Woodstock/Chapitre XII

Woodstock, ou Le Cavalier, Histoire de l’année 1651
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 8p. 147-161).


CHAPITRE XII.

L’APPARITION.


À trois, nous formons un collège… Si vous nous donnez un quatrième, faites qu’il apporte sa part avec lui.
Beaumont et Fletcher.


M. Bletson se leva et présenta ses hommages au colonel Éverard, avec l’aisance et la courtoisie d’un gentilhomme du temps ; cependant il fut mécontent de son arrivée sous tous les rapports, le regardant comme un homme religieux qui détestait ses principes sur la liberté de penser, et qui pouvait réellement l’empêcher de convertir Harrison et même Desborough, en supposant toutefois qu’il fût possible de mouler une pareille argile au culte de l’Animus mundi. D’ailleurs, Bletson savait qu’Éverard était un homme d’une probité inébranlable, et nullement disposé à favoriser un projet pour lequel il avait déjà, et avec succès, sondé ses deux autres collègues, et qui était combiné de manière à assurer aux commissaires quelque petite indemnité des peines qu’ils allaient se donner pour les affaires publiques. Le philosophe fut encore moins charmé de voir le magistrat et le pasteur qui l’avaient rencontré dans sa fuite le soir précédent, parmâ non benè relictâ[1], ayant oublié son manteau et son pourpoint à la Loge.

La présence du colonel ne fut pas plus agréable à Desborough qu’à Bletson ; mais le premier, qui n’avait en lui ni la moindre philosophie, ni la moindre idée qu’il fût possible à un homme de résister à la tentation de s’emplir les poches d’un argent non compté, fut surtout embarrassé en songeant que le butin qu’ils pouvaient espérer faire, serait, par cette funeste addition à leur nombre, partagé non plus en trois, mais en quatre. Et cette réflexion ajouta à la maladresse naturelle avec laquelle il souhaita une espèce de bonjour à Éverard.

Quant à Harrison, il demeurait comme livré à de plus hautes pensées ; il ne changea point de posture, et les yeux toujours fixés sur le plafond, rien n’indiquait en lui qu’il se fût le moins du monde aperçu que la compagnie où il se trouvait fût plus nombreuse.

Cependant Éverard prit place à table, comme un homme qui en a le droit, et fit signe à ses compagnons de se placer vers le bas bout. Wildrake comprit si mal, qu’il allait s’asseoir avant le maire ; mais un regard de son patron lui faisant sentir cette inconvenance, il se leva et alla s’asseoir plus bas, en sifflant toutefois, ce qui fit tressaillir la compagnie, qui fut choquée d’une liberté aussi inconvenante. Pour mettre le comble à son impolitesse, il prit une pipe, et la remplissant de tabac qu’il avait dans une énorme boîte, s’enveloppa bientôt d’un nuage épais de fumée, d’où l’on vit peu après une main sortir, saisir une cruche d’ale, l’entraîner dans ce vaporeux sanctuaire, et après avoir bu un bon coup, la replacer sur la table ; alors il recommença à renouveler le nuage qu’il avait laissé presque se dissiper pendant qu’il buvait.

Personne ne fit aucune remarque sur sa conduite, par égard probablement pour le colonel Éverard, qui se mordit les lèvres, mais garda le silence, dans la crainte qu’un reproche ne tirât de son compagnon réfractaire un geste ou un mot qui décelât plus ouvertement qu’il était Cavalier. Comme ce silence lui semblait ridicule, et que les autres ne faisaient pas d’avances pour le rompre, les premiers compliments échangés, le colonel Éverard dit enfin : « Je présume, messieurs, que vous êtes un peu surpris de me voir arriver ici, et me jeter sans cérémonie dans votre compagnie. — Et pourquoi, par tous les diables, en serions-nous surpris, colonel ? dit Desborough ; nous connaissons l’habitude de Son Excellence, de mon beau-frère Noll… je veux dire, de milord Cromwell, de loger dans les villes où il passe plus d’hommes qu’elles n’en peuvent contenir. Es-tu nommé commissaire avec nous ? — S’il en est ainsi, » dit Bletson souriant et s’inclinant, « le lord général nous a donné le plus agréable collègue qui pût nous être adjoint. Sans doute, votre autorité pour participer à nos opérations est établie par un ordre du conseil d’état ? — Par un ordre que je vais vous exhiber, messieurs, » leur répondit-il. Il tira donc son mandat, et allait leur en communiquer le contenu, lorsqu’il observa qu’il y avait trois ou quatre flacons presque vides sur la table, que Desborough avait l’air plus stupide que d’ordinaire, et que les yeux du philosophe Bletson lui roulaient dans la tête, malgré ses habitudes de tempérance ; il en conclut que les commissaires s’étaient fortifiés contre les horreurs d’une maison habitée par des esprits, en faisant bonne provision de ce qu’on appelle courage hollandais, et se détermina donc prudemment à attendre pour leur communiquer son importante affaire, que le matin leur eût rendu leur sang-froid. Ainsi au lieu de leur présenter l’ordre du général qui annulait leur commission, il se contenta de répondre : « Mon affaire, en effet, a quelques rapports avec vos opérations ici. Mais… excusez ma curiosité… voilà un révérend ministre, » leur montrant Holdenough, « qui m’a dit que vous aviez été si singulièrement embarrassés ici, qu’il vous avait fallu recourir à l’autorité civile et spirituelle pour prendre possession de Woodstock. — Avant d’entamer ce sujet, » dit Bletson en rougissant jusqu’au blanc des yeux, en pensant à la frayeur qu’il avait si évidemment montrée, et qui s’accordait si mal avec ses principes, « je voudrais d’abord savoir quel est cet autre étranger qui est venu avec le digne magistrat et le non moins digne presbytérien. — C’est probablement de moi que vous voulez parler, » reprit aussitôt Wildrake en ôtant sa pipe de sa bouche. « Corbleu ! il fut un temps où j’avais un plus beau titre à vous décliner ; mais à présent je ne suis que le pauvre clerc, le secrétaire de Son Honneur, quelque nom que vous vouliez bien me donner. — Par saint George ! mon joli drôle, tu es un gaillard à langue bien pendue, dit Desborough ; il y a en bas mon secrétaire Tomkins qu’on a assez sottement nomme Fibbet, et l’honorable secrétaire du lieutenant-général Harrison, Bibbet[2], qui sont maintenant à souper ; mais ils n’oseraient pas, sous peine de perdre les oreilles, parler autrement qu’à voix basse en présence de leurs supérieurs, quand on ne les interroge pas. — Oui, colonel Éverard, » dit le philosophe avec un tranquille sourire, content sans doute de détourner la conversation du sujet de l’alarme de la nuit dernière, et d’éloigner des souvenirs qui diminuaient à ses yeux son amour-propre et sa satisfaction de lui-même… « oui ; et quand maître Fibbet ou maître Bibbet s’avisent de parler, leurs affirmations sont si semblables que leurs noms feraient deux bonnes rimes dans une pièce de vers. Si maître Fibbet vient à inventer un conte, maître Bibbet jure que c’est vérité pure ; si maître Bibbet s’enivre en crainte du Seigneur, maître Fibbet jure qu’il est la sobriété même. J’ai appelé mon secrétaire Gibbet, quoiqu’il se nomme seulement Gibéon, un digne Isaélite, à votre service, colonel ; un jeune homme aussi pur qu’aucun de ceux qui ont pris leur part de l’agneau pascal ; mais je l’appelle Gibbet simplement pour fournir la troisième rime du saint trèfle. Votre écuyer, colonel Éverard, à en juger par son air, me semble bien digne de marcher de pair avec le reste de la confrérie. — Vous vous trompez, répondit le Cavalier, car je ne veux être accouplé ni à un chien de juif, ni à une juive non plus. — Point de plaisanterie là-dessus, jeune homme, dit le philosophe ; sachez que les juifs sont les frères aînés de la religion. — Les juifs sont plus vieux que les chrétiens, ajouta Desborough. Par saint George ! tu seras mandé à la barre de l’assemblée générale, Bletson, si tu oses parler ainsi ! »

Wildrake sourit, sans se gêner, de la crasse ignorance de Desborough, et un rire étouffé, parti de derrière le buffet, sembla l’approuver ; et lorsqu’on en voulut connaître les auteurs, on trouva que c’étaient les domestiques. Ces messieurs, aussi peureux que leurs maîtres, après avoir posé les lumières sur la table, au lieu de sortir de l’appartement, avaient seulement été se cacher dans l’endroit où l’on venait de les découvrir. — Comment, coquins, » s’écria Bletson avec colère ; « ne connaissez-vous pas mieux votre devoir ? — Nous demandons humblement pardon à Votre Honneur, répondit un des domestiques ; mais nous avons mis tous les chandeliers sur la table, et vraiment nous n’avons pas osé redescendre l’escalier sans lumière. — Sans lumière, infâmes poltrons ! dit le philosophe. Quoi ! est-ce pour voir lequel de vous pâlit davantage lorsqu’un rat vient à crier ? Mais prenez un chandelier et décampez au plus vite. Les diables dont vous êtes tant épouvantés n’ont besoin que d’être de chétives souris pour avoir affaire à des chauves-souris comme vous. »

Les domestiques, sans répliquer, ayant à leur tête Fidèle Tomkins, prirent un chandelier et se mirent en devoir de partir, lorsque tout-à-coup, au moment où ils arrivaient à la porte du salon restée entr’ouverte, elle s’ouvrit brusquement. Les trois domestiques reculèrent épouvantés, et vinrent tomber au milieu de l’appartement, comme si on eût déchargé une arme à feu sur eux, et tous ceux qui étaient attablés se levèrent précipitamment.

Le colonel Éverard, qui était incapable d’un mouvement de frayeur, resta immobile pour voir ce qu’allaient faire ses compagnons, et pénétrer, s’il le pouvait, la cause de leurs alarmes. Le philosophe semblait croire qu’il était intéressé plus que personne à montrer du courage en cette occasion.

Il s’élança donc vers la porte avec la vitesse d’un limaçon, en murmurant contre la lâcheté des domestiques, et il était facile de voir qu’il se fût vu avec grand plaisir désarmé par un de ceux que ses reproches venaient encourager. « Stupides poltrons ; » s’écria-t-il enfin, saisissant le bouton de la porte, mais sans le tourner de manière à ouvrir, « n’osez-vous plus ouvrir une porte ? » Puis tâchant encore de pousser le bouton : « N’osez-vous descendre un escalier à tâtons ? voyons, apportez-moi de la lumière, lâches vilains !… Par le ciel ! quelqu’un soupire en dehors ! »

À ces mots il quitta le loquet de la porte du salon, et recula de deux ou trois pas dans l’appartement, aussi pâle que la cravate blanche qu’il portait à son cou.

« Deus adjutor meus ! » dit le ministre presbytérien en se levant de son siège. « Faites place, monsieur, » s’adressant à Bletson : — il paraîtrait que je m’y connais mieux que vous, et j’en remercie le ciel : je suis armé pour le combat. »

Hardi comme un grenadier qui monte à la brèche, et non moins convaincu pourtant qu’il allait courir un grand danger, mais s’en remettant à la bonté de sa cause, le digne ministre passa devant Bletson, et, prenant d’une main une lumière accrochée à la muraille, ouvrit tranquillement la porte de l’autre, et dit en s’arrêtant sur le seuil : « Il n’y a rien ! » — Qui s’attendait donc à voir quelque chose, répondit Bletson, excepté ces grands benêts que le frisson prend à chaque bouffée de vent qui siffle dans les corridors de ce vieux manoir ! — Avez-vous remarqué, maître Tomkins, » dit un des valets à l’oreille du secrétaire de Desborough ; « avez-vous vu avec quel courage le ministre les a tous devancés ? Ah ! maître Tomkins, notre curé est le premier officier de l’Église ; tous vos prédicateurs laïques ne sont que des clubistes et des volontaires. — Me suive qui voudra, dit maître Holdenough, ou marche devant moi qui peut en avoir envie ; je visiterai tous les endroits habitables de la maison avant d’en sortir, et m’assurerai par moi-même si Satan s’est réellement logé dans cet affreux repaire d’anciennes iniquités, ou si, comme cet homme dont parle le saint David, nous sommes effrayés et prenons la fuite lorsque personne ne nous poursuit. »

Harrison, qui avait entendu ces mots, se leva tout-à-coup, et dégainant son épée, s’écria : « Y eût-il autant de démons dans la maison que j’ai de cheveux sur la tête, n’importe ! je les chargerai jusque dans leurs derniers retranchements. »

À ces mots, il brandit son épée, et fut en toute hâte se mettre à la tête de la colonne et à côté du ministre. Le maire de Woodstock rejoignit ensuite le bataillon, se croyant peut-être plus en sûreté en la compagnie de son pasteur ; et toute la bande se mit en marche, rangs serrés, accompagnée des domestiques qui servaient d’éclaireurs, pour chercher dans la Loge la véritable cause de la terreur panique qui semblait les avoir tous si subitement saisis.

« Holà ! je suis des vôtres, mes amis, » dit le colonel Éverard, qui était resté immobile de surprise, et qui se mettait en devoir de rejoindre la troupe, tandis que Bletson le tirait par son manteau et le suppliait de rester.

« Vous voyez, mon cher colonel, » en affectant un courage qui démentait sa voix tremblante, « il n’y a que vous et moi, ainsi que l’honnête Desborough, pour garder la garnison, tandis que les autres font une sortie. En pareil cas on ne doit point hasarder tout son monde… ce serait violer l’art militaire… ha, ha, ha ! — Au nom du ciel ! que veut dire tout cela ? répondit Éverard. J’ai entendu conter de ridicules histoires d’apparition en venant de ces côtés, et voici que je vous trouve à demi fous de frayeur, et ne puis obtenir de vous, tant que vous êtes, un seul mot de bon sens. Fi ! colonel Desborough ; fi ! maître Bletson… tâchez de vous remettre, et apprenez-moi, au nom du ciel, la cause de toute cette épouvante : on croirait que vous avez la tête perdue. — Et la mienne pourrait bien l’être, dit Desborough ; oui, elle est encore toute bouleversée, puisque l’on a culbuté mon lit la nuit dernière, et que je suis resté dix minutes les pieds en l’air, la tête en bas, comme un bœuf que l’on va tuer. — Que signifient ces sottises, maître Bletson ? Desborough a-t-il eu le cauchemar cette nuit ? — Ma foi, colonel, les spectres, ou qui que ce fût, ont été favorables à l’honnête Desborough, car ils ont fait reposer toute sa personne sur la partie de son corps qui… chut ! n’entendez-vous rien ?… est son centre de gravité, savoir : la tête. — Avez-vous rien vu qui vous effrayât ? demanda le colonel. — Rien, répondit Bletson ; mais nous avons entendu un bruit d’enfer, et tous nos gens aussi ; quant à moi qui n’ajoute pas foi aux esprits ni aux apparitions, j’en ai conclu que les Cavaliers venaient nous surprendre. C’est pourquoi me rappelant le sort de Ranisborough, je sautai par la fenêtre et courus à Woodstock pour envoyer les soldats au secours d’Harrison et de Desborough. — Et n’avez-vous pas tâché d’abord de voir où était le danger ? — Vous oubliez, mon cher ami, que j’ai rendu ma commission au moment où l’intolérance s’est répandue dans l’armée. C’eût été violer mon devoir, comme membre du parlement, que de déclamer au milieu d’une bande de coquins, surtout moi n’ayant aucune autorité militaire. Non… puisque le parlement m’a commandé de rengainer, colonel, j’ai trop de respect pour son autorité pour qu’il me voie jamais violer un pareil ordre. — Mais le parlement, » dit vivement Desborough, « ne vous a point commandé de faire usage de vos talons quand vous pouviez de vos mains empêcher un homme d’être étranglé, sacrés diables ! Vous auriez dû vous arrêter en voyant mon lit renversé et les pieds en l’air, et moi-même à demi étouffé entre mes draps ; vous auriez dû, dis-je, vous arrêter, mettre la main à l’œuvre pour me délivrer, au lieu de sauter par la fenêtre comme un mouton nouvellement tondu : c’eût été fait en moins de temps que vous n’en avez mis à parcourir ma chambre. — Ah ! digne maître Desborough, » dit Bletson en donnant un coup d’œil significatif à Éverard pour lui faire comprendre qu’il plaisantait aux dépens de son benêt de collègue, « savais-je comment vous étiez dans l’habitude de vous coucher ? Il y a bien des manières différentes… Je suis du nombre de ceux qui, par goût, dorment sur un lit dont la pente forme un angle de quarante-cinq degrés. — C’est fort bien ; mais avez-vous jamais vu, sans que ce soit un miracle, un homme se tenir droit sur la tête ? — Voyons, quant aux miracles… » répliqua le philosophe rassuré par la présence d’Éverard, et qui profita de cette occasion de se moquer de la religion pour faire diversion à ses craintes… « Je prétends qu’ils sont hors de la question, attendu que les preuves qu’on donne sur de telles matières seraient aussi peu propres à établir la conviction qu’un crin de cheval à traîner une baleine. »

Un long coup de tonnerre, ou un bruit non moins effroyable, retentit dans toute la Loge au moment où le plaisant finissait ; il demeura pâle et immobile ; et Desborough se jeta à genoux en faisant mille exclamations et en récitant des prières.

« Il faut qu’il y ait quelque manigance ! » s’écria Éverard ; et saisissant une des lumières, il sortit précipitamment de l’appartement, ne s’inquiétant guère des supplications du philosophe qui, au comble du désespoir, le conjurait par l’Animus mundi de rester pour défendre un philosophe menacé par les sorciers, et un membre du parlement assailli par des coquins. Quant à Desborough, il ouvrit la bouche comme un paysan qui assiste pour la première fois à une pantomime, ne sachant s’il devait suivre le colonel ou demeurer ; son indolence naturelle l’emporta, et il se rassit.

En arrivant sur le palier de l’escalier, Éverard s’arrêta un instant pour réfléchir de quel côté il devait diriger ses pas. Il entendit au rez-de-chaussée des voix qui parlaient vite et haut, comme si elles eussent voulu étourdir leur frayeur ; et sentant que ceux dont les recherches étaient dirigées si brusquement ne pourraient rien découvrir, il se détermina à prendre une direction différente et à examiner le second étage où il venait d’arriver.

Il connaissait tous les coins de la maison dans la partie habitée aussi bien que dans celle qui ne l’était pas, et se servit de sa lumière pour traverser deux ou trois corridors difficiles dont il avait peur de ne pas se rappeler suffisamment tous les détours. En avançant ainsi, il se trouva enfin dans une espèce d’œil-de-bœuf, de vestibule octogone, de petite pièce sur laquelle ouvraient plusieurs appartements. Parmi ces portes, Éverard en choisit une qui conduisait dans une galerie étroite, ruinée par le temps, construite tous Henri VIII, se prolongeant dans la partie sud-ouest du bâtiment, et communiquant, en divers endroits, avec le reste de la maison. Il pensa que ce pourrait être en cet endroit que s’étaient placés ceux qui voulaient faire les esprits ; d’autant plus que la longueur et la forme de ce corridor lui donnèrent à imaginer que l’endroit était très favorable pour imiter le bruit du tonnerre.

Résolu à s’assurer de la vérité, s’il était possible, il posa sa lumière sur une table dans le vestibule, et tâcha d’ouvrir la porte de la galerie. Mais alors il éprouva une forte opposition, soit qu’un verrou fût tiré en dedans, soit que, comme il le croyait plutôt, quelqu’un résistât à ses efforts. Cette dernière idée lui semblait d’autant plus probable que la résistance faiblissait et se renouvelait, au lieu de présenter l’opposition permanente d’un obstacle inanimé. Quoique Éverard fût jeune, vigoureux et endurci à la fatigue, il épuisa vainement ses forces en essayant d’ouvrir la porte ; après s’être arrêté un instant pour reprendre haleine, il allait recommencer ses efforts du pied et de l’épaule, et appeler même à son aide, quand, à sa grande surprise, en repoussant plus doucement la porte pour découvrir de quel côté elle résistait à ses efforts, elle céda tout-à-coup. Éverard entendit tomber à terre, comme brisé, quelque chose qui la retenait, et la porte fut toute grande ouverte. Le vent occasionné par l’ouverture soudaine de la porte éteignit la chandelle, et le colonel se trouva dans l’obscurité, sauf dans les endroits où le clair de lune, qu’arrêtait une longue file de fenêtres grillées, pénétrait imparfaitement dans la galerie qui se prolongeait devant lui dans des ténèbres noires à loger des esprits.

Cette mélancolique et douteuse lumière était encore affaiblie par une multitude de plantes grimpant à l’extérieur du mur, et qui, poussant en toute liberté depuis que l’on avait tout négligé dans ces antiques appartements, étaient parvenues à une hauteur extraordinaire, et avaient en certains endroits de beaucoup diminué et en d’autres tout-à-fait bouché les ouvertures des fenêtres, s’étendant entre les châssis de pierres massives et ciselées qui les partageaient en long et en large. De l’autre côté, il n’y avait pas du tout de fenêtres, et la galerie avait été autrefois entièrement revêtue de peintures, de portraits surtout, qui ornaient ce côté de l’appartement. La plupart des peintures avaient disparu ; mais des cadres vides d’un côté, et de l’autre des restes de portraits en lambeaux, se voyaient encore le long des murailles de la galerie délabrée. La vue en était si triste, et le lieu semblait si propre à de mauvais desseins, en supposant qu’il y eût des ennemis dans les environs, qu’Éverard ne put s’empêcher en entrant de s’arrêter et de se recommander à Dieu, avant de s’enfoncer dans le corridor ; son épée nue à la main, et marchant avec le moins de bruit possible, il se tint dans l’ombre autant qu’il le put.

Markham Éverard n’était nullement superstitieux ; mais il avait la crédulité ordinaire de son siècle, et quoiqu’il ne crût pas aisément aux histoires d’apparitions surnaturelles, pourtant il pensait, en dépit de lui-même, qu’il se trouvait dans un lieu où certes les visions, en supposant qu’on pût jamais en apercevoir, devaient se montrer ; son pas léger et vacillant, son épée nue et les bras étendus en avant (action et attitude du doute et du soupçon), contribuaient à augmenter dans son esprit ces lugubres pensées dont cette démarche est l’indice ordinaire et dont elles sont toujours accompagnées. Livré à ces fâcheuses impressions et persuadé qu’il avait près de lui quelque être malfaisant, le colonel Éverard avait déjà traversé presque la moitié de la galerie, lorsqu’il entendit soupirer et une voix douce et lente prononcer son nom.

« Me voici, » répondit-il, tandis que son cœur battait fort et vite ; « qui appelle Markham Éverard ? »

Un second soupir fut la seule réponse.

« Parlez, qui que vous soyez ! dites dans quelle intention vous êtes venu en ces lieux ? — Dans de meilleures que les vôtres, répondit la douce voix. — Que les miennes ! » reprit Éverard vivement surpris ; « et qui êtes-vous pour juger de mes intentions ? — Et vous-même, qui êtes-vous, Markham Éverard, vous qui rôdez au clair de la lune dans ces salles désertes d’un royal palais où on ne devrait rencontrer que ceux qui pleurent la chute de la royauté ou qui ont juré de la venger ? — C’est… et pourtant ce n’est pas possible, dit Éverard. Cependant c’est elle, ce doit être elle. Alice Lee, c’est le diable ou vous qui me parlez ; répondez-moi, je vous en conjure !… parlez sans détour… Quel dangereux projet avez-vous conçu ? pourquoi êtes-vous ici ?… pourquoi vous exposer à un si terrible péril ?… Parlez, je vous en conjure, Alice Lee ! — Celle que vous nommez est à bien des milles d’ici. Si c’était son génie qui vous parlât en son absence ?… l’âme d’une de ses aïeules et des vôtres qui vous adressât en ce moment la parole ?… Si… — Bien ! répondit Éverard ; mais si la plus chère des créatures humaines s’est laissée entraîner par l’enthousiasme de son père ; si elle expose sa personne au danger, sa réputation au scandale, en traversant sous un déguisement et dans l’obscurité une maison pleine de soldats… Parlez-moi, ma jolie cousine, montrez-vous sous vos véritables traits. J’ai obtenu des pouvoirs pour protéger mon oncle sir Henri… pour vous protéger aussi, chère Alice, même contre les suites de ce bizarre projet. Parlez… je vois où vous êtes, et malgré tout mon respect pour vous, je ne puis être plus long-temps votre jouet. Donnez-moi… donnez la main à votre cousin Markham, et croyez qu’il mourra ou qu’il vous placera dans une honorable sûreté. »

Tout en parlant, ses yeux cherchaient à pénétrer dans l’obscurité pour découvrir où se trouvait son interlocutrice. Il lui sembla apercevoir à trois pas de lui quelqu’un dont il ne pouvait pas même discerner les contours, placé comme il l’était dans l’ombre épaisse et prolongée que jetait un pan de muraille qui séparait deux fenêtres du côté de la galerie d’où partait la lumière. Il chercha à calculer à peu près la distance entre lui et l’objet qui attirait toute son attention, en pensant que, s’il pouvait, même en usant d’une légère violence, détacher sa chère Alice du complot où il supposait que le zèle de son père pour la cause de la royauté l’avait engagée, il leur rendrait à tous deux le plus signalé des services ; car il ne pouvait s’empêcher de craindre que, malgré la réussite de la conspiration qu’il croyait tramée contre le timide Bletson, le stupide Desborough et le fou Harrison, ces artifices ne dussent pourtant à la fin couvrir nécessairement de honte et même exposer au plus grand péril ceux qui les avaient conçus.

Il faut aussi se rappeler que l’affection d’Éverard pour sa cousine, quoiqu’il ne se fût jamais écarté des bornes du respect et du dévouement, avait moins de cette grande vénération qu’un amant de cette époque témoignait à sa dame, qu’il n’adorait qu’avec une humble défiance, que de cette amitié vive et familière qu’un frère conçoit pour une jeune sœur qu’il est appelé, à ce qu’il pense, à guider, à conseiller, et même parfois à réprimander. Leur liaison avait toujours été si tendre et si intime qu’il n’hésita point plus longtemps à tâcher de la resserrer pour qu’elle ne s’engageât point davantage dans la voie dangereuse où elle était entrée, même au risque de l’offenser pour un instant ; il hésita moins qu’il n’eût fait pour l’arracher à un torrent ou à un incendie, au risque de lui causer quelque saisissement par la promptitude de son action. Toutes ces réflexions traversèrent son esprit en l’espace d’une minute, et il résolut, à tout événement, de la retenir sur le lieu même, et de la forcer, s’il était possible, à lui donner des explications. Ce fut dans de pareilles intentions qu’Éverard conjura encore sa cousine, au nom du ciel, de laisser là cette ridicule et dangereuse mascarade ; et prêtant, une oreille attentive à sa réponse, il s’efforça, d’après le son, à calculer aussi exactement que possible la distance qui les séparait.

« Je ne suis pas celle pour qui vous me prenez, lui répondit la voix : et de plus chers motifs que tous ceux qui intéressent sa vie ou sa mort me commandent de vous engager à vous éloigner et à quitter ces lieux. — Non pas avant que je vous aie convaincue de votre folie d’enfant, » dit le colonel s’élançant de son côté, et tâchant de saisir celle qui lui parlait. Mais ses mains ne rencontrèrent aucune forme de femme ; au contraire, un coup qu’il reçut, et qui fut assez rude pour l’étendre sur le plancher, lui prouva que c’était plutôt à un homme à qui il avait affaire ; en même temps il sentit la pointe d’une épée sur sa gorge, et ses mains si fortement retenues qu’il ne lui restait pas la moindre possibilité de se défendre.

« Un cri au secours ! » dit une voix près de lui, mais qu’il n’avait pas encore entendue, « sera étouffé dans votre sang ! On ne vous veut aucun mal.. restez tranquille, et silence ! »

La crainte de la mort, qu’Éverard avait souvent bravée sur le champ de bataille, lui devenait plus horrible alors qu’il se sentait entre les mains d’assassins inconnus, et privé de tout moyen de défense. La pointe de l’épée lui piquait la gorge, et le pied de celui qui le retenait pesait sur sa poitrine. Il sentait que sa vie, et ces élans convulsifs de joie et de douleur qui nous agitent si étrangement, et que pourtant nous avons tant de répugnance à quitter, tenaient en ce moment à bien peu de chose. De grosses gouttes de sueur découlaient de son front… son cœur battait comme s’il eût voulu s’élancer hors de son sein… Il éprouvait cette agonie que la crainte cause à un homme courageux, cruelle en proportion de celle que la douleur inflige quand elle s’adresse à un homme robuste et bien portant.

« Cousine Alice ! » chercha-t-il à s’écrier, et la pointe de l’épée le piqua un peu plus fort, « Cousine, me laisserez-vous assassiner ainsi ? — Je vous dis, répliqua la voix, que vous parlez à une personne qui n’est pas ici ; mais votre vie n’est pas en danger, pourvu que vous juriez pourtant sur votre foi comme chrétien, et sur votre honneur comme gentilhomme, que vous cacherez ce qui vous est arrivé, tant aux gens qui sont en bas qu’à tout autre. À cette condition, relevez-vous ; et si c’est Alice Lee que vous cherchez, vous la trouverez dans la hutte de Jocelin, dans la forêt. — Puisqu’il m’est impossible de m’échapper autrement, dit Éverard, je jure par la religion et l’honneur de ne rien dire de cette violence, et de ne pas chercher à connaître ceux qui me l’ont fait souffrir. — Quant à cela, nous nous en inquiétons fort peu, lui répondit la voix ; nous t’avons montré à quel péril tu t’exposais, et nous sommes en état de braver tes menaces. Lève-toi et décampe ! »

Le pied et la pointe de l’épée le laissèrent libre, et Éverard se hâtait de se lever quand la voix, avec le même ton de douceur qui l’avait d’abord caractérisée, lui dit : « Pas si vite !.. le glaive est encore dirigé contre toi ! Maintenant… maintenant… maintenant… » les mots s’affaiblissaient de plus en plus dans le lointain, « tu es libre. Sois discret, et tu es sauvé. »

Markham Éverard en se levant s’embarrassa les pieds dans son épée qu’il avait lâchée en s’élançant, comme il supposait, pour saisir sa jolie cousine. Il la ramassa aussitôt, et quand sa main en eut serré la poignée, son courage, qui avait faibli devant la crainte d"être assassiné, commença à revenir ; il réfléchit, avec tout son sang-froid habituel, à ce qu’il devait faire ; vivement affecté de la honte qu’il avait encourue, il hésita un instant s’il était tenu à remplir une promesse qu’on lui avait arrachée de force, ou s’il n’appellerait pas plutôt à son secours, et ferait diligence pour découvrir et prendre ceux qui venaient de commettre envers lui une telle violence. Mais ces gens, quels qu’ils fussent, avaient eu sa vie en leur pouvoir… il avait donné sa parole pour la racheter… et, qui plus est, il ne pouvait se défaire de la persuasion que sa chère Alice était complice, du moins, sinon agente dans le complot, et faisait partie de ceux qui s’étaient amusés à ses dépens. Cette réflexion détermina sa conduite ; car, quoique mécontent d’avoir à supposer qu’elle eût contribué au mauvais traitement qu’il avait subi, il ne pouvait en tout cas penser à une recherche générale, qui, faite instantanément, pouvait compromettre sa sûreté ou celle de son père. « Mais j’irai à la hutte, dit-il ; j’irai sur-le-champ à la hutte m’assurer si elle a pris part à cette sotte et dangereuse confédération, et l’arracher à sa ruine, s’il est possible. »

Conduit par la résolution qu’il avait prise, Éverard revint en tâtonnant sur ses pas à travers la galerie et regagna le vestibule, où il reconnut la voix de Wildrake qui lui criait : « Ah !… oh !… holà… colonel Éverard… Mark Éverard… il fait noir ici comme dans la gueule du diable… Parlez…. où êtes-vous ?… Les sorcières font leur sabbat infernal ici, je pense… Où êtes-vous donc ? — Ici, ici ! répondit Éverard ; cessez vos cris ; prenez à gauche, et vous me trouverez. »

Guidé par cette voix, Wildrake se montra bientôt, une lumière d’une main et son épée de l’autre : « Où avez-vous donc été ?… qui vous a retenu ?… Croiriez-vous que Bletson et la brute de Desborough craignent pour leur vie, et qu’Harrison devient fou, parce qu’il prétend que le diable ne sera point assez poli pour venir le combattre ? — N’avez-vous rien vu, rien entendu en venant de ce côté ? demanda Éverard. — Rien, si ce n’est que d’abord, en entrant dans ce maudit labyrinthe en ruine, la lumière m’est tombée de la main, comme si on m’eût donné un coup de houssine, et qu’il m’a fallu en aller chercher une autre. — Il faut me trouver un cheval sur-le-champ, Widrake, et un autre pour toi, si c’est possible. — Nous pouvons en prendre deux de ceux qui appartiennent aux soldats, répondit Wildrake. Mais pourquoi donc nous mettre en campagne comme des rats, à cette heure ? la maison s’écroule-t-elle ? — Je ne puis vous répondre, » dit le colonel en s’avançant dans une autre chambre où étaient encore quelques meubles.

Là le Cavalier examina plus attentivement son ami, et s’écria avec étonnement : « Avec qui diable vous êtes-vous battu, Markham ! qui vous a mis dans cet état ? — Battu, répondit Éverard. — Oui, je dis battu. Regardez-vous dans le miroir. »

Il s’y regarda, et vit qu’en effet il était couvert de poussière et de sang. Le sang provenait d’une égratignure qu’il avait reçue au gosier, tandis qu’il se débattait pour échapper. Avec une inquiétude manifeste, Wildrake abaissa le collet de l’habit de son ami, et se mit en toute hâte à examiner sa blessure, les mains tremblantes et les yeux ardents, tant il craignait pour les jours de son bienfaiteur ! Quand, en dépit de la résistance d’Éverard, il eut examiné la plaie et reconnu que c’était une bagatelle, il reprit sa folie habituelle de caractère, d’autant plus aisément, peut-être, qu’il s’était senti honteux de l’abandonner pour prendre un air qui annonçait plus de sensibilité qu’on ne le croyait capable d’en montrer.

« Si c’est l’ouvrage du diable, Mark, lui dit-il, les griffes du malin esprit ne sont pas encore si terribles qu’on le pense généralement ; mais personne ne dira, tant que Roger Wildrake sera à votre côté, que votre sang a coulé sans qu’il en ait tiré vengeance. Où avez-vous laissé votre diablotin ? Je retournerai sur le champ de bataille lui montrer ma rapière ; et ses griffes, fussent-elles griffes de dix pouces, et ses dents aussi longues que celles d’une herse, il me rendra raison du mal qu’il vous a fait. — Folie… folie !… s’écria Éverard ; j’ai attrapé cette méchante égratignure en tombant… une cuvette et un essuie-mains vont la faire disparaître. Cependant, si vous tenez toujours à m’obliger, procurez-nous ces chevaux de soldats… demandez-les pour le service public, au nom de Son Excellence le général. Je vais me laver, et je vous rejoins à la porte. — Bien, je vous servirai, Éverard, comme un muet sert le grand-seigneur, sans savoir ni pourquoi ni comment. Mais partirez-vous sans voir ces messieurs d’en bas ? — Sans voir personne ; ne perdez pas de temps, pour l’amour de Dieu ! »

Wildrake alla trouver le sous-officier, et lui demanda les chevaux d’un ton d’autorité, à quoi il obéit aussitôt sans mot dire, en homme qui connaissait bien le rang militaire et le crédit du colonel Éverard. Ainsi tout fut dans une minute ou deux prêt pour l’expédition.


  1. Bouclier honteusement jeté ; allusion au trait d’Horace, qui fut meilleur poète que soldat. a. m.
  2. Ces deux termes d’argot signifient le premier menteur, et le second franc buveur. a. m.