Woodstock/Chapitre XIII
CHAPITRE XIII.
LA PRIÈRE.
Le départ du colonel Éverard à une pareille heure (car on regardait alors sept heures du soir comme une heure indue) fit beaucoup jaser. Il y eut dans la chambre extérieure du vestibule une réunion de domestiques, et nul d’entre eux ne doutait qu’il ne fallût attribuer ce départ subit à quelque apparition, comme ils disaient, et tous désiraient voir quelle figure faisait un homme d’un courage aussi reconnu qu’Éverard. Mais il ne donna point le temps de faire des commentaires ; car, traversant la salle, enveloppé dans son manteau, il se jeta en selle, et galopa en furieux, à travers le parc, vers la hutte du garde Joliffe.
Le caractère de Markham Éverard était vif, ardent, impatient, et décidé jusqu’à la précipitation. Les habitudes qu’il devait à son éducation, et que la discipline sévère, tant morale que religieuse de sa secte, avait beaucoup fortifiées, étaient assez puissantes pour le mettre à même de cacher aussi bien que de dompter cette violence naturelle et le mettre en garde contre son penchant à s’y abandonner. Mais quand elle était violemment agitée, l’impétuosité de caractère du jeune soldat était parfois capable de surmonter ces obstacles cachés ; puis, comme un torrent écumeux qui franchit une barrière, elle devenait plus furieuse, comme pour se venger du calme forcé qu’elle avait été contrainte de prendre. En pareil cas, il avait coutume de n’envisager que le but où se dirigeaient ses pensées, et d’y courir droit, que ce fût un objet moral ou la brèche d’une ville ennemie, sans calculer, sans même sembler voir les difficultés qui pouvaient se rencontrer sur son passage.
Pour le moment, son motif dominant, son seul motif était de détacher sa chère cousine, s’il le pouvait, d’une machination périlleuse et déshonorante dont il la soupçonnait d’être complice, ou de s’assurer qu’elle n’était réellement pour rien dans ces stratagèmes. Il saurait, jusqu’à un certain point, à quoi s’en tenir, pensait-il, s’il la trouvait absente ou présente à la hutte vers laquelle il courait au galop. Il avait lu, il est vrai, dans quelque ballade ou conte de ménestrel, un singulier tour, joué à un vieillard jaloux, au moyen d’une communication souterraine entre sa maison et celle d’un voisin, communication dont la dame faisait usage pour se trouver dans les deux endroits alternativement, avec tant de promptitude et d’adresse, qu’après des épreuves répétées, le radoteur s’était abusé jusqu’à croire que sa femme et la dame qui lui ressemblait si bien, celle à qui le voisin faisait une cour si assidue, étaient deux personnes différentes. Mais, dans le cas présent, pareille supercherie n’était pas possible ; la distance était trop grande, et puis, comme il avait pris le chemin le plus court en venant du château et couru à franc étrier, sa cousine, qui était si timide, n’aurait jamais pu se décider à monter un cheval en pleine nuit, et être par conséquent revenue à la hutte avant lui.
Son père pouvait sans doute se fâcher d’une nouvelle visite ; mais pour quelle raison ?… Alice Lee n’était-elle pas sa plus proche parente, le plus cher objet de son cœur, et devait-il hésiter à faire un effort pour la sauver des conséquences d’une sotte et folle conspiration, parce que la mauvaise humeur du vieux chevalier pouvait se renouveler à la vue d’Éverard, qui se présenterait malgré ses ordres dans l’asile qu’il habitait alors ? Non. Il était décidé à endurer les reproches du vieillard, comme les bouffées du vent d’automne qui sifflait autour de lui et agitait les branches claquantes des arbres sous lesquels il passait, sans pouvoir, toutefois, arrêter ni même retarder sa course.
S’il ne trouvait point Alice, comme il avait raison de le supposer, c’était à sir Henri Lee lui-même qu’il conterait tout ce qu’il venait de voir. Si pourtant elle avait consenti à remplir un rôle dans les jongleries exécutées à Woodstock, il ne pouvait pas croire que ce fût du consentement de son père : tant le vieux chevalier était un religieux observateur des convenances que doit garder une femme, tant il tenait au décorum qu’elle doit observer ! Il profiterait de l’occasion, pensait-il, pour lui communiquer les espérances bien fondées dont il se flattait, qu’il lui serait permis de retourner vivre à la Loge, et que les commissaires au séquestre s’éloigneraient du château et des domaines royaux, sans qu’il fallût recourir à ces stupides moyens d’épouvante qui semblaient avoir pour but de les en chasser.
Tout cela lui semblait si bien renfermé dans ses devoirs de parent, que ce ne fut qu’après s’être arrêté à la porte de la hutte du garde, et avoir jeté la bride à Wildrake, qu’Éverard se rappela le caractère fier, superbe et intraitable de sir Henri Lee, et sentit même, lorsque son doigt fut sur le loquet, de la répugnance à se présenter tout-à-coup devant le vieux et irritable chevalier.
Mais il n’était plus temps d’hésiter. Bévis, qui avait déjà aboyé plus d’une fois en se tournant vers la Loge, devenait impatient, et Éverard n’avait pas plutôt dit à Wildrake de tenir les chevaux jusqu’à ce qu’il lui envoyât Jocelin, que la vieille Jeanne tira le verrou de la porte pour demander ce qu’on voulait à pareille heure de la nuit. Essayer de faire comprendre la moindre chose à la pauvre ménagère Jeanne, eût été peine perdue : le colonel la repoussa doucement, et retirant de sa main le coin de son manteau qu’elle avait saisi, entra dans la cuisine de l’habitation de Jocelin. Bévis, qui s’était approché pour soutenir Jeanne dans sa résistance, quitta son air menaçant avec cet admirable instinct qui permet à ces animaux de se rappeler ceux avec qui ils ont été familiers, et reconnut le parent de son maître, en lui rendant hommage à sa mode, en remuant la queue.
Le colonel Éverard, de plus en plus incertain dans son projet, à mesure que le moment approchait de le mettre à exécution, marcha sur la pointe du pied comme dans la chambre d’un malade, et ouvrant la porte de la seconde pièce d’une main lente et tremblante, comme s’il eût tiré les rideaux du lit d’un ami mourant, fut témoin à l’intérieur de la scène que nous allons décrire.
Sir Henri Lee était assis dans un fauteuil d’osier, au coin du feu. Il était enveloppé d’un manteau, ses jambes allongées sur un tabouret, comme s’il eût souffert de la goutte ou d’une douleur. Sa longue barbe blanche, descendant sur son vêtement noir, lui donnait plutôt l’air d’un ermite que d’un vieux soldat ou d’un vieux gentilhomme ; et on pouvait encore le supposer davantage par la vive et profonde attention avec laquelle il semblait écouter un vénérable vieillard dont les hardes en lambeaux laissaient voir encore quelques traces d’habit ecclésiastique, et qui, d’une voix basse, mais pleine et sonore, lisait le service du soir suivant le rite de l’Église d’Angleterre. Alice Lee était à genoux aux pieds de son père, et faisait les réponses, d’une voix qui aurait pu se mêler au chœur des anges, avec une dévotion modeste et sérieuse qui allait à ravir avec la mélodie de son ton. Le visage du ministre qui officiait aurait été moins singulier, s’il n’eût pas été défiguré par un emplâtre noir qui lui couvrait l’œil gauche et une partie de la figure, et si ses traits n’eussent pas été visiblement marqués des traces du souci et de la souffrance.
Lorsque le colonel Éverard entra, le ministre lui fit un signe de la main comme pour l’engager à prendre garde de troubler le service divin du soir, et lui montra un siège. Profondément ému de la scène dont il était témoin, le nouvel arrivant entra avec le moins de bruit possible, et s’agenouilla dévotement comme un membre de la petite congrégation.
Éverard, tel que son père l’avait élevé, était ce qu’on appelle un Puritain, membre d’une secte qui, dans le sens primitif du mot, ne rejetait pas les doctrines de l’Église d’Angleterre, ne se déclarait même pas en tous points contre sa hiérarchie, mais s’en écartait seulement au sujet de certaines cérémonies, coutumes et formes du rite sur lesquelles insistait le célèbre et malheureux Laud[1] avec une obstination que l’époque repoussait. Mais quand bien même, adoptant les principes de sa famille, les opinions d’Éverard eussent été diamétralement opposées aux doctrines de l’Église d’Angleterre, il se fût, à coup sûr, réconcilié avec elles par la régularité qu’on mettait à célébrer le service dans la famille de son oncle à Woodstock qui, durant le cours de sa prospérité, avait presque toujours eu un chapelain à la Loge.
Quelque profond que fût le respect avec lequel Éverard entendait le service imposant de l’Église, il ne pouvait s’empêcher, toutefois, de tourner les yeux vers Alice, ni de détacher ses pensées du motif qui l’amenait. Alice semblait l’avoir aussitôt reconnu, car une rougeur plus vive que d’habitude colorait ses joues ; ses doigts tremblaient en tournant les feuillets du livre de prières, et sa voix, qui était avant aussi assurée que mélodieuse, faiblissait en récitant les réponses. Éverard crut s’apercevoir, aux regards qu’il lui lançait à la dérobée, que le caractère de sa beauté, ainsi que tout son extérieur, avaient changé avec sa fortune.
La belle et fière jeune dame portait alors les vêtements grossiers d’une simple fille de village. Mais ce qu’elle avait perdu en élégance, elle l’avait bien, il semblait, regagné en dignité. Les tresses de ses beaux cheveux d’un brun clair, tournées alors autour de sa tête, et frisées simplement comme il avait plu à la nature de les arranger, lui donnaient un air de simplicité qu’elle n’avait pas lorsque sa coiffure attestait l’adresse d’une habile femme de chambre. Son air joyeux, où se mêlait un peu de malignité, et qui semblait toujours épier l’occasion de rire, avait disparu devant une expression de tristesse, et à cette gaîté avait succédé une calme mélancolie qui semblait se consacrer à donner des consolations à d’autres. Peut-être la première expression de visage, cependant fort innocente, était-elle présente au souvenir de l’amant quand il pensait qu’Alice avait joué un rôle dans les troubles qui avaient eu lieu à la Loge. Il est certain qu’en la regardant alors, il fut honteux d’avoir conçu un tel soupçon, et il aima mieux croire que le diable avait imité sa voix que supposer qu’une créature si au dessus des choses de ce monde, et alliée de si près à la pureté de l’autre, eût pu avoir l’indélicatesse de prendre part à des manœuvres comme celles dont lui-même et d’autres avaient été victimes.
Ces réflexions se présentaient en foule à son esprit, malgré toute l’inconvenance qu’il y avait à s’en occuper dans un pareil moment. Le service allait finir ; et, à la vive surprise aussi bien qu’à la grande confusion du colonel Éverard, le prêtre, d’une voix ferme et intelligible, avec un ton de dignité plus majestueux, demanda au Tout-Puissant de bénir et de conserver le roi Charles, monarque légitime et incontestable de ce royaume. Cette prière, très dangereuse à cette époque, fut articulée d’une voix pleine, haute et distincte, comme si le prêtre eût voulu défier tous ceux qui l’écoutaient à le contredire s’ils l’osaient. Si l’officier républicain ne participa point à cette prière, il pensa du moins que ce n’était pas le moment de protester contre elle.
Le service se termina de la manière accoutumée, et la petite congrégation se leva. Wildrake s’y trouvait, car il était entré vers la fin de la prière, et fut le premier à rompre le silence ; en s’élançant vers le ministre, et on lui serrant avec affection la main, il lui témoigna combien il éprouvait de plaisir à le voir. Le bon ecclésiastique lui rendit la pareille avec un sourire, et en lui observant qu’on l’aurait cru sans qu’il eût eu besoin de jurer. Cependant le colonel Éverard, s’approchant du fauteuil de son oncle, s’inclina respectueusement devant sir Henri Lee d’abord, puis devant Alice qui était devenue toute rouge.
« J’ai mille excuses à vous faire, » dit le colonel en héritant, « d’avoir choisi un moment si peu convenable pour une visite que Je n’ose espérer devoir être bien agréable en aucun temps. — Vous vous trompez, mon neveu, » répondit sir Henri avec beaucoup plus de douceur qu’Éverard n’avait osé en attendre, « Vos visites à d’autres moments me seraient plus agréables, si nous avions le bonheur de vous voir souvent à nos heures de prières. — J’espère, monsieur, répliqua Éverard, que le temps viendra bientôt où les Anglais de toutes sectes et de toutes dénominations seront libres en conscience d’adorer le grand Père commun qu’ils appellent tous, à leur manière, de ce nom d’amour. — Je l’espère aussi, mon neveu, » continua le vieillard sur le même ton, « et je ne chercherai pas à savoir si vous préféreriez que l’Église d’Angleterre se réunît au conventicule, ou que le conventicule se conformât à l’Église d’Angleterre. Ce n’est pas, j’imagine, pour réconcilier nos différentes croyances que vous avez honoré de votre présence notre pauvre habitation, où, à vrai dire, nous osions à peine espérer vous revoir après l’air dur que vous avez pris en nous faisant votre dernier adieu. — Je serais heureux de pouvoir penser, » dit le colonel en hésitant, « que… que… en un mot, ma présence ne vous est plus aussi désagréable qu’elle le fut alors. — Neveu, je serai franc avec vous. La dernière fois que vous étiez ici, je croyais que vous m’aviez dérobé un précieux joyau, que jadis j’eusse été fier et heureux de remettre entre vos mains ; mais votre conduite depuis a été telle, que j’aimerais mieux m’engloutir dans les profondeurs de la terre que de vous en confier la garde. Cette idée échauffa quelque peu, comme dit l’honnête William, l’humeur impétueuse que je tiens de ma mère. Je croyais avoir été volé, et je voyais le voleur devant moi. Je me trompais, je ne l’ai point été ; et la tentative ayant été sans réussite, je puis la pardonner. — Je ne voudrais pas trouver d’offenses dans vos paroles, monsieur, dit le colonel Éverard, quand leur sens général est bienveillant ; mais je puis protester à la face du ciel que mes projets et mes désirs envers vous et votre famille sont aussi désintéressés que remplis d’amour pour vous et les vôtres. — Expliquez-nous-les donc, mon neveu, car nous ne sommes plus accoutumés à des souhaits favorables aujourd’hui, et leur rareté même les fera bien accueillir. — Je voudrais pouvoir, sir Henri, puisque vous ne voulez pas que je vous donne un nom plus tendre, convertir ces souhaits en réalité pour votre consolation. Votre sort, d’après la tournure actuelle des choses, est mauvais, et deviendra sans doute, j’en ai peur, pire encore. — Pire que celui auquel je m’attends, c’est impossible, mon neveu ! Je ne tremblerai pas devant un changement de fortune ; je porterai un habit plus grossier ; je prendrai une monture plus ordinaire ; des hommes ne m’ôteront plus leur chapeau, comme ils le faisaient quand j’étais le grand, le riche sir Henri. Eh bien ! quoi ? le vieux Henri Lee a préféré son honneur a ses titres, sa foi à ses terres et à son titre de seigneur. N’ai-je pas vu le 30 janvier ? Je ne suis ni littérateur ni astrologue ; mais le vieux William m’apprend que, quand les feuilles vertes tombent, l’hiver arrive, et que la nuit vient quand se couche le soleil. — Que penseriez-vous, monsieur, dit le colonel, si, sans exiger de vous aucune soumission, sans vous lier par aucun serment, sans vous imposer aucun engagement, sinon qu’à l’avenir vous ne chercherez pas à troubler la paix publique, l’on pouvait vous rendre votre habitation à la Loge, votre ancienne fortune et vos revenus ordinaires ? J’ai lieu d’espérer qu’on vous accordera cette faveur, sinon expressément, du moins par tolérance. — Oui, je vous comprends ; on me traitera comme les monnaies frappées au coin royal, mais marquées au sceau du croupion[2] pour être valables, attendu que je suis trop vieux pour qu’on puisse m’enlever l’empreinte royale. Je n’y consentirai jamais, mon neveu. J’ai vécu déjà trop long-temps à la Loge, et, permettez-moi de nous le dire, je l’eusse quittée avec mépris depuis plus long-temps, si je n’eusse respecté l’ordre d’un maître que je puis peut-être servir encore. Je ne recevrai rien des usurpateurs, qu’on les appelle Croupion ou Cromwell… qu’ils soient diables ou légions… Je ne recevrai pas d’eux un vieux chapeau pour couvrir mes cheveux blancs…. un manteau usé pour défendre mes faibles jambes de l’intempérie des saisons. Ils ne diront pas qu’ils ont enrichi Abraham malgré lui… Je vivrai comme je mourrai, le loyal Lee. — Puis-je espérer que vous y réfléchirez, monsieur, et que peut-être, en raison de la légère soumission que l’on exige de vous, vous me ferez une réponse plus favorable ? — Monsieur, si je change d’opinion, ce qui n’est pas mon habitude, vous en saurez des nouvelles… Voyons, neveu, avez-vous encore à me parler ? Nous tenons ce pauvre et digne minisire dans la cuisine. — J’ai encore quelque chose à ajouter… quelque chose concernant ma cousine Alice ; mais vos préjugés à tous deux contre moi sont si violents… — Monsieur, je ne crains pas de laisser ma fille seule avec vous… Je vais rejoindre le bon docteur dans l’appartement de la ménagère Jeanne. Je ne suis pas fâché que vous sachiez ainsi que je laisse à cette pauvre enfant, autant qu’il est raisonnable de le faire, le libre exercice de sa volonté. »
Il sortit et laissa le cousin avec la cousine. Le colonel Éverard s’approcha d’Alice et allait lui prendre la main. Elle se retira, prit le siège où son père s’était assis, et lui en montra un à quelque distance.
« Sommes-nous donc si étrangers l’un à l’autre, ma chère Alice ? lui dit-il. — Nous allons en causer tout à l’heure, répondit-elle ; permettez-moi d’abord de vous demander le motif de votre visite à une heure si indue. — Vous avez entendu ce que j’ai dit à votre père ? — Oui ; mais il semble que ce n’est point là le seul motif de votre visite… vous en aviez un autre qui paraissait me concerner spécialement. — C’était un caprice… une bizarrerie. Puis-je vous demander si vous êtes sortie ce soir ? — Certainement non, répliqua-t-elle ; Je ne suis plus tentée de quitter cette demeure, toute pauvre qu’elle est, surtout lorsque j’y ai d’importants devoirs à remplir. Mais d’où vient que le colonel Éverard me fait une si étrange demande ? — Dites-moi d’abord pourquoi votre cousin Markham Éverard a perdu ce nom qu’il devait à l’amitié, à la parenté, même à un sentiment plus doux, et je vous répondrai ensuite, Alice. — Il est facile de vous le dire. Quand vous tirâtes l’épée contre la cause de mon père… bien plus contre lui… je cherchai, plus que je ne l’aurais dû, à excuser votre conduite. Je connaissais, du moins je croyais connaître vos hautes idées du devoir public.. Je connaissais les opinions dans lesquelles on vous avait élevé, et je disais : Je ne l’en aimerais pas moins pour cela, il abandonna son roi parce qu’il est loyal à son pays. Vous fîtes tous vos efforts pour empêcher la grande et dernière catastrophe du 30 janvier, et ces efforts me confirmèrent dans l’opinion que Markham Éverard pourrait être égaré, mais jamais vil et égoïste — Et pourquoi avez-vous changé d’opinion, Alice ? ou qui ose, » dit Éverard en rougissant, « accompagner mon nom de telles épithètes ? — Vous ne pourrez pas exercer sur moi votre valeur, colonel, et je n’ai point voulu vous offenser ; mais vous trouverez assez de gens qui reconnaîtront comme moi que le colonel Éverard se soumet à l’usurpateur Cromwell, et que tous ses beaux prétextes de soutenir l’indépendance de son pays ne sont qu’un écran derrière lequel il conclut un marché avec l’heureux tyran, et cherche à obtenir les meilleures conditions possibles pour lui et sa famille — Pour moi… jamais ! — Pour votre famille du moins… Oui. je sais de science certaine que vous avez montré au tyran militaire et à ses satrapes le plus court chemin pour s’emparer du gouvernement. Croyez-vous que mon père ou moi nous accepterions un asile acheté au prix de la liberté de l’Angleterre et de votre honneur ? — Oh ! divine Providence ! Alice, que dites-vous là ? vous me faites un crime de suivre la route même que naguère encore vous approuviez ? — Quand vous parliez au nom de votre père, et nous engagiez à nous soumettre au gouvernement établi, quel qu’il fût, j’avoue que j’ai pensé que la tête blanche de mon père pourrait sans déshonneur reposer sous le toit où elle avait si long-temps trouvé un abri. Mais est-ce du consentement de votre père que vous êtes devenu le conseiller de cet ambitieux soldat pour une innovation pire que les autres, et son complice pour l’établissement d’une nouvelle espèce de tyrannie ?… Il y a une grande différence à établir entre se soumettre à l’oppression et servir d’agents aux tyrans… et, hélas ! Markham… être, pour ainsi dire, leurs limiers. — Comment ! leurs limiers ?… que voulez-vous dire ?… J’avoue que je verrais avec joie les plaies de ce pays se cicatriser, même au risque de voir Cromwell, après sa surprenante élévation, faire encore un pas de plus vers le pouvoir… Mais être son limier ! quelle est votre pensée ? — C’est donc faux ?… Je croyais pouvoir jurer que c’était faux. — Mais quoi ? Au nom du ciel, que me demandez-vous ? — Est-il faux que vous ayez promis de livrer le jeune roi d’Écosse ? — Le livrer ! moi, le livrer ! lui ou tout autre fugitif ? jamais ! Je voudrais qu’il fût hors d’Angleterre… Je l’aiderais à s’échapper, s’il était en ce moment dans cette maison ; et je croirais rendre un bon service à ses ennemis en les empêchant de se souiller de son sang… Mais le livrer, jamais ! — Je le savais bien… j’étais sûre d’avance que c’était impossible. Oh ! soyez encore plus innocent ; rompez tout lien qui vous unit à ce sombre et ambitieux soldat ! abandonnez-le, lui et ses projets, qui sont tous conçus avec injustice, et qu’on ne peut exécuter qu’en répandant encore plus de sang. — Croyez-m’en, répondit Éverard, j’ai choisi la ligne politique qui convient le mieux au temps actuel. — Choisissez plutôt, Markham, celle qui convient le mieux au devoir… le mieux à la vérité et à l’honneur. Faites votre devoir, et abandonnez le reste aux soins de la Providence… Adieu ! ne poussez pas trop loin la patience de mon père… Vous connaissez son caractère… Adieu, Markham. »
Elle lui tendit la main, qu’il pressa sur ses lèvres, et sortit de l’appartement. Un salut silencieux à son oncle, et un signe à Wildrake, qu’il trouva dans la cuisine de la chaumière, furent les seuls indices qui prouvèrent qu’il les reconnaissait ; et quittant la chaumière, il fut bientôt à cheval, et se hâta, avec son compagnon, de retourner à la Loge.