Woodstock, ou Le Cavalier, Histoire de l’année 1651
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 8p. 76-89).


CHAPITRE V.

LE JEUNE CAVALIER.


Ma langue ne galope plus avec ce nouveau langage ; elle saute et regimbe à ces phrases bizarres. Ces accents peuvent avoir du mérite et du poids ; mais ils entravent la volubilité naturelle de ma langue, comme l’armure de Saül chargeait le jeune berger sans le défendre.
J. B.


Pendant ce temps-là, Markham Éverard se dirigeait vers la Loge par une de ces longues clairières qui traversaient la forêt, et dont la largeur était plus ou moins grande : tantôt les arbres unissaient leurs branches, cachaient leurs cimes dans l’obscurité, tantôt ils s’écartaient davantage pour donner accès aux rayons de la lune ; et de loin en loin, s’éloignant plus encore, ils formaient de petites pelouses ou savanes sur lesquelles tombaient le clair de lune. Pendant qu’il poursuivait ainsi sa course solitaire, les différents effets produits par cette délicieuse lumière sur les chênes dont les feuilles sombres, les branches noueuses et les vieux troncs en étaient plus ou moins argentés, eussent sans aucun doute attiré l’attention d’un poète ou d’un peintre.

Mais sir Éverard pensait à autre chose qu’à la pénible scène où il venait de jouer un rôle si actif, et dont le résultat semblait renverser toutes ses espérances ; c’était aux précautions à prendre dans son voyage nocturne. Les temps étaient dangereux et favorables au désordre, les routes pleines de soldats débandés, et principalement de royalistes qui faisaient de leurs opinions politiques un prétexte pour troubler le pays par des maraudes et des brigandages : des braconniers, qui furent toujours de redoutables bandits, infestaient aussi depuis peu le voisinage de Woodstock. Enfin le temps et le lieu étaient si dangereux, que Markham Éverard portait ses pistolets chargés à sa ceinture, et tenait son épée nue sous son bras, pour être prêt à repousser toute attaque qui pouvait le surprendre dans sa route.

Il entendit les cloches de l’église de Woodstock sonner le couvre-feu, au moment où il traversait une de ces petites prairies dont nous avons parlé, et elles cessèrent lorsqu’il arriva dans un endroit où le sentier redevenait sombre et noir. En cet instant il entendit siffler, et comme le son paraissait s’approcher de plus en plus de lui, il reconnut bientôt qu’on venait de son côté ; il n’était guère probable que ce fût un ami, car le parti auquel il appartenait proscrivait, généralement parlant, toute musique autre que la psalmodie. « Si un homme est joyeux, qu’il chante des psaumes, » était un texte qu’ils se plaisaient à interpréter aussi littéralement que plusieurs autres. Mais le sifflement qui continuait toujours ne pouvait non plus servir de signal à des complices de nuit : il était trop fort et trop joyeux pour indiquer de mauvaises intentions de la part du voyageur qui, cessant alors de siffler, se mit à chanter, et entonna le couplet suivant sur un air vif et gai que les vieux Cavaliers chantaient d’ordinaire la nuit pour réveiller les hiboux :

Aux Cavaliers, salut ! salut !
Prions pour eux, ran tan plan ; bombe !
Attaquons le vieux Belzébuth ;
De peur, Olivier fume et tombe.

« Je connais cette voix, » se dit Éverard, désarmant le pistolet qu’il avait détaché de sa ceinture, mais qu’il tenait toujours à la main. Alors la chanson continua :

Coupez-les, taillez-les, mordieu !

Jetez-les, jetez-les au feu !

« Oh ! oh ! s’écria Markham, qui va là ? et pour qui êtes-vous ? — Pour l’Église et le roi, » répondit une voix qui se hâta d’ajouter : « Non, que le diable m’emporte !… je voulais dire contre l’Église et le roi, et pour ceux qui triomphent, j’ai oublié leurs noms. — C’est Roger Wildrake, il me semble ? — Lui-même… propriétaire à Squattlesamere, dans le comté humide de Lincoln. — Wildrake, dit Markham Wildgoose vous conviendrait mieux[1]. Il faut que vous ayez bu avec intention pour entonner un air si convenable aux circonstances, à coup sûr ! — Ma foi, l’air est assez joli, seulement un peu passé de mode… malheureusement. — À quoi pouvais-je m’attendre, dit Éverard, sinon à rencontrer quelque extravagant, quelque Cavalier ivre, aussi colère et aussi dangereux que la nuit et l’eau-de-vie les rendent d’ordinaire ? Hem ! si j’avais récompensé votre mélodie d’une balle dans le gosier ? — Ma foi ! c’eût été un flûteur de payé… voilà tout, répondit Wildrake Mais où allez-vous donc comme cela ?… j’allais vous chercher à la hutte. — J’ai été obligé d’en sortir… je vous en dirai la raison plus tard, répliqua Éverard. — Quoi ! le vieux Cavalier chasseur était-il bourru, ou Chloé de mauvaise humeur ? — Pas de plaisanterie, Wildrake… tout est perdu pour moi ! — Quoi ! serait-ce possible ? et vous prenez la chose si tranquillement !… Zest ! retournons-y ensemble… Je plaiderai votre cause. Je sais comment prendre un vieux chevalier et uue jolie fille… abandonnez-moi le soin de vous remettre reclus in curia, drôle d’hypocrite… Diable m’enlève, sir Henri Lee, lui dirai-je, votre neveu est un petit puritain… je n’en disconviens pas… mais malgré tout, je le tiens pour un honnête garçon, pour un bon drôle… Et vous, mademoiselle, vous pouvez sans doute trouver que votre cousin a l’air d’un tisserand, chanteur de psaumes, avec ce vilain chapeau de feutre et ce manteau drapé en coquin ; avec cette cravate qu’on prendrait pour une barrette d’enfant, et ces grosses bottes pour chacune desquelles on a employé la moitié d’un cuir de veau… mais mettez lui un castor sur le coin de l’oreille, avec un plumet convenable à sa qualité ; attachez-lui au côté une bonne lame de Tolède avec un ceinturon brodé et une poignée ciselée, au lieu de la tringle en fer que renferme ce fourreau recourbé de ce noir André Ferrara[2] ; inspirez-lui quelques propos grivois et, sang et blessures ! mademoiselle, dirai-je… — Allons, trêve de ces sottises, Wildrake, et dites moi si vous êtes en état d’entendre quelques mots de raison ? — Eh parbleu, l’ami ! j’ai seulement vidé une couple de bouteilles avec ces soldats puritains, ces Têtes-rondes, ici près, à la ville. Et du diable si je n’ai point passé pour le plus enragé de la troupe. Je me tordais le nez, je tournais le blanc de mes yeux tout en prenant mon gobelet… Ah ! le vin lui-même avait un goût d’hypocrisie. Je crois que le coquin de caporal fumait un peu à la fin… mais les simples soldats étaient doux comme des agneaux, au point de m’engager à dire le Benedicite pour une seconde bouteille. — C’est précisément ce dont je voulais vous parler, Wildrake… Vous me regardez, j’espère, comme votre ami ? — Fidèle comme l’acier… Camarades au collège et à Lincoln’s-Inn[3], nous fûmes Nysus et Euryale, Thésée et Pirithoüs, Oreste et Pylade ; et pour compléter la kirielle par une touche de puritanisme, David et Jonathan, c’est tout dire. Les opinions politiques mêmes, qui divisent les familles et tranchent l’amitié la plus sincère, comme le fer fend le chêne, n’ont pu parvenir à nous séparer. — C’est vrai, répondit Markham ; et quand vous suivîtes le roi à Nottingham, et que je m’enrôlai sous la bannière du comte d’Essex, nous jurâmes en nous quittant que, quel que fût le parti victorieux, celui de nous qui en serait protégerait son camarade moins heureux. — Sûrement, l’ami, sûrement ! ne m’avez-vous donc pas protégé ? ne m’avez-vous donc pas sauvé de la potence ? et ne vous suis-je pas redevable du pain que je mange ? — Je n’ai rien fait pour vous, mon cher Wildrake, que ce que vous eussiez fait à ma place en pareille circonstance si la fortune vous eût été favorable. Mais, comme je vous le disais, c’est précisément ce dont je voulais vous parler. Pourquoi rendre plus difficile qu’elle devrait jamais l’être la tâche de vous protéger ? Pourquoi vous jeter dans la compagnie de soldats ou coquins parmi lesquels vous êtes sûr de vous échauffer au point de vous trahir ? Pourquoi crier à tue-tête vos chansons de Cavaliers, comme un soldat ivre du prince Robert ou un rodomont des gardes-du-corps de Wilmot ? — Parce que je puis avoir été l’un et l’autre dans mon temps, comme vous savez ; mais mille diables ! faut-il que je vous rappelle toujours notre mutuelle obligation de protection ? Notre ligue offensive et défensive, comme je peux l’appeler, devait s’exécuter sans avoir égard aux opinions politiques ou religieuses du parti protégé, sans qu’on fût tenu le moins du monde à se conformer à celles de son ami ? — C’est vrai, dit Éverard, mais à cette condition très nécessaire que l’on consentira à se conformer extérieurement aux circonstances, de manière à rendre le rôle de l’ami protecteur plus facile et moins dangereux. Eh bien ! vous violez sans cesse le traité, sans égard pour ma sûreté personnelle ni pour mon crédit. — Je vous dis, Mark, et je le dirais même à l’apôtre votre homonyme, que vous ne me rendez pas justice. On vous a prêché la sobriété et l’hypocrisie depuis le moment où vous portiez jupons jusqu’au jour où vous avez pris la soutane de Genève… depuis votre naissance jusqu’à présent enfin… c’est naturel chez vous ; et vous êtes surpris qu’un tapageur, un brave et honnête garçon, habitué toute sa vie à dire la vérité, et surtout en présence de la bouteille, ne puisse être un jeune homme aussi parfait que vous… Tudieu ! il n’y a pas égalité entre nous… Il en serait de même si un plongeur de profession, parce qu’il peut rester, sans inconvénient, dix minutes sans respirer, insultait un pauvre diable parce qu’il sentirait le besoin de sortir au bout de vingt secondes… Et après tout, à considérer depuis quand je travaille, je crois que je ne vais pas encore si mal… Essayez ! — A-t-on reçu d’autres nouvelles de la bataille de Worcester ? » demanda Éverard d’un ton si sérieux qu’il en imposa à son compagnon, qui répondit naïvement comme d’habitude. « De pires ! diable m’emporte, cent fois pires que toutes les autres !… déroute complète. Noll s’est très certainement vendu au diable, mais son bail finira un jour… C’est toute notre consolation pour le moment. — Comment ! et c’eût été là votre réponse au premier habit-rouge qui vous eût fait cette question ? dit Éverard. Par ma foi, on vous aurait au plus vite délivré un passeport pour le corps-de-garde le plus voisin. — Non, non, répliqua Wildrake, je croyais que vous m’adressiez vous-même la parole… Ouais ! en bien, voilà : Un grand merci… un glorieux merci… un meilleur, un magnifique, un inappréciable merci… vrai, les malveillants sont dispersés de Dan à Beersheba… ils ont été taillés en pièces jusqu’au coucher du soleil. — Avez-vous entendu parler des blessures du colonel Thornhaugh ? — Il est mort, c’est une consolation… le coquin de Tète-ronde !… Ah ! attendez, ma langue ne rend pas ma pensée ; je voulais dire le pieux et bon jeune soldat. — Et ne savez-vous rien du Jeune Homme, du roi d’Écosse, comme on l’appelle ? dit Éverard. — Rien, sinon qu’on l’a chassé comme une perdrix vers les montagnes. Puisse Dieu le délivrer, et confondre ses ennemis ! Tudieu ! Mark Éverard, je ne puis plaisanter plus long-temps. Ne vous rappelez-vous pas que dans nos parades de Lincoln’s-Inn, quoique vous n’y prissiez pas grand’part, je pense, je m’acquittais toujours fort bien de mes rôles à la représentation véritable, mais qu’aux répétitions il m’était impossible d’aller passablement ? C’est la même chose à présent. J’entends votre voix et j’y réponds naturellement, selon mon cœur. Mais quand je me trouve en compagnie de vos amis nasillards, vous avez vu que je remplissais passablement mon rôle. — Passablement est le mot, répondit Éverard, et pourtant je n’exige pas grand chose de vous ; de la modestie et du silence. Parlez peu, puis évitez autant que possible ces gros jurements, et plus de regards arrogants… Mettez aussi votre chapeau sur le front. — Oui, c’est là ma malédiction. J’ai toujours été remarqué par la manière élégante dont je me coiffe… Il est dur que les mérites d’un homme deviennent ses ennemis. — Vous devez vous rappeler que vous êtes mon clerc. — Dites au moins votre secrétaire, répliqua Wildrake, par amitié pour moi. — Il faut que ce soit clerc, et rien de plus… simple clerc… et songez à être poli et obéissant. — Mais alors vous ne me donnerez pas vos ordres avec une supériorité si affectée, maître Markham Éverard. N’oubliez pas que je suis votre aîné de trois ans. Que je sois confondu si je sais comment le prendre ! — Fut-il jamais tête plus mauvaise, plus capricieuse ?… Par égard pour moi, si ce n’est pour vous-même, faites un effort pour écouter la voix de la raison. Songez que je me suis attiré pour vous des risques et des reproches. — Oui, tu es un excellent compagnon, Mark, répliqua le cavalier, et je ferai beaucoup pour toi… mais aie soin de tousser et de m’avertir par des hem ! quand tu me verras prêt à passer les bornes… Et maintenant dis-moi, où allons-nous cette nuit ? — À la loge de Woodstock, veiller sur les biens de mon oncle, répondit Markham Éverard ; je suis informé que des soldats en ont pris possession. Mais comment est-ce possible, si tu as trouvé la compagnie qui buvait à Woodstock ? — Il y avait une espèce de commissaire ou maître-d’hôtel, ou quelque drôle semblable, qui était allé à la Loge, répondit Wildrake ; je l’ai aperçu. — Vraiment ? — Oui, en vérité, pour parler votre langage. Ma foi, en traversant le parc pour vous rejoindre, il y a une demi-heure au plus, j’ai vu de la lainière à la Loge… Tenez, d’ici vous l’apercevrez vous-même. — À l’angle du nord-ouest… C’est à une fenêtre de ce qu’on appelle l’appartement de Lee Victor. — Ah ! reprit Wildrake, c’est que j’ai servi long-temps dans les troupes légères de Landsfort, et je connaissais bien le métier de l’éclaireur… Que je meure, me suis-je dit, si je laisse une lumière derrière moi sans savoir d’où elle vient ! D’ailleurs, Mark, tu m’as tant parlé de ta jolie cousine, que si j’avais pu la voir, ne fût-ce qu’un moment, c’était toujours autant. — Inconsidéré, incorrigible jeune homme… à quels dangers vous exposez vous et vos amis, par pure fanfaronade !… Mais ensuite… — Par ce beau clair de lune ! je crois que vous êtes jaloux, Mark Éverard : ce n’est pourtant pas la peine ; car, en cas qu’il m’eût été possible de voir la belle, mon honneur mettait en sûreté les charmes de la Chloé de mon ami… et puis la belle ne devait pas me voir : elle ne pouvait donc faire de comparaison à ton désavantage, tu comprends. Enfin l’issue fut que nous ne nous vîmes ni l’un ni l’autre. — Je le sais parfaitement ; mistress Alice a quitté la Loge bien avant le coucher du soleil, et n’y est pas revenue. Mais qu’as-tu vu qui réponde à une telle préface ? — Ah ! pas grand’chose ; seulement en grimpant sur une espèce de pilier, car je sais grimper aussi bien que chat qui ait jamais parcouru les gouttières, et en m’accrochant aux treilles et aux vignes vierges qui poussent à l’entour, je suis parvenu dans un endroit d’où j’ai pu voir dans l’intérieur de ce même salon dont tu viens de me parler. — Eh bien ! qu’as-tu vu ? — Ah ! pas grand’chose, comme je vous l’ai déjà dit ; car dans ce temps-ci ce n’est pas chose nouvelle que de voir des rustres prendre leurs aises dans des appartements de rois ou de nobles. J’ai vu deux malotrus occupés à vider solennellement une cruche d’eau-de-vie et à dévorer un énorme pâté de venaison, qu’ils avaient placé, pour plus de commodité, sur une table à ouvrage de dame. L’un d’eux essayait un air sur un luth. — Ah ! les maudits profanes, s’écria Éverard ; c’était celui d’Alice. — Bien dit, camarade, je suis charmé d’avoir pu émouvoir votre flegme. Mais le luth et la table sont des incidents de mon invention, pour voir s’il était possible de tirer de vous une étincelle d’humanité, tout sanctifié que vous êtes. — Et quelle était la tournure de ces hommes ? — L’un avait un grand chapeau rabattu, un long manteau, et une vraie figure de fanatique, comme vous tous. J’ai pensé que ce pouvait être l’envoyé du commissaire dont j’ai entendu parler en ville. L’autre était un gros gaillard de petite taille, avec un couteau de chasse à sa ceinture et un long gourdin posé devant lui ; un drôle à cheveux noirs, des dents blanches et une joviale figure : il m’a paru être un des sous-gardes ou officiers de cette forêt. — Ces hommes alors sont le favori de Desborough, Fidèle Tomkins, dit Éverard, et Jocelin Joliffe le garde. Tomkins est la main droite de Desborough, un indépendant, un inspiré du ciel, du moins il se fait passer pour tel. On dit que les dons qu’il reçoit valent mieux pour lui que la grâce, et on prétend qu’il abuse des occasions. — Ils en profitaient bien quand je les ai vus, répondit Wildrake, et faisaient une jolie brèche au liquide, lorsqu’une pierre, comme par ordre du diable, qui avait été détachée du pilier en ruine, fut entraînée par mon poids. Un gaillard aussi simple que vous aurait réfléchi si long-temps sur le parti à prendre, qu’il serait tombé avec elle avant de savoir ce qu’il avait à faire ; mais moi, Mark, je m’accrochai comme un écureuil à une branche de lierre, et restai là malgré une balle qui faillit m’attraper, car le bruit avait épouvanté les deux convives. Ils mirent le nez à la fenêtre, et m’aperçurent en dehors. Le fanatique prit alors un pistolet, car ils tiennent toujours prêts de pareils textes, saisissant aussi la petite bible à fermoirs, tu sais ? le garde se saisit de son bâton, et moi… je leur ripostai par un hurlement et une grimace. Tu dois savoir que je puis grimacer comme un singe ; j’ai pris des leçons d’un baladin français qui pouvait tourner ses mâchoires en casse-noisettes. Puis je me laissai tout doucement glisser sur le gazon, et jouai si habilement des jambes, me faufilant le long du mur, du côté qui n’était pas éclairé, que je suis bien sûr qu’ils m’auront pris pour leur cousin le diable, venant sans invitation souper avec eux ; il n’en est pas moins vrai qu’ils ont eu une peur terrible. — Tu es bien téméraire, Wildrake : nous allons entrer à la Loge… s’ils venaient à te reconnaître ? — Eh bien ! suis-je coupable de haute trahison ? Personne n’a été puni pour avoir regardé depuis l’époque de Tom de Corantry ; et si on lui fit rendre compte, sois persuadé qu’il en avait vu plus que moi. Mais ne crains rien, ils ne me reconnaîtront pas plus qu’un homme qui n’a vu votre ami Noll qu’à une réunion de saints ne reconnaîtrait ce même Olivier à cheval, et chargeant en tête de son escadron couleur de homard, ou le même Noll se permettant une plaisanterie en versant bouteille avec le poète profane Waller. — Chut ! pas un mot d’Olivier, si tu tiens à ta vie et à la mienne ; il ne faut pas plaisanter avec le roc sur lequel on peut échouer. Mais voici la porte, nous allons interrompre les plaisirs de ces honnêtes messieurs. »

À ces mots il leva le large et pesant marteau, et le laissa retomber contre la grille.

« Rat-tat-tat-too ! dit Wildrake ; voilà une belle alarme pour vous, cocus et têtes-rondes. » Il se mit alors à battre la mesure tout en chantant la marche qui portait ce nom :

Béchez, cocus, à qui je fais la nique ;
Venez, cocus, danser à ma musique.

« Par le ciel ! ceci est le comble de la folie, » dit Éverard se retournant vers lui avec colère.

« Pas du tout, pas du tout, ce n’est qu’une légère expectoration, comme celle qu’on fait avant de commencer un long discours. Je vais être sérieux pendant tout une heure, à présent que j’ai chassé de ma tête cet air guerrier. »

À ces mots on entendit marcher dans le vestibule, et le guichet de la grande porte fut ouvert à moitié, mais retenu par une chaîne en cas d’accident. Le visage de Tomkins et celui de Jocelin par derrière se montrèrent à l’ouverture, éclairés par la lampe que le garde tenait à la main, et Tomkins demanda ce que signifiait un pareil tapage.

« Je veux entrer sur-le-champ, dit Éverard ; Joliffe, vous me connaissez bien ? — Oui, monsieur, répondit Jocelin, et je vous recevrais de tout mon cœur ; mais, hélas ! vous voyez que je n’ai pas les clefs, moi. Voilà le maître dont je dois exécuter les ordres… Le Seigneur me protège, en voyant des temps comme ceux-ci ! — Et quand monsieur, qui n’est, je crois, que le valet de maître Desborough… — L’indigne secrétaire de Son Honneur, s’il vous plaît, » s’écria Tomkins, pendant que Wildrake disait tout bas à l’oreille d’Éverard : « Je ne veux plus être secrétaire, Mark, tu as raison… le nom de clerc est beaucoup plus distingué. — Et si vous êtes secrétaire de maître Desborough, je présume que vous connaissez assez ma personne et mon rang, » dit Éverard s’adressant à l’indépendant, — pour ne pas hésiter à me recevoir avec mon compagnon, afin de passer la nuit à la Loge. — Sûrement non, sûrement non, répondit l’indépendant, si toutefois Votre Seigneurie pense qu’elle sera plus commodément ici qu’à l’auberge de la ville, qu’on appelle assez mal à propos l’auberge de Saint-George. Vous ne serez logé ici que d’une manière fort peu commode… et nous avons déjà failli mourir de peur d’une visite que Satan nous a faite ; mais sa fourche est à présent refroidie. — Ce conte pourra bien trouver sa place, monsieur le secrétaire, dit Éverard, et vous pourrez le placer dans votre sermon la première fois que vous serez tenté de faire le prédicateur ; mais il ne pourra vous excuser de me laisser à la porte lorsque le vent est si froid ; et si vous ne m’ouvrez pas aussitôt et ne me traitez pas convenablement, je rendrai compte à votre maître de l’insolence avec laquelle vous remplissez vos fonctions.

Le secrétaire de Desborough n’osa point faire une plus longue opposition : car il était bien connu que Desborough lui-même ne devait son crédit qu’à son titre de parent de Cromwell, du lord général qui commençait à devenir déjà souverain, et dont on connaissait les bonnes intentions à l’égard des deux Éverard, père et fils. Il est vrai qu’ils étaient presbytériens et lui indépendant, et que tout en partageant ces sentiments de moralité sévère et plus encore d’enthousiasme religieux qui distinguaient à peu d’exceptions près le parti parlementaire, les deux Éverard n’étaient pas prêts à se jeter dans le fanatisme, comme bien des gens le faisaient alors. Toutefois on savait bien que Cromwell, quelles que fussent ses opinions religieuses, ne s’y conformait pas toujours pour choisir ses favoris, mais accordait sa confiance à tous ceux qui pouvaient le servir, quand bien ils sortaient, pour employer les expressions du temps, des ténèbres de l’Égypte. Éverard père avait une grande réputation de sagesse et de loyauté ; de plus, appartenant à une bonne famille et maître d’une belle fortune, son adhésion devait donner de la considération à la cause qu’il lui plairait d’épouser. Ensuite son fils avait été un soldat heureux et distingué, remarquable par la discipline qu’il maintenait parmi les gens sous ses ordres, pour la bravoure qu’il déployait dans l’action, et l’humanité dont il était toujours prêt à user lorsqu’il était victorieux. Il importait de ménager de tels hommes, quand tout annonçait que le parti qui était parvenu à amener la déposition et la mort du roi allait, sous peu, se diviser pour se partager les dépouilles. Les deux Éverard étaient donc dans les bonnes grâces de Cromwel, et leur influence sur le Protecteur passait pour si grande que M. le secrétaire Fidèle Tomkins ne se souciait pas de s’attirer une mauvaise affaire en fâchant le colonel Éverard pour une bagatelle, en lui refusant l’hospitalité pour une nuit.

Jocelin, de son côté, fit preuve de zèle. Il doubla le nombre des lumières, mit plus de bois dans le feu, et les deux étrangers furent introduits dans le salon de Lee Victor, ainsi nommé à cause du tableau qui ornait la cheminée, et dont nous avons déjà parlé. Il fallut plusieurs minutes au colonel Éverard pour reprendre son air calme et stoïque, tant il était vivement ému de se trouver dans l’appartement même où il avait passé les heures les plus heureuses de sa vie ! C’était ce cabinet qu’il avait vu s’ouvrir avec de si grands transports de joie, quand sir Henri daignait lui donner des instructions sur la pêche et lui montrer ses hameçons et ses lignes avec toutes les drogues propres à fabriquer un appât artificiel alors peu connu. C’était aussi l’ancien portrait de famille qui, d’après quelques expressions bizarres et mystérieuses de son oncle, était devenu pour lui, dans son enfance et même dans sa première jeunesse, un sujet de curiosité et de crainte. Il se rappelait comment, lorsqu’on le laissait seul dans l’appartement, les yeux scrutateurs du vieux guerrier semblaient toujours fixés sur les siens dans quelque partie de la chambre qu’il se plaçât, et son imagination d’enfant était épouvantée d’un phénomène dont il ne pouvait se rendre compte.

Puis des milliers de souvenirs, plus chers et plus doux les uns que les autres, vinrent l’assaillir en songeant à l’amour qu’il avait conçu si jeune encore pour sa jolie cousine Alice, quand il l’aidait dans ses leçons, apportait de l’eau pour ses fleurs, ou l’accompagnait lorsqu’elle chantait. Il se rappelait encore que, tandis que son père les regardait avec un sourire de bonne humeur et d’insouciance, il lui avait entendu dire : « Et quand cela serait… ma foi, ils n’y perdraient ni l’un ni l’autre. » Quel espoir de bonheur il avait fondé sur ces paroles ! Tous ces rêves avaient été dissipés par la trompette guerrière qui entraîna sir Henri Lee et son neveu sous des drapeaux différents ; et l’entrevue de la journée prouvait clairement que les succès même d’Éverard, comme soldat et comme homme d’état, semblaient lui interdire absolument toute espérance,

Il fut tiré de cette pénible rêverie par l’arrivée de Jocelin, qui, buveur habitué peut-être, avait fait de nouveaux préparatifs avec plus de promptitude qu’on n’aurait pu l’attendre d’un homme qui s’était occupé comme lui depuis la chute du jour.

Il venait, disait-il, recevoir les ordres du colonel pour la nuit. « Souhaite-t-il prendre quelque chose ? — Non. — Son Honneur voudrait-il de préférence coucher dans le lit de sir Henri Lee, qui était déjà préparé ? — Oui. — Celui de mistress Alice Lee serait pour le secrétaire. — Si tu tiens à tes oreilles, qu’il n’en soit rien, répondit Éverard. — Où faudra-t-il donc loger le digne secrétaire ? — Dans le chenil, si tu veux. Puis, » ajouta-t-il en s’avançant vers la chambre à coucher d’Alice qui donnait sur le salon, il y jeta un coup d’œil et en ôtant la clef, « personne ne profanera cet appartement. — Son Honneur a-t-il d’autres ordres à me donner ? — Aucun, si ce n’est de faire sortir cet homme du salon… Mon clerc restera avec moi… j’ai des lettres à lui faire écrire… Mais, attendez… avez-vous remis ce matin ma lettre à miss Alice ? — Oui. Dis-moi, bon Jocelin, ce qu’elle a dit en la recevant. — Elle a paru très émue, monsieur ; et je crois même qu’elle a pleuré un peu… en vérité, elle semblait bien affligée… — Et quelle réponse t’a-t-elle chargé de me faire ? — Aucune. Cependant, excusez-moi !… elle avait commencé à dire : « Répondez à mon cousin Éverard que je communiquerai à mon père l’obligeante proposition de mon oncle si j’en puis trouver l’occasion ; mais je crains bien… » Là elle s’interrompit un moment, puis ajouta : « J’écrirai à mon cousin ; et comme je ne pourrai peut-être parler de suite à mon père, tu porteras ma lettre après le service. » J’allai donc à l’église pour tuer le temps ; mais voilà qu’en repassant par le parc j’ai trouvé cet homme qui avait sommé mon maître de quitter ces lieux, et il fallut, de gré ou de force, que je le misse en possession de la Loge. J’aurais bien voulu informer Votre Honneur que le vieux chevalier et ma jeune maîtresse allaient sans doute vous surprendre chez moi ; mais je n’ai pu en venir à bout. — Tu as bien fait, bonhomme, et je ne t’oublierai pas. Holà ! messieurs, » dit-il en s’avançant vers le clerc et le secrétaire qui pendant ce temps-là s’étaient tranquillement assis devant la cruche, avec laquelle ils avaient fait connaissance, « permettez-moi de vous rappeler que la nuit est déjà fort avancée. — Il y a encore dans cette cruche quelque chose qui fait glou glou, répondit Wildrake. — Hum ! hum ! hum ! » fit le colonel ; et s’il ne jura pas contre l’imprudence de son compagnon, je ne saurais répondre de ce qui s’éleva dans son cœur. « Eh bien ! » dit-il, observant que Wildrake venait de remplir son verre et celui de Tomkins, « avale ce dernier coup et décampe. — Ne vous plairait-il pas que je vous racontasse d’abord, dit Wildrake comment cet honnête monsieur a vu le diable regarder cette nuit à travers un carreau de cette fenêtre, et comment il trouve qu’il a une ressemblance frappante avec l’humble serviteur et respectueux clerc de Votre Honneur ? Ne voudriez-vous pas écouter cette histoire, monsieur, et accepter un verre de cette excellente eau-de-vie ? — Je ne bois rien, monsieur, répondit le colonel Éverard ; quant à vous, vous avez déjà bu un verre de trop. Monsieur Tomkins, je vous souhaite une bonne nuit. — Un mot de religion avant de nous quitter ! » dit Tomkins en se plaçant derrière le dos d’une grande chaise recouverte en cuir, crachant et se mouchant, comme pour se préparer à une longue exhortation.

« Excusez-moi, monsieur, » dit Markham Éverard sévèrement : « vous n’êtes pas assez en état de vous conduire vous-même pour diriger la dévotion des autres… — Malheur à ceux qui rejettent de pareilles propositions !… » dit le secrétaire des commissaires en traversant la chambre. Le reste de la phrase se perdit quand la porte se referma, ou fut supprimée de peur d’offense.

« Et maintenant fou de Wildrake, va te coucher… tiens, par là, » dit-il en lui montrant l’appartement du chevalier.

« Ah ! tu gardes celui de la demoiselle pour toi ! Je t’ai vu mettre la clef dans ta poche. — Non pas… en vérité, car je ne pourrais dormir dans cette chambre ; et comme je ne puis dormir nulle part, je sommeillerai dans ce fauteuil… J’ai fait remettre du bois au feu… Bonsoir, va-t’en au lit, et cuve ta boisson. — Ma boisson ! tu me fais rire de pitié. Mark… Tu es poule mouillée et fils de poule mouillée : tu ne sais pas ce que peut faire un honnête garçon quand il a bu un bon verre d’eau-de-vie. — Tous les vices de son parti sont réunis dans ce pauvre diable ! » se dit le colonel en suivant des yeux son protégé, pendant que celui-ci se retirait d’un pas mal assuré vers l’appartement qu’on lui avait désigné. « Il est étourdi, intempérant, dissolu ; et si je ne parviens pas à l’embarquer pour la France, il causera certainement sa ruine et la mienne. Pourtant, au fond, il est bon, brave et généreux, et il m’aurait rendu les services qu’il attend aujourd’hui de moi. En quoi consisterait le mérite de la bonne foi, si nous ne gardions notre parole qu’autant que nous ne craindrions aucun danger ? Cependant je vais me mettre en garde contre une nouvelle interruption de sa part. »

Alors il ferma la porte de communication qui conduisait de la chambre à coucher où le Cavalier s’était retiré, dans le salon ; et, après s’être promené d’un air pensif, il revint s’asseoir, alluma la lampe et tira un paquet de lettres. « Je les relirai encore une fois, dit-il, afin que, s’il est possible, en songeant aux affaires publiques, j’allège le poids de mes chagrins personnels. Divine Providence ! comment tout cela finira-t-il ? Nous avons sacrifié la paix de nos familles, les plus tendres espérances de nos jeunes cœurs pour affranchir notre pays natal et l’arracher à l’oppression : pourtant, il semble que chaque nouveau pas que nous faisons vers la liberté, nous découvre des périls nouveaux et plus terribles, comme le voyageur qui, gravissant une montagne élevée, se trouve, à chaque pas qui le rapproche davantage du sommet, exposé à un danger plus imminent. »

Il lut long temps et attentivement différentes lettres ennuyeuses et embrouillées, où ses correspondants, tout en plaçant devant lui la gloire de Dieu, les franchises et les libertés de l’Angleterre comme leur unique but, ne pouvaient déguiser à l’œil pénétrant de Markham Éverard, malgré toutes les circonlocutions qu’ils s’efforçaient d’employer, que l’égoïsme et des vues d’ambition étaient les principaux mobiles de leurs intrigues.


  1. Wild, sauvage ; rake, libertin ou extravagant : Wildrake signifierait donc un franc débauché.
    Quand à wildgoose, mot composé aussi de wild, sauvage et de goose, oie, ce qui revient à oie sauvage ou franc animal, cette expression est ici opposée malicieusement à wildrake, mauvais garnement, ou plutôt à wild drake, qui veut dire canard sauvage. Ces jeux de mots n’ont aucun sel pour un Français. a. m.
  2. Fameux armurier italien. a. m.
  3. Au collège, signifie à l’Université, et à Lincoln’s-Inn, à l’École de droit de Londres, nom du quartier des gens de loi. a. m.