Woodstock/Chapitre XVII

Woodstock, ou Le Cavalier, Histoire de l’année 1651
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 8p. 211-227).


CHAPITRE XVII.

L’AMI DE COLLÈGE.


Notre zèle nous entraîne à agir : dans le calme, nous sommes effrayés de nos actions.
Anonyme.


Pendant que les commissaires se préparaient à quitter le château pour aller s’établir à l’auberge du bourg de Woodstock, avec tout cet embarras et ce bruit qui accompagnent ordinairement les mouvements des grands personnages, surtout quand ils n’ont pas l’habitude d’être aussi haut placés, Éverard engagea la conversation avec le ministre pretbytérien, maître Holdenough, qui était sorti de son appartement, sans être vu, comme pour défier les esprits qui étaient supposés faire tapage dans la maison, et dont les joues pâles, le front soucieux, donnaient à imaginer qu’il n’avait pas passé la nuit plus tranquillement que les autres habitants de Woodstock. Le colonel Éverard offrit au révérend ministre de lui procurer quelque rafraîchissement ; mais celui-ci lui répondit aussitôt : « Aujourd’hui je ne prendrai que la nourriture nécessaire pour vivre, puisqu’il nous est promis que notre pain nous sera donné, et qu’on nous assure notre eau ; non que je pense, avec les papistes, que le jeûne ajoute à ces mérites qui ne sont qu’un monceau de sales haillons, mais parce que je crois nécessaire de ne pas m’exposer à ce qu’une nourriture grossière obscurcisse mon jugement et rende moins pures, moins éclatantes les actions de grâces que je dois au ciel pour m’avoir conservé la vie d’une manière si merveilleuse. — Maître Holdenough, dit Éverard, vous êtes, je le sais, un digne et vaillant homme, et je vous ai vu la nuit dernière courir bravement à vos sacrés devoirs lorsque des soldats d’un courage éprouvé semblaient dominés par une vive frayeur. — Trop courageux… trop téméraire, » fut la réponse de maître Holdenough, dont l’air décidé semblait avoir complètement disparu. « Nous sommes de débiles créatures, maître Éverard, et plus faibles quand nous nous croyons plus forts. Oh ! colonel ! » ajouta-t-il après un moment de réflexion, et comme si la confidence lui échappait involontairement, « j’ai eu une vision à laquelle je ne survivrai pas ! — Vous me surprenez, mon révérend ami ! puis-je vous prier de vous expliquer plus clairement ? J’ai entendu conter d’étranges histoires arrivées cette nuit, et même j’ai vu aussi d’étranges choses ; mais, sur ma parole, je souhaiterais plus vivement connaître les apparitions qui vous ont troublé. — Monsieur, lui répondit le ministre, vous êtes un homme discret ; et quoique je ne veuille pas que ces hérétiques schismatiques, Brownistes, Mugletoniens, Anabaptistes, et autres aient une occasion de triomphe aussi belle que leur en donnerait une défaite dans cette triste aventure ; pourtant avec vous, qui avez toujours été un fidèle adhérent à la bonne cause pour la grande ligue nationale et le covenant, je puis vraiment être plus communicatif. Asseyons-nous donc, et permettez-moi de demander un verre d’eau fraîche, car je me sens encore un malaise physique, quoique, grâce au ciel, je sois non moins résolu, non moins calme d’esprit qu’un simple mortel peut l’être après une pareille vision… On prétend, digne colonel, que de telles choses sont les précurseurs d’une mort prochaine… Je ne sais si c’est vrai, mais s’il en est ainsi, je partirai comme une sentinelle fatiguée qu’on relève de faction, et je serai content de ne plus voir et de ne plus entendre ces Antimoniens, ces Pélagiens, ces Sociniens, ces Arminiens, ces Ariens et ces Nullifidiens, qui ont envahi notre Angleterre, comme ces hideux reptiles qui envahirent la maison de Pharaon. »

À ce moment un des domestiques qui avait été averti entra avec un verre d’eau, et fixant aussitôt ses stupides yeux gris sur la figure du ministre, comme s’il eût cherché à lire quelle tragique histoire était écrite sur son front, il sortit de la chambre en remuant la tête, comme un homme fier d’avoir découvert que tout n’allait pas bien, quoiqu’il n’eût pu deviner en définitive ce qui était mal.

Le colonel Éverard invita le digne ecclésiastique à prendre quelque rafraîchissement plus confortable que de l’eau pure, mais il refusa. « Je suis en quelque sorte un champion, dit-il, et quoique vaincu dans ma dernière rencontre avec l’ennemi, j’ai encore ma trompette pour sonner l’alarme, et mon glaive tranchant pour frapper : ainsi, comme le vieux Nazaréen, je ne boirai ni vin ni liqueur forte avant que mes jours de combat soient passés. »

Le colonel pressa une seconde fois maître Holdenough, d’un ton amical et respectueux, de lui apprendre ce qui lui était arrivé la dernière nuit ; et le bon ministre lui conta ce qu’on va lire, avec cette petite teinte caractéristique de vanité dans son récit, qui provenait naturellement du rôle qu’il avait joué dans le monde, et de l’influence qu’il avait exercée sur les esprits des autres.

« J’étais jeune encore à l’université de Cambridge, dit-il, et j’étais particulièrement lié d’amitié avec un de mes camarades, peut-être parce que nous passions… ce qu’il est inutile de vous dire… pour les deux clercs du collège qui promettaient le plus, et nous avancions d’un pas si égal, qu’il eût été difficile peut-être de dire lequel faisait plus de progrès dans ses études ; seulement notre professeur, maître Purefroy, avait coutume de dire que si mon camarade avait sur moi l’avantage de l’esprit, je l’emportais sur lui par la grâce ; car tandis qu’il s’attachait à l’étude profane des auteurs classiques, étude qui n’est jamais profitable, puisque le plus souvent elle ne donne que des leçons d’impiété et de corruption, moi j’étudiais avec ardeur les Livres sacrés. Nous ne partagions pas la même opinion à l’égard de l’Église d’Angleterre, car il pensait comme les Arminiens, comme Laud et tous ceux qui voudraient mélanger nos établissements religieux et civils, et rendre l’église dépendante du souffle d’un homme terrestre. Enfin il favorisait l’épiscopat, tant pour ses doctrines que pour les cérémonies ; et quoique nous nous quittassions avec des larmes et des embrassements, ce fut pour suivre des routes bien différentes. Il obtint un bénéfice et devint fameux écrivain controversiste dans le sens des évêques et de la cour. Moi aussi, comme vous savez bien, tirant le meilleur parti possible de mes faibles talents, je taillai ma plume pour soutenir la cause du pauvre peuple opprimé, dont les consciences plus délicates rejetaient les rites et les cérémonies plus convenables au papisme qu’à une église réformée, et qui, d’après l’aveugle politique de la cour, étaient défendues par des peines et des châtiments. Alors vint la guerre civile, et moi, entraîné à cette époque par ma conscience, ne craignant, ne soupçonnant rien des tristes conséquences qui s’ensuivirent par l’insurrection de ces Indépendants, je consentis à contribuer, par mon crédit et mon zèle, au grand ouvrage en devenant chapelain du régiment du colonel Harrison ; non pas que je marchasse jamais à l’ennemi sur un champ de bataille, les armes à la main (puisque le ciel le défend à un ministre des autels) ; mais je prêchais, j’exhortais, et, au besoin, je guérissais les blessures d’un corps aussi bien que celles de l’âme. Or, il arriva, vers la fin de la guerre, qu’une bande de malveillants s’empara d’un château fort dans le comté de Shrewsbury, situé sur une petite île, s’avançant dans un lac, accessible seulement par une étroite chaussée ; de là ils faisaient des excursions et tourmentaient le pays. Il était donc bien temps de les réprimer, et un corps de notre régiment alla les réduire ; on me pria de faire partie de l’expédition, car nos soldats étaient en bien petit nombre pour attaquer une place si forte, et le colonel croyait que mes exhortations enflammeraient leur courage. Ainsi, contre mon habitude, je les accompagnai jusqu’au champ de bataille, où s’engagea une chaude action. Les malveillants, qui avaient leur artillerie placée derrière les murailles, avaient sur nous un si grand avantage, que, faisant briser leurs portes par une volée de coups de canon, le colonel Harrison commanda à ses hommes de s’avancer par la chaussée et d’essayer d’emporter la place d’assaut. Nos hommes se mirent vaillamment à l’ouvrage : ils s’avancèrent en bon ordre ; mais assaillis de tous côtés par le feu ennemi, ils ne tardèrent pas à se débander, se retirant avec beaucoup de perte. Harrison lui-même conduisit vaillamment la retraite et défendit ses hommes le mieux qu’il put contre les assiégés qui s’élançaient à leur poursuite pour les tailler en pièces. Or, colonel Éverard, je suis de ma nature vif et véhément, quoique des instructions meilleures que l’ancienne loi m’aient rendu doux et patient, comme vous me voyez aujourd’hui ; je ne pus supporter la vue de nos Israélites fuyant devant les Philistins. Je m’élançai donc sur la chaussée, ma Bible d’une main et de l’autre une hallebarde que j’avais ramassée, et je forçai nos premiers fugitifs à retourner sur leurs pas, les menaçant de les assommer, leur montrant en même temps un prêtre en soutane, comme ils disaient, qui était au milieu des malveillants, et leur demandant s’ils ne feraient pas autant pour un vrai serviteur du ciel, que les incirconcis pour un prêtre de Baal. Mes paroles et mes coups produisirent leur effet ; ils retournèrent tous à la charge en s’écriant : « Périssent Baal et ses adorateurs ! » Ils tombèrent si soudainement sur l’ennemi, que non seulement ils le repoussèrent jusque dans les fortifications, mais encore s’y jetèrent pêle-mêle avec lui. J’y fus aussi entraîné par le torrent, mais avec la ferme intention d’engager nos soldats furieux à faire quartier, car mon cœur saignait en voyant des chrétiens et des Anglais hachés à coups de sabre et de fusil, comme des chiens enragés qu’on poursuit. Tandis que nos hommes se battaient et se tuaient, et que moi je les suppliais toujours de modérer leur fureur, nous gagnâmes le toit même de l’édifice qui était en partie couvert de plomb, et où ceux des Cavaliers qui avaient survécu s’étaient retirés comme dans une dernière tour de refuge. Je fus moi-même, je puis le dire, porté jusqu’au haut de l’étroit escalier par nos soldats qui se précipitaient comme des chiens de chasse sur leur proie, et lorsque enfin je me fus retiré du passage, je me trouvai au milieu d’une scène horrible : les malheureux assiégés se défendaient, les uns avec la furie du désespoir, les autres à genoux imploraient la pitié de leurs ennemis avec un ton et des paroles à briser le cœur d’un homme quand il se les rappelle. D’autres en appelaient à la merci de Dieu ; et il était temps, l’homme ne connaissait plus de merci, ils étaient assommés, percés de coups, jetés des créneaux dans le lac ; et les cris horribles des vainqueurs mêlés aux soupirs, aux gémissements, aux clameurs des vaincus, faisaient un affreux vacarme dont la mort seule peut arracher le souvenir à ma mémoire. Pourtant ces hommes qui étaient ainsi acharnés contre leurs semblables n’étaient ni des païens venus des contrées sauvages et lointaines, ni des brigands écume et rebut de notre pays : calmes et de sang-froid, c’étaient des hommes raisonnables, religieux même, jouissant d’une bonne réputation à la face du monde et à celle du ciel. Oh ! maître Éverard, combien votre métier de guerre est à craindre, à éviter, puisqu’il change de tels hommes en des loups acharnés contre leurs semblables ! — C’est une cruelle nécessité, » dit Éverard en baissant les yeux, « et c’est là la seule justification possible… Mais continuez, mon révérend ami ; je ne vois pas comment cet assaut, incident, hélas ! trop fréquent de part et d’autre durant la dernière guerre, peut se rattacher aux événements de la nuit dernière. — Vous allez le savoir, » dit M. Holdenough ; puis il s’arrêta, comme un homme qui fait un effort pour se remettre avant de continuer un récit dont le sujet l’a violemment agité. « Dans ce tumulte infernal, reprit-il (car sûrement, rien sur la terre ne ressemble tant à l’enfer que de voir des hommes s’abandonner ainsi à une haine mortelle contre leurs semblables), j’aperçus le même prêtre que j’avais distingué sur la chaussée, avec deux autres malveillants, presses dans un coin par les assaillants, et se défendant jusqu’à la dernière extrémité, comme des gens désespérés… Je le vis, je le reconnus… colonel Éverard ! »

À ces mots, il saisit de sa main gauche celle d’Éverard, et se couvrant la figure et le front avec la droite, il sanglota.

« C’était votre compagnon de collège ? » dit Éverard prévoyant la catastrophe.

« Mon ancien… mon seul ami… celui avec qui j’avais passé les heureux jours de ma jeunesse !… Je m’élançai… je fendis la foule… je voulus crier grâce ; mais mon émotion m’avait ôté l’usage de la parole et de la voix… Tout se perdait dans l’horrible cri que j’avais poussé, moi le premier : « Périsse le prêtre de Baal… Tuez Mathan… tuez-le, fût-il sur les marches de l’autel !… » Poussé jusqu’au bord d’un créneau, mais luttant encore pour la vie, je l’aperçus qui s’accrochait à une de ces pierres avancées hors du muret destinées à l’écoulement des eaux de la plate-forme… mais ils lui frappèrent sur les bras et sur les mains… J’entendis une chute lourde retentir dans l’abîme sans fond au dessous… Excusez mon émotion… je ne puis continuer. — Il a échappé peut-être ? — Oh ! non, non… la tour avait quatre étages de hauteur. Ceux mêmes qui s’étaient jetés dans le lac des plus basses fenêtres, pour échapper en plongeant, rencontrèrent la mort ; car des soldats à cheval sur le bord, aussi altérés de sang que leurs camarades qui avaient donné l’assaut, galopaient autour du lac, et tiraient sur les malheureux qui se débattaient dans l’eau contre la mort, ou les hachaient dès qu’ils étaient parvenus à en sortir. Tous furent taillés en pièces et massacrés… Oh ! puisse le sang versé ce jour-là rester silencieux !… Oh ! puisse la terre le recevoir dans ses plus profondes entrailles !… Oh ! puisse-t-il s’être mêlé pour toujours avec les noires ondes du lac, et ne crier jamais vengeance contre ceux dont la colère fut terrible, et qui massacrèrent dans leur colère !… Et, oh ! puisse-t-il être pardonné à ce pécheur qui augmenta leur nombre, et éleva sa voix pour exciter leur cruauté !… Albany, mon frère, mon frère… je t’ai pleuré comme David pleura Jonathas ! »

Le digne ministre sanglota, et le colonel Éverard partagea si bien son émotion qu’il différa de l’engager à satisfaire l’objet principal de sa curiosité, jusqu’à ce que le torrent impétueux de sa douleur et de ses regrets se fût calmé pour le moment, car cette douleur était vive et violente, d’autant plus violente peut-être, que le caractère rigide du ministre et sa vie ascétique l’avaient habitué à ne point s’abandonner à de fortes affections morales, et il lui était dès lors plus difficile de se maîtriser quand il en était une fois arrivé à ce point. De grosses larmes coulaient sur les traits tremblants de sa figure maigre, ordinairement sévère, ou du moins austère. Il serra affectueusement la main d’Éverard qui avait pris la sienne, comme pour le remercier de la sympathie qu’indiquait cette caresse.

Aussitôt après, maître Holdenough s’essuya les yeux, retira doucement sa main de celle d’Éverard, après l’avoir encore pressée, et continua sur un ton plus calme :

« Pardonnez-moi cet éclat d’émotion, digne colonel… Je sais qu’il ne sied guère à un homme de mon caractère, et qui devrait porter des consolations aux autres, de s’abandonner pour des chagrins personnels à un tel excès de désespoir, qui est une faiblesse du moins, sinon un péché ; car que sommes-nous pour pleurer et gémir de ce que la Providence permet ? Mais je regardais Albany comme mon frère. J’avais passé avec lui et près de lui les plus heureux jours de ma vie, avant que ma vocation à prendre part aux troubles du pays m’eût imposé de sacrés devoirs. Mais… oui… je dois abréger le reste de mon histoire. » Alors il rapprocha sa chaise de celle d’Éverard ; puis, prenant un ton solennel et mystérieux, il lui dit presque à voix basse : « Je l’ai revu cette nuit — Revu… Qui ? dit Éverard ; voudriez-vous parler de celui… que… — Que j’ai vu si impitoyablement massacrer… mon ancien ami de collège… Joseph Albany. — Maître Holdenough, votre habit et votre caractère devraient vous défendre de plaisanter sur un tel sujet. — Moi, plaisanter ! je plaisanterais plutôt à mon lit de mort, sur la Bible même. — Mais vous avez sans doute mal vu : cette scène tragique doit nécessairement revenir bien des fois à votre esprit ; et dans un moment où l’imagination l’emportait sur le témoignage des sens extérieurs, elle peut vous avoir présenté de fausses apparences ; rien n’est plus ordinaire quand l’esprit recherche des choses surnaturelles, que l’imagination vous présente en place des chimères ; et alors l’esprit, trop exalté, chasse difficilement l’illusion. — Colonel Éverard, » répliqua Holdenough avec gravité, « dans l’accomplissement de mon devoir je ne dois pas redouter la figure d’un homme ; ainsi, je vous dis clairement, comme je l’ai déjà fait avec plus de retenue, que quand vous employez votre jugement et vos connaissances mondaines (et vous n’êtes que trop disposé à pénétrer les événements cachés de l’autre monde), vous pourriez aussi bien mesurer avec le creux de votre main les eaux de l’Isis[1]. Certainement, mon cher monsieur, vous vous trompez sous ce rapport, et donnez par cela même aux malveillants une trop grande raison de confondre votre honorable nom avec ceux des défenseurs des sorcières, des exaltés, des athées, et même de ces gens semblables à ce Bletson, qui, si la discipline de l’Église ne se fût pas relâchée, mais fût restée telle qu’elle était au commencement de la grande lutte, eût été depuis long-temps rejeté de son sein, et abandonné au châtiment de la chair, afin de sauver son âme, si du moins c’était encore possible. — Vous êtes dans l’erreur, maître Holdenough ; je ne nie pas l’existence de ces apparitions surnaturelles, parce que je ne puis ou n’ose élever la voix contre le témoignage des siècles, soutenu par de si savants hommes que vous. Cependant, quoique j’en admette la possibilité, je vous avouerai que de mes jours je n’ai jamais entendu parler d’apparition assez positivement pour dire moi-même si le fait dénotait ou non une puissance plus qu’humaine. — Écoutez donc ce que j’ai à vous dire, répliqua le ministre, sur la parole d’un homme, d’un chrétien, et qui plus est d’un serviteur de notre sainte Église, d’un Ancien de cette même Église, tout indigne que je sois d’user de la parole sacrée parmi les fidèles. Je me suis posté cette nuit dans l’appartement presque démeublé où se trouve encore une glace immense qui eût pu servir à Goliath de Gath pour s’admirer quand il était revêtu, des pieds à la tête, de son armure d’airain. J’avais choisi cette chambre-là de préférence, parce que l’on m’avait prévenu que c’était l’appartement habitable le plus voisin de la galerie où vous fûtes vous-même, dit-on, assailli hier soir par le malin esprit… Est-ce vrai, je vous prie ? — Oui, j’eus en effet à combattre dans cet appartement quelques personnes dont les intentions n’étaient pas bonnes. Ainsi on ne vous a point trompé. — Eh bien, je choisis mon poste le mieux possible, comme un vaillant général approche son camp et pousse ses retranchements aussi près qu’il peut de la ville assiégée ; et, de fait, colonel Éverard, si j’éprouvai intérieurement des sensations de crainte (car même Élie et les prophètes, qui commandaient aux éléments, avaient une part de notre faible nature, et à plus forte raison un pauvre pécheur comme moi), cependant, je ne perdis ni mon courage ni mon espoir, et je songeai aux textes que je pourrais lancer, non comme charmes et talismans, ainsi que le font les aveugles papistes, en se signant et faisant d’autres cérémonies au moins aussi inutiles, mais comme nourrissant et soutenant cette foi et cette confiance dans les saintes promesses, qui est le vrai bouclier de la religion, contre lequel les traits de Satan s’arrêtent et s’émoussent. Ainsi armé et préparé, je me mis à lire et à écrire, afin de fixer l’attention de mon esprit sur des sujets convenables à la situation dans laquelle j’étais placé, comme capables de prévenir les écarts involontaires de mon imagination, et d’empêcher mon esprit de s’abandonner à des craintes chimériques. Dans cette ferme résolution, j’écrivis des réflexions appropriées à la circonstance, et dont peut-être quelque âme affamée pourrait encore profiter. — C’est agir avec sagesse et piété, mon respectable et révérend monsieur ; continuez, je vous prie. — Après avoir employé environ trois heures de cette manière sans me laisser aller au sommeil, un frémissement étrange s’empara de mes sens. Le vaste et gothique appartement me sembla devenir plus grand, plus sombre, plus lugubre, à mesure que l’air de la nuit devenait plus froid et plus glacial. Je ne sais si c’était que le feu commençait à s’éteindre, ou si, avant ce qui allait m’arriver, il devait se répandre comme un souffle et une atmosphère de terreur, ainsi que le dit Job dans un passage bien connu : « La crainte s’empara de moi, et le frisson fit tressaillir mes os. » Un bruit singulier tintait à mes oreilles, la tête me tournait ; j’éprouvais sans être en danger les sensations de ceux qui appellent au secours, et j’avais envie de fuir, bien que personne ne me poursuivît. À ce moment quelque chose passa derrière moi ; la grande glace devant laquelle j’avais placé ma table m’en retraça l’image : je le distinguai, grâce au flambeau qui était alors en face. Je levai les yeux, et je vis distinctement dans le miroir la forme d’un homme… Aussi vrai que je le dis, c’était ce même Joseph Albany… le compagnon de ma jeunesse, celui que j’avais vu précipiter du haut des murs du château de Clidesthrough, dans le lac profond qui est au bas. — Que fîtes-vous alors ? — Il me vint soudain à la pensée que le philosophe stoïcien Athénodore avait échappé à l’horreur d’une vision semblable, en continuant obstinément à étudier, et je fis en même temps la réflexion que moi, prédicateur du christianisme, chargé d’en annoncer les mystères, j’avais moins de raison de craindre, et bien plus de moyens d’occuper saintement mes pensées, qu’un païen qui était aveuglé par sa sagesse même. Ainsi au lieu de laisser paraître aucune alarme, sans même détourner la tête, je continuai à écrire : cependant, je dois avouer que le cœur me battait et que ma main était tremblante. — Si vous aviez encore la faculté d’écrire, quand votre esprit était frappé de cette impression, une telle intrépidité vous rend digne de marcher à la tête de l’armée anglaise. — Notre courage, colonel, ne nous appartient point, et nous ne devons pas nous en glorifier, comme de quelque chose qui soit notre propriété. Mais quand vous parlez de cette étrange vision comme d’une impression produite sur mon esprit, plutôt que comme d’une réalité qui frappait mes sens, permettez-moi de vous dire que votre sagesse mondaine n’est que folie, relativement aux choses qui ne sont pas de ce monde. — N’avez-vous pas jeté un second coup d’œil sur la glace ? — Oui, quand j’eus transcrit ce consolant passage de l’Écriture : « Tu fouleras Satan sous tes pieds. » — Et que fîtes-vous ensuite ? — L’image de ce même Joseph Albany, répondit Holdenough, semblait passer doucement derrière ma chaise ; sa taille et ses traits avaient une entière ressemblance avec celui que j’avais connu dans ma jeunesse, excepté que son visage portait les traces d’un âge plus avancé que celui où il était mort, et qu’il était très pâle. — Et que fîtes-vous ? — Je me détournai, et je vis distinctement la figure qui s’était réfléchie dans la glace se retirer vers la porte, ni lentement, ni rapidement, mais d’un pas ferme, et comme si elle eût glissé sur le parquet. Elle se retourna de nouveau, et, avant de disparaître, me montra une fois encore ses traits pâles et sombres. Mais comment elle sortit de la chambre, fut-ce par la porte ou autrement, c’est ce que je ne pus bien remarquer dans mon trouble extrême, et malgré tous les efforts de ma mémoire, je n’ai pu me retracer aucun souvenir distinct à ce sujet. — C’est une vision étrange, dit Éverard ; et attestée par vous, il est impossible de la révoquer en doute. Cependant, maître Holdenough, si un habitant de l’autre monde s’est, comme vous le dites, présenté à vous, ce dont je ne veux point contester la possibilité, croyez, d’un autre côté, que des personnes malintentionnées prennent part à ces intrigues. J’ai moi-même eu quelques rencontres avec des fantômes qui étaient doués d’une force corporelle, et qui portaient, j’en suis sûr, des armes comme les miennes. — Oh ! sans aucun doute ; Belzébut aime à charger avec sa cavalerie mêlée à son infanterie, comme c’était la mode du vieux général écossais David Leslie ; il y a des diables incarnés comme des diables sans corps ; il se sert des uns pour soutenir les autres, et former un corps de réserve. — Vous pouvez avoir raison, révérend docteur, mais, à votre avis, que faut-il faire en pareille circonstance ? — Je dois me consulter à ce sujet avec mes frères, et pourvu qu’il reste seulement dans nos environs cinq ministres de la véritable Église, nous chargerons Satan tous ensemble, et vous verrez si nous n’avons pas le pouvoir de lui tenir tête jusqu’à ce qu’il prenne la fuite. Mais à défaut de cette sainte guerre contre ces ennemis étranges, et qui ne sont pas de ce monde, en vérité j’opinerais pour que cette maison de sorcellerie et d’abomination, ce repaire souillé par l’ancienne tyrannie et la prostitution, fût consumé entièrement par les flammes, de peur que Satan, établissant son quartier-général en un lieu si fort à son gré, n’en fasse une citadelle et une place d’armes, de laquelle il tentera des incursions sur tout le voisinage. Ce qu’il y a de sûr, c’est que je ne recommanderai à aucun chrétien de l’habiter. Si au contraire on l’abandonnait, elle deviendrait un rendez-vous où s’assembleraient les sorciers pour préparer leurs maléfices, où les sorcières feraient leur sabbat, et où viendraient aussi ceux qui, comme Démas, courent après les richesses de ce monde, cherchant l’or et l’argent, en pratiquant des talismans et des charmes au détriment des âmes cupides. Croyez-moi donc : le mieux serait que ce château fût dévasté et détruit de fond en comble, et qu’on n’y laissât pas pierre sur pierre. — À cela, mon bon ami, dit le colonel, je répondrai que la chose est impossible, car le lord général a permis au frère de ma mère, sir Henri Lee, et à sa famille, de revenir en cette maison qui a été habitée par ses pères, et qui est maintenant la seule où il puisse trouver un abri pour ses cheveux blancs. — Et cela s’est fait de votre avis, Markham Éverard ? » demanda le théologien d’une voix sévère.

« Oui, certainement. Et pourquoi n’aurais-je pas employé mon influence pour procurer un asile au frère de ma mère ? — De par votre âme, répondit le ministre, de la part d’un autre, je n’y aurais certainement pas ajouté foi. Dites-moi, n’est-ce pas ce même sir Henri Lee, qui, à l’aide de ses cottes de buffle et de ses pourpoints verts, fit mettre à exécution l’ordre donné par un laïque papiste, de placer l’autel à l’extrémité orientale de Woodstock ?… N’a-t-il pas juré par sa barbe qu’il ferait pendre, dans la rue de Woodstock, quiconque refuserait de boire à la santé du roi ?… Sa main n’est-elle pas teinte du sang des saints ? Y a-t-il eu sur le champ de bataille un défenseur plus infatigable et plus zélé pour l’épiscopat et l’autorité du roi ? — Tout cela peut être comme vous le dites, mon bon maître Holdenough ; mais mon oncle est maintenant vieux et faible ; il lui reste à peine un homme à ses ordres, et sa fille est un être que l’homme le plus farouche ne pourrait regarder sans pleurer de pitié, un être qui… — Est plus cher à Éverard que sa gloire, sa fidélité envers ses amis, son devoir envers sa religion. Ce n’est pas le moment de tenir un pareil langage. La voie où vous marchez est périlleuse. Vous travaillez à relever le chandelier papiste que le ciel dans sa justice a renversé, à ramener dans ce repaire de sorcellerie les pécheurs qui sont maudits comme lui. Je ne souffrirai pas que le pays soit trompé par leurs maléfices… Ils ne reviendront point ici. »

Il prononça ces mots avec véhémence, en frappant la terre de son bâton, et le colonel très mécontent lui répondit sur le même ton : « Vous auriez bien fait, maître Holdenough, avant de vous prononcer ainsi, d’examiner si vous avez le pouvoir d’accomplir vos menaces. — N’ai-je pas le pouvoir de lier et de délier ? — C’est un pouvoir que vous ne pouvez guère exercer que sur les membres de votre église, » dit Éverard d’une voix presque méprisante.

« Prenez garde, prenez garde, » répliqua le théologien, qui, bien qu’excellent homme, était, ainsi que nous l’avons vu, d’un caractère irritable ; « ne m’insultez pas, traitez honorablement le messager en considération de celui qui lui a confié le message. Ne me bravez pas, vous dis-je ; je suis obligé d’accomplir mon devoir, au risque de déplaire à mon propre frère. — Je ne vois rien qui vous regarde dans cette affaire, dit le colonel Éverard ; et, pour ma part, je vous avertis de ne pas vous en mêler. — Bien… vous voulez que je sois aussi docile que l’un de vos grenadiers ! » et ses membres délicats tremblaient par un même transport d’indignation qui agitait ses cheveux gris. « Prenez garde à vous, monsieur, j’ai plus de pouvoir que vous ne le supposez. Je ferai appel à tous les vrais chrétiens de Woodstock, pour qu’ils se ceignent les reins et s’opposent au rétablissement de l’épiscopat, de l’oppression, des doctrines perverses dans ces environs. J’encouragerai la colère du juste contre l’oppresseur, contre l’Ismaélite, l’Édomite, contre sa race et contre ceux qui le soutiennent et l’encouragent à relever la tête. Je crierai haut, je n’épargnerai rien, j’exciterai tous ceux dont l’amour s’est refroidi, et la multitude qui se montrerait indifférente. Quelques gens encore m’écouteront. Je prendrai la verge de Joseph qui était dans les mains d’Éphraïm ; je viendrai purger cette demeure de sorciers, de sorcières et d’enchantements ; je citerai et les exhorterai en disant : Voulez-vous défendre Baal ? voulez-vous le servir ? Emparez-vous des prophètes de Baal, que pas un d’entre eux n’échappe ! — Maître Holdenough, » dit le colonel Éverard avec beaucoup d’impatience, « d’après l’histoire que vous m’avez contée, vous avez prêché sur ce texte déjà une fois de trop. »

À ces mots, le vieillard frappa violemment sa main contre sa tête, et tomba sur une chaise, aussi subitement, et comme poussé par une force aussi irrésistible que si le colonel lui eût déchargé un pistolet dans la tête. Aussitôt, affligé du reproche qui lui était échappé dans sa mauvaise humeur, Éverard se hâta de lui en demander pardon et de lui offrir toutes les excuses que son esprit lui suggéra ; mais aucune ne fut agréée. Le vieillard était frappé au cœur ; il écarta la main du colonel, ferma l’oreille à ses paroles, et enfin se leva en disant d’une voix sévère : « Vous avez abusé de ma confiance, monsieur… abusé bassement pour vous en faire une arme contre moi. Si j’avais été un homme d’épée, vous n’auriez pas osé… mais jouissez, monsieur, de votre triomphe sur un vieillard, sur l’ami de votre père… Déchirez la blessure que son imprudente confiance vous a montrée. — Mon digne et excellent ami ! — Ami ! » répondit le vieillard avec un mouvement convulsif ; « nous sommes ennemis, monsieur… ennemis dès ce moment et pour toujours. »

Alors il se leva précipitamment de la chaise sur laquelle il était tombé plutôt qu’il ne s’y était assis, sortit de l’appartement d’un pas précipité qui lui était ordinaire quand il était irrité, ce qui certainement indiquait plus de mauvaise humeur que de dignité, surtout parce que, en s’éloignant, il se parlait tout bas, et semblait exciter sa propre colère, en se rappelant à lui-même l’offense qu’il avait reçue.

« Allons, dit le colonel, il n’y avait pas déjà assez d’inimitié entre mon oncle et les habitants de Woodstock, il faut que je l’augmente encore en irritant ce vieillard impétueux et irascible, obstinément attaché, comme je le connais, à ses idées sur le gouvernement de l’église, et opiniâtre dans ses préjugés contre tous ceux qui ne pensent pas comme lui. La populace de Woodstock se soulèvera. Il ne trouverait pas une âme disposée à le soutenir dans un projet honnête et raisonnable ; mais qu’il crie ruine et destruction, et je garantis qu’il trouvera autant de partisans qu’il voudra. Et mon oncle n’est pas moins vif et attaché à ses opinions. Pour la valeur de tous les domaines qu’il possédait jadis, il ne consentirait pas à laisser mettre en garnison dans le château une vingtaine de soldats pour le défendre ; quand il serait seul, ou n’aurait que Jocelin pour le soutenir, il fera feu sur les gens qui viendront attaquer la Loge, aussi intrépidement que s’il avait cent hommes sous ses ordres. Que pourra-t-il donc résulter de tout cela, si ce n’est des dangers et l’effusion du sang ? »

Il se serait abandonné plus long-temps à ses tristes réflexions, s’il n’eût été interrompu par le retour de maître Holdenough qui, s’élançant dans la chambre avec autant de précipitation qu’il en était sorti, marcha droit au colonel et lui dit : « Prenez ma main, Markham, prenez-la sur-le-champ ; car le vieil Adam me dit tout bas au fond du cœur que c’est une honte de la tenir si long-temps étendue. — Je la reçois de tout mon cœur, mon vénérable ami, et c’est, j’espère, en signe de réconciliation. — Sûrement, sûrement, dit le théologien en lui serrant affectueusement la main : vous m’avez, je l’avoue, un peu amèrement parlé ; mais néanmoins vous l’avez fait sincèrement, à propos : malgré toute votre sévérité, vous n’aviez pas, je pense, de mauvaises intentions. Je pécherais grossièrement si j’allais encore provoquer aveuglément un acte de violence, si je rappelais ce que vous m’avez reproché avec… — Pardonnez-moi, mon cher monsieur Holdenough, c’est un mot qui m’est échappé ; je ne voulais pas vous adresser sérieusement un reproche. — Paix ! je vous prie, paix ! Je dis que l’allusion sous laquelle vous m’avez très justement fait un reproche, quoiqu’elle ait soulevé en moi le levain du vieil homme, le tentateur interne qui se tient toujours aux aguets pour nous attirer dans son piège, devait, au lieu d’exciter mon ressentiment, être reconnue par moi comme une faveur ; car on doit considérer comme faveurs les blessures d’un ami qu’on peut appeler fidèle ; et sûrement moi, qui ai, par une malheureuse exhortation au combat ou au carnage, envoyé les vivants parmi les morts, et, j’en ai peur, ramené même les morts parmi les vivants, je dois maintenant travailler à la paix, à l’union, à la réconciliation des ennemis, laissant le soin de punir au grand Être dont les lois sont violées, et la vengeance à celui qui a dit : « Je l’exercerai. »

Les traits mortifiés du vieillard étaient en ce moment empreints d’une humble confiance, car il reconnaissait son tort, et le colonel Éverard, qui connaissait ses faiblesses naturelles, ses vieux préjugés sur l’importance de son état, et ses exclusives opinions de parti qu’il avait dû combattre avant de prendre ce ton de candeur, se hâta de lui témoigner toute son admiration pour sa charité chrétienne, tout en se reprochant à soi-même d’avoir si cruellement blessé ses sentiments.

« N’y pensez plus, je vous en prie, n’y pensez plus, excellent jeune homme ; nous avons tous deux erré… moi, en laissant mon zèle l’emporter sur ma charité, et vous, en pressant peut-être un peu trop vivement un homme vieux, mais brusque, qui venait de déposer ses souffrances dans le sein d’un ami. Que tout soit oublié ! Que vos amis, s’ils ne sont pas effrayés de tout ce qui est arrivé dans le manoir de Woodstock, reviennent l’habiter aussitôt qu’ils voudront. S’ils peuvent se défendre eux-mêmes contre les puissances de l’air, croyez que je suis disposé à faire tout mon possible pour qu’ils ne soient pas inquiétés par leurs voisins terrestres ; et veuillez vous persuader, mon cher monsieur, que ma voix a encore quelque crédit sur le digne maire, sur les bons aldermen, et les personnages les plus importants de notre ville, quoique les basses classes soient entraînées par l’impulsion de chaque nouvelle doctrine. Et soyez encore mieux persuadé, colonel, que si le frère de votre mère, ou quelqu’un de sa famille, s’apercevait qu’il a conclu un mauvais marché en revenant dans cette malheureuse demeure tant décriée, ou qu’il sentît au fond de son cœur et de sa conscience un mal qui exigeât de saintes consolations, Néhémiah Holdenough sera aussi bien à ses ordres, nuit et jour, que s’il avait été élevé dans le sein de la sainte Église dont il est l’indigne ministre ; et ni l’effroi des horribles visions qui peuvent apparaître dans ces murs, ni ma connaissance de l’aveuglement et des opinions exaltées de vos parents, comme imbus des doctrines épiscopales, ne m’empêcheront point d’employer mes pauvres talents pour les protéger et même les édifier, s’il est possible. — Je sens toute l’étendue de votre bonté, mon révérend monsieur, dit le colonel Éverard ; mais il n’est nullement probable, je pense, que mon oncle vous dérange pour l’un ou l’autre de ces deux cas. C’est un homme dès long-temps habitué à se défendre lui-même contre le péril temporel, et dans les doutes spirituels, à mettre sa confiance dans ses prières et dans celles de son Église. — Je crois avoir été présomptueux en offrant mon assistance, répliqua le vieillard un peu blessé de ce que l’offre de ses secours spirituels était accueillie avec tant d’indifférence ; je vous demande humblement pardon, je serais bien fâché de paraître présomptueux. »

Le colonel se hâta d’apaiser la nouvelle alarme que donnait au digne homme la vigilante jalousie de son importance, qui, avec une violence naturelle de caractère qu’il ne pouvait pas toujours maîtriser, étaient ses seuls défauts.

Ils étaient donc redevenus amis comme auparavant, lorsque Roger Wildrake revint de la hutte de Jocelin, et dit bas à son ami que son ambassade avait réussi. Le colonel s’adressa alors au ministre et lui annonça que, comme les commissaires avaient quitté Woodstock, et que son oncle sir Henri Lee se proposait de revenir vers midi à la Loge, il l’accompagnerait à la ville, si Sa Révérence y consentait.

« Ne resterez-vous pas, dit le révérend homme, d’une voix qui annonçait comme l’appréhension et la curiosité, pour féliciter vos parents de leur retour dans leur ancienne demeure ? — Non, mon bon ami ; la part que j’ai prise à ces malheureuses querelles, peut-être aussi le mode de culte dans lequel j’ai été élevé, m’ont tellement nui dans l’esprit de mon oncle, que je dois être pour quelque temps étranger à sa famille et à sa maison. — Vraiment ? Je me réjouis de tout mon cœur et de toute mon âme, dit le théologien. Excusez ma franchise… je m’en réjouis fort… parce que j’avais songé… mais peu importe ce à quoi j’avais songé !… je ne voudrais pas vous offenser encore. Vraiment, quoique la jeune fille ait une charmante figure, et que son père, comme on le dit généralement, soit irréprochable ici-bas… pourtant… Mais je vous afflige… Sur ma parole, je ne continuerai pas, à moins que vous ne me demandiez mon avis sincèrement et sans préjugés. Alors ordonnez-moi de vous le dire ; mais je ne serai pas assez présomptueux pour vous le dire malgré vous. Rendons-nous donc au bourg ensemble… L’agréable solitude de la forêt peut disposer nos cœurs à une confiance mutuelle. »

Ils se dirigèrent alors de compagnie vers la petite ville, et malgré l’attente de maître Holdenough, le colonel, après avoir causé de différentes choses, ne lui demanda aucun pieux avis à propos de son amour pour sa jolie cousine. De son côté, le ministre, à la grande surprise d’Éverard, retint sa langue, et, selon sa propre expression, ne fut point assez présomptueux pour offrir, sur un point aussi délicat, un conseil qui ne lui était pas demandé.


  1. Rivière d’Oxford. a. m.