Waverley/Introduction

Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 59-63).


WAVERLEY,


OU


IL Y A SOIXANTE ANS.



INTRODUCTION.


Quel roi sers-tu ? Parle ou meurs.
ShakspeareHenri IV.


Le plan de cette édition m’oblige à donner ici quelques détails sur les événements qui ont servi de base au roman de Waverley. Ils avaient été déjà présentés au public par mon honorable ami, feu William Erskine (depuis lord Kinneder), lorsqu’en 1817 il se livra à l’examen des Contes de mon Hôte, pour un article dans le Quarterly review. L’auteur lui-même avait fourni à ce critique tous les renseignements nécessaires ; ils ont depuis été publiés dans la préface des Chroniques de la Canongate, et sont insérés aujourd’hui à leur place naturelle.

La protection que s’accordent mutuellement Waverley et Talbot est la base de l’intrigue de ce roman ; c’est sur une de ces anecdotes qui rendent moins odieux les malheurs enfantés par les guerres civiles qu’elle est fondée ; et comme elle honore également l’un et l’autre, nous n’avons point hésité à faire connaître les noms de ces généreux ennemis. Lorsque le matin de la bataille de Preston, en 1745, les Highlanders[1] opéraient leur mémorable attaque sur l’armée de sir John Cope, une batterie de quatre pièces de campagne fut enlevée par les Camérons et les Stewarts d’Appine. Feu Alexandre Stewart d’Invernahyle fut des premiers à charger, et observant un officier du roi qui dédaignait de fuir comme le reste de ses compagnons et restait sur le champ de bataille l’épée à la main, déterminé à défendre jusqu’au dernier moment le poste qu’on lui avait confié, le généreux Highlander lui commanda de se rendre, et reçut pour réponse un coup violent qui vint frapper son bouclier ; l’officier se trouvait alors sans défense, et la hache d’armes d’un gigantesque Highlander (du meunier d’Invernahyle) allait lui briser le crâne, lorsque M. Stewart parvint, non sans peine, à le déterminer à se rendre : il mit en sûreté ce qui pouvait lui appartenir, protégea sa personne, et obtint enfin sa liberté sur parole. L’officier fut reconnu pour être le colonel Whitefoord, du comté d’Ayr, homme d’un grand caractère, exerçant une haute influence, et chaud partisan de la maison de Hanovre. Cependant telle était la confiance qui régnait entre ces deux hommes honorables, divisés par leurs opinions politiques, que, tandis que la guerre civile exerçait partout ses ravages et qu’on exécutait sans merci les officiers qui s’écartaient de l’armée highlandaise, Invernahyle n’hésita pas, en retournant aux Highlands pour y faire de nouvelles recrues, d’aller rendre visite à son ancien prisonnier. Il passa alors un ou deux jours dans le comté d’Ayr, au milieu des wighs amis du colonel Whitefoord, aussi agréablement et aussi gaiement que si la paix eût régné autour de lui.

Après que la bataille de Culloden eut renversé les espérances de Charles-Édouard, et dispersé ses partisans proscrits, ce fut le tour du colonel Whitefoord d’employer tous ses efforts pour obtenir le pardon de M. Stewart. Il se rendit chez le greffier de la justice criminelle, le lord-avocat, et chez tous les officiers de l’état ; à chacune de ses requêtes on répondait en lui présentant une liste sur laquelle Invernahyle était marqué (selon l’expression du bon vieux gentilhomme) « avec le signe de la bête féroce, » comme un sujet indigne de grâce ou de pardon.

Enfin le colonel Whitefoord s’adressa au duc de Cumberland en personne ; mais il reçut aussi de lui un refus positif. Il se borna donc pour le moment à demander qu’on protégeât la maison, la femme, les enfants et les propriétés de Stewart ; même refus de la part du duc. Alors le colonel Whitefoord, tirant de son sein sa commission, la déposa sur la table devant Son Altesse Royale, et, avec beaucoup d’émotion, sollicita la permission de quitter le service d’un souverain qui refusait d’épargner un ennemi vaincu. Cette demande étonna et même toucha le duc ; il invita le colonel à reprendre sa commission, et lui accorda la protection qu’il réclamait. Elle fut donnée assez à temps pour sauver la maison, le blé et le bétail d’Invernahyle du pillage des troupes, qui livraient à la dévastation ce qu’on avait alors l’habitude d’appeler « le pays de l’ennemi. »

Un corps peu considérable était campé sur les domaines d’Invernahyle, qu’il épargnait tandis qu’il livrait au pillage le pays d’alentour et cherchait dans toutes les directions les chefs de l’insurrection, particulièrement Stewart. Celui-ci était alors bien plus près d’eux qu’ils ne le pensaient ; car, soigneusement caché dans une caverne (comme le baron de Bradwardine), il resta plusieurs jours si près des sentinelles anglaises, qu’il pouvait distinctement les entendre procéder à l’appel. Sa nourriture lui était apportée par une de ses filles, âgée de huit ans, que madame Stewart avait été dans la nécessité de charger de cette commission : car ses propres mouvements et ceux des autres membres plus âgés de sa famille étaient rigoureusement observés. Douée d’un esprit au-dessus de son âge, cette enfant avait contracté l’habitude d’errer au milieu des soldats, qui avaient pour elle quelque amitié ; elle saisissait ainsi le moment où, n’étant pas remarquée, elle pouvait se glisser dans un bosquet, où elle déposait à un endroit convenu la chétive provision qu’elle apportait et que son père pouvait ainsi trouver. Invernahyle exista quelques semaines à l’aide de ces secours précaires ; et comme il avait été blessé à la bataille de Culloden, ses fatigues étaient encore aggravées par la douleur qu’il ressentait de ses blessures. Après que les soldats eurent éloigné leurs quartiers, il échappa à la mort d’une manière non moins étonnante.

Comme alors il se hasardait de se rendre le soir à son habitation qu’ordinairement il quittait le matin, il fut épié par un parti d’ennemis qui tirèrent sur lui et le manquèrent. Le fugitif ayant été assez heureux pour échapper à leurs recherches, ils revinrent à sa maison, accusant sa famille de recevoir un des traîtres proscrits. Une vieille femme eut la présence d’esprit de soutenir que l’homme qu’ils avaient vu était le berger. « Pourquoi ne s’arrêtait-il pas lorsque nous l’appelions ? » dit le soldat. — » Le pauvre homme ! hélas ! il est aussi sourd qu’une bûche… » répondit la vieille servante rusée. — « Qu’on l’envoie quérir sur-le-champ. » On alla donc chercher le véritable berger sur la montagne, et comme on avait eu le temps de lui faire sa leçon, il était, à son arrivée, aussi sourd que besoin était pour soutenir son rôle. Invernahyle obtint dans la suite son pardon, en vertu de la loi d’amnistie.

L’auteur l’avait fort bien connu, et tenait ces circonstances de sa propre bouche. Invernahyle offrait la noble image de ces anciens Highlanders ; il descendait d’une antique famille, était galant, courtois, et d’une bravoure chevaleresque. Il s’était, je crois, déclaré pour les Stuarts en 1715 et en 1745, et avait pris une part active à toutes les insurrections qui eurent lieu dans les Highlands durant ces mémorables époques ; et j’ai entendu dire qu’un de ses exploits les plus remarquables avait été le combat singulier qu’il soutint à l’arme blanche contre le célèbre Rob Roy Mac Gregor, au clachan de Balquidder.

Invernahyle était à Édimbourg lorsque Paul Jones se présenta à l’embouchure du Forth ; et quoique vieux, je le vis alors s’armer, et je l’entendis se réjouir, dans l’espoir (pour me servir de ses propres expressions) de « tirer encore une fois sa claymore[2] avant de mourir. » En effet, à cette époque mémorable où la capitale de l’Écosse fut menacée par trois misérables chaloupes ou bricks, à peine en état de piller un village habité par des pêcheurs, Invernahyle fut le seul homme qui proposa un plan de résistance. Il offrit aux magistrats, si l’on pouvait se procurer des poignards et des sabres, de trouver, dans les plus basses classes, autant de Highlanders qu’il en faudrait pour tailler en pièces l’équipage de tout bateau qui viendrait s’engager dans une ville remplie de rues étroites et tortueuses, où les disperserait probablement l’ardeur du pillage. Je ne sais si son plan fut goûté ; je crois plutôt qu’il parut trop hasardeux aux autorités constituées, qui ne pouvaient, même à cette époque, désirer voir des armes aux mains des Highlanders. Un vent d’ouest violent et continu décida la question, en chassant hors du détroit Paul Jones et ses vaisseaux.

S’il y a quelque chose d’humiliant dans ce souvenir, on éprouve quelque plaisir en le comparant à ceux de la dernière guerre, lorsque Édimbourg, outre les forces régulières et la milice, fournit volontairement une brigade de cavalerie, d’infanterie et d’artillerie, s’élevant à plus de six mille hommes, qui se trouva prête à repousser une force beaucoup plus considérable que celle dont l’aventureux Américain était le chef. Le temps et les circonstances changent le caractère des nations et le sort des cités ; et ce n’est pas sans quelque orgueil qu’un Écossais doit penser que le caractère mâle et indépendant d’un pays (qui confie sa défense aux bras de ses enfants), après avoir été obscurci durant un demi-siècle, a pu, durant le cours de sa vie, recouvrer tout son lustre.

D’autres éclaircissements sur Waverley sont dans les notes au bas des pages.


  1. Écossais des montagnes ou des hautes terres.
  2. Espèce d’épée large dont se servaient les montagnards écossais. a. m.