez, dit sir Henri à son fils ; maître Wildrake est de la vieille école… un des enfants du grand galop ; et nous devons leur en passer un peu, car ils boivent ferme et se battent bien. Je n’ai jamais oublié comment une bande de ces gaillards-là vint nous secourir, nous clercs d’Oxford, comme ils appelaient le régiment où je servais, et nous tirer d’un mauvais pas durant l’attaque de Brentford. Nous étions pressés par les piques des badauds, en avant et en arrière ; et nous n’aurions jamais échappé si par bonheur les chevau-légers de Lunsford, les mangeurs d’enfants comme on les appelait, n’eussent chargé la lance au poing et ne nous eussent délivrés. — Je suis charmé que vous ne l’ayez pas oublié, sir Henri Lee, dit Wildrake : et ne vous rappelez-vous pas ce qu’a dit l’officier de Lunsford ? — Il me semble que si, répliqua sir Henri en riant. — Ne s’est-il pas écrié, au moment où les femmes étaient venues crier autour de vous, comme des sirènes qu’elles étaient : N’avez-vous pus un de vos gros poupons à nous donner pour rompre notre jeûne ? — C’est ma foi vrai, dit le chevalier. Et une grande femme, tenant un jeune enfant dans ses bras, s’avança gravement et l’offrit au supposé cannibale. »

Tous les convives, à l’exception de Kerneguy qui semblait penser qu’un bon morceau, de quelque genre qu’il fût, pouvait se manger sans scrupule, levèrent les mains en signe d’étonnement.

« Oui, dit Wildrake. La coquine de… (je demande encore une fois pardon à mademoiselle, depuis le bout de sa fontange jusqu’à l’ourlet de son vertugadin.) J’ai su depuis que cette maudite créature était une nourrice de charité qui avait été payée six mois d’avance pour l’enfant… Corbleu ! j’arrachai le poupon des griffes de cette chienne-louve ; et je suis parvenu, quoique Dieu sache que j’ai vécu dans la misère moi-même, à élever mon gros Déjeuner, comme je l’ai toujours appelé depuis : c’était payer assez cher une plaisanterie. — Monsieur, j’honore votre humanité… je vous remercie de votre courage, et suis charmé de vous voir ici, dit le bon chevalier, dont les yeux se remplissaient de larmes ; vous êtes aussi le brave officier qui vîntes couper nos rets !… Oh ! monsieur, si vous aviez seulement voulu vous arrêter quand je vous appelais, et que vous nous eussiez permis de balayer les rues de Brentford avec nos mousquets, nous allions ce jour-là jusqu’à Londres. Mais votre volonté était alors ce qu’on pouvait faire de mieux. — Eh ! oui vraiment : » dit Wildrake en se redressant d’un air glorieux et triomphant dans son fauteuil. « Je dois boire maintenant un coup en l’honneur de tous ces braves qui ont combattu et péri à ce même assaut de Brentford. Nous chassâmes tout devant nous comme le vent chasse la poussière, jusqu’à ce que les boutiques où se vendait l’eau-de-vie et d’autres articles aussi tentants nous arrêtassent… Corbleu ! monsieur, nous autres, les mangeurs d’enfants, nous avions trop de connaissances dans Brentford, et notre brave prince Rupert sut toujours mieux diriger une attaque qu’une retraite. Pour ma part, je ne fis qu’entrer dans la maison d’une pauvre veuve qui avait beaucoup de filles, et que je connaissais depuis long-temps pour m’être arrêté quelquefois chez elle à cheval et y avoir mangé un morceau, quand ces badauds de piqueurs, cette artillerie pointue, comme vous les nommez fort bien, se rallièrent et revinrent à la charge, les piques en avant, aussi intrépidement que des béliers de Cotswold. Je descendis l’escalier d’un saut… et m’élançai sur mon cheval… Mais ventrebleu ! j’imagine que tous mes soldats avaient aussi bien que moi des veuves et des orphelines à consoler, car je ne pus en emmener plus de cinq. Nous parvînmes pourtant à nous frayer un passage, et j’emportai mon petit Déjeuner sur le pommeau de ma selle devant moi, et tout le monde poussait des cris, comme si on eût pensé que j’allais tuer, rôtir et manger le pauvre enfant dès que je serais revenu à nos quartiers. Mais du diable si un seul badaud a tenté de me reprendre mon cher nourrisson et délivrer mon petit Gâteau ; ils se contentèrent de crier après moi : Holà ! arrêtez ! — Hélas, hélas ! dit le chevalier, nous cherchions exprès à nous faire pires que nous ne l’étions en effet, et notre méchanceté devait nécessairement nous priver des bénédictions de Dieu, même dans une bonne cause. Mais il est inutile de penser au passé. Nous ne méritons pas les victoires que Dieu nous a laissé remporter, car nous n’en avons jamais profité en dignes soldats, en bons chrétiens ; c’est ainsi que nous avons donné à ces vils faquins l’avantage sur nous, quand ils tenaient, par pure hypocrisie, à la discipline et au bon ordre, que nous, qui tirions nos épées pour une meilleure cause, nous observions par principes. Mais voici ma main, capitaine ; j’ai souvent souhaité de revoir l’honnête officier qui avait chargé si à propos pour nous sauver, et je vous estime en raison du soin que vous avez pris du pauvre enfant. Je suis charmé de pouvoir en cette maison ruinée vous offrir encore un asile, quoique nous ne puissions vous servir des poupons rôtis ou des nourrissons à l’étuvée… heim ! capitaine ? — Vraiment, sir Henri, c’est à grand tort qu’on nous avait fait à ce sujet une si mauvaise réputation. Je me souviens que Lacy, un vieil acteur, et un lieutenant de notre compagnie, s’en sont bien moqués dans une pièce qu’on jouait quelquefois à Oxford, quand nos cœurs étaient mieux disposés à la joie, et intitulée, je crois, la Vieille Troupe[2]. »

À ces mots, et croyant pouvoir se permettre plus de familiarité en raison du mérite qu’il supposait qu’on lui reconnaissait, il poussa sa chaise contre celle du jeune Écossais qui était assis près de lui, et qui, pour se faire de la place, fut assez maladroit pour marcher sur le pied d’Alice qui était vis-à-vis de lui. Elle en parut offensée ou embarrassée du moins, et éloigna sa chaise de la table.

« Je vous demande pardon, » dit l’honorable maître Kerneguy à Wildrake ; « mais, monsieur, c’est votre faute si j’ai marché sur les pieds de mademoiselle. — Je vous demande aussi pardon, monsieur, et bien plus encore à cette jolie demoiselle ; et j’oserai vous affirmer sur ma vie que ce n’est pas moi qui ai fait sauter votre chaise de la sorte. Corbleu, monsieur ! je n’ai ni la gale ni la peste, ni aucune maladie contagieuse pour vous reculer ainsi de moi, comme si j étais un lépreux, et faire mal à mademoiselle que je défendrais au péril de ma vie, monsieur. Si vous êtes né dans le nord, comme votre accent semble l’indiquer, c’était plutôt moi qui courais des risques en vous touchant ; vous n’aviez donc nulle raison pour vous éloigner ainsi. — Maître Wildrake, dit Albert, ce jeune gentilhomme est étranger comme vous, et sous la protection de sir Henri qui ne peut voir d’un bon œil des disputes s’élever parmi ses hôtes. Son accoutrement peut faire que vous vous mépreniez sur le rang qu’il occupe ; c’est pourtant l’honorable maître Louis Kerneguy, monsieur, fils de milord Killstewers de Kincardineshire, et, tout jeune qu’il est, il a déjà combattu pour le roi. — Je n’ai l’intention de quereller personne, monsieur, dit Wildrake ; votre explication suffit. Maître Louis Girnigo, fils de milord Kilsteer de Gringardenshire, je suis voire humble serviteur, et je bois à votre santé pour vous prouver que je vous honore, vous et tous les loyaux Écossais qui ont tiré leurs André Ferraro pour la bonne cause. — Bien obligé et grand merci, monsieur, » répondit le jeune homme avec un ton de hauteur qui contrastait avec sa rusticité ordinaire ; « et je vous souhaite une parfaite santé aussi civilement qu’on peut le faire. »

Toute personne qui aurait eu un peu de jugement aurait laissé tomber la conversation ; mais c’était un des traits caractéristiques de Wildrake de ne pouvoir jamais abandonner les choses au moment où elles étaient en bon chemin ; il continua donc à poursuivre le fier, l’impassible et maladroit jeune homme de ses observations. « Votre accent national se fait bien entendre, maître Girnigo, lui dit-il ; mais ce n’est pas tout-à-fait ainsi que je l’ai entendu prononcer aux galants hommes que j’ai connus parmi les Cavaliers écossais ; par exemple, quelques Cordons, et autres gens de distinction, qui mettaient toujours une f au lieu du wh, comme faat pour what, fan pour when, et cætera. »

Ici Albert Lee intervint encore, et dit que les provinces d’Écosse, comme celles d’Angleterre, avaient leurs différentes manières de prononcer.

« Vous avez grandement raison, monsieur, lui répondit Wildrake, et je puis me flatter moi-même de parler bien joliment leur maudit jargon… (sans vous offenser, jeune gentilhomme.) Et pourtant, lorsque je parcourus avec quelques gens de Montrose les montagnes du sud, nom qu’ils donnent à leurs ignobles déserts, toujours sans vous offenser, je me trouvai seul, et un jour je perdis ma route. Je dis alors à un berger en ouvrant la bouche aussi large et en élevant la voix aussi haut que possible : Whare am I gangin till[3] du diable si le benêt m’a pu répondre, à moins qu’il ne fît le sourd, il est vrai ; ce que ces rustres ont quelquefois l’habitude de faire à l’égard des gens qui portent épée.

Ces paroles un peu familières et adressées en apparence à Albert, touchaient de plus près le jeune Écossais, qui, par timidité ou quelque autre raison, ne semblait pas disposé à faire plus intime connaissance. Deux ou trois coups de coude que Wildrake lui donna vers la fin de sa phrase pour mieux attirer son attention, en tirèrent seulement cette réponse : « Des malentendus sont inévitables, quand on parle des dialectes nationaux. »

Wildrake, qui était alors plus en gaîté qu’on ne doit décemment l’être en bonne compagnie, répéta aussitôt : « Des malentendus, monsieur… des malentendus… Je ne sais comment je dois interpréter cela ; mais à en juger par les explications que donnent ces égratignures sur votre honorable visage, j’augurerais que vous avez eu tout récemment un malentendu avec un chat. — Eh bien ! vous vous trompez, l’ami, car c’est avec un chien, » répondit sèchement l’Écossais en lançant un coup d’œil à Albert.

« Nous avons eu un démêlé avec les chiens de garde en arrivant si tard, dit Albert, et ce jeune homme s’est jeté dans un buisson qui lui a fait toutes ces égratignures. — Mais, allons, cher sir Henri, interrompit le docteur Rochecliffe, permettez-nous de vous rappeler votre goutte et notre long voyage. Ce que j’en dis, c’est surtout parce que mon bon ami, votre fils, pendant tout le souper, m’a accablé encore en particulier d’une foule de questions auxquelles je ne répondrais volontiers que demain matin… Pouvons-nous donc vous demander la permission de nous retirer dans nos appartements ? — Les comités privés en joyeuse compagnie, dit Wildrake, sont un solécisme d’éducation ; ils me rappellent toujours ces maudits comités de Westminster… Mais irons-nous nous jucher avant de faire peur au chat-huant par une chansonnette ? — Ah ! tu peux donc citer Shakspeare ? » dit sir Henri charmé de découvrir une bonne qualité de plus dans sa connaissance, dont les services militaires pouvaient tout au plus excuser l’importune liberté de ses paroles. « Au nom du joyeux William, continua-t-il, que je n’ai jamais vu, quoique je me sois trouvé avec beaucoup de ses camarades, tels qu’Alleyn, Hemmings, et d’autres, une seule chanson, une santé ensuite, et puis au lit. »

Après la discussion d’usage sur le choix de la chanson, et les rôles que chacun devait jouer, ils furent tous d’accord pour une chanson loyale qui était alors en honneur parmi les gens du parti, et qui fut en effet, dit-on, composée par un personnage qui n’était rien moins que le docteur Rochecliffe lui-même.

chant pour le roi charles.

Apportez-moi votre coupe vantée,

Et remplissez-la jusqu’au bord ;

Buvons à lui, comme à qui l’aime fort :

Cette santé de cœur lui doit être portée.

Debout, intrépides guerriers ;
Ennemis lâches, en arrière :
La mort fût-elle dans le verre,

Buvons à Charle en dignes chevaliers !

Bien que sans aide, inconnu, sans asile,

Il coure à travers les dangers,
À la merci des étrangers,
Et loin de son palais tranquille,

Bien que partout on lui manque de foi,
Et que partout le trépas l’environne,

Soyons toujours à la couronne,
Buvons à la santé du roi !

Honorons tous notre monarque,
Autant du moins que nous pourrons ;
Que sur les verdoyants gazons
Nos genoux impriment leur marque,

Tandis que notre fer brave les bataillons.

Un temps viendra, j’espère, où ducs, lords et barons,

De l’État dirigeant la barque,

S’écriront : Vive Charle et ses vieux compagnons !

Après cette effusion de loyauté et une libation finale, les convives se séparèrent pour la nuit. Sir Henri offrit pour ce soir-là un lit à sa vieille connaissance, Wildrake, qui pesa l’offre de cette façon : « Ma foi, à vrai dire, mon patron va m’attendre au bourg… mais il est habitué à me voir passer les nuits dehors. Ensuite, il y a le diable qui visite, dit-on, Woodstock ; mais, avec la bénédiction de ce révérend docteur, je le défie, lui et toutes ses œuvres. Je ne l’ai pas vu du reste les deux fois que j’ai déjà couché ici, et je suis sûr que, s’il n’y était pas alors, il ne reviendra point avec sir Lee et sa famille. Ainsi, j’accepte votre proposition, sir Henri, et je vous en remercie comme un Cavalier de Lundsford doit remercier un des clercs-soldats d’Oxford. Dieu bénisse le roi ! Peu m’importe qui m’entende, et confusion à Noll et à son nez rouge ! » Il sortit ensuite avec un air arrogant que lui avaient donné ses copieuses libations, conduit par Jocelin, à qui Albert avait préalablement dit bas à l’oreille d’avoir soin de le loger assez loin du reste de la famille.

Le jeune Lee souhaita alors le bonsoir à sa sœur ; et, suivant les habitudes de l’époque, demanda et reçut la bénédiction de son père avec un tendre embrassement. Son page semblait désireux d’imiter en partie son exemple ; mais il fut repoussé par Alice, qui répondit seulement avec politesse au salut dont il l’honora. Il fit ensuite une gauche inclination de tête au père, qui lui souhaita une bonne nuit. « Je suis content de voir, jeune homme, ajouta-t-il, que vous avez du moins appris le respect que l’on doit à la vieillesse. Il faut toujours le lui rendre, monsieur ; parce qu’en agissant ainsi, vous rendrez aux autres l’honneur que vous désirerez vous-même recevoir quand vous serez dans un âge plus avancé. Je m’étendrai davantage, si nous en avons le loisir, sur vos devoirs de page ; car cette place était regardée autrefois comme une école de chevalerie ; au lieu que, depuis peu, grâce à la dépravation du siècle, elle n’est plus devenue qu’une école de désordre et de libertinage ce qui a contraint l’illustre Ben Johnson à s’écrier… — Allons mon père, » dit Albert en l’interrompant, « il faut songer aux fatigues de la journée ; et ce pauvre garçon dort presque debout… Demain matin il sera plus en état de profiter de vos tendres admonitions… Et vous, Louis, rappelez-vous au moins une partie de vos devoirs… Prenez les flambeaux, et éclairez-nous… Voici Jocelin qui vient nous montrer le chemin. Encore une fois, bonne nuit, bon docteur Rochecliffe… Je souhaite une bonne nuit à tout le monde.


  1. Écuyer d’Hudibras. a. m.
  2. L’antiquaire dramatique peut compulser cette vieille comédie. Une scène ou deux roulent sur l’étrange idée populaire que les Cavaliers du jour mangent les enfants. Cette pièce fut composée par l’acteur Lacy, qui y joua lui-même un rôle. Miss Edgeworth cite le passage suivant d’un poème vulgaire, qui fait allusion au même préjugé :

    La poste qui de Coventry
    Vint à cheval en manteau rouge,
    Donna des nouvelles ici ;
    Elle dit comme avait péri
    Lunsford, hélas ! qui plus ne bouge.
    Et dans sa poche ayant la main
    D’un enfant qu’il tua soudain.

    Ceci ne fut pas une moindre cause d’irritation du peuple contre le roi Charles qui avait tenté de placer dans le gouvernement de la tour de Londres le même Lunsford, bien que très capable d’une telle atrocité.

  3. Où vais-je par ce chemin ? a. m.