Woodstock/Chapitre XVI

Woodstock, ou Le Cavalier, Histoire de l’année 1651
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 8p. 197-211).


CHAPITRE XVI.

RÉCITS.


Puis brille celle clarté, avant-courrière de l’aurore, dont l’approche chasse vers le cimetière les ombres çà et là errantes.
Shakspeare. Rêve d’une nuit d’été.


Avec l’air frais du matin et le lever du soleil, toutes les impressions de la nuit précédente s’étaient effacées de l’esprit du colonel Éverard. Néanmoins il était toujours à se demander comment on s’y était pris pour opérer les sortilèges dont il avait été témoin. Il examina toute la chambre, sonda le plancher, la boiserie, la serrure, avec son pied et sa canne ; mais la porte, assurée par un énorme verrou, et de plus par une serrure, était aussi solide que quand il l’avait fermée le soir précédent. L’apparition qui avait une si grande ressemblance avec Victor Lee fixa surtout son attention : de ridicules histoires avaient souvent couru au sujet de cette figure, ou d’une exactement semblable, qu’on avait rencontrée de nuit au milieu des appartements et des corridors déserts du vieux château ; et Markham Éverard avait souvent entendu faire de pareils contes dans son enfance. Il était honteux de se rappeler son manque de courage, et le frisson qui l’avait saisi la nuit précédente lorsqu’un tel objet lui était apparu.

« Assurément, se dit-il, cet accès de puérile folie n’a pu me faire manquer mon coup ; il est plus probable que la balle a été retirée secrètement de mon pistolet. »

Il examina celui qu’il n’avait pas déchargé ; il y trouva encore la balle. Il visita l’appartement à l’endroit où il avait tiré, et à cinq pas de la place, en ligne droite entre la ruelle du lit et le lieu où s’était montré l’apparition, une balle de pistolet s’était enfoncée tout récemment dans la boiserie. Il n’était donc plus douteux qu’il avait tiré dans la bonne direction ; et de fait, pour arriver à l’endroit où elle s’était logée, il fallait que la balle eût passé à travers le fantôme qu’il visait, et frappé le mur auquel il était adossé. C’était un vrai mystère, et il fut de là fondé à se demander si la sorcellerie et les arts cabalistiques n’avaient pas secondé les machinations de ces hardis conspirateurs qui, mortels eux-mêmes, pouvaient néanmoins, selon la croyance universelle de l’époque, demander et obtenir secours des habitants de l’autre monde.

Il dirigea ensuite ses investigations sur le portrait même de Victor Lee : il examina minutieusement quelle figure il lui voyait sur la toile, et compara les traits pâles, mal arrêtés, à peine tracés même du tableau, ses couleurs passées, la sombre immobilité de l’œil, et la pâleur de mort empreinte sur sa physionomie, avec l’être si différent qu’il avait vu la nuit précédente, quand il était éclairé par la lumière artificielle qui tombait en plein sur lui, tandis qu’elle laissait les autres parties de la chambre dans une obscurité presque complète. Il avait trouvé en ce moment sa figure plus animée, et le feu, en s’allumant et en s’éteignant, donnait à la tête et aux jambes quelque chose qui ressemblait à un mouvement réel. Vu au jour, ce n’était qu’une simple peinture de la dure et vieille école d’Holbein. Déterminé à pénétrer plus avant dans ce mystère, s’il était possible, Éverard examina le portrait de plus près encore, et voulut s’assurer qu’il n’existait aucun ressort caché au moyen duquel il s’abaissât, stratagème qui n’était point rare dans les vieux châteaux, abondamment pourvus d’issues qui n’étaient connues que des maîtres de la maison ou de leurs intimes confidents ; mais le panneau sur lequel était peint Victor Lee tenait solidement à la boiserie de l’appartement, dont il faisait même partie, et le colonel fut certain qu’il s’était trompé dans ses conjectures.

Il réveilla ensuite son fidèle écuyer Wildrake qui, quoiqu’ayant dormi très long-temps, se ressentait encore des effets du coup d’ale qu’il avait bu le soir précédent. C’était, ainsi qu’il le disait, la récompense de sa tempérance ; une seule gorgée l’ayant fait dormir plus tard et plus profondément que n’eussent fait une demi-douzaine ou même une douzaine de verres, quand il commettait l’énorme péché des arrière-soupers[1], et qu’il prenait ensuite de copieuses libations.

« Si ce que tu appelles ta petite gorgée, dit Éverard, eût été seulement un peu plus forte, tu aurais dormi si profondément que la trompette du jugement dernier aurait pu seule t’éveiller. — Et alors je me serais éveillé avec un grand mal de tête, Mark ; car je vois que mon modeste petit coup ne m’en a point exempté… Mais sortons de notre chambre, et voyons comment les autres ont passé cette nuit qui a été pour nous si étrange. J’imagine qu’ils n’auront pas grand’peine à quitter Woodstock, s’ils n’ont pas mieux dormi que nous, ou du moins s’ils ne sont pas tombés sur de meilleurs appartemens que nous. — En ce cas, je te dépêcherais à la hutte de Jocelin négocier le retour de sir Henri Lee et de sa famille dans leur vieille demeure, où, en raison de mon crédit auprès du général, et plus encore de la renommée de cette maison, qui n’est rien moins qu’indifférente, je pense qu’ils ne courront pas grand risque d’être troublés ni par les commissaires actuels, ni par de nouveaux. — Mais comment se défendront-ils contre les démons, mon brave colonel ? Il me semble que, si je prenais intérêt à cette jolie fille, comme tu t’en glorifies, je serais bien fâché de l’exposer aux frayeurs d’une habitation comme Woodstock, où ces démons (je les prie de m’excuser, car je suppose qu’ils entendent toutes nos paroles) ces joyeux diablotins… paraissent tant s’amuser du soir au matin. — Mon cher Wildrake, je crois aussi bien que vous qu’on peut nous entendre causer ; mais peu m’importe, et je n’en dirai pas moins franchement ce que je pense. J’imagine que sir Henri et Alice ne sont pour rien dans ce ridicule complot. Je ne puis concilier ni avec l’orgueil de l’un, ni avec la modestie de l’autre, ni avec le bon sens de tous les deux, qu’aucun motif ait pu les engager dans une si étrange conspiration. Mais les diables sont tous de votre opinion en politique, Wildrake, tous vrais Cavaliers bleus ; et je suis convaincu que sir Henri et Alice Lee, quoique n’étant pas leurs confédérés, n’ont pas le plus léger motif de craindre leurs diaboliques machinations. D’ailleurs, sir Henri et Jocelin doivent connaître tous les coins de ce château, et il sera bien plus difficile de faire jouer contre eux toutes ces machinations que contre des étrangers. Mais mettons-nous à notre toilette, nous chercherons ensuite ce qu’il y a de mieux à faire. — Bah ! mon mauvais habit de puritain ne vaut pas la peine d’être brossé, et avec cette bande de fer rouillée qui pèse au moins cent livres, dont tu m’as fait cadeau pour épée, j’ai plus l’air d’un quaker banqueroutier que de toute autre chose. Mais je vais vous rendre aussi propre que le fut jamais un bredouilleur de votre parti. »

À ces mots il se mit à fredonner l’air des Cavaliers :

Des longs tissus de l’araignée
Bien que White-Hall soit couvert,
Un jour l’Écosse résignée

Verra de nouveau Jacque à ses regards offert.

« Tu oublies ceux qui sont dehors ? lui dit le colonel. — Non, je songe à ceux qui sont en dedans. Je ne chante que pour mes joyeux diablotins qui m’en aimeront tous davantage. Allons, Mark, les diables sont mes bonos socios, et quand j’en verrai, j’espère qu’ils se montreront aussi bons enfants que je les ai connus quand je servais sous Lunsford et Goring, gaillards à longues griffes qui ne manquent rien, à estomacs sans fond que rien n’emplit, enragés à piller, à jaser, à boire, à se battre… dormant d’un profond sommeil dans les tranchées, et mourant bravement dans leurs boîtes. Ah ! ces joyeux jours sont passés ! Maintenant, c’est la mode parmi les Cavaliers d’avoir l’air grave ; et surtout les curés qui ont perdu leurs dîmes ; mais j’étais alors, moi, dans mon élément pur, et jamais je n’ai désiré ni ne pourrai désirer de plus joyeux jours que ceux que j’ai passés durant cette rébellion barbare, sanguinaire et dénaturée. — Tu fus toujours un sauvage oiseau de mer, Roger, comme l’indique ton nom, aimant mieux l’orage que le calme, l’Océan courroucé que le lac paisible, et de pénibles et fatigantes luttes contre le vent qu’une nourriture, un repos, une tranquillité de tous les jours. — Bah ! la colique à votre lac paisible et à votre vieille femme qui va me nourrir avec des grains de brasseur ! voilà le pauvre canard obligé d’accourir en se dandinant, au premier coup de son sifflet ! Éverard, j’aime à sentir le vent battre contre mes ailes… tantôt plongeant, tantôt au sommet de la vague, tantôt au fond de l’Océan, tantôt près des cieux… c’est la joie du canard sauvage, mon grave ami ! et dans la guerre civile, ç’a été notre sort… bas dans un comté, haut dans un autre, battus aujourd’hui, victorieux demain… tantôt crevant de faim chez un pauvre partisan… tantôt faisant bombance dans la demeure d’un presbytérien… ayant à nos ordres ses caves, sa vaisselle, son vieux anneau de juge, et sa jolie servante ! — Chut ! l’ami, dit Éverard ; souviens-toi que je partage ces croyances. — Tant pis, Mark, tant pis ! mais, comme vous dites, il est inutile d’en parler. Hâtons-nous de descendre et d’aller voir comment votre pasteur presbytérien, M. Holdenough, se porte, et s’il a mieux réussi que vous, son disciple et son paroissien, à châtier le malin esprit. »

Ils sortirent donc de leur chambre, et furent bientôt accablés par les nombreux et singuliers récits des sentinelles, de tout le monde enfin, car tous ils avaient vu ou entendu quelque chose dans le cours de la nuit. Je ne crois pas devoir rapporter en détail les différentes histoires que chacun mit à la masse commune avec d’autant plus d’ardeur qu’en pareille occasion il semble toujours y avoir une espèce de déshonneur à voir ou à souffrir moins que les autres.

Les plus modérés des narrateurs parlaient seulement des sons semblables au miaulement d’un chat ou au glapissement d’un chien, surtout au grognement d’un cochon. Il leur semblait aussi avoir entendu enfoncer des clous, crier des scies, remuer des chaînes, un bruit de robes de soie… puis des notes de musique, bref, toutes sortes de sons différents. Il y en eut qui juraient avoir senti différentes odeurs, surtout celle du bitume, indiquant une émanation satanique ; d’autres ne juraient pas, il est vrai, mais protestaient avoir vu des guerriers en armure complète, des chevaux sans têtes, des ânes avec des cornes, des vaches à six jambes, sans parler des noires figures dont les pieds fourchus annonçaient, à ne pas s’y méprendre, à quel royaume elles appartenaient.

Mais ces sortiléges nocturnes, si fortement attestés, avaient été si nombreux parmi les sentinelles qu’on n’avait osé ni donner l’alarme, ni porter du secours sur aucun point, de sorte que les soldats en faction appelaient vainement leurs camarades du corps-de-garde, qui eux mêmes tremblaient au poste ; enfin, un ennemi résolu aurait fait un massacre général de la garnison. Cependant, au milieu de cette alerte universelle, nulle violence, nul mal, nulle injure ne semblait avoir été tentée par les démons, si ce n’est envers un pauvre gaillard, un simple soldat qui avait suivi Harrison dans la moitié de ses batailles, et qui se trouvait alors en faction dans le vestibule même où Éverard avait recommandé qu’on montât la garde. Il avait présenté sa carabine à quelque chose qui était venu subitement sur lui, et elle lui fut à l’instant arrachée des mains, et lui-même terrassé d’un coup de baïonnette. Sa tête brisée, et l’inondation de Desborough dans son lit, sur lequel s’était vidée, durant son sommeil, une cuve d’eau bourbeuse, furent les seules pièces justificatives évidentes qui attestèrent les désordres de la nuit.

Le rapport de ce qui s’était passé dans l’appartement d’Harrison, fait par le grave maître Tomkins, établissait que véritablement le général avait dormi tranquillement, quoiqu’il fût encore plongé dans un profond sommeil, et qu’il eût étendu les mains avant de s’endormir, d’où Éverard conclut que les conspirateurs avaient jugé qu’Harrison avait suffisamment payé son écot, le soir précédent.

Il se rendit alors à l’appartement où se tenait la double garnison de l’honorable Desborough et du philosophe Bletson. Ils étaient tous deux sur pied et s’habillaient, le premier la bouche béante encore de crainte et de souffrance. De fait, dès qu’Éverard entra, le colonel, tout mouillé et mal à son aise, se plaignit de la manière dont il avait passé la nuit, et murmura seulement contre son honorable parent qui lui avait donné une mission dont il retirait de telles aubaines.

« Son Excellence mon parent Noll, dit-il, ne pouvait-il servir à un pauvre membre de sa famille, à son beau-frère, une soupe partout ailleurs que dans ce Woodstock, qui semble être la marmite du diable ? Je ne puis manger le potage avec le diable ; je n’ai pas une cuiller assez longue… Ne pouvait-il pas me loger dans quelque coin tranquille, et donner ce repaire de lutins à quelqu’un de ces prédicateurs et diseurs de prières qui connaissent aussi bien la Bible que le maniement des armes, tandis que, moi, je connais les quatre pieds d’un bidet bon trotteur ou les règles d’un attelage de bœufs mieux que toutes les lois de Moïse ? Mais je le quitterai une bonne fois et pour toujours. Les espérances d’un gain terrestre ne me feront jamais courir le risque d’être emporté en corps par le diable, ni d’être placé droit sur la tête tout une nuit, ou plongé dans l’eau bourbeuse celle d’après… Non, non… je suis trop sage pour cela. »

Maître Bletson avait un rôle différent à jouer. Il ne se plaignait pas de violences personnelles ; au contraire, il déclarait qu’il aurait dormi aussi bien que jamais en sa vie, sans l’abominable vacarme que faisaient autour de lui les sentinelles qui se donnaient l’alerte à chaque demi-heure dès qu’un chat venait à passer aux environs de leur poste… « Il aurait bien dormi, disait-il, au milieu d’un sabbat général de sorcières, si toutefois il en existait. — Alors vous pensez qu’il n’y a point d’apparitions, maître Bletson ? dit Éverard. Quoique sceptique sur cet article, je vous avouerai qu’il s’est passé des choses fort étranges. — Rêves, rêves, rêves, colonel ! » dit Bletson, quoique sa pâle figure et ses jambes tremblantes démentissent le courage qu’il voulait prendre en parlant. « Le vieux Chaucer, monsieur, vous a donné la véritable explication des rêves… Il fréquentait depuis long-temps la forêt de Woodstock ; là… — Chaucer[2] ? dit Desborough ; quelque chasseur sans doute, à en juger par son nom ?… Revient-il ici comme Hearn à Windsor[3] ? — Chaucer, mon cher Desborough, lui répondit Bletson, est un de ces admirables gaillards, comme le sait le colonel Éverard, qui vivent bien des centaines d’années après qu’ils sont morts et enterrés, et dont les paroles retentissent à nos oreilles long-temps après que leurs os sont réduits en poussière. — Ah, ah ! bien… J’aimerais mieux être à sa place qu’en sa compagnie… Un de vos magiciens, j’imagine ? Mais que dit-il à ce sujet ? — Rien qu’une petite strophe que je prendrai la liberté de réciter au colonel Éverard, dit Bletson, mais qui sera pour toi, Desborough, aussi inintelligible que du grec. Le vieux Geoffrey fait retomber la cause de nos visions nocturnes sur la superfluité des humeurs.

Qui font qu’on a peur dans les songes
De flèches, de rayons brûlants,
Comme, par de vagues mensonges,
L’homme, endormi dans ses tourments,
A peur des taureaux mugissants,
Des ours noirs et de vingt fantômes
Échappés du pays des gnomes. »

Tandis qu’il déclamait ainsi, Éverard aperçut un livre qui sortait un peu de dessous l’oreiller du lit où venait de dormir l’honorable membre du parlement.

« Est-ce Chaucer ? » demanda-t-il en montrant le volume… « Je voudrais y lire le passage… — Chaucer !.. » dit Bletson se hâtant de l’arrêter ; « non… c’est Lucrèce, mon cher Lucrèce. Je ne puis vous le laisser voir… J’y ai fait quelques notes que moi seul… »

Mais Éverard s’était déjà emparé du livre. « Lucrèce ! maître Bletson, non… ce n’est pas Lucrèce, mais un meilleur auxiliaire contre la mort et le danger… Pourquoi en seriez-vous honteux ?… Seulement, Bletson, au lieu d’y reposer votre tête, si vous pouviez vous pénétrer du contenu de ce volume, il vous servirait mieux que Lucrèce et Chaucer ensemble. — Mais, quel livre est-ce donc ? » dit Bletson, ses pâles joues se colorant de la honte d’être découvert… « Oh ! la Bible, ajouta-t-il en la jetant d’un air de dédain, quelque livre : appartenant à ce drôle de Gibéon… Ces Juifs sont toujours superstitieux,… toujours, depuis le temps de Juvénal même, comme vous savez…

Qualiacumque voles Judœi somnia vendunt[4].

« Il m’a laissé le bouquin comme un charme, je vous en réponds : quoique fou, il n’a pas de mauvaises intentions. — Je m’étonne qu’il ait laissé le Nouveau-Testament aussi bien que l’Ancien, dit Éverard. Allons, mon cher Bletson, ne rougissez pas de la meilleure action que vous ayez faite de votre vie, en supposant que vous ayez pris votre Bible dans un moment de crainte, avec l’envie de profiter de ses maximes. »

La vanité de Bletson était si cruellement froissée, qu’elle l’emporta sur sa poltronnerie naturelle. Ses petits doigts maigres frissonnèrent de dépit, son cou et ses joues devinrent aussi rouges que l’écarlate, et sa prononciation fut aussi agitée, aussi brusque que… que s’il n’eût pas été philosophe.

« Maître Éverard, dit-il, vous êtes un homme d’épée, monsieur… et, monsieur, vous semblez vous croire en droit de dire des jurisconsultes tout ce qui vous passe par la tête, monsieur… mais je prendrai la peine de vous rappeler, monsieur, qu’il est des bornes devant lesquelles la patience humaine doit s’arrêter, monsieur… et des plaisanteries que nul homme d’honneur ne peut endurer, monsieur… Ainsi donc, j’exige que vous me fassiez une réparation pour cette insolence, colonel Éverard, pour cette inconvenante plaisanterie, monsieur… où il pourrait vous arriver d’entendre parler de moi d’une façon qui ne vous plairait guère. »

Éverard ne put s’empêcher de rire à cette explosion de valeur produite par l’amour-propre blessé.

« Permettez, maître Bletson, dit-il. Je suis soldat, c’est vrai ; mais je ne fus jamais altéré de sang, et comme chrétien je n’ai nulle envie d’augmenter le royaume des ténèbres en y ajoutant un nouveau vassal avant son terme. Si le ciel vous donne du temps pour vous repentir, je ne vois pas pourquoi ma main vous priverait de cette faveur ; et si nous descendions en champ clos, ce serait mettre votre destinée à la pointe d’une épée ou au bout d’un pistolet… Je préfère donc faire des excuses ; et j’en appelle à Desborough, s’il est remis de ses frayeurs, pour témoigner que je vous demande excuse de vous avoir soupçonné, vous complètement esclave de la vanité, de la moindre disposition, si légère qu’elle soit, à la grâce et au bon sens, — et je vous demande même pardon d’avoir perdu mon temps à chercher à rendre un nègre blanc, ou à engager un athée obstiné à faire un raisonnement juste. »

Bletson, ravi de la tournure que l’affaire avait prise, car le défi était à peine sorti de sa bouche qu’il tremblait déjà pour les conséquences, répondit avec empressement et humilité : « Allons, cher colonel, n’en parlons plus… Des excuses suffisent entre gens d’honneur… elles ne déshonorent pas plus celui qui les demande, que celui qui les fait. — Et j’espère que vous considérez les miennes ainsi, dit le colonel. — Oh ! oui, oui… bien sûr, elles sont aussi bonnes que d’autres ; et Desborough pourra témoigner que vous les avez faites, et voilà tout ce qu’il y a à dire sur ce sujet. — Maître Desborough et vous, vous prendrez garde, j’espère, à la manière dont vous conterez la chose, et je vous recommande à tous deux, si vous citez mes paroles, de le faire exactement. — Allons, allons, nous n’en parlerons pas, dit Bletson ; tout est oublié dès ce moment. Seulement ne me supposez pas capable d’une faiblesse superstitieuse. Ai-je eu peur d’un danger apparent et réel ?… Eh bien, cette crainte est naturelle à l’homme… et je ne nierai pas que ce genre d’émotion m’arrive aussi bien qu’à d’autres. Mais être regardé comme capable de recourir à des talismans, de dormir avec des livres sous mon oreiller pour écarter les esprits, sur ma parole, c’en était assez pour forcer un homme d’honneur à se brouiller un instant avec son meilleur ami… Mais voyons, colonel, qu’avons-nous à faire et comment allons-nous remplir notre devoir dans ce maudit château ? Si j’avais reçu une douche comme Desborough, ma foi, je mourrais d’un catarrhe ; et lui pourtant, vous voyez, n’en souffre pas plus qu’un cheval de poste qui recevrait un seau d’eau. Je présume que vous êtes notre collègne dans cette commission : comment croyez-vous qu’il faille s’y prendre ? — Ah ! bien, Harrison arrive à propos, dit Éverard, et je vais vous communiquer à tous les ordres du lord général : il vous ordonne, comme vous voyez, colonel Desborough, de cesser votre mandat, et vous signifie que son bon plaisir est que vous évacuiez les lieux. »

Desborough prit le papier et examina la signature… « C’est bien celle de Noll, oui, vraiment… c’est bien elle ; seulement, depuis quelques mois, Olivier se comporte en géant, tandis que le Cromvvell rampe auprès de lui comme un nain. Ne dirait-on pas que le sobriquet va disparaître un de ces jours ? Mais si Son Excellence, notre parent, Noll Cromwell… puisqu’il porte encore ce nom… est assez peu raisonnable pour s’imaginer que ses proches et ses amis vont consentir à rester droits sur leurs têtes jusqu’à en gagner des douleurs horribles… À être trempés comme si on les jetait dans un abreuvoir… épouvantés nuit et jour par toutes sortes de démons, de sorcières et de fées, sans pour tout cela gagner seulement un schelling : corbleu ! excusez-moi le jurement… si tel est le cas, j’aime mieux m’en retourner vers ma ferme, soigner mes attelages et mes troupeaux, que de suivre un patron si ingrat, quoiqu’il soit mon beau-frère. Sa sœur était assez pauvre quand je l’ai prise, quoique Noll fasse tant le fier aujourd’hui. — Mon intention n’est pas, dit Bletson, de mettre le désordre dans cette honorable réunion ; et personne ne peut douter de mon attachement et de mon estime pour notre noble général, que le cours des événements, ses incomparables qualités aussi, son courage et sa constance, ont élevé si haut dans ces temps malheureux… Si je lui donnais le nom d’une émanation directe et immédiate de l’Animus mundi… c’est-à-dire d’un être que la nature a produit dans un instant d’orgueil, en cherchant à veiller, comme elle doit, à la conservation des créatures auxquelles elle a donné l’existence j’exprimerais à peine tout entière l’idée que je conçois de lui, protestant toujours que je ne dois nullement être regardé comme admettant, mais simplement comme supposant, pour la facilité du raisonnement, l’existence possible de ces espèces d’émanations, d’exhalaisons provenant de l’Animus mundi, dont j’ai parlé plus haut. J’en appelle à vous, colonel Desborough, qui êtes parent de Son Excellence… à vous, colonel Éverard, qui jouissez du précieux titre de son ami, ai-je trop fait valoir mon zèle pour Son Excellence ? »

Pour toute réponse Éverard s’inclina ; mais Desborough témoigna mieux encore son assentiment. « Oui, dit-il, j’en puis rendre témoignage. Je vous ai même vu jusqu’à attacher les lacets de son pourpoint à taillades, ou brosser son manteau, et bien d’autres choses encore… puis être traité avec tant d’ingratitude ! lui, vous retirer la belle occasion que vous aviez de… — Ce n’est pas pour cela, » dit Bletson, élevant gracieusement la main. « Vous me faites injure, maître Desborough… oui, bien sûr, mon cher monsieur… mais je sais que vous n’aviez pas mauvaise intention. Non, monsieur, ce n’est point la considération d’un intérêt privé qui m’a engagé à solliciter cette mission. Elle me fut conférée par le parlement d’Angleterre, au nom duquel commença cette guerre, et par le conseil d’état, dont les membres sont les conservateurs de la liberté anglaise. Mais la possibilité, la douce espérance de servir le pays, la confiance que j’en avais, moi… et vous aussi, maître Desborough… et vous aussi, digne général Harrison… tant je suis au dessus de toute considération personnelle ! et vous-même, j’en suis sûr, cher colonel Éverard, vous en seriez au dessus, si vous eussiez été de la commission, et plût au ciel qu’il en eût été ainsi !… Je disais donc que l’espérance de servir le pays, avec l’assistance de mes respectables collègues, de chacun et de tous ensemble… avec la vôtre aussi, colonel Éverard, en supposant que vous fussiez des nôtres… m’a porté à saisir cette occasion où je pouvais gratuitement, avec votre secours, messieurs, rendre de si importants services à notre chère mère la république d’Angleterre… Telle était mon espérance, ma foi, ma confiance, lorsqu’il nous arrive, de par le lord général, un ordre qui nous retire l’autorité en vertu de laquelle nous agissions. Messieurs, je demande à l’honorable assemblée… avec tout le respect dû à Son Excellence… si son pouvoir est valable contre un pouvoir duquel il tient immédiatement le sien ? personne ne le soutiendra. Je demande s’il est parvenu jusqu’au trône d’où le dernier Homme est descendu, s’il a un grand sceau ou s’il a le droit d’exercer, en pareil cas, sa prérogative ? Je ne vois aucune raison de le croire : je dois donc repousser une telle conduite. Je m’en rapporte à vous, mes braves et honorables collègues ; mais quant à moi, je me sens dans la malheureuse nécessité d’accomplir notre mission comme s’il n’était pas survenu d’ordre contraire ; avec cette différence, toutefois, que la réunion des commissaires au séquestre se tiendra le jour, dans cette même Loge de Woodstock ; mais que, pour remettre les esprits de nos faibles frères qui peuvent être abattus par des contes superstitieux, aussi bien que pour éviter toute violence contre nos personnes de la part des malveillants qui, j’en suis convaincu, conspirent contre nous dans le voisinage, nous donnions suite à nos séances après le coucher du soleil, à l’auberge de Saint-George, au bourg voisin. — Cher maître Bletson, répliqua le colonel Éverard, ce n’est point à moi à vous répondre ; mais vous devriez savoir en quels caractères cette armée d’Angleterre et son général écrivent leurs ordres. Je crains que le commentaire sur le mandat du général ne soit fait par un régiment de cavalerie qui viendra d’Oxford pour le faire exécuter. Des ordres sont, je crois, donnés à cet effet. Et vous savez par expérience, vous n’avez pas oublié que le soldat obéira à son général aussi bien contre le parlement que contre le roi. — Cette obéissance est conditionnelle, » dit Harrison se levant avec fierté. « Ne sais-tu pas, Markham Éverard, que j’ai suivi Cromwell d’aussi près que le boule-dogue suit son maître… ? et je le suivrai encore…. mais je ne suis pas plus un épagneul qui se laisse battre ou arracher la nourriture qu’il a gagnée, qu’un vil roquet dont les gages sont les coups de fouet et la permission de conserver sa peau. Je calculais qu’entre nous trois nous aurions pu honnêtement, pieusement, et pour le bien de l’État, gagner dans cette affaire, trois et peut-être cinq cents livres. Cromwell s’imagine-t-il que je vais renoncer à ma part pour un gros mot ? personne ne fait la guerre à ses dépens ; celui qui sert l’autel doit vivre de l’autel… et les saints doivent avoir les moyens de se fournir de bons harnais et de frais chevaux contre l’impiété et la profanation. Cromwell pense-t-il que je suis un tigre apprivoisé, pour se permettre de m’arracher à plaisir les morceaux qu’il me jette ? Certainement je résisterai, et les hommes qui sont ici, presque tous de mon régiment… hommes qui veillent et qui attendent, leurs lampes allumées, leurs reins ceints, leurs glaives pendus le long des cuisses, m’aideront à tenir bon dans la place contre tous les assauts… oui, même contre Cromwell, jusqu’aux derniers événements… Sehah !… Sehah !… — Et moi, dit Desborough, je lèverai des troupes et je protégerai vos postes du dehors, ne me sentant pas l’envie de m’enfermer à présent en garnison. — Et moi, ajouta Bletson, je jouerai aussi mon rôle ; je me rendrai à Londres et, reprenant ma place, j’exposerai l’affaire devant le parlement. »

Éverard fut peu ému de toutes ces menaces. La seule qui fût à craindre, en effet, était celle d’Harrison, dont l’enthousiasme, joint à son courage et à son obstination, ainsi que le crédit dont il jouissait parmi les fanatiques partisans de ses principes, en faisaient un dangereux ennemi. Avant d’entamer de nouvelles discussions avec le réfractaire major-général, Éverard s’efforça de modérer sa colère, et se mit à causer des visions de la nuit dernière.

« Ne me parlez pas de visions surnaturelles, jeune homme, ne me parlez pas d’ennemis ayant corps ou n’en ayant pas. Ne suis-je pas le champion choisi et nommé pour combattre et vaincre le grand dragon et la bête qui vient de la mer ? Ne suis-je pas chargé de commander l’aile gauche et deux régiments du centre, lorsque les saints se rencontreront avec les innombrables légions de Gog et de Magog ? Je vous dis que mon nom est écrit sur la mer de verre mêlée de feu, et que je défendrai ce château de Woodstock contre tous les mortels et tous les diables ; je les battrai en plaine et en chambre, dans la forêt et dans la prairie, jusqu’à ce que les saints régnent dans la plénitude de leur gloire. »

Éverard vit qu’il était temps de produire deux ou trois lignes que Cromwell lui avait écrites de sa propre main, depuis que Wildrake était de retour de son message. L’avis qu’elles contenaient était de nature à réparer le désappointement des commissaires. Cette pièce alléguait pour raison de différer le séquestre de Woodstock, qu’il proposerait, sans doute, au parlement de réclamer l’assistance du général Harrison, du colonel Desborough et de maître Bletson, l’honorable député du bourg de Little-Faith, pour une affaire bien plus importante, la disposition du domaine royal et le séquestre de la forêt du roi à Windsor. À ces mots, l’assistance dressa les oreilles, et les physionomies abattues, sombres et vindicatives, firent bientôt place à d’aimables sourires, et à une allégresse qui brillait dans leurs yeux et faisait dresser leurs moustaches.

Le colonel acquitta son excellent et très honorable beau-frère de tout reproche d’ingratitude ; maître Bletson observa que l’intérêt de l’État exigeait bien plus une bonne administration de Windsor que de Woodstock. Quant à Harrison, il s’écria sans feinte ni hésitation, que le grapillage de Windsor valait mieux que la vendange de Woodstock. En parlant ainsi, son œil noir exprimait autant de joie des avantages terrestres qu’il se promettait, que s’il ne lui eût pas fallu, suivant sa ridicule croyance, les échanger bientôt contre sa part dans le règne général du millenium. Bief, son ravissement ressemblait à la joie d’un aigle qui enlève une brebis sur le soir, sans la moindre volupté, parce qu’il aperçoit cent mille hommes qui vont se livrer bataille, à la pointe du jour, et lui préparer un banquet inépuisable des cœurs et du sang des vaillants guerriers.

Cependant, quoiqu’ils tombassent tous d’accord pour se rendre au bon plaisir du général en cette occasion, Bletson proposa, comme mesure de précaution, et tous y consentirent, d’établir, pour quelque temps, leur résidence à la ville de Woodstock, où ils attendraient leurs nouvelles commissions pour l’expédition de Windsor ; et ce, d’après une considération dictée par la prudence, qu’il n’était pas sage de délier un nœud avant d’en avoir formé un autre.

Chacun des commissaires écrivit donc individuellement à Olivier, lui démontrant, tous à leur manière, combien ils lui étaient plus ou moins dévoués. Chacun se disait déterminé à obéir exactement aux injonctions du général. Mais, avec la même soumission scrupuleuse au parlement, chacun déclarait qu’il se croirait coupable de négliger la mission qui lui était confiée par ce corps, et qu’en conscience il se croyait tenu de demeurer quelques jours au bourg de Woodstock, afin de ne pas paraître abandonner une besogne dont ils étaient chargés, avant d’être appelés à gérer l’affaire plus importante de Windsor. Ils terminaient en déclarant qu’ils étaient prêts à se mettre de suite à l’ouvrage, au premier signal de Son Excellence.

Tel était le style général de leurs lettres, varié par les embellissements caractéristiques des signataires. Desborough, par exemple, parla de l’obligation religieuse imposée aux pères de songer au bien-être de leur famille, seulement il écorcha le texte sacré. Bletson entassa de gros et longs mots sur le devoir politique qui ordonnait à tout membre de la communauté, à tout le monde, de sacrifier son temps et ses talents au service de son pays ; tandis qu’Harrison s’étendait sur la petitesse des affaires présentes, en comparaison du prochain et terrible bouleversement de toute chose sous le soleil. Mais quoique s’exprimant d’une manière différente, ils finissaient tous par dire qu’ils étaient déterminés à ne pas perdre du moins Woodstock de vue avant d’être bien certains d’une commission meilleure et plus profitable.

Éverard écrivit aussi une lettre de remercîments à Cromwell ; mais il ne l’aurait pas fait en de pareils termes, s’il avait connu plus positivement qu’il n’avait plu à son écuyer de la lui communiquer, la condition à laquelle le rusé général lui avait accordé sa demande. Il annonçait à Son Excellence qu’il avait l’intention de rester à Woodstock, d’abord pour surveiller les mouvements des trois commissaires, et s’assurer qu’ils n’essaieraient pas de mettre à exécution leur premier mandat, ce à quoi ils avaient renoncé pour le moment, et ensuite pour aviser à ce que certains événements extraordinaires, arrivés à la Loge, et dont le bruit transpirerait sans doute, ne fussent suivis d’aucune explosion capable de troubler le repos public. Il savait… ce sont ses propres expressions… que Son Excellence était tellement amie de l’ordre qu’elle préférait toujours prévenir les troubles et les insurrections plutôt que les punir, et il conjurait le général de s’en reposer sur les efforts qu’il ferait pour le bien public, ignorant, et il faut l’observer, dans quel sens on pourrait interpréter cette assurance si générale.

Les lettres, mises en un paquet, furent dépêchées à Windsor par un soldat envoyé tout exprès.


  1. Ces seconds soupers ou arrière-soupers étaient des espèces d’orgies de luxe introduites dans les beaux jours de folie du roi Jacques, et commuées sous le règne suivant. Le souper commençait de bonne heure, à six ou sept heures au plus tard ; l’arrière-souper était un festin ou banquet plus reculé, une sorte de hors-d"œuvre que l’on servait à dix ou onze heures, comme un prétexte afin de prolonger la soirée jusqu’à minuit.
    Aujourd’hui les Anglais ont encore des repas de nuit ; mais ce sont alors de véritables soupers dans l’acception que nous donnons à ce mot ; car ce qu’ils appelaient jadis premier souper est aujourd’hui le dîner, qui a lieu à sept heures du soir tandis que la collation nocturne ne se fait qu’à minuit ou plus tard. a. m.
  2. Jeu de mots sur Chaucer, qui a peu de sel pour un Français. a. m.
  3. Allusion au chasseur Hearne, dans les Joyeuses filles de Windsor, pièce de Shakespeare. a. m.
  4. Les Juifs vendent tous les songes que vous voulez. a. m.