Woodstock/Chapitre III

Woodstock, ou Le Cavalier, Histoire de l’année 1651
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 8p. 47-64).


CHAPITRE III.

LE VIEUX CHÂTEAU.


Vaillants foudres de guerre, qui faites d’un vil cabaret un théâtre pour prôner les hauts faits de ce siècle maudit, la furieuse bataille d’Edge-Hill, les sanglantes rencontres de Newberry, celles de l’ouest et du nord, où vous avez mieux encore combattu ; votre salut miraculeux, et vos périls vides de craintes, lorsque les boulets vous passaient entre la tête et l’oreille ; que vous combattiez par élan ou de sang-froid : c’est de vous que je parle.
Légende du capitaine Jones.


Joseph Tomkins et le garde Joliffe restèrent quelque temps silencieux, tenant l’un et l’autre les yeux fixés sur le sentier où les formes du chevalier de Ditchley et de la jolie mistress Alice avaient disparu derrière les arbres. Ils se regardèrent ensuite tous deux comme des hommes qui savaient à peine s’ils étaient amis ou ennemis, et semblaient fort embarrassés pour entamer la conversation. Ils entendirent le chevalier qui sifflait pour appeler Bévis ; mais, quoique ce bon chien tournât la tête et dressât les oreilles à ce signal, il n’obéit pas à l’appel de son maître et continua de flairer le manteau de Joseph Tomkins.

« Tu es sorcier, j’en ai peur… » dit le garde en fixant sa nouvelle connaissance. « J’ai entendu parler de gens qui ont le talent de dérober les chiens et les cerfs. — Ne t’inquiète pas de mes qualités, l’ami, lui répondit Tomkins, mais songe seulement à exécuter les ordres de ton maître. »

Jocelin ne répondit pas tout de suite ; mais à la fin, en signe de trêve, il ficha un bout de son gourdin droit en terre, et s’appuya dessus en disant d’un ton bourru : « Ainsi, mon vieux chevalier et vous vous en étiez aux couteaux tirés pour l’office du soir, sire prédicateur ?… Vous êtes bien heureux que je ne sois pas arrivé pendant que les fers étaient croisés, car j’aurais sonné les vêpres sur votre tête. »

L’indépendant répliqua avec un sourire de colère : « Ah ! l’ami, c’est plutôt heureux pour toi, car jamais sacristain n’eût été mieux payé pour le carillon qu’il aurait sonné. Mais pourquoi serions-nous en guerre, pourquoi ma main se lèverait-elle contre la tienne ? tu n’es qu’un pauvre diable obéissant aux ordres de ton maître, et je n’ai pas envie que mon sang ou le tien coule dans cette affaire. Tu vas, j’espère, me mettre tranquillement en possession du palais de Woodstock, nom qu’on lui a laissé… quoiqu’il n’y ait plus de palais en Angleterre, et qu’il ne doive plus y en avoir désormais, jusqu’au jour où nous entrerons dans le palais de la nouvelle Jérusalem, et où enfin le règne des saints commencera sur la terre. — Il est bien commencé déjà, ami, dit le garde, car peu s’en faut que vous ne soyez déjà rois, du train dont vont les choses : quant à votre Jérusalem, je ne sais comment elle sera ; mais Woodstock est un joli nid pour commencer… Eh bien, avancez-vous ? voulez-vous venir ?… Voulez-vous prendre saisine et possession ?… Vous avez entendu les ordres qu’on m’a donnés ? — Umph !… je suis indécis, dit Tomkins. Je dois me méfier des embuscades, je suis seul ici. D’ailleurs, c’est aujourd’hui le grand jour fixé par le parlement, et reconnu par l’armée pour les actions de grâce… De plus, le vieillard et la jeune dame peuvent ne pas retrouver quelques uns de leurs vêtements, quelques objets à leur usage personnel, et je ne voudrais pas qu’ils eussent à se plaindre de moi. Si donc tu consens à ne me mettre en possession que demain au matin, tout se passera en présence de mes hommes et du maire presbytérien, afin que les formalités soient remplies devant témoins ; car s’il n’y avait avec nous personne que toi pour livrer, et moi pour prendre possession, les enfants de Bélial pourraient dire : « Allez, le fidèle Tomkins a été un Édomite, l’honnête Joé, un Ismaélite, se levant de bonne heure et allant partager le butin avec les gens au service de l’Homme… oui, avec ceux qui portent de longues barbes et des jaquettes vertes, comme en souvenir de l’Homme et de son gouvernement. »

Jocelin fixa ses yeux vifs et noirs sur le soldat pendant qu’il parlait, comme pour chercher à découvrir s’il pensait réellement tout ce qu’il disait. Il se mit alors à gratter de ses cinq doigts sa tête chargée d’épais cheveux, comme si cette opération eût été nécessaire pour le mettre à même d’arriver à une conclusion. « Tout cela sonne fort bien à l’oreille, frère, dit-il ; mais je vous avouerai franchement qu’il ne reste dans cette maison que quelques pots, plats et flacons d’argent, qui ont échappé au balaiement général qui a envoyé toute notre vaisselle chez le fondeur, pour monter en chevaux et équiper la troupe de notre chevalier. Si donc tu ne les retires pas de suite d’entre mes mains, on pourra me chercher querelle et croire que j’en ai diminué le nombre…. au lieu qu’un aussi honnête garçon que… — Qu’aucun voleur de gibier, dit Tomkins… Va, je te devais cette interruption. — Belle affaire ! quand un cerf se trouve par hasard sur mon chemin, si je le tue, ce n’est point par indélicatesse, mais seulement pour empêcher la casserole de ma vieille femme de se rouiller ; quant aux assiettes, aux soupières, à l’argenterie enfin, j’aurais plutôt bu l’argent fondu que dérobé une seule pièce de cette vaisselle. Je ne voudrais donc pas m’attirer dans cette affaire du blâme ou des soupçons. Si donc vous voulez bien que je vous livre sur-le-champ, venez… sinon garantissez-moi de tout blâme. — Oui vraiment ? dit Tomkins ; et qui m’en garantira, moi, s’ils viennent à s’apercevoir qu’il manque quelque chose ? ce ne serait certainement pas les honorables commissaires par qui le domaine peut être considéré maintenant comme leur propriété. Ainsi, comme tu l’as fort bien dit, nous procéderons avec prudence. Fermer la maison et s’en aller, serait trop grande simplicité. Veux-tu que nous y passions la nuit ? l’un de nous ne pourrait toucher à rien à l’insu de l’autre. — Ma foi, quant à cela, répondit le garde, il faudrait que j’allasse à ma chaumière faire quelque préparatif pour y recevoir sir Henri et mistress Alice, car ma vieille ménagère Jeanne est un peu niaise, et saura à peine comment s’arranger… Pourtant, à vrai dire, j’aimerais autant ne pas voir le chevalier avant demain, car l’événement d’aujourd’hui lui a remué la bile, et peut-être ce qu’il trouvera dans ma hutte ne sera guère propre à le calmer. — C’est malheureux, vraiment, dit Tomkins, qu’un homme qui a la mine si grave et si bonne soit un cavalier si malveillant, et que, comme toute cette génération de vipères, il ait l’habitude de jurer. — Ce qui revient à dire que le vieux chevalier a un habit de jurements[1], dit le garde en riant d’un calembourg qui a été souvent répété depuis. « Mais qui peut l’en empêcher ? c’est affaire d’usage et de coutume. S’il arrivait qu’à présent vous fussiez tout d’un coup transporté devant un mai, avec de joyeux danseurs moresques, gambadant à l’entour au son du tambour et du fifre, avec des clochettes résonnantes, des rubans flottants, des garçons sautillants, de vieilles filles se trémoussant au point de vous laisser voir la jarretière rouge qui attache leurs bas bleu de ciel, je crois que certain sentiment assez semblable à de la sociabilité naturelle ou à une vieille habitude, l’ami, te ferait perdre un peu de ta gravité, et que jetant d’un côté ton chapeau de cour, en forme de clocher, et de l’autre ta longue épée tachée de sang, tu sauterais comme les benêts de Hogs-Norton[2], quand les pourceaux jouent de l’orgue. »

L’indépendant se retourna fièrement vers le garde, et répondit : « Comment donc, monsieur du justaucorps vert ? quel langage osez-vous tenir à un homme qui met la main à la charrue ? Je te conseille de retenir ta langue, pour que tes reins ne souffrent pas de ses écarts. — Allons, ne prends pas avec moi un ton si haut, frère, répliqua Jocelin ; songe un peu que tu n’as plus affaire au vieux chevalier de soixante ans, mais à un gaillard aussi vif, aussi rude que toi, un peu davantage peut-être… plus jeune en tout cas… Et pourquoi prendre tant d’ombrage à propos d’un mai ? Je voudrais que tu eusses connu un nommé Phil Hazeldine des environs… c’était le plus habile des danseurs moresques depuis Oxford jusqu’à Burford. — Alors, ce n’en était que plus honteux pour lui, répliqua l’indépendant ; mais je suis sûr qu’il a reconnu son égarement, et qu’il est parvenu… s’il était homme à prendre un parti, et c’était chose facile, à vivre en meilleure compagnie qu’avec des braconniers, des voleurs de daims, des maid-marions[3], des ferrailleurs, des libertins ruinés, des querelleurs sanguinaires, des hommes dissolus, des femmes légères, des farceurs, des baladins et des joueurs de violon, enfin tous ces gens qui ne recherchent que la volupté charnelle. — Bien ! répondit le garde, l’haleine vous a manqué à temps, car nous voici en face du mai de Woodstock. »

Ils s’arrêtèrent dans une vaste clairière couverte de gazon, bordée par des chênes majestueux et de grands sycomores, dont l’un, comme roi de la forêt, s’élançait à quelque distance des autres, comme s’il eût dédaigné le voisinage d’un rival. Ses branches desséchées étaient noueuses, mais son énorme tronc montrait encore à quelle hauteur le monarque des forêts peut s’élever dans les plaines de la joyeuse Angleterre.

« On l’appelle le chêne du roi, dit Jocelin ; les plus vieux habitants de Woodstock ne sauraient dire quel est son âge : on prétend que Henri avait l’habitude de s’asseoir dessous avec la belle Rosemonde, pour voir danser les jeunes filles, et les jeunes garçons du village se disputer la course ou lutter ensemble pour des ceinturons ou des chapeaux. — Je n’en doute pas, l’ami, dit Tomkins, cette conduite était bien digne d’un tyran et d’une fille de joie. — Puisque tu es libre de parler à ta guise, l’ami, répliqua le garde, je désirerais que tu me laissasses jouir du même droit. Voilà le mai, comme tu vois, à une demi-portée de fusil du chêne du roi, au milieu de la plaine. Le roi, jadis, donnait tous les ans dix schellings sur les revenus de Woodstock, et un arbre de la forêt, pour en élever un nouveau. Maintenant il est vermoulu, pourri et penché comme une ronce flétrie. La prairie, d’ordinaire, était aussi fauchée court et roulée jusqu’à ce qu’elle fût unie comme une mante de velours… À présent, elle est raboteuse et pleine de mauvaises herbes. — Bien, bien, ami Jocelin ; mais où voyez-vous de l’édification dans tout cela ? quelle doctrine pourrait-on tirer d’un fifre ou d’un tambour ? une cornemuse parla-t-elle jamais sagesse ? — Il faut interroger de plus doctes que moi, dit Jocelin ; mais il me semble qu’on ne peut pas être toujours sérieux, avec le chapeau sur les yeux. Une jeune fille sourira aussi facilement que s’ouvrira un jeune bouton… Oui, le jeune garçon ne l’en aimera que mieux ; précisément comme c’est le même printemps qui fait chanter les jeunes oiseaux et bondir les jeunes faons. Mais nous avons eu de bien mauvais jours depuis que ce bon vieux temps est passé ; je vous le répète, monsieur Longue-Épée, j’ai vu, aux jours de fête que vous avez supprimés, j’ai vu cette vaste prairie remplie de joyeuses filles et de beaux garçons. Le bon vieux recteur lui-même ne dédaignait pas de venir un instant y jeter un coup d’œil, et sa sainte soutane, sa sainte écharpe nous maintenaient dans l’ordre et nous apprenaient à retenir notre gaîté dans les bornes de la discrétion. Nous pouvions bien lancer une plaisanterie mordante, ou choquer un peu souvent nos verres entre amis, mais c’était toujours gaîté et bon voisinage… Oui, et si on échangeait quelques coups de bâton ou quelque roulade de coups de poing, c’était toujours de l’amitié entre camarades ; et mieux valait une bonne volée de gourdin après avoir bu, que les coups de sabre que nous avons reçus à jeun, depuis que le chapeau du presbytérien s’est élevé au dessus de la mitre épiscopale, et que nous avons changé nos dignes recteurs et nos savants docteurs, dont les sermons étaient farcis de grec et de latin à confondre le diable lui-même, pour des tisserands et des savetiers ou d’autres prédicateurs volontaires, comme… comme celui que nous avons entendu ce matin… J’éprouvais le besoin de vous dire cela. — Soit, l’ami, » répliqua l’indépendant avec un sang-froid auquel il était difficile de s’attendre. « Je ne te chercherai pas querelle parce que ma doctrine t’inspire quelque dégoût. Si ton oreille est si agréablement chatouillée par le son du tambour et les fanfares moresques, en vérité il n’est pas étonnant que tu ne trouves aucune saveur à une nourriture plus saine et moins recherchée. Mais gagnons la Loge, afin de terminer nos affaires avant le coucher du soleil. — Bien dit et bien pensé pour plus d’une raison ! car on débite sur la Loge des contes qui font qu’on n’aime pas à y rester après la chute du jour. — Ce vieux chevalier et cette jeune demoiselle, sa fille, n’y demeuraient donc pas ordinairement ? demanda l’indépendant ; mes instructions le portaient cependant. — On ne vous a pas trompé, dit Jocelin : et quand ils y tenaient grande maison, tout allait bien, car rien ne bannit la crainte comme la bonne ale. Mais après que la fleur de nos gens fut partie pour la guerre et eut péri à la bataille de Naseby, ceux qui survécurent ont trouvé la Loge trop solitaire, et le vieux chevalier est resté sans domestiques : peut-être aussi n’avait-il plus d’argent pour payer les gages d’un palefrenier ou d’un laquais. — Raison puissante pour la diminution d’une maison, dit le soldat. — C’est bien vrai, l’ami, répliqua Jocelin. On parla de pas qu’on entendait au milieu du silence des nuits dans la grande galerie, et de voix qui murmuraient dans les chambres tapissées. Les domestiques prétendirent donc que tout cela les faisait partir ; mais suivant moi, quand la Saint-Martin et la Pentecôte se furent passées sans gages, les vieilles bottes à revers bleus des serviteurs commencèrent à penser qu’il serait bon de déguerpir avant que le froid vînt les prendre. Il n’est pas de diable plus effrayant que celui qui donne dans un gousset où il n’y a point de croix pour l’en chasser. — Vous fûtes alors réduits à une maison peu nombreuse ? demanda l’indépendant. — Oh ! mon Dieu oui ; cependant nous restâmes encore une dizaine, tant des livrées bleues de la Loge que des chenilles vernes du parc, comme celui qui a l’honneur d’attendre vos ordres. Nous demeurâmes ensemble jusqu’à ce qu’on nous intimât l’ordre un beau matin d’aller faire un tour où bon nous semblerait. — À la ville de Worcester sans doute, dit le soldat, où vous fûtes écrasés comme vermine et chenilles que vous êtes ? — Dites tout ce qu’il vous plaira, répondit le garde ; je ne contredirai jamais un homme qui a mis ma tête sous son ceinturon. Nous touchons du dos à la muraille, sans quoi vous ne seriez pas ici. — Oh ! l’ami, tu ne risques rien avec moi en parlant avec franchise et liberté. Je puis être bon camarade avec un brave soldat, quoique je me sois battu avec lui jusqu’au coucher du soleil. Mais nous voilà devant la Loge. »

Ils s’arrêtèrent donc en face du vieil édifice gothique, irrégulièrement construit et à différentes époques, selon que le caprice des monarques anglais les portait à goûter les délices du parc de Woodstock, et à faire pour leur agrément les améliorations qu’exigeait le luxe croissant de chaque siècle. La plus vieille partie du bâtiment était appelée par tradition Tour de la belle Rosemonde. C’était une petite tourelle d’une grande hauteur avec d’étroites fenêtres et d’épaisses murailles massives. Cette tourelle n’avait pas d’issue qui communiquât avec le dehors, une grande partie du bas étant construite en maçonnerie solide. On ne pouvait en approcher, disait toujours la tradition, que par un petit pont-levis qu’on pouvait abaisser à volonté, d’une petite porte qui se trouvait presqu’au sommet de la tourelle sur les fortifications d’une autre tour du même genre, mais de vingt pieds plus basse et n’ayant qu’un escalier tournant appelé l’Échelle d’Amour de Woodstock, parce que, disait-on, c’était d’abord en montant au haut de la tour par l’escalier, puis en se servant du pont, qu’Henri pouvait arriver à la chambre de sa maîtresse.

Cette tradition avait été vivement combattue par le docteur Rochecliffe, dernier recteur de Woodstock, qui prétendait que ce qu’on appelait Tour de Rosemonde n’était rien qu’un donjon intérieur, une citadelle où le maître, le gardien du château, pouvait se retirer quand il n’était plus en sûreté partout ailleurs ; là il prolongeait sa défense, ou au pis aller stipulait une capitulation raisonnable. Les habitants de Woodstock, jaloux de leurs vieilles traditions, ne goûtaient nullement cette nouvelle manière de les expliquer, et on dit même que le moine dont nous avons parlé ne se fit presbytérien que pour se venger des doutes avancés par le recteur sur cet important sujet, préférant abandonner la liturgie plutôt que les opinions qu’il avait émises sur la Tour de Rosemonde et l’Échelle d’Amour.

Le reste de la Loge était d’une étendue considérable et remontait à plusieurs siècles ; il renfermait un nombre infini de petites cours entourées par des bâtiments qui communiquaient tous les uns aux autres, soit à l’intérieur, soit en traversant les cours, et souvent des deux manières. Les différentes hauteurs de l’édifice annonçaient que les parties ne pouvaient en être réunies que par la multiplicité des escaliers qui exerçaient les jambes de nos ancêtres au quinzième siècle et bien auparavant, et semblaient parfois n’avoir été construits qu’à ce seul dessein.

Les façades variées et nombreuses de cet édifice irrégulier étaient, comme le docteur Rochecliffe avait coutume de le dire, un véritable banquet pour l’amateur d’architecture antique, puisqu’elles offraient des modèles de tous les styles depuis le pur normand d’Henri d’Anjou jusqu’à l’architecture mêlée, moitié gothique, moitié classique, de la reine Élisabeth et de son successeur. Aussi le recteur était-il non moins éperdûment amoureux de Woodstock qu’Henri le fut jamais de la belle Rosemonde ; et comme son intimité avec sir Henri Lee lui permettait d’entrer en tout temps à la Loge royale, il avait l’habitude d’y passer des journées entières à parcourir les anciens appartements, à examiner, à mesurer, à étudier, à inventer d’excellentes raisons pour expliquer les bizarreries de la construction, qui sans doute ne provenaient que de l’imagination fantasque d’un artiste gothique. Mais le vieil antiquaire avait été expulsé de son rectorat par l’intolérance et les troubles d’alors, et son successeur, Nehemiah Holdenough, aurait considéré un examen laborieux de la sculpture et de l’architecture profane des papistes aveugles et altérés de sang, aussi bien que l’histoire des amours scandaleux des vieux monarques normands, comme un crime non moins impardonnable que de s’agenouiller devant les veaux d’un Béthel ou de boire dans la coupe d’abomination. Revenons à notre histoire.

« C’est, » dit l’indépendant Tomkins, après avoir soigneusement examiné la façade de l’édifice, « c’est un bien rare monument de la vieille antiquité que cette Loge royale si mal nommée ; en conscience, je me réjouirais bien si je la voyais détruite, oui, réduite en cendres, si ses cendres en couvraient le torrent de Cédron ou tout autre, afin que la terre n’en gardât aucun souvenir impur, et que rien ne rappelât désormais les infamies dont nos pères se sont souillés. »

Le garde l’écoutait avec une secrète indignation, et commençait à se demander intérieurement, si maintenant qu’ils étaient seuls et sans risque d’être de sitôt interrompus, il n’était pas appelé par devoir à châtier le rebelle qui tenait un langage aussi diffamatoire. Mais il se rappela fort heureusement que l’issue des combats était douteuse, qu’il avait contre lui le désavantage des armes, et surtout que, même s’il était vainqueur, il s’exposait pour la suite à de terribles représailles. Il faut avouer aussi qu’il y avait dans l’indépendant quelque chose de si sombre et de si mystérieux, de si sévère et de si grave, que l’esprit peu pénétrant du garde se trouvait gêné ; et s’il n’avait pas peur, il ne savait du moins que penser du soldat. Il jugea donc que le parti le plus prudent et le plus sûr, pour son maître comme pour lui, était d’éviter tout sujet de dispute et de mieux étudier son antagoniste avant de le traiter en ami ou en ennemi.

La grande porte de la Loge était solidement fermée ; mais le guichet s’ouvrit dès que Jocelin eut pressé le loquet. Ils se trouvèrent alors dans un étroit passage de dix pieds, fermé jadis par une herse à l’extrémité intérieure, tandis que trois meurtrières pratiquées de chaque côté permettaient de tenir en respect l’assiégeant audacieux qui, après avoir surpris la première porte, devait aussi être exposé à un feu terrible avant de pouvoir forcer la seconde. Mais les ressorts de la herse n’étaient plus en état, et elle ne bougeait plus, présentant seulement ses dents bien garnies de griffes en fer, mais inutiles pour servir d’obstacle à l’invasion des ennemis.

Ce passage conduisait droit à la grande salle ou vestibule extérieur de la Loge. Une extrémité de ce long et noir appartement était occupée par une galerie où l’on plaçait autrefois les musiciens et les ménestiels. À chacun des deux bouts était un escalier grossièrement bâti et fermé par d’énormes troncs d’arbre d’un pied carré. Au bas de ces deux escaliers se trouvaient, en guise de sentinelles, deux statues de fantassins normands, avec un casque à visière levée sur la tête, qui laissait apercevoir des traits aussi durs que le génie du sculpteur avait pu l’imaginer. Les armes étaient un justaucorps de buffle, ou des cottes de mailles et des boucliers ronds avec une pointe au milieu ; et des bottines ornaient et défendaient les pieds et les jambes, mais laissaient les genoux à découvert. Ces soldats de bois avaient en main de grandes épées ou des masses d’armes, comme de véritables soldats en faction. Beaucoup de crochets et d’anneaux vides autour de ce sombre appartement indiquaient les endroits d’où les armures, conservées long-temps comme des trophées, avaient été, pour satisfaire aux besoins de la guerre, encore une fois détachées pour reparaître sur le champ de bataille comme des vétérans que l’imminence du péril rappelle au combat. À d’autres clous rouillés pendaient encore en grand étalage les trophées de chasse des monarques à qui la Loge avait appartenu et des chevaliers qui avaient été successivement chargés de surveiller le parc.

Au bas du vestibule et au bout, une énorme et grossière cheminée, construite en pierres de taille, s’avançait à dix pieds du mur, ornée de toutes parts des chiffres et des écussons de la maison royale d’Angleterre. Dans son état actuel, elle avait quelque ressemblance avec l’entrée d’un caveau funéraire, ou plutôt avec le cratère éteint d’un volcan. Mais la couleur noire de la maçonnerie massive et les murs d’alentour montraient qu’il avait été un temps où la cheminée envoyait ses larges flammes à travers son énorme tuyau, et de plus soufflait des nuages de fumée au dessus des têtes des joyeux convives que la royauté ou la noblesse ne rendait pas assez délicats pour se fâcher d’un si léger inconvénient en pareil cas. Voici, au reste, la tradition du château. Deux chariots de bois étaient régulièrement employés à entretenir le feu depuis midi jusqu’au soir, et les chenets (les chiens, comme on disait alors), destinés à retenir les tisons enflammés dans le foyer même, étaient en forme de lions d’une taille si gigantesque qu’ils justifiaient bien la légende. On voyait dans la cheminée de longs bancs de pierre, où, malgré l’ardeur du feu, des monarques, disait-on, s’étaient quelquefois assis, s’amusant à faire griller de leurs royales mains, sur des charbons ardents, les nombles et les daintiers du cerf. La tradition était encore prête rapporter les joyeuses plaisanteries, autant qu’un prince et un pair peuvent décemment s’en permettre, qu’on avait entendues au joyeux banquet qui suivit la chasse de la Saint-Michel. Elle pouvait désigner aussi exactement où était assis le roi Étienne lorsqu’il raccommodait lui-même ses bas, et raconter les mauvais tours qu’il avait joués au petit Wenbrin, tailleur de Woodstock.

La plupart de ces grossiers amusements remontaient au temps des Planlagenet. Lorsque la maison de Tudor monta sur le trône, les princes se montrèrent plus rarement, et donnèrent leurs repas dans des salles et appartements intérieurs, abandonnant le vestibule aux gens de leur suite, qui y montaient la garde et passaient les nuits à rire et à boire, ou quelquefois à écouter d’affreuses histoires de revenants et de sorciers, qui faisaient pâtir plus d’un brave soldat qui aurait entendu la trompette d’un régiment français avec autant de plaisir que les fanfares d’un cor de chasse.

Jocelin détailla toutes les particularités du lieu à son sombre compagnon beaucoup plus brièvement que nous nee venons de le faire au lecteur. L’indépendant parut écouter d’abord avec quelque intérêt ; mais ensuite, l’interrompant tout-à-coup, il dit d’un ton solennel : « Péris, Babylone, comme ton maître Nabuchodonosor ! Il est errant, lui ; et tu deviendras toi, une solitude… oui, un désert… oui, une plaine immense de sel où il n’y aura que soif et famine. — C’est ce que nous pourrons bien éprouver tous deux cette nuit, répliqua Jocelin, à moins que le garde-manger du bon chevalier ne soit mieux approvisionné que de coutume. — Il est bon de songer à la nourriture corporelle, dit l’indépendant, mais chaque chose a son temps ; accomplissons d’abord nos devoirs. Où conduisent ces portes ? — Celle qui est à droite, répondit le garde, conduit à ce que nous appelons les grands appartements : ils n’ont pas été habités depuis seize cent trente-neuf, que Sa bienheureuse Majesté… — Comment, coquin ! » s’écria l’indépendant d’une voix de Stentor, « tu oses comparer Charles Stuart à un saint, à un bienheureux ! N’oublie pas la proclamation qui a été faite à ce sujet. — C’est sans aucune mauvaise intention, » répliqua le garde en comprimant le vif désir qu’il avait de lui faire une plus dure réponse. « Je connais mieux les arbalètes et les daims que les titres et les affaires de l’État ; mais pourtant, quoiqu’il soit arrivé depuis, le pauvre prince emporta assez de bénédictions en quittant Woodstock, car il laissa plein son gant de pièces d’or pour les pauvres de l’endroit… — Paix, l’ami ! Je croyais que tu n’étais pas du nombre de ces stupides et aveugles papistes qui pensent que répandre les aumônes c’est acheter et faire oublier les injustices et les oppressions dont la main qui fait l’aumône s’est rendue coupable. Tu disais donc que c’étaient ici les appartements de Charles Stuart ? — Et de son père Jacques avant lui, et d’Élisabeth précédemment, et du sévère roi Henri, qui fit construire cette aile avant eux tous. — Et c’est ici, je suppose, que logeaient le chevalier et sa fille ? — Non ; sir Henri Lee a beaucoup trop de respect pour… pour des choses qu’on méprise aujourd’hui… Bien plus, les grands appartements ne sont ni aérés ni remis en ordre depuis bien des années. Ce passage à gauche conduit à l’appartement du chevalier conservateur de Woodstock. — Et où mène cet escalier qui monte par là et descend par ici ? — En haut, répondit le garde, il mène à plusieurs appartements destinés à divers usages : ce sont des chambres à coucher principalement ; en bas, aux cuisines, aux offices et aux caves du château, qu’à cette heure vous ne pourriez visiter sans lumière. — Nous nous rendrons alors aux appartements de votre chevalier, dit l’indépendant. Peut-on y passer commodément la nuit ? — Ils sont tels qu’ils ont servi à un homme de condition qui est à présent bien plus mal, » répondit l’honnête garde : sa colère s’échauffait si fort qu’il ajouta en murmurant et de manière à ne pas être entendu : « ils peuvent donc bien servir à un tondu comme toi. »

Il lui servit pourtant de guide, et le conduisit aux appartements du conservateur de la chasse.

On arrivait à cette partie de l’édifice par un passage étroit aboutissant au vestibule, fermé, en cas de service, par deux portes en chêne qu’on pouvait barricader au moyen de grosses poutres qui sortaient du mur et entraient dans des trous carrés pratiqués pour les recevoir de l’autre côté de la porte. Au bout de ce passage, ils trouvèrent une petite antichambre qui conduisait au salon du chevalier, qu’on aurait pu appeler, suivant le style du temps, un beau salon d’été. Il était éclairé par deux croisées en saillie, percées de manière à ce que chacune d’elles eût vue sur une avenue différente conduisant fort loin dans la forêt. L’ornement principal de cette pièce, indépendamment de deux ou trois tableaux de famille moins intéressants, était un grand portrait en pied, placé au dessus de la cheminée, qui, comme celle du vestibule, était construite en maçonnerie grossière, décorée de même d’armoiries sculptées et portant aussi différents chiffres. Ce tableau représentait un homme d’environ cinquante ans, armé des pieds à la tête, et peint à la manière sèche et dure d’Holbein ; et sans doute l’ouvrage était de lui, puisque la date correspondait à l’époque où vivait cet artiste. Les angles, les pointes et les avancements de l’armure, tous bien marqués, étaient un bon sujet pour le dur pinceau de cette vieille école : La figure du chevalier, car les couleurs étaient passées, semblait pâle et sombre comme celle d’un fantôme ; mais les traits, malgré tout, exprimaient encore l’orgueil et l’arrogance. Il montrait avec son bâton de commandement, sur l’arrière-plan, autant que l’artiste avait su peindre en perspective, les restes d’une église ou d’un monastère brûlé, avec quatre ou cinq soldats en habits rouges, portant en triomphe un vase d’airain qui servait de fonts ou de lavoir ; au dessus de leurs têtes, on lisait encore : Lee victor sic voluit. Droit en face du portrait, dans une niche pratiquée dans la muraille, une armure complète, couleurs or et noir, avec tous les ornements, correspondait exactement à ce tableau.

C’était un de ces portraits dont le dessin et l’expression ont quelque chose qui attire l’observation même des gens peu connaisseurs en peinture. L’indépendant le considéra, et un léger sourire fit disparaître un instant les rides de son front. Souriait-il de plaisir en voyant le fier et vieux chevalier occupé à profaner une maison religieuse, occupation tout à fait conforme aux usages de sa propre secte, ou de mépris pour le talent dur et sec du vieux peintre…. ou la vue de ce remarquable portrait lui rappelait-elle quelque autre idée ? c’est ce que le garde forestier ne pouvait décider.

Ce sourire ne dura qu’un instant pendant que le soldat s’approchait des fenêtres en saillie. Les embrasures s’avançaient à un ou deux pieds de la muraille : dans l’une était un pupitre en noyer et un grand fauteuil rembourré, recouvert d’un cuir d’Espagne ; une petite armoire était auprès, et quelques tiroirs et tablettes qui étaient tirés laissaient voir des sonnettes à faucons, des sifflets à chiens, des instruments pour nettoyer les plumes des oiseaux de chasse, des mors de différentes espèces, et d’autres ustensiles de chasse.

L’autre embrasure était différemment meublée : on y voyait sur une petite table des ouvrages d’aiguille, un luth, un cahier noté où étaient quelques airs, et un métier à broder. Une tapisserie décorait les murailles de ce petit enfoncement avec plus de recherche qu’on n’en pouvait remarquer dans le reste de l’appartement, et quelques fleurs, les seules que donnât la saison, montraient aussi que le goût d’une femme y avait présidé.

Tomkins jeta un regard d’indifférence sur ces objets d’occupations féminines, puis s’approcha davantage de la croisée, et se mit à tourner les feuillets d’un grand in-folio qui était ouvert sur le pupitre et qui parut l’intéresser. Jocelin, qui avait résolu d’examiner ses mouvements sans le gêner, se tenait à quelque distance dans un silence profond, lorsqu’une porte pratiquée derrière la tapisserie s’ouvrit tout-à-coup, et une jolie paysanne, une serviette à la main, entra en sautillant, comme si elle avait eu à remplir quelque fonction domestique.

« Comment donc, sir Impudence ? » dit-elle à Jocelin d’un air jovial ; « pourquoi rôder dans les appartements lorsque le maître n’y est pas ? »

Mais au lieu de la réponse qu’elle attendait sans doute, Jocelin Joliffe jeta un triste regard sur le soldat qui était dans l’embrasure de la fenêtre, comme pour rendre plus intelligible ce qu’il allait dire, et répondit d’un air consterné et à voix basse : « Hélas ! ma jolie Phœbé, il y a ici des gens qui ont plus de droit et de pouvoir qu’aucun de nous, et ils ne feront pas grande cérémonie pour venir quand ils le voudront, et s’y arrêter tant qu’il leur plaira. » Il lança un autre regard à Tomkins qui semblait plus attentif que jamais à sa lecture, puis s’approcha de la jeune fille étonnée qui n’avait pas cessé de regarder alternativement le garde et l’étranger, comme si elle n’eût pu comprendre les paroles du premier, ni s’expliquer la présence du second en ces lieux.

« Courez, » lui dit alors Joliffe en approchant la bouche si près de ses joues, que son haleine agitait les boucles de ses cheveux ; « courez, ma chère Phœbé ; courez à ma chaumière aussi vite qu’un faon… J’y serai bientôt moi-même, et… — Votre chaumière ! ah, bien oui ! Vous êtes bien hardi pour un pauvre chasseur qui n’a jamais fait peur qu’au cerf timide… Votre chaumière, ah, oui !… En effet, je vais y aller. — Chut ! chut ! Phœbé… ce n’est pas le moment de plaisanter. Courez, vous dis-je, à ma hutte, comme un daim ; car le chevalier et mistress Alice y sont tous deux, et je crains qu’ils ne remettent jamais le pied ici… Tout est perdu, fille… et nos mauvais jours sont venus avec la vengeance céleste… Nous sommes mis aux abois et chassés. — Est-il possible, Jocelin ? » dit la pauvre fille en lançant au garde un regard où se peignait la frayeur qu’elle avait jusqu’alors cachée par coquetterie villageoise.

« Aussi sûr, ma chère Phœbé, que… »

Le reste de la réponse se perdit dans l’oreille de Phœbé, tant les lèvres du garde en étaient près ; et si elles s’approchèrent au point de lui toucher la joue, le chagrin a ses privilèges comme l’impatience, et la pauvre Phœbé avait bien des motifs d’alarme assez sérieux pour ne pas se fâcher d’une pareille bagatelle.

Mais l’indépendant ne prit pas ainsi le contact des lèvres de Jocelin sur les jolies joues de Phœbé, quoique brûlées par le soleil ; deux minutes auparavant il était l’objet de la surveillance de Jocelin ; et à son tour il surveillait tous les mouvements du garde, depuis que son entretien avec la jeune fille était devenu intéressant. Lorsqu’il remarqua combien l’argument de Jocelin était pressant, il éleva la voix avec aigreur, ce qui fit reculer aussitôt Jocelin et Phœbé à six pieds l’un de l’autre, tous deux en sens contraire, et qui aurait indubitablement fait sauter Cupidon par la fenêtre, s’il eût été de la partie, comme un canard sauvage fuyant une couleuvrine. Aussitôt prenant l’attitude d’un prédicateur prêt à lancer un sermon sur le vice : « Comment ! s’écria-t-il, effrontés et impudents que vous êtes !… Quoi !… de la débauche, de la prostitution en ma présence !… Comment, faire des impuretés en face de l’envoyé des commissaires de la haute cour du parlement, comme si vous étiez dans une cabane en plein air, ou bien au milieu des entrechats et des balancés d’une profane école de danse, lorsque d’impurs musiciens jouent sur leurs instruments maudits : Baisez-moi et soyez tendre, le musicien est aveugle[4]… Mais voilà, » dit-il, en frappant vigoureusement sur le volume… « voilà le roi et le grand maître de ces vices et de ces folies ! celui que des fous et des profanes appellent le miracle de la nature !… Le voilà celui que des princes prennent pour secrétaire, et que les filles d’honneur placent sous leur oreiller et se donnent pour compagnon de lit !… Le voilà le professeur par excellence de belles phrases, de sottises et de vanités !… le voilà ! » Il frappa de nouveau sur le volume, « Oui, c’est toi ! (Membres révérés de Roxburgh[5], c’était le premier in-folio… Membres chéris du Bannatyne, c’était Hemmings et Condel… c’était l’editio princeps…) c’est toi, ce sont tes œuvres, William Shakspeare, qui enfantent la débauche, la paresse, l’impureté, et tous les vices qui ont souillé le pays depuis le jour où tu parus ! — Par la messe ! voilà une accusation bien sévère ! » dit Jocelin qui ne pouvait maîtriser plus long-temps la franchise hardie de son caractère. « Cent mille diables ! le vieux favori de notre maître, William de Stratford doit-il être responsable de tous les baisers qui ont été pris et donnés depuis le règne de Jacques ?… C’est un compte difficile, en vérité !… Mais qui donc répondra de tout ce qu’ont fait garçons et filles avant lui ? — Ne plaisante pas, dit le soldat, de peur qu’obéissant à la voix intérieure qui me commande, je ne frotte tes épaules comme à un vil coquin. Je le dis en vérité, depuis que le diable est tombé du ciel, il n’a jamais manqué d’argent sur la terre ; mais jamais aussi il n’a rencontré de démon possédant un pouvoir si étendu sur les âmes des hommes que cet empoisonneur de Shakspeare. Une femme s’est-elle rendue coupable d’adultère, elle trouve une excuse dans ce livre… Un homme veut-il savoir comment il faut s’y prendre pour assassiner, il y trouve des leçons… Une jeune fille veut-elle épouser un nègre païen, elle y puise sa justification… Veut-on injurier le Créateur, ce livre n’est que blasphèmes… Veut-on défier son frère selon la chair, il donne des règles du cartel… Voulez-vous vous enivrer, Shakspeare trinquera avec vous… Voulez-vous vous plonger dans les voluptés sensuelles, il vous excitera à vous y abandonner par les sous lascifs d’un luth… Oui, je le répète, ce livre est l’origine et la source de tous les maux qui ont inondé le pays, rendant les hommes blasphémateurs, infidèles, assassins, querelleurs, ivrognes, les engageant à fréquenter de mauvais lieux, et les disposant à passer les nuits devant la bouteille. Repoussez-le bien loin, hommes d’Angleterre ! Qu’il aille au Tophet avec son abominable livre, à la vallée d’Honnor avec ses ossements maudits ! En vérité, si nous avions eu le temps lorsque nous passâmes à Stratfort en 1643, avec sir William Waller… Mais nous allions beaucoup trop vite. — C’est plutôt parce que le prince Robert était à votre poursuite avec sa cavalerie, » murmura l’incorrigible Jocelin.

« Je répète, » continua le fanatique en élevant la voix et en étendant les bras, « je répète que si nous avions eu le temps, si on ne nous eût pas ordonné de faire diligence, de ne pas quitter les rangs et de galoper au pas de charge comme doivent le faire des hommes de guerre, j’aurais ce jour-là retiré du tombeau qui les renferme, les ossements de cet instituteur du vice et de la débauche pour les jeter sur un tas de fumier ; j’eusse fait de sa mémoire un objet de dérision, de mépris et de sifflets. — C’est ce qu’il a encore dit de plus piquant, observa le garde. Car le pauvre William ne détestait rien tant que les sifflets. — Ce monsieur va-t-il encore parler ? » demanda Phœbé à voix basse. « En vérité, il fait de beaux discours si on pouvait les comprendre. Il doit s’estimer fort heureux que notre vieux chevalier ne l’ait pas vu battre ainsi le livre… Dieu soit loué ! car il y aurait eu certainement du sang versé… Mais, Jocelin, regardez donc comme il fait la grimace !… Il a la colique probablement ? Faut-il que je lui offre un verre d’eau-de-vie ? — Tais-toi, fille ! répliqua le garde ; il charge en ce moment sa pièce pour lâcher une autre bordée ; et tandis qu’il tourne le blanc de ses yeux, qu’il se tortille la figure, qu’il serre les poings, qu’il trépigne et bat ainsi du pied, il ne fait attention à rien. Je parierais lui couper sa bourse sans qu’il s’en aperçoive, si toutefois il en a une. — Là ! Jocelin… Mais s’il demeure ici, et qu’il se montre toujours le même, j’ose dire qu’il ne sera pas difficile à servir. — Ne vous en embarrassez pas, dit Joliffe ; mais dites-moi tout bas et promptement ce qu’il y a dans le buffet. — Pas grand’chose à coup sûr ; un chapon froid et quelques confitures, puis le reste du grand pâté de venaison qui est si épicé, un ou deux petits pains, et c’est tout. — Eh bien ! cela suffira au besoin… Entoure ton joli corps de ton manteau… Prends un panier avec une couple de couteaux et de serviettes, car tout cela est bien rare chez moi. Mets-y le chapon et les petits pains… Nous garderons le pâté pour le soldat et pour moi, et la croûte nous servira de pain. — Admirable ! dit Phœbé ; j’ai fait le pâté moi-même… Et la croûte est aussi épaisse que les murs de la tour de la belle Rosemonde. — Si l’ouvrage est aussi solide, répliqua le garde, nos deux mâchoires auront de la besogne pour l’entamer. Mais qu’y a-t-il à boire ? — Rien qu’une bouteille d’Alicante, une de vin sec, et une pleine cruche d’eau-de-vie, répondit Phœbé. — Mets aussi les bouteilles dans ton panier, dit Jocelin ; le chevalier aura du moins son coup du soir… Et cours sans retard à ma hutte ; il y a de quoi souper, et demain… Ah ! par le ciel, je croyais que l’œil de cet homme nous observait… Non… il est plongé dans ses sombres méditations… profondes sans doute comme sont toutes les leurs… Mais, diable m’emporte ! c’est qu’il n’aura point de fond, si je n’ai pas réussi à le sonder avant le jour… Eh bien, pars donc, Phœbé. »

Mais Phœbé était une coquette de village ; et voyant que Jocelin n’était pas à même de profiter de l’occasion qu’elle lui donnait à dessein, elle lui dit bas à l’oreille : « Croyez-vous donc que l’ami de notre maître, Shakspeare, soit réellement coupable de toutes les perversités que ce monsieur lui reproche ? »

À ces mots elle s’échappa comme un éclair, tandis que Joliffe la menaçait du doigt de se venger par la suite, tout en murmurant : « Va ton chemin, Phœbé Fleur-de-Mai, fille au pied et au cœur le plus léger qui foula jamais le gazon du parc de Woodstock ! Derrière elle, Bévis, et conduis-la bravement à ma hutte vers notre maître. »

L’énorme lévrier se leva comme un domestique qui aurait reçu un ordre, et suivit Phœbé dans le vestibule, lui léchant d’abord les mains pour lui faire comprendre qu’il était là, puis prenant le demi-trot, de manière à suivre le pas léger de celle qu’il escortait, et dont Jocelin n’avait pas vanté sans raison l’agilité. Mais laissons Phœbé et son défenseur parcourir les clairières de la forêt, et retournons à la Loge.

L’indépendant parut alors comme sortir tout-à-coup d’une profonde rêverie. « La jeune fille est elle partie ? demanda-t-il. — Ma foi oui, répliqua le garde ; et si Votre Seigneurie a des ordres à donner, il faudra qu’elle se contente de son très humble serviteur.

— Des ordres ! umph ! Je crois que mademoiselle eût bien pu attendre une seconde exhortation. En vérité, j’avoue que mon esprit s’occupait tout entier à son édification. — Oh, parbleu ! répondit Joliffe, elle ira à l’église dimanche prochain ; et si Votre Révérence militaire veut bien encore nous prêcher, elle profitera de vos doctrines comme tout le monde. Mais les jeunes filles de nos environs n’écoutent pas les homélies en particulier… Qu’allons-nous faire maintenant ? Allons-nous visiter les autres chambres et voir le peu de vaisselle qui nous reste ? — Umph… non… il se fait tard, et la nuit est noire… Tu as sans doute un lit à me donner, l’ami ? — Un meilleur que tous ceux où vous avez jamais couché. — Et du bois, une lumière et quelque subsistance corporelle ? — Sans doute, » répliqua le garde mettant une activité prudente à satisfaire cet important personnage.

Au bout de quelques minutes, un grand chandelier fut placé sur une table en chêne. Le fameux pâté de venaison y fut servi sur une nappe éclatante de blancheur ; la cruche à l’eau-de-vie et un broc plein d’ale firent les pendants : le soldat s’assit alors tout simplement dans un grand fauteuil pour se mettre à table ; et sur son invitation, le garde prenant un siège aussi bas que possible, un tabouret, se mit de l’autre côté de la table. Mais nous les quitterons pour un moment, et les laisserons livrés à cette agréable occupation.


  1. Habits of wearing, dit en effet le texte. Habit signifie à la fois habit et habitude : ce jeu de mots est pour nous impossible à traduire. a. m.
  2. Les habitants de Hogs-Norton, village du comté d’Oxford, ont une réputation plus ou moins méritée d’esprits lourds et bornés. a. m.
  3. Personnages des danses mauresques, où l’on représentait l’histoire de Robin Wood et de sa bande. a. m.
  4. Refrain de ronde anglaise. a. m.
  5. Société de bibliophiles qui porte le nom de Roxburgh son fondateur. a. m.