Woodstock, ou Le Cavalier, Histoire de l’année 1651
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 8p. 65-76).


CHAPITRE IV.

LE JEUNE INDÉPENDANT.


Ce sentier de gazon conduit en serpentant sous une jolie grotte, sous un gai pavillon ; pas un caillou qui puisse blesser ton pied délicat ; tu y trouveras toujours on abri contre les pluies et les vents… Mais le Devoir ne t’appelle pas sur ce chemin… Vois où il s’arrête avec sa baguette décorée d’amarantes, là, près de ce roc. Souvent, où tu le suis, ton sang doit marquer tes pas ; souvent, où tu le suis, ta tête supportera l’orage. Ton faible corps souffrira froid, chaud et faim ; mais il te conduira vers ces hauteurs fameuses, où, une fois arrivé, tu te croiras enfant du ciel, tandis que les choses de ce monde seront étendues sous tes pieds, rétrécies, rapetissées, sans valeur aucune.
Anonyme.


Le lecteur ne peut encore avoir oublié qu’après son combat avec le soldat républicain, sir Henri Lee était parti avec sa fille Alice pour aller chercher un refuge dans la chaumière du vaillant garde Jocelin Joliffe. Ils marchaient lentement comme auparavant ; car le vieux chevalier n’était pas moins accablé par l’idée de voir les derniers restes de la royauté tomber entre les mains des républicains que par le souvenir de sa récente défaite. De temps à autre il s’arrêtait, et, croisant les bras sur sa poitrine, il cherchait à se rappeler toutes les circonstances qui accompagnaient son expulsion d’un château qu’il avait si long-temps habité. Il lui semblait que, comme les champions dont il avait lu les histoires, il se retirait d’un poste que son devoir lui ordonnait de garder, battu par un chevalier païen à qui le destin avait réservé la victoire dans cette aventure. Alice se livrait aussi à de pénibles souvenirs, et le sujet de sa dernière conversation avec son père n’avait pas été assez agréable pour lui donner envie de le reprendre avant que sir Henri se fût un peu calmé ; car avec un excellent caractère et beaucoup d’amour pour sa fille, l’âge, et les malheurs qui, dans ces derniers temps, s’étaient sans cesse accumulés sur sa tête, avaient donné aux passions du bon chevalier une irritabilité facile, qu’on ne lui avait pas connue dans des jours plus heureux. Sa fille et un ou deux de ses fidèles serviteurs, qui ne l’avaient pas abandonné dans sa mauvaise fortune, supportaient cette faiblesse avec patience, et ils savaient en endurer les effets avec un sentiment de compassion.

Il resta quelque temps sans rien dire, puis il rappela un incident déjà remarqué : « Il est étrange, dit-il, que Bévis ait mieux aimé suivre Jocelin et ce drôle que moi. — Soyez sûr, mon père, que sa sagacité lui a fait découvrir dans cet homme un étranger qu’il se croyait tenu à surveiller de près ; c’est pourquoi il est resté avec Jocelin. — Non, Alice ; il me quitte parce que ma fortune m’a abandonné. Il est un sentiment naturel qui gagne même l’instinct des brutes, et qui les engage à fuir l’infortune. Le daim de ces forêts tourne ses cornes contre le daim de son troupeau lorsqu’il est malade ou blessé ; estropiez un chien, et toute la meute tombera sur lui, le mettra en pièces. Les poissons dévorent ceux de leur espèce que la javeline a percés ; coupez une aile ou une cuisse, une patte à un corbeau, les autres le becquetteront à mort. — Ceci peut être vrai à l’égard des bêtes sauvages, dit Alice ; car toute leur vie est presque une guerre continuelle. Mais le chien abandonne sa propre espèce pour s’attacher à nous ; il oublie pour son maître la compagnie, la nourriture, les plaisirs de ses semblables ; et à coup sûr la fidélité d’un serviteur si dévoué et si obéissant que Bévis mérite en particulier qu’on ne la sonpçonne pas trop légèrement. — Je ne suis pas fâché contre Bévis, Alice ; seulement je suis mécontent. J’ai lu dans des chroniques dignes de foi que, quand Richard II et Henri de Bolingbroke étaient au château de Berkeley, un chien de la même espèce abandonna le roi qu’il avait toujours suivi et s’attacha à Henri qu’il voyait pour la première fois ; Richard prédit sa prochaine disposition en voyant la désertion de son favori. Ce chien fut ensuite placé à Woodstock, et l’on dit que Bévis est de sa race, qui a été soigneusement conservée. Quel malheur dois-je prévoir de sa désertion ?… Je ne sais ; mais j’ai idée qu’elle n’annonce rien de bon. »

On entendit alors dans le lointain un bruit à travers les feuilles sèches, puis des bonds et un galop dans le sentier, et bientôt le chien favori eut rejoint son maître.

« Comparais au plus tôt, vieux coquin, dit Alice avec gaîté, et défends ta réputation qui a été si vivement attaquée en ton absence. » Mais le chien, pour toute caresse, gambada seulement autour d’eux, et repartit sur-le-champ aussi vite qu’il pouvait courir.

« Comment, coquin, dit le chevalier, tu es trop bien élevé, à coup sûr, pour te mettre en chasse sans ordre. » Une minute après, ils aperçurent Phœbé Fleur-de-Mai, qui s’avançait d’un pas léger, et si peu ralenti par le panier qu’elle portait qu’elle rejoignit son maître et sa jeune maîtresse au moment même où ils arrivaient à la chaumière du garde, but de leur voyage. Bévis, qui avait pris les devants pour dire bonjour à son maître sir Henri, était retourné tout de suite à son devoir, qui était d’escorter Phœbé et sa charge de provisions. Toute la troupe se trouvait alors réunie devant la porte de la hutte du garde.

En des temps meilleurs, une grande maison en pierre, construite pour le garde-chasse d’un parc royal, existait en ces lieux. Une jolie fontaine jaillissait près de là et traversait jadis les cours et les enclos dépendants des chenils et de la fauconnerie, bâtiments élégants et solidement construits. Mais lors d’une de ces escarmouches si fréquentes dans tout le pays durant les guerres civiles, cette petite habitation rustique avait été attaquée et défendue, prise et brûlée. Un seigneur du voisinage qui avait pris cause pour le parlement, profitant de l’absence de sir Henri Lee, qui était au camp de Charles, et de l’affaiblissement du parti royal, avait sans scrupule fait enlever les pierres de taille et les autres matériaux de construction que le feu n’avait pas consumés, pour réparer son propre manoir. Le garde forestier, notre ami Jocelin, avait donc construit, pour se loger lui et la vieille femme qu’il appelait sa ménagère, une hutte en branchages, aussi bien qu’il avait pu le faire en quelques jours, tant par lui-même qu’avec l’aide de deux ou trois voisins. Les murs étaient enduits de terre, soigneusement blanchis et recouverts par des treilles et d’autres arbustes grimpants ; le toit était artistement fait en chaume ; et au total l’habitation, qui n’était qu’une hutte à vrai dire, avait été, par les soins de Joliffe, construite de manière à ne pas dégrader le noble garde qui y demeurait.

Le chevalier s’avança pour entrer ; mais le génie de l’architecte, faute de meilleure serrure pour fermer la porte, qui elle-même n’était que de branches curieusement entrelacées, avait imaginé d’assurer le loquet à l’intérieur avec une cheville qui empêchait de le lever ; la porte se trouvait ainsi fermée. Croyant que c’était une précaution de la vieille ménagère de Joliffe, dont tout le monde connaissait la surdité, sir Henri appela à grands cris, mais inutilement. Irrité du retard qu’on mettait à lui ouvrir, il poussa la porte en même temps des pieds et des mains, avec une telle force qu’elle ne put résister ; elle céda, et le chevalier entra ainsi dans la cuisine ou appartement extérieur de son garde. Au milieu de la salle, et dans une attitude qui indiquait de l’embarras, se tenait un jeune étranger en habit de cavalier.

« C’est peut-être mon dernier acte d’autorité en ces lieux, » dit le chevalier en saisissant l’inconnu au collet ; « mais je suis encore conservateur de Woodstock, pour cette nuit du moins. Qui es-tu et que fais-tu là ? »

L’étranger écarta le grand manteau qui lui cachait la figure, et en même temps mit un genou en terre.

« Votre pauvre neveu, Matkham Éverard, répondit-il, qui vient ici pour vous sauver, quoiqu’il craigne bien que vous ne daigniez pas même lui souhaiter la bienvenue. »

Sir Henri recula effrayé ; mais en homme qui se rappelle qu’il doit soutenir sa dignité, il reprit sa première attitude. Il se redressa donc, et répondit avec un grand air de cérémonie :

« Beau neveu, je suis ravi que vous soyez venu à Woodstock, précisément la première nuit qui, depuis bien des années, semble vous y promettre un digne et cordial accueil. — Dieu fasse qu’il en soit ainsi, que je vous entende bien, et que je vous comprenne comme il faut ! » dit le jeune homme, tandis qu’Alice, sans oser prononcer une parole, avait les yeux attachés sur la figure de son père, comme pour chercher à y lire s’il était favorablement disposé pour son neveu, ce dont elle doutait fort, tant elle connaissait bien le caractère de sir Henri.

Le chevalier, lançant un regard sardonique, d’abord sur son neveu, ensuite sur sa fille, continua : « Je n’ai pas besoin, je pense, d’informer monsieur Markham Éverard que nous ne pouvons ni le traiter, ni même lui offrir un siège dans cette pauvre hutte. — Je vous accompagnerai très volontiers à la Loge, dit le jeune homme. En vérité, je croyais que la nuit vous y avait déjà fait rentrer, et je craignais d’être importun ; mais si vous voulez bien me permettre, mon cher oncle, de vous reconduire, vous et ma cousine, à la Loge, croyez que, de toutes vos générosités, de toutes vos bontés, aucun bienfait par vous accordé n’aura eu tant de prix à mes yeux. — Vous me comprenez bien mal, monsieur Markham Éverard, répliqua le chevalier. Notre intention n’est pas de retourner à la Loge cette nuit, ni, par Notre-Dame ! demain non plus. J’ai seulement voulu vous dire, en toute courtoisie, que vous trouverez à la Loge de Woodstock une société qui vous convient, et qui sans doute vous fera la réception la plus amicale : quant à moi, monsieur, dans cette pauvre retraite, je n’oserais pas offrir un lit à une personne de votre rang. — Pour l’amour du ciel ! » dit le jeune homme en se tournant vers Alice, « dites-moi comment je dois interpréter un langage si mystérieux. »

Alice, pour l’empêcher d’accroître encore la colère comprimée de son père, se fit violence pour répondre, et ce ne fut pas sans peine. « Nous avons, dit-elle, été chassés de la Loge par des soldats. — Chassés !… par des soldats ! » s’écria Éverard d’un ton de surprise.

« Il n’y a point de mandat légal pour cela. — Non du tout, » répondit le chevalier toujours avec le même ton d’ironie ; « il est pourtant aussi légitime que tous ceux qui furent exécutés en Angleterre depuis un an et plus. Vous êtes, je crois, ou plutôt vous avez été étudiant en droit : en bien, monsieur, vous avez exercé cette profession avec la même avidité qu’un prodigue qui désire conclure un marché avantageux. Vous avez déjà survécu aux lois que vous étudiiez, et leur mort n’a pas sans doute été sans vous léguer quelques bonnes choses, quelque augmentation de grâces, comme on dit. Vous l’avez méritée sous deux rapports : en portant le buffle et la bandoulière, ainsi qu’en maniant la plume. Prêchez-vous aussi ? — Pensez de moi, dites de moi tout le mal qu’il vous plaira, monsieur, » reprit Éverard avec soumission ; « je n’ai fait dans ces temps désastreux que me conduire d’après ma conscience et les ordres de mon père. — Oh ! vous parlez de conscience, dit le vieux chevalier ; il faut alors que j’aie l’œil sur vous, comme dit Hamlet. Car jamais puritain ne ment plus effrontément que quand il en appelle à sa conscience ; quant à ton père… »

Il allait continuer sur le même ton d’invectives, lorsque le jeune homme l’interrompit en disant d’un ton ferme : « Sir Henri Lee, vous avez toujours passé pour un homme d’honneur… dites de moi ce qu’il vous plaira, je vous le répète ; mais ne parlez pas de mon père en termes que l’oreille d’un fils ne peut supporter, et que son bras pourtant ne peut punir. Me faire une telle injure, c’est insulter un homme désarmé, c’est battre un captif. »

Sir Henri se tut, comme frappé par la justesse de cette remarque.

« Tu as dit vrai sous ce rapport, Mark, fusses-tu le plus noir puritain sorti des enfers pour déchirer ce malheureux pays. — Pensez-en ce qu’il vous plaira, répondit Éverard, mais permettez-moi de ne pas vous laisser plus long-temps dans cette misérable chaumière. La nuit menace d’être orageuse… permettez que je vous reconduise à la Loge, d’où je saurai expulser ces intrus qui, jusqu’à présent du moins, ne peuvent justifier du mandat en vertu duquel ils agissent, et je ne tarderai qu’une minute à les suivre, le temps nécessaire pour vous communiquer un message de mon père. Accordez-moi cette faveur, par l’amour que vous m’avez autrefois porté. — Oui, Mark, » répondit son oncle avec fermeté mais d’un ton douloureux, « tu dis vrai ; je t’ai chéri autrefois, lorsque tu étais ce jeune enfant à blonde chevelure, à qui j’apprenais à monter à cheval, à tirer, à chasser… quand tu passais avec moi tes heures de plaisir, après t’être livré à des occupations plus sérieuses. Je te chérissais enfant… oui, et je me sens encore la faiblesse de chérir jusqu’au souvenir de ce que tu étais. Mais tu n’es plus, Mark ; tu n’es plus ! et je ne vois à ta place qu’un rebelle avoué et résolu, un rebelle à sa religion et à son roi, un rebelle que ses succès rendent plus détestable encore, plus infâme en proportion des richesses volées et dont il espère dorer sa trahison… Mais je suis pauvre, penses-tu, et je devrais garder le silence, de peur que les hommes ne crient : Parle, drôle, quand on t’interpellera… Apprends toutefois que, pauvre et malheureux comme je le suis, je me crois déshonoré pour avoir tenu un si long entretien avec un des chefs des rebelles usurpateurs… Va-t’en, si tu veux, à la Loge ; tiens, voilà le chemin… Mais ne pense pas que, pour recouvrer mon ancienne habitation, ou toutes les richesses que je possédais aux jours de ma prospérité, je ferais volontiers trois pas avec toi sur cette pelouse. Si l’on doit me voir en ta compagnie, ce sera seulement quand les habits rouges m’auront lié les mains derrière le dos, et attaché les jambes sous le ventre de mon cheval. Alors je pourrai faire route avec toi, je l’avoue, si tu le veux, mais pas avant. »

Alice, qui souffrait cruellement pendant ce dialogue, et qui prévoyait bien que toute observation de sa part ne ferait qu’enflammer plus vivement encore le ressentiment du chevalier, se risqua enfin dans son anxiété à faire signe à son cousin de rompre l’entrevue et de se retirer, puisque son père lui ordonnait de partir d’un ton si impérieux et si positif. Malheureusement elle fut surprise par sir Henri qui, concluant que ce qu’il voyait était la preuve d’une intelligence secrète entre eux, devint plus courroucé que jamais, eut besoin de se faire violence pour se contenir, et de se rappeler tout ce qu’il devait à sa dignité pour parvenir à voiler la fureur qu’il ressentait sous le même ton d’ironie qu’il avait su prendre dès le commencement de cette triste entrevue.

« Si tu as peur de traverser nos clairières au milieu de la nuit, respectable étranger, à qui je suis peut-être tenu de rendre hommage comme à mon successeur dans la garde de ce château, voilà, ce me semble, une modeste demoiselle qui t’accompagnera bien volontiers, et te servira de guide. Seulement, par respect pour sa mère, sauvez les apparences par quelques légères formalités de mariage entre vous… vous n’avez besoin ni de dispense ni de prêtre dans cet heureux temps ; mais vous pouvez vous unir comme des mendiants dans un fossé, avec un buisson pour église et un chaudronnier pour prêtre. Je vous demande pardon de vous faire une requête si facile, si simple… car vous êtes peut-être un Ranter… ou vous appartenez à la famille d’amour, et devez par conséquent trouver les cérémonies nuptiales inutiles, comme Kuipperdoling, ou Jacques de Leyde. — Pour l’amour de Dieu ! cessez ces terribles plaisanteries, mon père ; et vous, Markham, partez, je vous en conjure, et abandonnez-nous à notre destin… votre présence fait extravaguer mon père. — Plaisanter ! s’écria sir Henri, je ne fus jamais plus sérieux… Extravaguer ! je ne fus jamais plus calme… Je n’ai jamais pu souffrir que la fausseté s’approchât de moi… Je ne laisserai pas une fille déshonorée plus long-temps à mon côté qu’une épée qui le serait aussi ; et ce malheureux jour m’a fait voir clairement que l’une et l’autre pouvaient faillir. — Sir Henri, dit le jeune Éverard, ne chargez pas votre âme d’un crime aussi noir, en traitant votre fille aussi injustement. Il y a long-temps que vous m’avez refusé sa main quand j’étais pauvre et vous puissant. J’ai obéi à votre arrêt qui me défendait tout propos galant, toute entrevue. Dieu sait si j’ai souffert ! mais enfin j’ai obéi. Ce n’est pas pour les renouer que je suis venu ici, et que j’ai cherché, je le confesse, à lui parler… ce n’est pas pour elle seule, mais pour vous aussi. La destruction plane au dessus de vous, prête à fermer ses ailes pour se précipiter, à ouvrir ses griffes pour vous saisir… Ainsi, monsieur, ayez l’air aussi dédaigneux qu’il vous plaira, voilà le fait néanmoins, et c’est pour vous protéger tous deux que je me trouve ici. — Vous refusez donc l’offre gratuite que je vous ai faite ? dit sir Henri Lee ; ou peut-être trouvez-vous les conditions trop dures ? — Honte, honte à vous, sir Henri ! » s’écria Éverard s’échauffant à son tour ; « vos préjugés politiques ont-ils si complétement effacé vos sentiments de père que vous ne puissiez parler qu’avec une ironie mordante, avec un mépris piquant de l’honneur de votre propre fille ? Levez la tête, belle Alice, et ne craignez pas de dire à votre père que le fanatisme de sa loyauté lui fait mettre de côté les devoirs de la nature ! Sachez, sir Henri, que, quoique je préférasse la main de votre fille à toutes les faveurs que le ciel pourrait m’accorder, je ne l’accepterais pas… ma conscience ne me permettrait pas de l’accepter si je savais que cela dût la faire manquer à ses devoirs envers vous. — Votre conscience est par trop scrupuleuse, jeune homme. Exposez le cas à quelque rabbin non-conformiste, à un de ces hommes qui prennent tout ce qui vient dans leurs filets, et il vous dira comme moi que c’est pécher contre la glace que de refuser ce qui nous est gratuitement offert. — Quand l’offre est gratuite ou amicale, mais non quand elle est ironique ou insultante. Adieu, Alice… Si quelque chose pouvait m’engager à profiter du souhait cruel de votre père, qui voudrait vous éloigner de lui dans un moment où il conçoit d’indignes soupçons, ce serait l’idée qu’en se laissant aller à de tels sentiments, sir Henri Lee opprime en tyran la créature qui, plus que tout autre, désire et a besoin de son affection… qui ressentirait l’effet de sa sévérité… et qu’il est tenu à chérir et à défendre plus que tout autre. — Ne craignez pas pour moi, monsieur Éverard, » s’écria Alice perdant toute sa timidité par la crainte des suites que peut avoir une dispute, surtout durant une guerre civile où les parents et les amis sont ligués les uns contre les autres. « Oh ! partez, je vous en conjure, partez ! Il n’y a que ces malheureuses haines de famille… il n’y a que votre présence ici, dans ce fatal moment, qui puisse troubler notre amitié entre mon père et moi ! Pour l’amour du ciel, laissez-nous ! — Oh ! oh ! ma mie, » dit le vif et vieux Cavalier, vous parlez déjà en souveraine : et qui le pourrait mieux que vous ?… vous commanderiez à notre suite, je le parierais, comme Goneril et Régane[1]. Mais personne ne quittera ma maison… et, tout humble qu’elle est, cette hutte est encore ma maison, tant qu’il y a quelque chose à me dire qui ne soit pis encore dit. Et comme ce jeune homme parle maintenant à voix basse, et fronce les sourcils… Parlez haut, monsieur, et faites-nous part même de vos plus mauvaises observations. — Ne craignez pas que je m’emporte, mistress Alice, » dit Éverard avec autant de calme que de douceur ; « et vous, sir Henri, ne croyez pas que, si je parle d’un ton ferme, ce soit avec colère ou par fanfaronnade. Vous ns’avez adressé des injures telles que, si j’étais guidé par l’esprit outré d’une chevalerie romanesque, malgré même notre proche parenté, je ne pourrais sans manquer d’égard à ma naissance, sans perdre l’estime du monde, passer outre sans y répondre. Avez-vous l’intention de m’écouter avec patience ?

— Si c’est pour vous défendre, répondit le vieux chevalier, à Dieu ne plaise que je refuse de vous écouter patiemment… Oui, quand même les deux tiers de votre justification seraient de déloyauté et l’autre de blasphème… Seulement soyez bref… cet entretien n’a déjà duré que trop long-temps. — Soit, sir Henri ; quoique cependant il soit difficile de réunir en quelques phrases la défense d’une vie qui, déjà de peu de durée, a été néanmoins fort occupée… trop occupée, dois-je dire, d’après votre geste d’indignation. Mais, je le nie ; je n’ai tiré mon épée ni trop précipitamment ni sans réflexion pour un peuple dont les droits avaient été foulés aux pieds, et les consciences opprimées. Ne froncez pas le sourcil, monsieur. Si ce n’est pas votre manière d’envisager cette contestation, c’est la mienne. Quant à mes principes religieux pour lesquels vous m’avez raillé, croyez-m’en, s’ils dépendent moins des formes extérieures, ils ne sont pas moins sincères que les vôtres ; ils sont même plus purs peut-être (excusez l’expression), en ce qu’ils ne sont pas souillés des rites sanguinaires d’un siècle barbare que vous et les vôtres avez appelé le code de l’honneur chevaleresque. Ce n’est point mon propre caractère, mais la doctrine meilleure que ma croyance m’enseigne, qui m’a donné la force d’écouter vos durs reproches sans répondre sur un pareil ton de colère et d’injure. Vous pouvez pousser jusqu’au bout l’insulte contre moi, suivant votre bon plaisir… non seulement à cause de notre parenté, mais encore parce que la charité m’ordonne de les souffrir ; et c’est beaucoup, sir Henri, pour un fils de notre maison. Mais c’est encore avec plus de patience qu’il n’en faut pour vous entendre, que je refuse de vos mains le don que de tous les biens de ce monde je désirerais le plus obtenir, que je refuse, dis-je, parce que son devoir lui ordonne de vous soutenir et de vous consoler, parce qu’il y aurait péché à vous permettre, dans votre aveuglement, d’éloigner de vous votre plus solide soutien. Adieu, monsieur… sans colère, mais avec compassion… Nous pourrons nous retrouver dans un temps meilleur, quand votre cœur et vos principes l’auront emporté sur les malheureux préjugés qui les égarent. À présent, adieu… adieu, Alice ! »

Ces derniers mots furent répétés deux fois, avec un accent d’émotion et de douleur qui contrastait singulièrement avec le ton ferme et sévère qu’il avait pris en parlant à sir Henri Lee. Il se détourna et sortit de la hutte dès qu’il eut prononcé ces derniers mots ; et, comme honteux de la tendresse qu’il venait de laisser voir, le jeune républicain partit, et marcha d’un pas ferme et résolu au clair de lune qui répandait alors son éclatante lumière et ses ombres d’automne sur toute la forêt.

Dès qu’il fut parti, Alice qui, pendant toute cette scène, était restée en proie aux craintes les plus vives, de peur que son père, dans l’emportement habituel de son caractère, ne se laissât entraîner de la violence des paroles à celle des actions, se laissa tomber sur un siège de branches de saule entrelacées, comme presque tous les meubles de Jocelin. Là elle s’efforça de cacher les pleurs qui se mêlaient aux actions de grâces qu’elle rendait au ciel, le cœur tout suffoqué, remerciant Dieu de ce que, malgré l’étroite alliance et la proche parenté des parties, aucun événement fatal n’eût terminé une entrevue si dangereuse, et dans laquelle on avait déployé tant de colère de part et d’autre.

Phœbé Fleur-de-Mai pleurait à chaudes larmes de compagnie, quoiqu’elle comprît à peine tout ce qui venait d’arriver, mais assez bien pourtant pour aller raconter ensuite à quelques unes de ses compagnes que son vieux maître, sir Henri, s’était mis dans une horrible fureur et chaudement disputé avec le jeune M. Éverard, qui avait été sur le point d’enlever sa jeune maîtresse… « Et que pouvait-il faire de mieux, disait Phœbé, en voyant que le vieillard n’avait plus rien ni pour miss Alice ni pour lui ? Quant à M. Mark Éverard et à notre jeune dame, oh ! ils se sont dit de ces douceurs d’amour comme on n’en trouverait pas dans l’histoire d’Argalus et de Parthénie, » qui, selon elle, était le couple le plus fidèle de toute l’Arcadie, même du comté d’Oxford.

La vieille Goody Jellycot avait avancé plus d’une fois son capuchon écarlate dans la cuisine, pendant que la scène s’y passait ; mais comme la digne ménagère était presque aveugle et plus qu’un peu sourde, elle en profita peu. Elle comprit néanmoins par une espèce d’instinct que les deux personnages s’injuriaient ; mais pourquoi avaient ils choisi la hutte de Jocelin pour théâtre de leur dispute ? c’était pour elle un aussi grand mystère que le sujet de la querelle.

Quelle était la situation d’esprit du vieux cavalier, ainsi contrarié dans ses principes les plus chers par les derniers mots que prononça son neveu en s’éloignant ? Le fait est qu’il fut moins ému que sa fille ne s’y attendait, et ses opinions politiques et religieuses avaient plutôt servi à le calmer qu’à l’irriter. Quoique la contradiction l’irritât facilement, les évasions et les subterfuges l’échauffaient plus encore qu’une résistance ouverte et une opposition directe ; et il avait coutume de dire qu’il préférait toujours le cerf qui, mis aux abois, déployait le plus d’audace. Toutefois il accompagna le départ de son neveu d’une citation de Shakespeare qu’il avait, comme bien des gens, pris l’habitude de citer par une sorte de respect pour l’auteur favori de son malheureux maître, non pas qu’il eût, en effet, grand goût pour ses ouvrages, ou grande habileté à faire l’application des morceaux qu’il retenait.

« Prends garde à ceci, prends-y bien garde, Alice… le diable peut citer l’Écriture pour parvenir à ses fins. En vérité, ce jeune fanatique, ton cousin, qui n’a pas au menton plus de barbe que je n’en ai jamais vu au rustre qui joue Maid-Marianne aux fêtes de mai, quand le barbier l’a rasé un peu trop vite, étonnerait tous les presbytériens et tous les indépendants à barbe par la force avec laquelle il établit ses doctrines et défend ses principes, et nous écraserait de textes et d’homélies. J’aurais voulu que le digne et savant docteur Rochecliffe eût été ici, avec sa batterie de défense, la Vulgate, les Septante, et autres… il lui aurait retiré de l’idée l’esprit presbytérien aussi facilement qu’on fait sortir l’eau d’un goupillon. Mais je suis content de la franchise de ce jeune homme ; car fût-il de la famille du diable en religion, et du vieux Noll en politique, il vaut beaucoup mieux l’avouer franchement que de chercher à s’en tirer par des détours. Allons… essuie tes yeux, l’orage est passé, et il ne recommencera pas de sitôt, j’espère. »

Encouragée par ces paroles, Alice se leva, et, tout accablée qu’elle était, s’efforça de surveiller les préparatifs nécessaires pour le souper et pour la nuit qu’ils devaient passer dans leur nouvelle habitation. Mais ses larmes étaient si abondantes qu’elles nuisaient à la diligence qu’elle affectait ; et ce fut un bonheur pour elle que Phœbé, quoique trop ignorante et trop simple pour comprendre l’étendue de son chagrin, pût lui donner des secours réels, faute de sympathie.

Avec autant de promptitude que d’adresse, la jeune fille prépara les lits et tout ce qui était nécessaire pour le repas, tantôt criant à l’oreille de la ménagère Jellycot, tantôt parlant bas à sa maîtresse ; enfin empressée à remplir les ordres d’Alice comme si elle n’eût rien fait d’elle-même. Quand le souper froid fut servi, sir Henri Lee pressa affectueusement sa fille de prendre quelque nourriture, comme s’il eût voulu lui faire oublier indirectement les peines qu’il venait de lui causer ; et lui, en vétéran expérimenté, montra que ni les mortifications et les accidents de la journée, ni la crainte du lendemain, ne pouvait diminuer son appétit pour le souper, son repas favori. Il mangea à lui seul les deux tiers du chapon ; et buvant la première rasade à l’heureuse restauration de Charles, deuxième du nom, il vida sa pinte de vin, car il était d’une école habituée à entretenir la flamme de la loyauté par de copieuses libations. Il chanta même un couplet de


Le roi reprendra son royaume,


tandis que Phœhé sanglotant à demi, et la ménagère Jellycot hurlant contre l’air et la mesure, s’efforçait en braillant bien haut de couvrir le silence de mistress Alice.

Enfin le Jovial chevalier alla se coucher sur la paillasse même du garde, dans un cabinet donnant sur la cuisine, et, songeant peu à son changement d’habitation, s’endormit bientôt d’un profond sommeil. Alice ne reposa pas aussi tranquillement sur la couchette d’osier de la vieille Goody Jellycot, dans l’appartement intérieur ; la ménagère et Phœbé s’endormirent sur un matelas rempli de feuilles sèches, dans la même chambre, comme des gens qui gagnent leur pain quotidien par un rude travail, et pour qui le matin n’est qu’un signal de reprendre les travaux de la veille.


  1. Les deux filles du roi Lear. a. m.