Woodstock/Chapitre XVIII

Woodstock, ou Le Cavalier, Histoire de l’année 1651
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 8p. 227-238).


CHAPITRE XVIII.

DÉPART.


Voilà les harpies parties ; mais avant de nous percher où se juchaient ces oiseaux de mauvais augure, balayons l’impure obscénité qu’ils ont laissée derrière eux.
Agamemnon.


Le message de Wildrake avait réussi, surtout grâce à la médiation du ministre épiscopal que nous avons vu précédemment remplir les fonctions de chapelain dans la famille, et qui jouissait d’une grande influence sur son maître.

Un peu avant midi, sir Henri Lee, avec le petit nombre de ses domestiques, reprit sans obstacle possession de ses vieux appartements à la Loge de Woodstock ; et les efforts réunis de Jocelin Joliffe, de Phœbé et de la vieille Jeanne, furent employés à réparer le désordre occasionné par ceux qui l’avaient occupée en dernier lieu.

Sir Henri Lee avait, comme toutes les personnes de qualité de l’époque, un amour de l’ordre poussé jusqu’à la minutie, et, comme une belle dame dont la parure a été dérangée par la foule, il se trouvait insulté et humilié par la confusion où l’on avait jeté tous ses meubles, et n’était pas moins impatient de voir sa maison purifiée de tout ce qui rappelait les hôtes qui venaient de la souiller. Dans son empressement, il donnait plus d’ordres que le nombre limité des domestiques n’avait de temps et de mains pour les exécuter. « Les coquins ont laissé une odeur sulfureuse derrière eux, disait le vieux chevalier, comme si le vieux David Leslie et toute l’armée écossaise s’étaient logés ici avec eux. — Voilà qui ne vaut guère mieux, dit Jocelin ; on donne pour certain que le diable est descendu en corps au milieu d’eux et que c’est lui qui les a fait déguerpir. — Alors, reprit le chevalier, le prince des ténèbres est un gentilhomme, comme dit le vieux Will Shakspeare. Il n’intervient jamais qu’avec ceux de son bord, car les Lee demeurent ici de père en fils depuis cinq cents ans sans qu’il les ait une seule fois inquiétés ; et à peine ces rustres y sont-ils venus, contre toute justice, qu’il s’est mis à leur jouer de ses tours. — Dans tous les cas, dit Joliffe, ils nous ont laissé quelque chose qui vaut la peine qu’on les en remercie ; un garde-manger et une prébende remplis comme on en a rarement vu à la Loge de Woodstock depuis bien longtemps… Quartiers de mouton, larges tranches de bœuf, tonneaux de confitures, feuillettes et poinçons de vin sec, de Madère, de muscadine, d’ale, et que sais-je ! Voilà de quoi faire une chère de roi pendant la moitié de l’hiver ; et il faut que Jeanne se mette à mariner, à saler sur-le-champ. — Fi, misérable ! s’écria le chevalier ; mangerons-nous les restes qu’a dédaignés cette écume de la terre ?… qu’on les jette à l’instant… Oui, » ajouta-t-il en se frappant la poitrine, « ce serait péché ; mais donne-les aux pauvres, ou vois à les renvoyer aux propriétaires… Écoutez-moi bien, je ne veux pas de leurs liqueurs fortes… j’aimerais mieux boire de l’eau comme un ermite toute ma vie que de sembler faire raison à ces coquins avec leurs restes, comme un misérable cabaretier qui avale les fonds de bouteille quand les buveurs ont payé leur écot et sont partis… Écoutez-moi donc, je ne boirai pas une goutte d’eau de la citerne où ces misérables ont puisé… Allez m’emplir une cruche à la fontaine de Rosemonde. »

Alice entendit son père donner cet ordre, et sentant bien que les autres membres de la famille étaient assez occupés, elle prit tout doucement une petite cruche, et, jetant un manteau sur ses épaules, elle alla elle-même chercher l’eau demandée par son père. Cependant Jocelin fit observer avec quelque hésitation qu’il restait encore un homme, appartenant à la bande des étrangers, qui s’occupait à faire enlever les effets et les malles des commissaires, et qui recevrait les ordres de Son Honneur au sujet des provisions. — Faites-le donc venir ici ? » (La conversation se tenait sous le vestibule.) « Pourquoi hésiter et lambiner de la sorte ? — Voilà, monsieur, dit Jocelin, voilà ; c’est que peut-être Votre Honneur ne sera pas ravi de le voir, car c’est le même homme qui l’autre nuit… »

Il s’arrêta.

« Envoya ma rapière en l’air, veux-tu dire ? Mais quand m’est-il arrivé d’en vouloir à un homme parce qu’il a combattu contre moi ?… Tout Tête-ronde qu’il est, l’ami, je l’en aime d’autant mieux, non, d’autant moins. J’ai une envie démesurée de dégainer encore avec lui. J’ai réfléchi plus d’une fois à la botte d’hier, et je crois que si nous recommencions, je trouverais la passe qui la parerait… Qu’il vienne sur-le-champ. »

Fidèle Tomkins fut alors introduit ; il entra avec une gravité de fer, que ni les terreurs de la nuit précédente, ni l’extérieur plein de dignité du noble personnage en présence duquel il se trouvait, ne furent capables de troubler un seul instant.

« Comment donc ça va-t-il, mon digne adversaire ? lui demanda sir Henri. Je voudrais bien connaître un peu mieux ta botte qui m’a désarmé l’autre soir… Mais, vraiment, je pense que le jour était trop faible pour mes vieux yeux… Prends un fleuret, l’ami… Je me promène ici dans ce vestibule, comme dit Hamlet ; et c’est l’instant du jour où je respire…. Voyons, fleuret en main ! — Puisque Votre Seigneurie le désire, répondit le maître d’hôtel laissant tomber son manteau et recevant le fleuret, « hé bien, soit. — Allons, si le cœur vous en dit, je suis prêt, » lui dit le chevalier ; « il me semble que, depuis que je marche sur ces vieilles dalles, la goutte qui me menaçait s’est dissipée. Ça… ça… je me tiens aussi ferme qu’un coq de combat. »

Ils commencèrent alors un assaut des plus vifs ; et soit que réellement le vieux chevalier combattît avec plus de sang-froid avec une lame boutonnée qu’avec une épée pointue, soit que le digne maître d’hôtel lui donnât quelque avantage dans ce duel pour rire, toujours est-il vrai que ce fut sir Henri qui en sortit à son honneur. Sa victoire le mit d’excellente humeur.

« Ah, ah ! dit-il, j’ai trouvé votre ruse… Allons, vous ne me joueriez pas deux fois le même tour… C’était une feinte très palpable… Certes, si j’avais vu assez clair l’autre nuit… Mais autant vaut n’en plus parler… Je ne veux pas imiter nos imprudents Cavaliers, qui à force de vous battre, vous Têtes-rondes, vous ont appris à nous battre aussi, à votre tour. Mais, dites-moi, pourquoi laissez-vous votre garde-manger si bien garni ? Croyez-vous que moi ou ma famille allons manger des mets déjà entamés ? .. Quoi ! n’avez-vous pas moyen de mieux employer vos tranches de bœuf séquestrées que de les laisser derrière vous quand vous changez de quartiers ? — Il se peut que Votre Honneur, dit Tomkins, ne désire pas la chair des bœufs, des béliers et des chèvres ; pourtant lorsque vous saurez que ces provisions sont achetées et payées sur vos rentes et revenus de Ditchley, séquestrés au profit de l’État il y a plus d’un an, peut-être aurez-vous moins de scrupule d’en user à votre convenance. — Soyez bien convaincu que j’en userai, dit sir Henri ; et je vois avec satisfaction que vous partagez du moins avec moi ce qui m’appartient. Certainement il fallait que je fusse bien fou pour croire que vos maîtres pourraient subsister autrement qu’aux dépens des honnêtes gens. — Et quant aux croupions de bœuf, » continua Tomkins avec la même gravité, « il y en a un à Westminster qu’il nous faudra, à nous autres militaires, bien retailler et recouper encore, avant qu’il soit arrangé à notre goût. »

Sir Henri resta silencieux, comme cherchant à comprendre le sens de cette métaphore ; car il n’avait pas un esprit fort subtil. Mais croyant en avoir saisi le sens, il partit d’un long éclat de rire et se livra à une gaîté que Jocelin ne lui connaissait plus depuis long-temps.

« C’est bien, drôle, dit-il, je goûte ta plaisanterie ; c’est la morale de la pièce des marionnettes. Faustus a conjuré le diable, le parlement a conjuré l’armée… Et puis, comme le diable emporte Faustus, de même l’armée emporte le parlement… ou le croupion, comme tu l’appelles, ou la partie siégeante du parlement ainsi nommé… Et puis, voyez-vous, l’ami, le vrai diable en chef a mon plein consentement pour emporter l’aimée à son tour, depuis le plus haut général jusqu’au plus bas tambour. Allons, ne vous fâchez pas pour cela ; songez qu’il fait assez clair encore pour un assaut à fleurets déboutonnés. »

Fidèle Tomkins parut croire qu’il valait mieux ne pas se fâcher ; et remarquant que les chariots qui transportaient les effets des commissaires à la ville étaient prêts à partir, il prit gravement congé de sir Henri Lee.

Cependant le vieillard continua à se promener dans son vestibule qu’on lui rendait, se frottant les mains, et témoignant plus de joie qu’il n’en avait montré depuis le jour fatal du 30 janvier.

« Nous voilà donc rentrés dans notre vieux trou, et bien approvisionnés encore !… Comme le drôle a su lever mon doute de consciente… Le plus benêt d’entre eux est un excellent casuiste, quand il s’agit d’intérêt. Regarde bien s’il n’y a pas dans notre voisinage quelque soldat de nos régiments en guenilles pour qui un bon morceau serait un don du ciel, Jocelin… Et sa botte secrète, Jocelin ; quoique le drôle tire bien, ma foi… oui, fort bien… mais tu as tu comme j’ai retourné mon homme, aujourd’hui que j’y voyais assez clair. — Oui, Votre Honneur l’a bien traité, vous lui avez appris à distinguer le duc de Norfolk de Saunders-le-Jardinier. J’en réponds, il ne serait pas charmé de retomber sous la main de Votre Honneur. — Oui, je deviens vieux, dit sir Henri ; mais l’adresse ne se rouille pas avec l’âge, quoique les nerfs se roidissent ; mais ma vieillesse est semblable à un hiver rigoureux, comme dit le vieux William, froid, mais salutaire… Et que sera-ce, tout vieux que nous sommes, si nous voyons encore luire de meilleurs jours ! Je t’assure, Jocelin, que cette querelle entre les coquins du bureau et ceux de l’armée me plaît infiniment. Quand des voleurs se disputent, les honnêtes gens en profitent pour reprendre leurs biens. »

Le vieux chevalier triomphait ainsi de la triple gloire d’avoir recouvré sa demeure, rétabli, comme il pensait, sa réputation de bon tireur, et enfin d’avoir découvert une perspective de changement dans les affaires publiques, qu’il ne désespérait pas de voir tourner en faveur de la cause royale.

Cependant Alice, avec un cœur plus léger que les jours précédents, s’en allait avec une gaîté qui la veille encore lui était étrangère, contribuer pour sa part à l’accomplissement des travaux domestiques de la maison, en se rendant à la fontaine de Rosemonde pour y puiser de l’eau.

Peut-être se souvenait-elle que, lorsqu’elle n’était encore qu’une petite fille, son cousin Markham avait coutume, entre autres choses, de lui imposer cette tâche quand il lui faisait jouer le rôle d’une princesse troyenne captive, condamnée, par sa position, à puiser l’eau d’une fontaine grecque pour la servir à un fier vainqueur… En tous cas, elle se réjouissait certainement de voir son père réinstallé dans son ancienne demeure. Sa joie n’était pas moins sincère, parce qu’elle savait que leur retour à Woodstock avait été ménagé par les soins de son cousin, et que, même aux yeux de son père, et malgré ses préjugée, Éverard avait été jusqu’à un certain point disculpé des reproches que le vieux chevalier lui adressait, et que si une réconciliation n’avait pas encore eu lieu entre eux, les préliminaires donnaient fort à penser qu’une conclusion si désirable serait aisément obtenue. C’était comme le commencement d’un pont : lorsque les fondements en sont solidement assis, et que les pierres peuvent résister à la violence du torrent, on peut alors l’achever plus tard.

Le sort incertain de son frère unique aurait pu seulement obscurcir ce rayon de joie momentané. Mais Alice avait grandi durant les terribles et fréquentes luttes de la guerre civile, et avait acquis l’habitude d’espérer pour ceux qui lui étaient chers jusqu’à la dernière extrémité. En cette occasion, tous les rapports semblaient lui garantir la sûreté de son frère.

Outre ces agréables pensées, Alice Lee avait le plaisir de songer qu’elle était rendue à l’habitation, au berceau de son enfance dont elle s’était éloignée avec tant de peine, avec une peine d’autant plus vive peut-être qu’il lui avait fallu la cacher pour ne point aggraver la douleur de son père. Bref, elle éprouvait en ce moment cette satisfaction d’elle-même qui anime si souvent une jeune et heureuse fille, quand elle peut être utile, comme on dit, à ceux qu’elle aime, et remplir au besoin quelqu’une de ces petites tâches domestiques que la vieillesse a tant de plaisir à devoir aux mains prévenantes de la jeunesse. Aussi, comme elle traversait d’un pas rapide les restes et les débris de ce désert dont nous avons déjà parlé, pour aller de là à une demi-portée de fusil emplir sa cruche à la fontaine de Rosemonde, Alice Lee, les traits animés et le teint plus coloré que d’habitude par l’exercice qu’elle venait de prendre, avait, pour le moment, repris cette gaie et brillante vivacité de physionomie qui caractérisait autrefois sa beauté dans des jours plus heureux.

Cette fontaine antique avait été autrefois décorée d’ornements d’architecture dans le style du seizième siècle, et représentant un sujet mythologique. Tout était alors abattu, renversé ; l’on ne voyait plus que des ruines couvertes de mousse, et la source intarissable continuait à répandre tous les jours ses trésors incomparables en pureté, quoique la quantité n’en fût pas grande ; l’eau ne jaillissant qu’à travers des pierres mal jointes, bouillonnait au milieu des fragments de cette antique sculpture.

Le pas léger et l’air riant, la jeune demoiselle de Lee approchait de la fontaine, ordinairement solitaire, lorsqu’elle s’arrêta en voyant quelqu’un assis auprès. Elle avança pourtant sans crainte, quoique d’un pas un peu moins empressé, quand elle remarqua que c’était une femme ; quelque servante de la ville, peut-être, qu’une maîtresse capricieuse envoyait par hasard puiser de l’eau à une fontaine dont la pureté était si renommée, ou quelque vieille femme qui faisait le petit commerce de porter de cette eau aux familles riches qui la lui payaient : il n’y avait donc pas de raison pour avoir peur.

Cependant la terreur était si grande partout à cette époque, qu’Alice ne vit pas sans quelque frayeur une personne étrangère, quoique de son sexe. Des femmes dénaturées avaient, comme il arrive quelquefois, suivi les camps des deux armées durant la guerre civile, et tantôt avec l’audace de la prostitution et de l’impiété, tantôt avec le ton imposteur du fanatisme et de l’hypocrisie, avaient exercé presque au même degré leurs talents pour le pillage et le meurtre ; mais c’était en plein jour, et à si peu de distance de la Loge, que, quoiqu’un peu alarmée en voyant une étrangère dans un lieu où elle s’attendait à trouver une solitude profonde, la fille du fier et vieux chevalier tenait trop de lui pour craindre sans un motif connu et certain.

Alice s’avança donc lentement vers la fontaine, prit un air d’indifférence, tout en lançant un regard à la dérobée sur la femme qui était assise au bord, et se mit en devoir de remplir sa cruche.

L’inconnue, dont la présence avait, dans le principe, surpris et même effrayé Alice Lee, était une femme appartenant à la classe inférieure, dont la mante rouge, le cotillon brun, le fichu bordé de bleu et voltigeant, enfin le chapeau grossier et pointu, auraient pu facilement la faire passer pour l’épouse d’un petit fermier, ou peut-être même d’un simple paysan, si elle n’était rien de pire. Ses vêtements étaient sans doute de bonne étoffe, mais ce qui n’échappa pas à un œil de femme, ils étaient mis et arrangés sans soin. On eût dit qu’ils n’appartenaient pas à la personne qui les portait, mais que c’étaient des hardes dont elle avait acquis la propriété par quelque bizarre événement, sinon par un vol heureux. Sa taille aussi, comme il n’échappa point à Alice dans le court examen qu’elle fit de l’étrangère, était démesurée ; ses traits étaient basanés et extrêmement durs, sa physionomie nullement prévenante. La jeune demoiselle aurait bien voulu, lorsqu’elle s’arrêta pour puiser de l’eau, être retournée sur ses pas et avoir envoyé Jocelin remplir la commission ; mais le repentir venait trop tard, et il ne lui restait rien de mieux à faire que de déguiser le mieux possible ses craintes.

« Que les bénédictions de ce beau jour retombent sur celle qui est aussi belle que lui ! » dit l’étrangère d’un ton qui n’était pas hostile, quoique d’une voix dure.

« Je vous remercie, » répondit Alice ; et elle continua de remplir sa cruche au plus vite en s’aidant d’une grande tasse de fer qui restait encore enchaînée à une des pierres autour de la fontaine. « Peut-être, ma jolie fille, si vous vouliez accepter mon aide, votre cruche serait-elle plus tôt pleine ? — Je vous remercie ; mais si j’avais eu besoin d’aide, j’aurais pu amener avec moi quelqu’un. — Je n’en doute pas, ma jolie fille ; il y a trop de jeunes garçons à Woodstock, et qui y voient bien… et sans aucun doute, si vous l’aviez voulu, vous auriez pu amener avec vous le premier d’entre eux qui vous eût regardée. »

Alice ne répondit rien, car la liberté que prenait l’inconnue ne lui plaisait pas, et elle désirait rompre la conversation.

« Vous ai-je offensée, ma jolie demoiselle ? demanda l’étrangère : j’étais loin d’en avoir l’intention… Les bonnes dames de Woodstock ont-elles si peu soin de leurs jolies filles pour permettre à la plus belle d’errer dans ce parc désert, sans une mère, sans personne pour empêcher le renard de s’enfuir avec l’agneau ? Cette négligence me semble montrer peu de tendresse. — Rassurez-vous, bonne femme ; je puis, sans aller loin, trouver assistance et protection, » dit Alice, à qui l’effronterie de sa nouvelle connaissance déplaisait de plus en plus.

« Hélas ! ma jolie enfant, » reprit l’étrangère en passant sa large et dure main sur la tête d’Alice qui était toujours penchée en avant pour prendre de l’eau, « il serait difficile d’entendre de la ville une douce voix comme la vôtre, si haut que vous pussiez crier. »

Alice se débarrassa d’un air mécontent de la main de la femme, prit sa cruche, quoiqu’elle ne fût pas pleine, et voyant que l’étrangère se levait en même temps, dit, non sans crainte à coup sûr, mais avec un sentiment naturel de colère et de dignité : « Je n’ai pas besoin de faire entendre mes cris jusqu’à Woodstock ; s’il me fallait crier au secours, j’en trouverais plus près d’ici. »

Elle ne parlait pas sans être sûre de ce qu’elle disait, car, au même instant, elle vit s’élancer à travers les broussailles et se mettre à son côté le noble chien Bévis, fixant sur l’étrangère des yeux animés, hérissant chaque poil de sa belle crinière, comme les soies d’un sanglier pressé par une même, montrant en outre deux rangs de dents qui ne le cédaient en rien à celles d’un loup de Russie, et qu’il tenait pour ainsi dire en arrêt ; puis sans aboyer, ni se précipiter, semblant, par un grondement sourd et résolu, n’attendre que le signal pour se jeter sur la femme qu’il regardait évidemment comme suspecte.

Mais l’étrangère n’en fut pas épouvantée. « Ma jolie fille, dit-elle, vous auriez certainement là un formidable gardien s’il s’agissait de rustres ou d’enfants ; mais nous qui avons été à la guerre, nous avons des charmes pour apprivoiser ces furieux dragons : tâchez donc que votre protecteur ne s’élance pas sur moi, car c’est un noble animal, et ce ne serait que pour me défendre que je me résoudrais à lui faire du mal. » À ces mots, elle tira un pistolet de son sein, l’arma, ajustant le chien, comme si elle craignait qu’une se précipitât sur elle.

« Arrêtez, femme, arrêtez ! dit Alice Lee ; mon chien ne vous fera aucun mal… À bas, Bévis, couchez-vous là… Et vous, avant d’en venir à une pareille extrémité, sachez que c’est le chien favori de sir Henri Lee de Ditchley, conservateur du parc de Woodstock, qui punirait sévèrement tout le mal qu’on pourrait lui faire. — Et vous, ma belle, vous êtes la ménagère du vieux chevalier, sans doute ! car j’ai souvent entendu parler du bon goût des Lee. — Je suis sa fille, bonne femme. — Sa fille !… j’étais donc aveugle… mais aussi bien, c’est vrai ; rien ne répond plus exactement au portrait que tout le monde m’a fait de mistress Alice Lee. J’espère que ma folie n’a point offensé ma jeune mistress, et qu’elle me permettra, en signe de réconciliation, d’emplir sa cruche, et de la porter aussi loin qu’elle voudra. — Comme il vous plaira, bonne mère ; mais il faut que je retourne sur-le-champ à la Loge, où, dans un pareil moment, je ne puis recevoir d’étrangers. Vous ne pouvez me suivre que jusqu’à l’extrémité du désert, et il y a déjà trop long, temps que je suis absente de la maison : j’enverrai quelqu’un vous rejoindre et prendre la cruche. » À ces mots, elle se détourna avec une frayeur dont elle ne pouvait se rendre compte, et se dirigea d’un bon pas vers la Loge, espérant échapper ainsi à son importune connaissance.

Mais elle se trompa ; en un instant sa nouvelle compagne fut à ses côtés, ne courant pas, il est vrai, mais faisant des enjambées beaucoup trop longues pour une femme, qui la mirent bientôt au pas avec la timide jeune fille, malgré l’avance qu’elle avait prise. Cependant ses manières étaient plus respectueuses qu’auparavant, quoique le son de sa voix fût extrêmement dur et déplaisant, et que tout son extérieur inspirât une espèce de crainte indéfinissable, mais irrésistible.

« Pardonnez à une étrangère, aimable miss Lee, qui en vous voyant n’a pas eu l’esprit de distinguer entre une dame de votre haute qualité et une pauvre villageoise, et qui vous a parlé avec une liberté qui, à coup sûr, ne convient pas à votre rang et à votre condition, et qui, j’en ai peur, vous a offensée. — Offensée ! nullement ; mais, bonne femme, me voilà près de la maison, et je ne puis vous permettre de m’accompagner plus loin… Vous m’êtes inconnue. — Mais il ne s’ensuit pas de là, dit l’étrangère, que votre bonne fortune me le soit, belle mistress Alice. Regardez mon front basané… l’Angleterre n’en produit pas de pareils… et dans le pays d’où je viens, le soleil qui noircit notre teint, nous dédommage en plaçant dans nos cerveaux des connaissances refusées aux habitants de vos climats ; laissez-moi examiner votre jolie main, » lui dit-elle en s’efforçant de la lui saisir, « et, je vous le promets, vous entendrez des choses qui vous feront plaisir. — Celles que j’entends ne m’en font pas, » dit Alice avec dignité ; « allez vendre votre bonne aventure et vos tours de chiromancie aux femmes du village… Nous autres, gens bien élevés, nous les regardons comme une imposture, ou comme une science illégitimement acquise. — Vous voudriez pourtant, j’en réponds, entendre parler d’un certain colonel que de malheureuses circonstances ont éloigné de sa famille… vous me donneriez plus que de l’argent, si je pouvais vous assurer que vous le verrez dans un jour ou deux… oui, peut-être plus tôt, même. — Je ne sais ce que vous voulez dire, bonne femme ; si vous demandez l’aumône, voilà une pièce d’argent ; c’est tout ce que j’ai dans ma bourse. — Ce serait pitié que je la prisse ; mais pourtant donnez-la-moi… car la princesse, dans les contes de fées, doit toujours mériter par sa générosité la bonté de la fée bienfaisante, avant d’être récompensée par sa protection. — Prenez-la… donnez-moi ma cruche et partez, car je vois venir un des domestiques de mon père. Holà ! ho ! Jocelin, Jocelin ! »

La vieille diseuse de bonne aventure jeta vite quelque chose dans la cruche en la rendant à Alice Lee, et disparut promptement dans le taillis du parc.

Bévis se détourna, la regarda s’éloigner, et montra quelque envie de suivre cette femme suspecte ; pourtant, comme incertain de ce qu’il avait à faire, il courut à Jocelin et l’accabla de caresses comme pour lui demander son avis, Jocelin apaisa l’animal, et, rejoignant sa jeune maîtresse, lui demanda avec surprise ce que c’était, et si elle avait eu peur. Alice lui dit deux mots de son alarme, pour laquelle elle n’aurait pu en effet donner de motifs bien légitimes ; car les manières de l’inconnue, quoique hardies et importunes, n’étaient pas menaçantes. Elle avoua seulement qu’elle avait rencontré une diseuse de bonne aventure à la fontaine de Rosemonde, et qu’elle ne s’en était débarrassée qu’avec peine.

« Ah ! la coquine d’Égyptienne, dit Jocelin, comme elle avait bien senti que notre buffet n’était pas vide !… Ils ont autant d’odorat que des corbeaux, ces rôdeurs ; regardez, mistress Alice, vous ne voyez pas un corbeau, pas une corneille dans ce beau ciel à un mille autour de vous, mais qu’une brebis s’échappe un peu de la pelouse, et, avant que le pauvre animal soit mort, vous en entendrez une douzaine croasser comme pour inviter tous leurs frères à ce banquet… Il en est de même de ces valides mendiants… Vous n’en verrez guère quand on n’a rien à leur donner, mais quand on met le pot au feu, il faut qu’ils en aient leur part. — Vous êtes si fier de vos nouvelles provisions, dit Alice, que vous soupçonnez tout le monde de leur en vouloir. Je ne pense pas que cette femme ose approcher de votre cuisine, Jocelin. — Alors elle ne s’en portera que mieux, car je lui donnerai un plat dur à digérer… Mais donnez-moi la cruche, mistress Alice ; les convenances veulent que ce soit moi qui la porte… Comment donc ! qu’entends-je tinter au fond ? Avez-vous puisé les cailloux avec l’eau ?… — Je crois que cette femme a jeté quelque chose dans la cruche, dit Alice. — Ah ! regardons-y vite, car c’est peut-être un charme, et nous avons déjà assez de diableries à Woodstock… N’ayons pis peur de jeter l’eau ; je peux recourir à la fontaine en chercher d’autre. » Il vida l’eau sur le gazon, et au fond de la cruche, se trouva un anneau d’or dans lequel était enchâssé un rubis qui semblait d’un grand prix.

« Si ce n’est pas un talisman, je ne sais ce que c’est, dit Jocelin. Vrai, mistress Alice, je crois que vous feriez bien de le jeter ; de tels cadeaux venant de pareilles mains sont une espèce de paie que donne le diable d’avance pour enrôler dans son régiment de sorcières ; et ne recevrait-on qu’une fève de lui, on devient pour toute sa vie son esclave forcé… Oui, vous voyez bien ce bijou, en bien, demain matin vous trouverez une bague de plomb et un caillou ordinaire à sa place. — Ma foi, Jocelin, je pense qu’il vaudrait mieux retrouver cette vieille au noir visage, et lui rendre un objet qui me paraît être d’un grand prix. Cherchez-la donc, et remettez-lui son anneau ; il me semble être d’une valeur trop considérable pour qu’on le jette ainsi. — Ah ! voilà toujours comme sont les femmes, murmura Jocelin ; trouvez-moi la meilleure d’entre elles, et voyez si c’est volontiers qu’elle fera le sacrifice de la moindre bagatelle… Vraiment, mistress Lee, vous êtes trop jeune pour vous enrôler dans un régiment de sorcières. — C’est ce dont je n’aurai pas peur tant que vous ne deviendrez pas sorcier, dit Alice ; retournez donc vite à la fontaine où vous retrouverez probablement cette femme, et apprenez-lui qu’Alice Lee ne se soucie pas plus de ses cadeaux que de sa compagnie. »

À ces mots, la jeune demoiselle continua son chemin vers la Loge, tandis que Jocelin se rendit à la fontaine de Rosemonde. Mais la diseuse de bonne aventure, ou qui que pût être l’inconnue, ne s’y trouvait point, et Jocelin, ne la voyant pas du premier coup d’œil, ne se donna pas grand’peine pour la chercher.

« Si cette bague, que la coquine a, j’en suis sûr, volée quelque part, » se dit le garde en lui-même, « vaut seulement plusieurs nobles d’or, il vaut beaucoup mieux qu’elle soit en de pareilles mains qu’en la possession de vagabonds. Mon maître a droit aux objets perdus et trouvés sur ses domaines, et certainement une Égyptienne ne peut avoir une pareille bague sans l’avoir trouvée. Ainsi, je la confisque sans scrupule, et j’en emploierai la valeur pour la dépense de la maison de sir Henri Lee, qui n’est pas trop riche. Dieu merci ! mon expérience militaire m’a appris à me servir de mes doigts et de mes ongles… c’est la loi du soldat. Pourtant, malgré tout, je ferais mieux de la montrer à sir Éverard et de lui demander avis… Je le crois habile jurisconsulte, maintenant qu’il s’agit des affaires de mistress Alice, et savant docteur ; il gardera l’incognito pour tout ce qui concerne l’Église, l’État et sir Henri Lee… D’ailleurs, je consens à ce qu’on jette mes membres aux rats et aux corbeaux, si l’on me surprend à donner ma confiance à quelqu’un qui n’en soit pas digne. »