Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 26-58).

APPENDICES


JOINTS À LA PRÉFACE GÉNÉRALE.




{{c|N° 1[1]. Fragment d’un roman qui devait être intitulé

THOMAS-LE-RIMEUR.


CHAPITRE PREMIER.


Le soleil allait disparaître derrière les montagnes éloignées de Liddesdale, et on apercevait quelques habitants du village de Hersildoun, disséminés et saisis d’épouvante ; ils étaient occupés à réparer leurs demeures ruinées qu’une bande dévastatrice d’Anglais, habitants des frontières, avait réduites en cendres. Une tour élevée, construite au milieu du village, était le seul objet qui n’offrît point l’apparence de la dévastation. Elle était entourée de murailles, et la porte extérieure fermée au moyen de barres et de verroux. Les arbrisseaux et les ronces qui croissaient autour, et dont les branches s’étaient frayé sous la porte un passage, montraient évidemment qu’elle n’avait pas été ouverte depuis nombre d’années. Les chaumières des environs avaient été réduites en cendres, et cette masse qui paraissait déserte et désolée n’avait point eu à souffrir de la violence des brigands. Les infortunés qui s’efforçaient de réparer leurs misérables huttes avant la chute du jour, semblaient négliger l’abri bien préférable que leur offrait cette tour, abri qu’ils pouvaient se procurer sans être néanmoins obligés de se livrer au travail.

Avant que le jour eût entièrement fait place à la nuit, un chevalier, couvert d’une riche armure, montant une superbe haquenée, traversait lentement le village. Son cortège se composait d’une dame, jeune et belle en apparence, qui se tenait à ses côtés sur un palefroi aux crins de diverses couleurs ; d’un écuyer portant son casque et sa lance, et conduisant son cheval de bataille, coursier plein de feu et couvert de riches harnais. Un page et quatre cavaliers, armés d’arcs, de carquois, d’épées courtes et de petits boucliers, complétaient son équipage qui, bien que peu considérable, annonçait cependant un homme d’un rang élevé.

Il s’arrêta, et adressa la parole à quelques-uns des habitants que la curiosité avait détournés de leurs travaux pour le contempler ; mais au son de sa voix, et plus encore à la vue de la croix de saint George qu’on apercevait sur le casque des gens de sa suite, ils s’enfuirent en s’écriant « que les Southrons[2] étaient revenus. » Le chevalier s’efforçait de raisonner avec les fugitifs, qui étaient en grande partie des vieillards, des femmes, des enfants ; mais la crainte que leur inspirait le nom anglais accélérait leur fuite, et en peu de minutes ils eurent abandonné le chevalier et ses compagnons de voyage. Il traversa alors le village au pas, cherchant un asile pour y passer la nuit ; mais désespérant d’en trouver un, soit dans la tour inaccessible, soit dans les huttes dévastées des villageois, il prit un chemin vers la gauche, dans une direction où il apercevait une habitation petite, mais décente, séjour sans doute d’un homme au-dessus de la classe vulgaire. Il avait frappé à la porte à diverses reprises, lorsque le propriétaire se montra enfin à la croisée, et, avec les signes apparents de la crainte la plus vive, lui demanda, en idiome anglais, ce qu’il voulait. Le guerrier répondit qu’il était chevalier anglais et baron, et qu’il se rendait à la cour du roi d’Écosse pour affaires importantes qui intéressaient les deux royaumes.

« Pardonnez mon hésitation, noble chevalier, dit le vieillard en ôtant les barres et les verrous qui retenaient les portes ; pardonnez mon hésitation ; mais nous sommes exposés ici à trop de brigandages pour exercer une hospitalité aveugle et illimitée. Ce qui m’appartient est à vous. Plaise à Dieu que la mission qui vous est confiée ramène la paix et les jours heureux de notre vieille reine Marguerite ! »

« Amen, digne franklin[3], répliqua le chevalier. Connaissez-vous la reine ? » — Je faisais partie de sa suite lorsque je vins dans ce pays, et je pris le parti de m’y fixer pour vaquer aux soins de quelques-unes des terres qu’elle possédait à titre de préciput, et qu’elle avait daigné confier à ma surveillance. »

« Mais, dit le chevalier, comment, étant Anglais, avez-vous pu, dans ces lieux, protéger votre vie et vos propriétés, lorsqu’un de vos compatriotes ne peut obtenir un asile pour y passer la nuit, et un verre d’eau pour étancher sa soif ? »

« Ah ! seigneur chevalier, répondit le franklin, on dit avec raison que l’habitude ferait vivre un homme dans l’antre d’un lion ; et comme je me suis établi ici dans des temps de paix et que je n’ai jamais offensé qui que ce soit, je suis respecté de mes voisins, et même, comme vous le voyez, de nos pillards highlandais[4]. » — « Ce que vous me dites me fait plaisir, et j’accepte votre hospitalité… Isabelle, ma chère, notre digne hôte voudra bien mettre un lit à votre disposition… Bon franklin, ma fille est indisposée. Nous occuperons votre maison jusqu’à ce que le roi d’Écosse soit revenu de son expédition du nord. En attendant, appelez-moi lord Lacy de Chester. »

Les gens du baron, aidés de l’intendant, s’occupèrent alors de soigner les chevaux, et de préparer un repas pour lord Lacy et sa belle compagne. Nos deux voyageurs s’étant mis à table, furent servis par leur hôte et sa fille. L’usage d’alors ne permettant point à ceux-ci de manger en présence de personnes d’un rang aussi élevé que ceux qu’ils accueillaient, ils se retirèrent dans une autre pièce où l’écuyer et le page (jeunes gens de noble extraction) prenaient leur repas, tandis que des lits leur étaient préparés. Les cavaliers, après avoir fait honneur au festin champêtre du franklin de la reine Marguerite, se retirèrent à l’écurie, et chacun d’eux, couché près de son cheval favori, répara par un profond sommeil les fatigues d’un long voyage.

Le lendemain matin, les voyageurs furent réveillés de fort bonne heure par un grand bruit fait à la porte de la maison. Quelques personnes demandaient du ton le plus arrogant qu’on les laissât immédiatement entrer. L’écuyer et le page de lord Lacy, après avoir saisi leurs armes, se préparaient à sortir pour châtier ces audacieux, lorsque le vieil hôte, ayant regardé par un châssis secret, pratiqué pour reconnaître ses visiteurs, les supplia, avec de grands signes de terreur, de se tenir tranquilles, s’ils ne voulaient pas que tout fût massacré dans la maison.

Il se hâta alors de se rendre à l’appartement de lord Lacy, qu’il rencontra revêtu d’une longue robe fourrée et portant le bonnet de chevalier, appelé mortier. Le bruit qu’il avait entendu l’avait irrité, et il voulait connaître la cause qui avait troublé le repos de la maison.

« Noble sire, dit le franklin, un des plus formidables et des plus cruels cavaliers écossais de la frontière est près d’ici, et, ajouta-t-il avec un bégaiement causé par la terreur, on ne le voit jamais s’écarter si loin des montagnes sans de mauvaises intentions et sans la faculté de les accomplir. Ainsi, tenez-vous sur vos gardes, car… »

Là, un craquement épouvantable annonça que la porte avait été enfoncée ; le chevalier descendait alors l’escalier assez à temps pour empêcher un combat meurtrier entre sa suite et les brigands. Ceux-ci étaient au nombre de trois. Leur chef était grand, robuste, athlétique ; sa structure décharnée et musculaire, aussi bien que la dureté de ses traits, attestait que le cours de sa vie avait été fatigant et périlleux. Le costume dont il était revêtu ajouta encore à l’effet de son apparition ; il portait une jaque ou jaquette, faite avec un cuir de buffle très-épais et sur laquelle on avait cousu de petites plaques de fer en losange, appliquées l’une sur l’autre, et formant une cotte de mailles qui se ployait selon les divers mouvements du guerrier. Cette armure défensive couvrait un pourpoint de drap gris et grossier ; l’Écossais avait sur ses épaules quelques lames d’acier à demi rouillées ; une épée à deux tranchants et un poignard étaient pendus à son côté dans une ceinture de peau de buffle ; un casque garni de quelques barres en fer tenant lieu de visière, et une lance d’une longueur extraordinaire, complétaient son équipage. Les regards du guerrier étaient aussi durs et aussi farouches que son attirail ; ses yeux noirs et perçants ne restaient jamais un moment fixés sur le même objet, ils se portaient constamment sur tout ce qui se trouvait autour de lui, comme s’il eût cherché quelque danger à braver, quelque proie à saisir, et quelque insulte à venger. Ce dernier parti semblait être le seul objet qu’il eût en vue, car, sans avoir égard à la présence imposante de lord Lacy, il proféra les menaces les plus incohérentes contre le propriétaire de la maison et ses hôtes.

« Nous verrons, oui nous verrons si un chien d’Anglais doit accueillir et cacher ici les Southrons. Si je me suis abstenu de fréquenter ces lieux, rendez-en grâce à l’abbé de Melrose, et au bon chevalier de Coldingnow. Mais, par sainte Marie, ces jours sont passés, et vous vous en apercevrez. »

Il est probable que l’enragé d’Écossais ne se fût pas borné à proférer d’inutiles menaces, si les quatre cavaliers étant entrés avec leurs arcs tendus, ne lui eussent évidemment prouvé que la force n’était point alors de son côté.

Lord Lacy s’avança vers lui. « Vous violez ma retraite, soldat ; la paix existe entre nos deux nations : retirez-vous ainsi que votre suite, ou mes serviteurs châtieront cette présomption. »

« Vous aurez la paix, mais semblable à celle que vous accordez, » répondit le cavalier, indiquant de sa lance le village incendié, et la dirigeant presque aussitôt contre lord Lacy. L’écuyer tira son épée, et sépara d’un seul coup la tête d’acier du tronçon de la lance.

« Arthur Fitzherbert, dit le baron, le coup que tu viens de porter a différé d’une année ta réception de chevalier. Cet écuyer ne devra plus porter d’éperons à l’avenir. Quoi ! oser, en présence de son maître, et sans son ordre, tirer son glaive avec une impétuosité effrénée. Sortez d’ici, et pensez à ce que je viens de dire. »

L’écuyer quitta la chambre, plein de honte et de confusion.

« Ce serait vainement, continua lord Lacy, que je m’attendrais à trouver chez un grossier montagnard la courtoisie dont les gens de ma suite eux-mêmes peuvent quelquefois s’écarter. Mais, avant de tirer ton épée (car le montagnard tenait la main sur la garde de son épée), tu feras bien de réfléchir que je suis venu dans ces lieux avec un sauf-conduit de ton roi, et que mon temps ne me permet point de me quereller avec un homme tel que toi. »

« De mon roi ! de mon roi ! répéta le montagnard ; je ne me soucie pas de ce tronçon pourri pour roi des comtés de Fife et de Lothian, ajouta-t-il en frappant la terre avec fureur de sa lance brisée ; mais Habby de Cessford sera ici dans peu de temps, et nous saurons bientôt s’il permettra à un misérable Anglais d’occuper cette hôtellerie. »

Ayant prononcé ces mots, il lança de dessous ses sourcils sombres et velus un regard farouche et sinistre, et tournant les talons il se retira suivi de ses deux compagnons ; ils montèrent leurs chevaux qu’ils avaient attachés à une clôture extérieure, et disparurent à l’instant.

« Quel est cet incivil maraud ? » dit lord Lacy au franklin, qui, pendant toute la scène, avait ressenti la plus vive agitation. — Son nom, noble lord, est Adam Kerr du Moat ; mais il est ordinairement appelé par ses compagnons le chevalier noir de Cheviot. Je crains bien qu’il ne vienne ici avec quelque mauvais dessein. Mais si le lord de Cessford est près de ces lieux, il n’osera se porter à aucun outrage, à moins d’être provoqué. »

« J’ai entendu parler de ce chef, dit le baron ; avertissez-moi de son arrivée. Et vous, Rodolphe (parlant au plus âgé des archers), faites une garde sévère. Adelbert (s’adressant au page), préparez mes armes. » Le page fit un salut, et le baron se retira dans la chambre de lady Isabelle, pour lui expliquer la cause du

tumulte

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Voilà tout ce qui a été écrit de ce roman projeté ; il devait rouler principalement sur une fable superstitieuse reconnue pour être véritable dans cette partie des frontières où l’auteur avait sa résidence, et où l’on disait qu’avait fleuri le fameux Thomas de Hersildoun, appelé le Rhymer[5], sous le règne d’Alexandre III, roi d’Écosse. Ce personnage, le Merlin[6] écossais, que la tradition regarde comme le héros de quelques-unes des aventures attribuées par les bardes bretons à Merlin le Calédonien ou le sauvage, était et est encore connu comme un magicien, un poète et un prophète. Les habitants du pays rapportent qu’il vivait dans la terre de Facry, et ils s’attendent à le voir reparaître lors d’une grande convulsion de la société, dans laquelle il doit jouer un rôle remarquable : tradition commune à toutes les nations, ainsi que le prouve la ferme croyance des mahométans au sujet de leur douzième Iman.

Il y a quelques années vivait, sur les limites qui séparent l’Angleterre de l’Écosse, un maquignon jovial et bavard, remarquable par son caractère intrépide et peu soucieux : aussi était-il l’objet de l’admiration de ses voisins, auxquels même il inspirait quelque crainte. Un soir, il traversait au clair de lune le marais de Bowden, vers la partie occidentale des coteaux d’Eildon, théâtre des prophéties de Thomas-le-Rimeur, et souvent mentionné dans son histoire ; comme il conduisait une paire de chevaux dont il n’avait pu se défaire, il rencontra un homme, dont l’air était vénérable et le costume singulièrement antique, et qui, à sa grande surprise, lui demanda le prix de ses chevaux, et commença à marchander avec lui. Pour Canobie Dick, car c’est ainsi que nous appellerons notre marchand, une pratique était une pratique, et il eût vendu un cheval au diable lui-même, sans s’embarrasser de ses cornes, et l’eût probablement trompé par-dessus le marché. L’étranger paya le prix convenu, et tout ce qui contrariait Dick dans cette affaire, fut que l’or qu’il avait reçu était en licornes, pièces à bonnet et autres anciennes monnaies, qui auraient été inappréciables pour entrer dans une collection, mais qui étaient alors gênantes dans la circulation. Cependant, comme c’était de l’or, il s’arrangea de manière à gagner, par le moyen de cette monnaie, beaucoup plus qu’il n’avait peut-être donné. Conformément aux ordres d’une si bonne pratique, il amena plus d’une fois des chevaux au même lieu : d’après la stipulation de l’acquéreur, il ne devait jamais venir que seul, et de nuit. Je ne sais si ce fut par un pur sentiment de curiosité, joint peut-être à l’appât du gain, mais après avoir vendu quelques chevaux de cette manière, Dick prétendit que les marchés qui se contractaient sans boire n’étaient pas heureux, et donna à entendre que, puisque l’acheteur vivait dans le voisinage, il devait au moins se conformer à l’urbanité requise en pareil cas, et le régaler d’une demi-pinte.

« Vous pouvez voir ma demeure si vous voulez, dit l’étranger ; mais si vous perdez courage en voyant ce qui s’y trouve, vous vous en repentirez toute votre vie. »

Cependant cet avis excita chez Dick un sourire de dédain, et étant descendu pour mettre son cheval en sûreté, il suivit l’étranger dans un sentier étroit qui les conduisit au haut de la colline vers une éminence placée au centre de la montagne, entre les cimes les plus méridionales, et appelée le lièvre de Luchen, tant sa forme ressemblait à celle de cet animal. Arrivé au pied de cet éminence, qui est aussi célèbre pour les assemblées de magiciennes que le moulin à vent de Kippilaw, situé dans le voisinage, Dick fut un peu surpris et alarmé de voir que son conducteur était entré dans le flanc de la colline, par un passage ou caverne que lui-même n’avait jamais vu, et dont il n’avait jamais entendu parler, quoiqu’il connût parfaitement ces lieux.

« Vous pourrez encore retourner sur vos pas, » dit le guide, jetant sur lui un regard sinistre ; mais Dick dédaigna de montrer de la crainte, et ils continuèrent leur route. Les voyageurs se trouvèrent bientôt en une longue suite d’écuries, dans chacune desquelles était un cheval d’un noir éclatant ; près de chaque coursier se tenait un cavalier, aux armes noires, ayant à la main une épée nue ; mais hommes et chevaux étaient aussi silencieux et immobiles que des statues de marbre. Un grand nombre de torches jetaient une lueur sombre dans la salle où les voyageurs étaient entrés ; et comme celles du calife Vathek, cette salle était d’une vaste dimension. Cependant ils arrivèrent à sa partie supérieure ; là on apercevait sur une table antique une épée et un cor.

« Celui qui fera résonner ce cor, et qui dégainera cette épée, dit l’étranger, donnant alors à entendre qu’il était le fameux Thomas de Hersildoun, deviendra, si le courage ne lui manque, roi de toute l’immense Bretagne. Ainsi parle la langue qui ne mentit jamais. Mais tout dépend du courage et du premier choix que l’on fera entre le glaive et le cor. »

Dick était bien disposé à prendre l’épée, mais son caractère naturellement hardi était abattu par les terreurs surnaturelles que lui inspirait ce séjour ; il pensait, d’ailleurs, qu’en commençant par tirer l’épée, il pourrait offenser les pouvoirs de la montagne, qui attribueraient peut-être son action à un sentiment de défiance. D’une main tremblante il prit le cor, et fit entendre un son faible mais assez élevé pour produire une réponse terrible. Le tonnerre roula dans la salle immense avec un épouvantable fracas ; les chevaux et les hommes tressaillirent et s’animèrent ; les coursiers hennirent, frappèrent du pied, rongèrent leurs mors et relevèrent la tête ; les guerriers s’avancèrent, agitant leur armure et brandissant leurs épées. La terreur de Dick fut extrême à la vue de cette armée auparavant silencieuse comme le tombeau, se disposant, avec un tumulte horrible, à se précipiter sur lui. Il lâcha le cor, et s’efforça, mais faiblement, de saisir le glaive enchanté ; au même instant une voix éclatante fit entendre ces paroles mystérieuses :

Malheur au lâche, si jamais
Il en a paru sur la terre,
Qui ne prend pas le cimeterre
Avant l’âpre cor des forêts !

Ces mots étaient à peine prononcés que des hurlements horribles se firent entendre dans toutes les parties de la salle, et qu’une force irrésistible saisissant avec vigueur l’infortuné maquignon, le porta à l’entrée de la caverne, et le précipita sur une espèce d’éminence formée de pierres détachées, et où les bergers le trouvèrent le lendemain matin. Le souffle de la vie n’était pas encore entièrement éteint en lui, et il eut le courage de leur faire le récit de son épouvantable aventure ; après quoi il expira.

On trouve cette légende avec quelques variantes dans diverses parties de l’Écosse et de l’Angleterre ; la scène est indiquée comme s’étant passée quelquefois dans un vallon favori des Highlands, quelquefois dans les profondes mines à charbon du Northumberland, qui s’étendent si loin sous les abîmes de l’Océan. On la trouve aussi dans l’ouvrage de Reginald Scott sur Withcraft[7], qui fut écrit dans le XVIe siècle. On demanderait vainement quelle peut-être l’origine de cette tradition. Le choix entre le cor et l’épée renferme peut-être un sens moral, dont la signification serait que c’est agir témérairement de chercher le péril avant d’avoir les armes nécessaires pour l’éloigner.

Mais il est clair que cette légende, quelque ornée qu’elle fût, n’aurait formé qu’un roman fort imparfait, si elle eût été écrite en prose ; car il eût alors dégénéré en un véritable conte de fée. Le docteur John Leyden a introduit cette tradition d’une manière fort heureuse, dans ses Scènes de l’enfance : Ire partie. Voici dans quels termes il s’exprime :


« Mystérieux poète, condamné par un décret du sort à visiter de nouveau le fatal arbre du destin, où souvent le berger, à l’aube d’un saint jour, entend ton léger coursier hennir avec une impatience sauvage, dis-nous quel est celui dont la voix forte et sombre ordonne au sommeil enchanté des âges de s’enfuir, fait retentir d’un bruit horrible et prolongé les vastes cavernes d’Eildon, pendant que chaque guerrier, revêtu d’une armure noire, s’anime au bruit des instruments, et que le cor et le cimeterre, saisis d’une main vigoureuse, annoncent la marche du roi Arthur, arrivant de l’empire des fées ? »



AUTRE FRAGMENT.


Dans le même cabinet et avec le fragment qui précède se trouvait le suivant, au milieu d’autres disjecta membra. Ce second fragment avait pour objet un roman qui devait différer du premier ; mais il avait été abandonné presque aussitôt qu’entrepris. L’introduction indique l’époque où il fut commencé, époque qui remonte vers la fin du XVIIIe siècle.


le Lord d’ennerdale.

(Dans un fragment d’une lettre de John B—, écuyer de la même classe, à William G—, f. r. s. e.)

« Versez à plein verre, dit le chevalier, les dames peuvent nous accorder quelques instants de plus. Versez à plein verre, et buvons à l’archiduc Charles. »

Les assistants accueillirent avec empressement le toast de leur seigneur.

« Le succès de l’archiduc, dit le sombre vicaire, tendra à avancer notre négociation à Paris ; et si… »

« Pardonnez-moi si je vous interromps, docteur, dit avec un accent un peu étranger un des assistants dont la figure était maigre et décharnée ; mais pourquoi liez-vous ces événements, à moins d’espérer que la bravoure et les victoires de nos alliés n’empêchent un humiliant traité ? »

« Monsieur l’abbé, répondit le vicaire d’un ton un peu sec, nous commençons à sentir qu’une guerre continentale entreprise pour la défense d’un allié qui n’a pas voulu combattre, et pour le rétablissement d’une famille royale, d’une noblesse et d’un clergé qui ont lâchement abandonné leurs droits, est un trop lourd fardeau pour les ressources de ce pays. » — « Et la guerre était-elle donc, de la part de la Grande-Bretagne, une manifestation gratuite de générosité ? Ne craignait-on pas ce funeste esprit d’innovation qui s’était répandu au dehors ? Le peuple ne tremblait-il pas pour sa propriété, le clergé pour sa religion, et tout cœur loyal pour la constitution ? Ne jugeait-on pas nécessaire de détruire l’édifice qui était en feu, avant que la conflagration se répandît dans tout le voisinage ? » — « Cependant, si après en avoir fait l’expérience, les murailles devaient résister à nos derniers efforts, je ne vois pas qu’il fût très-prudent de persévérer dans nos travaux au milieu de ces ruines fumantes. »

« Quoi, docteur, dit le baronnet, dois-je rappeler à votre souvenir votre propre sermon sur le dernier jeûne général ? Ne nous encouragiez-vous pas à espérer que le Dieu des armées s’avancerait à la tête de nos soldats, et que nos ennemis, qui le blasphèment, seraient plongés dans la honte et l’ignominie ? »

« Un tendre père peut vouloir punir même ses enfants chéris, » répondit le vicaire.

« Je crois, dit un gentilhomme placé au bout de la table, que les covenantaires se sont justifiés de la même manière, lorsque, voyant leurs prophéties non réalisées à la bataille de Dunbar, leurs séditieux prédicateurs obligèrent le prudent Lesley à marcher contre les Philistins dans Gilgal. »

Le vicaire jeta un regard scrutateur et fort peu civil sur cet interlocuteur, qui était un jeune homme de petite taille, à l’air modeste et réservé. Des études sérieuses et précoces avaient éteint dans ses traits la gaieté particulière à son âge, et leur avaient imprimé une teinte prématurée de méditation. Son œil avait cependant conservé tout son feu, et ses gestes toute leur vivacité. S’il eût gardé le silence, un long espace de temps se fût écoulé avant qu’on le remarquât ; mais, quand il parla, il y eut dans ses manières quelque chose qui attira l’attention.

« Quel est ce jeune homme ? » dit le vicaire à voix basse à son voisin.

« C’est, répondit-on, un Écossais appelé Maxwell, qui est venu rendre visite à sir Henri. »

« Je le jugeais tel, d’après son accent et ses manières, » dit le vicaire.

On fera observer ici que les Anglais du nord conservent, plus que leurs compatriotes du sud, l’ancienne aversion héréditaire contre leurs voisins les Écossais. Quelques autres personnes prirent part à la conversation, et soutinrent leur opinion avec tout le feu, toute la véhémence qu’inspirent ordinairement le vin et les discussions politiques. Cette circonstance rendit la réunion au salon fort agréable à la partie la plus sobre de la compagnie.

La société se dispersa peu à peu, et enfin le vicaire et le jeune Écossais restèrent seuls avec le baronnet, sa dame, ses filles et moi-même. L’ecclésiastique n’avait pas oublié, comme on le pense, l’observation qui le rangeait au nombre des faux prophètes de Dunbar, car il s’adressa à M. Maxwell à la première occasion qui se présenta.

« Hem ! c’est vous, monsieur, qui avez émis une réflexion sur les guerres civiles du dernier siècle ? Il faut en vérité que vous ayez des connaissances bien profondes sur ce sujet pour établir un parallèle entre ces guerres et les jours malheureux qui pèsent sur nous, jours bien certainement les plus sombres qui aient obscurci l’horizon de la Bretagne. » — « Dieu me préserve, docteur, d’établir une comparaison entre les temps présents et ceux que vous mentionnez. Je sais trop bien apprécier les avantages que nous avons sur nos ancêtres. Les factions et l’ambition ont amené la division parmi nous ; mais au milieu de nos discordes personne n’a perdu la vie ; nous n’avons point encore ressenti les maux que pourrait causer l’effusion du sang entre concitoyens. Nos ennemis, monsieur, ne sont pas ceux qui habitent la maison que nous habitons ; et tant que nous resterons fermes et unis contre les attaques d’un ennemi étranger, quelque artificieux et invétéré qu’il soit, nous aurons, je l’espère, peu de craintes à avoir. »

« Avez-vous trouvé quelque chose de curieux, M. Maxwell, parmi ces papiers poudreux ? » dit sir Henri, qui semblait craindre le renouvellement d’une discussion politique.

« Mes recherches ont fait naître de ma part des réflexions que j’émettais précisément tout à l’heure, dit Maxwell ; et je pense qu’elles sont assez fortement confirmées par une histoire que je me suis occupé de rédiger d’après quelques-uns de vos manuscrits de famille. » — « Vous pouvez faire de ces manuscrits l’usage qui vous plaira, dit sir Henri. Bien des jours se sont écoulés sans qu’on les examinât ; et, pour connaître leur signification, j’ai souvent désiré posséder une personne aussi versée que vous dans ces vieux parchemins. » — « Ceux dont je parlais tout à l’heure sont relatifs à un trait d’histoire particulière, tenant un peu du merveilleux et concernant intimement votre famille ; si vous le trouvez bon, je puis vous lire les anecdotes telles que je les ai disposées, et vous pourrez juger alors de la valeur de l’original. »

Il y avait dans cette proposition quelque chose d’agréable à toutes les parties. Sir Henri avait un certain orgueil de famille qui le portait à s’intéresser à tout ce qui concernait ses ancêtres. Les dames d’alors étaient profondément plongées dans la lecture des ouvrages à la mode. Lady Ratcliff et ses charmantes filles, accompagnées de la célèbre héroïne d’Udolphe, avaient parcouru tous les sentiers, visité toutes les ruines ombragées de pins, entendu tous les soupirs et soulevé toutes les trappes. Cependant on les avait entendues dire que le fameux incident du voile noir ressemblait singulièrement à l’ancien apologue de la montagne en travail, de telle sorte qu’elles étaient tout à la fois critiques et admiratrices. Outre cela, elles avaient courageusement monté en croupe derrière le cavalier ou esprit de Prague, par le moyen de ses sept traducteurs, et elles avaient suivi les traces de Moor à travers la forêt de la Bohême. De plus, on donna même à entendre (ce qui était un plus grand mystère que tout le reste) qu’un certain ouvrage, intitulé le Moine, formant trois jolis volumes, avait été vu par un œil observateur, à droite, dans le tiroir de l’armoire indienne placée dans le cabinet de toilette de lady Ratcliff. Ainsi préparées à écouter des merveilles, lady Ratcliff et ses nymphes placèrent leurs chaises autour d’un feu vaste et brillant, et se disposèrent de manière à ne rien perdre du roman. J’approchai aussi de ce feu, tant à cause de l’inclémence du climat, qu’à raison de ma surdité qui, vous le savez, mon cher cousin, me survint pendant ma campagne sous le prince Charles-Édouard. Cette infirmité ne m’empêchait nullement de chercher à satisfaire ma curiosité qu’excitait le récit d’un fait relatif au destin de fidèles serviteurs de la royauté, comme l’a toujours été, vous le savez, la maison de Ratcliff. Le vicaire s’approcha également de ce feu de bois, et s’appuya commodément sur sa chaise, semblant disposé à témoigner son dédain pour la narration et le narrateur, en se livrant au sommeil aussitôt qu’il le pourrait sans trop blesser les convenances. À côté de Maxwell (je ferai observer en passant que je ne puis dire s’il est tant soit peu parent ou allié de la famille Nithsdale) étaient placées une petite table et une couple de flambeaux, à la lumière desquels il lut ce qui suit :

journal de jan van eulen.

Le 6 novembre 1645, moi, Jan van Eulen, négociant à Rotterdam, je m’embarquai avec ma fille unique à bord du bon navire le Vryheid d’Amsterdam, afin de passer dans le malheureux royaume d’Angleterre, en proie alors aux discordes civiles. — Le 7 novembre, vent frais : ma fille a la maladie de mer ; je suis moi-même incapable de finir le calcul que j’ai commencé, au sujet de l’héritage laissé par Jane Lansache de Carlisle, sœur de feu ma chère femme ; et c’est pour recueillir cet héritage que j’entreprends ce voyage. — 8 novembre, vent toujours fort et contraire : une catastrophe horrible a été sur le point de m’arriver ; ma chère enfant est jetée à la mer dans le moment où l’on gouvernait pour se mettre sous le vent. Mémorandum pour récompenser le jeune matelot qui l’a sauvée, sur le premier argent que je pourrai toucher de l’héritage de sa tante Lansache. — 9 novembre, calme. P. M., légère brise du nord-nord-ouest. Je parle au capitaine de l’héritage de ma belle-sœur, Jane Lansache. Il dit qu’il en connaît le montant, et qu’il n’excédera pas en valeur la somme de 1,000 livres sterl. Il est cousin de la famille des Peterson, qui était le nom du mari de ma belle-sœur ; de sorte qu’il y a lieu d’espérer que l’héritage sera plus considérable qu’il ne le prétend. — 10 novembre. A. M., que Dieu pardonne tous nos péchés ! Une frégate anglaise, portant couleurs parlementaires, a paru au large, et nous donne la chasse. — 11, A. M., elle approche de nous à chaque instant, et le capitaine de notre navire se prépare à combattre. Dieu ait pitié de nous !

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« Ici, dit Maxwell, le journal d’après lequel j’ai rédigé la narration finit un peu subitement. »

« J’en suis contente, dit lady Ratcliff.

« Mais, M. Maxwell, dit le jeune Frank, petit-fils de sir Henri, n’apprendrons-nous pas comment finit la bataille ? »

« Je ne sais pas, cousin, si je vous ai parlé autrefois du talent de Frank Ratcliff. Il n’y eut aucune bataille livrée entre les troupes du prince et celles du gouvernement pendant les années 1745-6, dont il ne puisse rendre compte. Il est vrai que je me suis particulièrement attaché à établir les événements de cette époque importante dans sa mémoire, en les lui faisant répéter fréquemment.

« Non, mon cher, dit Maxwell répondant au jeune Frank Ratcliff ; non, mon cher, je ne puis vous raconter les particularités précises de l’engagement, mais on peut en connaître les conséquences dans la lettre suivante, envoyée par Garbonete van Eulen, fille de notre journaliste, à un parent résidant en Angleterre, et dont elle implorait l’assistance. Après quelques particularités générales sur l’objet du voyage et sur l’engagement, elle continue ainsi son récit :

« Le bruit du canon avait à peine cessé ; déjà les sons d’une langue qui m’était presque étrangère vinrent frapper mon oreille, et la confusion qui régnait à bord me fit connaître que les pirates avaient monté à l’abordage, et s’étaient emparés de notre bâtiment. Je me rendis sur le pont, où le premier spectacle qui frappa mes regards fut un jeune homme, second de notre navire, qui, quoique défiguré et couvert de sang, était accablé sous le poids des fers ; on le forçait à quitter le vaisseau pour entrer dans un esquif. Les deux principaux personnages, parmi nos ennemis, paraissaient être un homme d’une figure longue et maigre, portant un chapeau haut de forme, un collet élevé et une touffe de cheveux fort courte ; il était accompagné d’un homme avancé en âge, à l’œil fier, vêtu de l’uniforme d’un marin. « Courage ! courage, mes ami ! s’écria ce dernier ; tirez avec adresse ; » et le bateau portant le malheureux jeune homme l’eut bientôt transporté à bord de la frégate. Peut-être me blâmerez-vous de rapporter cette circonstance ; mais considérez, mon cher cousin, que ce jeune homme m’avait sauvé la vie, et que son sort ne pouvait que m’affecter beaucoup, quoique alors le mien et celui de mon père fussent en danger. »

« Au nom de celui qui est jaloux au point de devenir assassin, dit le premier… »

(Le reste manque.)


N° II.


CONCLUSION


du roman de m. strutt, intitulé


QUEEN-HOO-HALL,


par l’auteur de waverley.


CHAPITRE IV.


Une partie de chasse — Une aventure. — Une délivrance.

Le lendemain, à la pointe du jour, les cors résonnèrent dans la cour du manoir de lord Boteler, pour tirer les habitants de leur sommeil. Ils devaient assister à une chasse splendide que le baron avait résolu de donner en l’honneur de son voisin Fitzallen, et de son noble visiteur Saint-Clerc. Peter Lanaret, le fauconnier, attendait que la chasse commençât ; il avait des faucons pour les chevaliers et des tiercelets pour les dames, dans les cas où elles désireraient varier leurs jeux, depuis la chasse aux chiens jusqu’à celle du faucon. Cinq robustes cavaliers gardes-chasse, avec leur suite, appelés robins halbrenés, tous convenablement habillés en drap vert, avec des cors, des couteaux de chasse à leur côté et des bâtons à deux bouts à leur main, conduisaient les chiens courants ou brachets qui devaient servir à faire lever le daim. Dix paires de beaux lévriers, dressés seulement pour forcer la bête fauve, étaient menés en laisse par autant de gardes-chasse de lord Boteler. Les pages, les écuyers, enfin tout ce qui composait le cortège de la splendeur féodale, revêtus de leurs plus beaux habits de chasse, à cheval ou à pied, selon leur rang, armés d’arcs, d’arbalètes et de pieux, attendaient respectueusement les ordres de leurs maîtres.

Une suite nombreuse de cavaliers appelés alors partisans, et qui recevaient annuellement un habit à livrée et une petite pension à raison du service qu’ils faisaient en de telles circonstances, paraissaient en casaques bleues, portant sur leur armure le cimier de la maison de Boteler comme un signe de leur attachement à cette famille. Ces cavaliers étaient les plus beaux hommes que les villages voisins pussent fournir. Chacun d’eux portait un bouclier ; un espadon brillant et poli était suspendu à une ceinture de cuir ; ils devaient ce jour-là faire l’office des gardes-chasse, c’est-à-dire battre les taillis et faire lever le gibier. Tous ces serviteurs réunis remplissaient la cour du château, quoiqu’elle fût très-spacieuse.

Sur le gazon, en dehors, les paysans, habillés de diverses couleurs, s’étaient rassemblés, avertis qu’une chasse splendide devait avoir lieu. Au milieu d’eux se trouvaient une grande partie de nos vieilles connaissances de Tewin, aussi bien que les joyeux amateurs de bonne chère de l’auberge de Hob-Filcher. On pense bien que Grégoire le Bouffon n’avait que fort peu envie de se montrer après le récent désastre qu’il avait éprouvé ; mais Oswald, l’intendant, grand observateur des cérémonies en tout ce qui concernait la représentation publique de la famille de son maître, avait positivement ordonné à Grégoire de venir. « Quoi ! dit-il, dans un aussi beau jour la maison du brave lord Boteler se trouverait sans bouffon ? Certes, s’il en était ainsi, le bon lord Saint-Clerc et sa charmante sœur pourraient penser que notre maison est aussi mesquinement tenue que celle de leur incivil parent de Gay Bowers, qui envoya le bouffon de son père à l’hôpital, vendit les sonnettes du pauvre sot pour des liens de faucon, et se fit un bonnet de nuit de son bonnet à longues oreilles. Écoute, maraud, je veux te voir plus fou que jamais ; que j’entende des quolibets et des bons mots, et non plus ces railleries fades, lourdes et sans sel que tu emploies depuis quelque temps ; ou, corbleu ! le portier te recevra dans sa loge, et t’infligera, avec ta propre épée de bois, une correction telle que la peau de ton corps sera aussi bigarrée que ton pourpoint.

Grégoire ne répondit point à la sévère injonction d’Oswald, ni à l’offre aimable du vieux Albert Drawslot, chef des gardes-chasse, qui proposa, pour aiguiser l’esprit du bouffon de lui souffler du vinaigre dans le nez, comme il l’avait fait un matin au vieux chien courant Bragger, dont le flair était en défaut. D’ailleurs Grégoire aurait à peine eu le temps de répondre, car les cors, après un gai prélude, observaient alors le silence, et Peretto s’avançant, accompagné de ses deux ménestrels, sous les fenêtres des appartements où reposaient les étrangers, maria, dans le rondeau suivant, les voix graves des veneurs et des fauconniers ; le chorus que formaient ces stances faisait retentir jusqu’aux créneaux du manoir :

Éveillez vous, joyeux seigneurs ;
Éveillez-vous, joyeuses dames ;
Le soleil, de ses vives flammes.
Dore les monts, quand des chasseurs
S’élèvent les rudes clameurs.
Entendez-vous leur meute ardente,
Le bruit des faucons et des cors ?
À ce tumulte, à ces transports,
L’allégresse éclate et s’augmente.
Éveillez-vous, joyeux seigneurs :
Vous, femmes, dilatez vos cœurs.

Éveillez-vous, seigneurs et belles.
Le brouillard fuit du haut des monts ;
Du soleil les brûlants rayons
Blanchissent le front des tourelles,
Tandis qu’à travers les buissons
Courent ses vives étincelles ;
Et les gardes suivent, tout fiers,
La bête au sein des halliers verts.
Éveillez-vous, seigneurs et belles.

Éveillez-vous, belles, seigneurs ;
Suivez au bois ces chants vainqueurs ;
Nous vous dirons où gît la bête :
Ses pas ont déçu les coureurs.
Qui s’en promettaient la conquête.
Elle est belle, et plus d’une fois
Le prompt froissement de ses bois
A blessé l’écorce du chêne.
Vous la verrez mise aux abois.
Venez, accourez à ma voix,
Beautés dont nous aimons la chaîne.

Plus haut répétez ce refrain ;
Empressez-vous, seigneurs et dames ;
Enfants, peignez vos douces flammes ;
Et dites au sexe malin :
Venez, venez à la clairière ;
Le temps est un chasseur sévère.

Et rien ne saurait le tromper.
Rien ne lui saurait échapper :
Il est, dans sa course légère,
Plus rapide que le faucon :
Songez-y, belles qu’on révère ;
Songez-y, seigneurs du canton,
Et répétez sur la bruyère
Le refrain de notre chanson.

À peine ce lai eut-il été fini, que lord Boteler, son intéressante fille, son parent Fitzallen de Marden, et d’autres nobles convives, montèrent leurs palefrois ; la chasse s’avança alors dans un ordre convenable. Les piqueurs ayant, le soir précédent, observé avec soin les traces d’un gros cerf, purent, sans perdre de temps, conduire la troupe, au moyen des marques qu’ils avaient faites sur les arbres, vers le point du taillis où, selon le rapport de Drawslot, l’animal avait sans doute passé la nuit. Les cavaliers, s’étant postés sur la lisière du bois, attendirent que le chef des gardes entrât, suivi de son limier, animal de fort belle taille et retenu par un lien ou bande, ce qui lui faisait donner le nom de Bandog.

Mais voici ce qui arriva. Un jeune cerf de deux ans qui se reposait sous le même abri que l’autre, objet de la poursuite des chasseurs, vint à être lancé d’abord et s’enfuit du taillis, passant très-près de l’endroit où se trouvaient lady Emma et son frère : un valet sans expérience, qui était le plus près d’eux, lâcha tout à coup deux forts lévriers qui s’élancèrent après le fugitif avec toute la rapidité de l’aquilon. Grégoire, à qui la scène animée qui l’entourait avait rendu un peu d’assurance, suivit les lévriers, les encourageant de ses bruyants taïauts. Cette circonstance lui attira les malédictions bien sincères des chasseurs et du baron, qui suivaient la chasse avec toute l’ardeur de jeunes gens de vingt ans. « Puisse cet animal être désarçonné ! dit Albert Drawslot. Je lui disais que nous devions poursuivre un cerf de première classe, et il lance les lévriers sur un jeune daim. Par saint Hubert ! puissé-je à l’avenir ne plus lancer de lévriers si je ne brise avec mon arbalète la tête de cet animal. Mais, à moi, seigneurs et maîtres ! la noble bête est encore dans ce taillis, et, grâce aux saints, nous possédons encore assez de lévriers. »

Le bois ayant alors été battu, dans toutes les directions, par les gens de la suite, le cerf fut obligé de l’abandonner et de chercher son salut dans la fuite. On lança sur lui trois lévriers qu’il devança, après avoir couru quelques milles, en se précipitant dans une fougeraie qui s’étendait sur le penchant de la colline. Les cavaliers arrivèrent aussitôt, et lâchant un nombre suffisant de chiens, ils les dirigèrent avec les piqueurs vers le taillis, afin de chasser la bête de son fort. Cet objet accompli occasionna une autre chasse fatigante de quelques milles ; elle eut lieu dans une direction presque circulaire, et tant qu’elle dura, le pauvre animal mit en usage toute espèce de ruses pour échapper à ses persécuteurs. Il traversa et retraversa tous les sentiers poudreux qu’il jugeait les moins propres à retenir l’odeur qui le trahissait ; cependant, réduit aux abois, il se coucha les pieds sous le ventre, et appliqua son nez sur la terre, de crainte que son haleine ou son bois ne le fissent apercevoir des chiens qui le poursuivaient. Lorsqu’il jugea que ses efforts étaient vains et que les chiens allaient se précipiter sur lui, sa force l’abandonna, sa bouche se remplit d’écume, et, des larmes tombant de ses yeux, il se tourna plein de désespoir vers les lévriers qui le poursuivaient ; ces animaux excités jetaient sur lui des regards étonnés, et poussant d’affreuses clameurs, attendaient leurs auxiliaires bipèdes. Le hasard voulut que lady Éléonore, qui prenait plus de plaisir à la chasse que Matilde, et qui fatiguait beaucoup moins son palefroi que lord Boteler, fut la première à arriver vers l’endroit où gisait le cerf, et, prenant l’arbalète d’un homme d’armes, elle lança une flèche à l’animal, qui, furieux de se sentir blessé, s’élança plein de rage vers celle qui avait décoché le dard. Lady Éléonore se fût peut-être repentie de ce qu’elle venait de faire, si le jeune Fitzallen, qui s’était tenu près d’elle tout le jour, n’eût lancé son cheval entre la jeune amazone et le cerf ; et, avant que l’animal eût changé l’objet de son attaque, il le tua avec son couteau de chasse.

Albert Drawslot, qui accourait au moment même, tremblant pour les jours de la jeune lady, adressa publiquement à Fitzallen les louanges les plus flatteuses sur sa force et son courage. « Par Notre-Dame ! dit-il, ôtant son chapeau et essuyant avec sa manche son visage hâlé, bien frappé et fort à propos ! Mais maintenant, jeunes gens, ôtez vos chapeaux, et sonnez le chant de la mort. »

Les chasseurs sonnèrent trois fois le chant de la mort, et poussèrent un cri général qui, mêlé avec l’aboiement des chiens, faisait retentir les échos d’alentour. Un piqueur présenta alors un couteau à lord Boteler, afin de couper le jarret du cerf ; mais le baron eut la courtoisie d’insister pour que Fitzallen s’acquittât de cette cérémonie, Lady Matilde arriva alors avec la plupart des gens de la suite, et l’intérêt de la chasse n’existant plus, on témoigna quelque surprise de ne voir paraître ni Saint-Clerc ni sa sœur. Lord Boteler ordonna que les cors sonnassent de nouveau, espérant pouvoir rassembler ainsi ceux qui se trouvaient écartés ; et s’adressant à Fitzallen : « Il me semblait, dit-il, que Saint-Clair, militaire distingué, aurait montré plus d’ardeur pour la chasse. »

« Je crois connaître le motif de l’absence du noble lord, répondit Peter Lanaret ; lorsque cet imbécile de Grégoire excitait les chiens à poursuivre le jeune daim et galopait après eux comme un fou, épithète qui lui convient en effet, je vis le palefroi de lady Emma suivre en toute hâte les traces de ce valet qui devrait être roué de coups pour avoir devancé la chasse. Je pense donc que son noble frère ne l’a point quittée, dans la crainte de la voir exposée à quelque danger. Mais j’aperçois Grégoire près de la croix, il pourra répondre lui-même. »

En effet Grégoire entrait en ce moment au milieu du cercle formé autour du daim ; il était hors d’haleine, sa figure était couverte de sang. Il se borna pendant quelque temps à prononcer les cris inarticulés de « Harow ! » et « Wellaway ! » et d’autres exclamations de détresse et de terreur, et pendant tout ce temps il montrait un taillis, à quelque distance du lieu où le daim avait été tué.

« Sur mon honneur, dit le baron, je désirerais bien savoir qui a osé arranger ce pauvre diable de cette manière. »

Grégoire, qui venait enfin de retrouver un peu de respiration, s’écria : « Au secours ! Si vous êtes des hommes, au secours ! Ah ! sauvez lady Emma et son frère qu’on assassiné dans le bois de Brocken. »

À ces mots tout le monde se mit en mouvement. Lord Boteler ordonna aussitôt à une petite troupe de ses gens de demeurer pour la défense des dames, tandis que lui-même, Fitzallen et le reste de la troupe se dirigeraient en toute hâte vers le taillis, guidés par Grégoire, qui monta à cet effet derrière Fabian. S’avançant par un sentier étroit, le premier objet qu’ils rencontrèrent fut un homme de petite taille, couché sur la terre, accablé et presque étranglé par deux chiens que l’on reconnut presque immédiatement pour ceux qui avaient accompagné Grégoire. Un peu plus loin était un espace ouvert où gisaient les corps de trois hommes morts ou blessés ; près d’eux était lady Emma ; la vie semblait l’avoir abandonnée ; enfin son frère et un jeune garde-chasse, penchés vers elle, s’efforçaient de la rappeler à la vie ; on y parvint promptement en faisant usage des remèdes ordinaires, tandis que lord Boteler, étonné de ce spectacle horrible, s’empressait d’en demander l’explication à Saint-Clerc et de s’informer s’il y avait encore de nouveaux dangers à craindre.

« Pour le présent je ne le pense pas, dit le jeune guerrier qu’on remarqua avoir été légèrement blessé ; mais je supplie Votre Grandeur de souffrir que ces bois soient visités et examinés en tous sens, car nous avons été attaqués par quatre de ces vils assassins, et je m’aperçois que trois seulement ont mordu la poussière. »

Les gens de la suite amenèrent alors la personne qu’ils avaient arrachée à la fureur des chiens, et Henri reconnut avec un dégoût mêlé de honte et d’étonnement, son propre parent, Gaston Saint-Clerc. Il communiqua cette découverte à lord Boteler, mais à voix basse. Celui-ci ordonna que le prisonnier fût conduit à Queen-Hoo-Hall et gardé à vue ; il s’informa ensuite avec inquiétude auprès du jeune Saint-Clerc de l’état de sa blessure.

« Oh ! une égratignure, une bagatelle, s’écria Henri, et je me hâterai moins de la panser que de vous présenter l’homme sans l’aide duquel les secours du médecin auraient été prodigués trop tard. Où est-il ? où est mon brave libérateur ? »

« Le voilà, mon noble seigneur, dit Grégoire se laissant glisser de son cheval, et faisant quelques pas en avant ; le voilà prêt à recevoir la récompense que Votre Seigneurie voudra bien lui conférer. »

« En effet, mon ami Grégoire, répondit le jeune guerrier, tu ne seras point oublié ; car tu as couru à toute hâte, et tu as bravement demandé du secours, et sans toi, je pense que nous n’en eussions pas reçu. Mais où est-il, le brave garde-chasse qui est venu me secourir au moment où j’allais succomber sous les efforts de ces trois scélérats ? »

Chacun regardait à l’entour ; mais quoique tous l’eussent aperçu en entrant dans le taillis, personne maintenant ne pouvait le trouver ; on conjecturait seulement qu’il s’était retiré pendant la confusion qu’avait occasionnée l’arrestation de Gaston. »

« Ne le cherchez pas, dit lady Emma qui avait alors un peu recouvré ses sens ; certainement ce ne peut être un mortel.

Le baron, convaincu, d’après la réponse de lady Emma, que la terreur avait, pour le moment, troublé quelque peu sa raison, empêcha qu’on la questionnât, et Matilde et Éléonore, auxquelles un message avait été dépêché avec le résultat de cette étrange aventure, arrivant à l’instant même, prirent lady Emma entre elles deux, et tous retournèrent ensemble au château.

Cependant la distance était considérable, et avant d’y arriver, ils éprouvèrent une autre alarme. Les piqueurs qui marchaient en tête de la troupe, firent halte, et annoncèrent à lord Boteler qu’un corps d’hommes armés s’avançait vers eux. Les gens du baron étaient nombreux ; mais ils étaient équipés pour la chasse et nullement préparés pour un combat. Aussi ce fut avec un véritable plaisir que Boteler aperçut sur l’étendard de la troupe armée qui s’avançait, au lieu du chiffre de Gaston, comme il avait quelque sujet de s’y attendre, les armoiries d’un allié, le Fitzosborne de Diggswell, le même jeune lord qui avait assisté au jeu du mai avec Fitzallen de Marden. Le chevalier lui-même s’avança les armes dans le fourreau, et sans lever la visière, informa lord Boteler qu’ayant appris le vil attentat commis sur une partie de sa suite par des misérables assassins, il avait armé une petite partie de ses gens pour escorter Sa Seigneurie et sa troupe jusqu’à Queen-Hoo-Hall. Ayant reçu et agréé l’invitation de les y accompagner, ils poursuivirent leur voyage pleins de confiance et de sécurité, et arrivèrent sains et saufs au château sans aucun autre accident.


CHAPITRE V.


Investigation sur l’aventure de la chasse. — Découverte. — Courage de Grégoire. — Destin de Gaston Saint-Clerc. — Conclusion.

Ils étaient à peine arrivés au château royal de Boteler, que lady Emma demanda qu’il lui fût permis de se retirer à son appartement, afin de se remettre de la terreur qu’elle avait éprouvée. Henri Saint-Clerc se hâta d’expliquer en peu de mots son aventure à l’auditoire, car chacun avait le plus vif désir de la connaître :

« Je n’eus pas plus tôt vu le palefroi de ma sœur, malgré tous les efforts qu’elle faisait pour le retenir, participer avec ardeur à une chasse commencée à pied par le vénérable Grégoire, que je m’élançai sur ses pas dans le dessein de la secourir ; et cette chasse nous entraîna si loin, qu’au moment où les lévriers terrassaient la bête objet de nos poursuites, le son de vos cors ne frappait plus nos oreilles. Je fis alors donner aux chiens la curée, et les ayant fait attacher par deux, je chargeai le bouffon de les conduire, et nous errâmes au milieu des bois à l’effet de vous rejoindre. Tout me portait à croire que la chasse vous avait entraînés dans une direction différente de la nôtre. Enfin, passant près du taillis où vous nous avez trouvés, je fus surpris d’entendre siffler au-dessus de moi la flèche d’une arbalète : je tirai mon épée et me précipitai vers ce taillis ; mais je fus à l’instant même attaqué par deux scélérats, tandis que deux autres se dirigèrent vers ma sœur et Grégoire. Le pauvre diable s’enfuit appelant au secours, et poursuivi par mon indigne parent, aujourd’hui votre prisonnier. L’autre brigand se disposait sans doute à assassiner ma sœur, ma chère Emma ; mais il fut arrêté dans ses desseins par la soudaine apparition d’un brave piqueur, qui, après un combat de quelques instants, renversa le mécréant à ses pieds, et accourut à mon secours. J’étais déjà légèrement blessé, et presque accablé sous les efforts réunis de mes deux assassins. Le combat dura quelque temps, car l’un et l’autre étaient bien armés, robustes, et excités par le désespoir. Enfin, cependant, nous venions, mon libérateur et moi, de terrasser nos ennemis, lorsque votre suite, seigneur Boteler, arriva pour nous secourir. Telle est la fin de mon histoire ; mais, foi de chevalier, je donnerais une rançon de comte pour que l’occasion se présentât de remercier le brave garde-chasse à qui je suis redevable de la vie. »

« Ne craignez rien, dit lord Boteler ; s’il habite ce comté ou l’un des quatre comtés voisins, on le trouvera, je vous le jure. Mais maintenant plaira-t-il à lord Fitzosborne de quitter l’armure dont il s’est si généreusement couvert pour nous protéger ? et chacun de nous alors se préparera pour le banquet. »

L’heure du dîner approchant, lady Matilde et sa cousine visitèrent la chambre de la belle Darcy : ces dames la trouvèrent dans une disposition d’esprit calme, mais mélancolique. Elle fit tomber la conversation sur les malheurs de sa vie, et ajouta qu’ayant retrouvé son frère et le voyant rechercher la société d’une personne qui le dédommagerait amplement de la perte d’une sœur, elle pensait à consacrer le reste de sa vie à l’Éternel, qui, par sa puissance divine, l’avait tant de fois sauvée.

Le peu de mots de ce discours qui concernaient Matilde la rendirent confuse, et elle ne put cacher la rougeur qui couvrait son visage. Cependant sa cousine se prononça ouvertement contre la résolution d’Emma. « Ah ! ma chère Éléonore ! répondit Emma, j’ai vu aujourd’hui ce que, certes, je ne puis prendre que pour une apparition surnaturelle. Eh ! quel peut être le but d’un être céleste, en se présentant à moi, si ce n’est de m’exhorter à consacrer ma vie au service des autels ? ce paysan qui me guida à Baddow, à travers le parc de Danbury, le même qui parut à mes yeux à différentes époques et sous diverses formes, durant cette journée si remplie d’événements, ce jeune homme, enfin, dont les traits sont à jamais gravés dans ma mémoire, est précisément le garde-chasse qui, aujourd’hui même, nous a sauvé la vie dans la forêt. Certainement je ne puis me tromper ; et liant ces merveilleuses apparitions avec le spectre qui m’apparut à Gay-Bowers, j’ai la conviction intime que le ciel a permis à mon ange gardien de prendre une forme humaine pour me secourir et me protéger. »

Éléonore et Matilde se lancèrent à la dérobée quelques regards qui peignaient la crainte que leur inspirait la situation d’Emma. Jugeant son esprit égaré, elles lui répondirent dans les termes les plus affectueux, et la persuadèrent enfin de les accompagner à la salle du banquet. La première personne qu’elles y rencontrèrent fut le baron Fitzosborne de Diggwell, alors dépouillé de son armure. À sa vue, lady Emma changea de couleur, et s’écriant : « C’est lui-même ! » elle tomba privée de sentiment dans les bras de Matilde.

« Son esprit est troublé par les terreurs de ce jour funeste, dit Éléonore ; et c’est mal à propos que nous l’avons obligée de descendre. »

« Et moi, dit Fitzosborne, j’ai eu tort d’offrir à la vue de lady Emma un homme dont la présence doit lui rappeler les plus cruels moments de sa vie. »

Tandis que les dames soutenaient Emma et l’entraînaient hors de la salle, lord Boteler et Saint-Clerc demandèrent à Fitzosborne l’explication des mots qu’il avait prononcés.

« Soyez persuadés, nobles seigneurs, dit le baron de Diggsvell, que je m’empresserai de satisfaire à votre demande dès que j’aurai appris que lady Emma n’a point eu à souffrir de mon imprudence. »

Lady Matilde rentrant alors, annonça que sa charmante amie, revenue à elle, avait assuré avec calme et résolution que Fitzosborne ne lui était point inconnu, qu’elle avait eu occasion de le voir à une époque antérieure, au milieu de la crise la plus dangereuse qu’elle eût éprouvée de sa vie.

« Je crains, dit-elle, que son esprit troublé ne confonde tout ce que son œil voit, avec les terribles événements dont elle a été témoin. »

« Si l’illustre Saint-Clerc, dit Fitzosborne, peut pardonner l’intérêt qu’avec les plus pures et les plus honorables intentions j’ai osé prendre au sort de sa sœur, il m’est aisé d’expliquer la mystérieuse impression qu’elle a reçue. »

Il se mit à raconter alors que, se trouvant à l’hôtellerie appelée le Griffin, près Baddon, dans un voyage qu’il faisait en ce pays, il s’était rencontré avec la vieille nourrice de lady Emma Darcy ; que cette femme, qui venait d’être chassée de Gay-Bowers, était au comble de son chagrin et de son indignation, et qu’elle proclamait publiquement et à haute voix les torts de lady Emma. Le portrait qu’elle faisait de la beauté et de l’esprit chevaleresque de l’enfant qu’elle avait nourri, fit que Fitzosborne prit le plus vif intérêt au sort de cette jeune héroïne. Cet intérêt s’accrut bien plus encore, lorsque, par le moyen d’un présent qu’il fit au vieux Gaunt, le bailli, il se fut procuré le plaisir de voir lady Emma dans une promenade qu’elle faisait près de Gay-Bowers. Mais le vieux bailli refusa de lui donner accès au château ; cependant il lui laissa entrevoir que sa maîtresse courait quelque danger, et qu’il désirait bien qu’elle fût à l’abri de tout péril. Son maître, disait-il, avait appris que lady Emma avait un frère vivant, et depuis ce temps il ôta à ce dernier toutes chances d’acquérir les domaines de sa sœur, il… Enfin, Gaunt désirait qu’ils fussent séparés sûrement et sans danger. « Si quelque malheur, disait-il, arrivait ici à cette demoiselle, tout irait fort mal pour nous ; j’ai essayé par un innocent stratagème de l’effrayer, afin de la dissuader de rester au château. J’introduisis une figure par une trappe, et j’avertis lady Emma, d’une voix qui semblait sortir de la tombe, qu’elle eût à quitter le château ; mais la jeune demoiselle est obstinée, et veut remplir son dessein. »

Trouvant que Gaunt, quoique avare et communicatif, était trop attaché à son maître, quelle que fût la scélératesse de ce dernier, pour agir contre ses ordres, Fitzosborne s’adressa à la vieille Ursely, qu’il trouva plus traitable. Par elle, il apprit l’horrible complot qu’avait tracé Gaston pour se défaire de sa parente, et il résolut de la délivrer. Mais voyant combien était délicate la situation d’Emma, il recommanda à Ursely de lui cacher l’intérêt qu’il prenait à ses malheurs, étant résolu, pour veiller efficacement sur elle, de se déguiser jusqu’à ce qu’il la vit en lieu de sûreté. Il parut donc devant elle pendant le voyage qu’elle fit, sous des déguisements divers, et sans s’éloigner de sa personne, si ce n’est à une distance peu considérable ; quatre cavaliers robustes étaient toujours à la portée de son cor, dans le cas où leur secours eût été nécessaire. Dès qu’elle eut été placée en sûreté au château, l’intention de Fitzosborne était d’obtenir de ses sœurs qu’elles lui fissent une visite et la prissent sous leur protection ; mais il les trouva absentes de Diggswell, elles venaient de se rendre dans un comté éloigné, chez un vieux parent alors dangereusement malade. Elles ne revinrent de ce voyage que le jour qui précéda les jeux du mai, et les événements postérieurs se succédèrent avec trop de rapidité pour permettre à Fitzosborne de trouver le moyen de les présenter à lady Emma Darcy. Il résolut, le jour de la chasse, de conserver son déguisement romanesque, et d’accompagner lady Emma en qualité de garde, tant pour avoir le plaisir de se trouver à ses côtés, que pour s’assurer si, suivant le bruit qui courait dans le pays, elle recevait avec plaisir les hommages de Fitzallen de Marden, son ami et son compagnon d’armes. Comme on peut bien le penser, Fitzosborne ne fit point connaître ce dernier motif aux personnes qui l’écoutaient. Après le combat qu’il soutint contre les bandits, il attendit l’arrivée du baron et des chasseurs ; et, craignant que Gaston ne comptât encore sur l’exécution de perfides desseins, il se rendit immédiatement à son château pour y armer la troupe qui avait accompagné les chasseurs jusqu’à Queen-Hoo-Hall.

L’histoire de Fitzosborne terminée, il reçut les remerciements de tous, et particulièrement ceux de Saint-Clerc, qui apprécia extrêmement la respectueuse délicatesse dont il avait usé envers sa sœur. Lady Emma fut informée avec soin des obligations qu’elle avait à Fitzosborne. Nous laissons au lecteur à juger si la raillerie de lady Éléonore lui fit regretter que le ciel n’eût employé que des moyens fort naturels pour sa sécurité, et que l’ange gardien eût été métamorphosé en un beau, galant et amoureux chevalier.

La joie qu’éprouvait la compagnie dans la salle du banquet se faisait sentir jusque dans l’office, où Grégoire le bouffon racontait tous les faits d’armes qu’il avait accomplis dans le combat du matin, faits d’armes qui auraient fait honte à Bevis et à Guy de Warwick. D’après son récit, le gigantesque baron lui-même, en voulant à ses jours, avait abandonné à des mains mercenaires la destruction de Saint-Clerc et de Fitzosborne.

« Mais certainement, disait Grégoire, cet indigne païen avait affaire à un homme qui ne le craignait pas ; car, à toutes les fois qu’il me portait une botte avec son bâton, je parais ses coups avec ma marotte. Enfin, je le jetai sur le terrain, et l’obligeai à reconnaître qu’il avait usé de lâcheté en attaquant un ennemi sans armes. »

« Fi donc, Grégoire, dit Drawslot, tu oublies tes meilleurs auxiliaires, les braves lévriers Help et Holdfart ! je te garantis que lorsque le bossu de baron te tenait par le capuchon, qu’il réussit presque à t’arracher, tu te serais trouvé dans un bel état, si deux vieux amis ne s’étaient souvenus de toi, et n’avaient volé à ton secours. Je les ai trouvés moi-même acharnés sur le baron, au point que j’eus toutes les peines du monde à leur faire lâcher prise ; ils avaient à la gueule un morceau de son habit que je leur arrachai. Je t’assure, camarade, qu’ils eurent à peine terrassé ce bandit, que tu pris la fuite comme un daim effrayé. »

« Et quant au païen gigantesque de Grégoire, dit Fabian, il gît là-bas au corps-de-garde de la mort, et il a la taille et la couleur d’une araignée dans une haie d’ifs. »

« Ce que vous dites est faux, dit Grégoire ; Colbrand-le-Danois est un nain en comparaison de lui. »

« C’est aussi vrai, reprit Fabian, que le tasker doit être marié mardi à la belle Marguerite. »

« Je me soucie aussi peu de les railleries que je me moque de tes mensonges. Vraiment tu serais heureux, si ta tête pouvait atteindre la ceinture du baron captif. »

« Par la messe, dit Peter-Lanaret, je veux voir ce robuste gaillard, » et quittant l’office, il se rendit à la chambre de garde où Gaston Saint-Clerc était confiné. Un homme d’armes qui était en sentinelle à la porte de l’appartement, dit qu’il le croyait livré au sommeil, car, après avoir frappé du pied la terre avec rage et après avoir proféré les plus horribles imprécations, il avait été depuis parfaitement tranquille. Le fauconnier baissa doucement une planche à coulisse d’un pied carré, qui se trouvait au sommet de la porte ; cette planche, fortement travaillée, couvrait un trou de la même grandeur, à travers lequel le gardien pouvait, sans ouvrir la porte, veiller sur son prisonnier. De cette ouverture, Peter-Lanaret vit le malheureux Gaston, suspendu par le cou avec sa propre ceinture à un anneau en fer fixé dans un des murs de la prison. Il était parvenu à cette hauteur de la muraille par le moyen d’une table sur laquelle sa nourriture était placée. Au milieu des agonies de la honte et de la scélératesse trompée, il avait résolu de se défaire ainsi de sa misérable vie. On trouva le corps de Gaston encore chaud, mais tout à fait privé de vie. Un récit exact de la nature de sa mort fut rédigé et certifié. Il fut enterré ce soir-là même dans la chapelle du château, par respect pour sa haute naissance ; et le chapelain de Fitzallen de Marden, qui dit le service dans cette occasion, prêcha le dimanche suivant un excellent sermon sur ce texte, radix malorum est cupiditas, que nous avons transcrit ici.

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Ici, le manuscrit sur lequel nous avons avec beaucoup de peine transcrit et souvent traduit ce roman pour l’édification du lecteur, est tellement illisible et embrouillé que, excepté des cependant, des néanmoins et des voici, il est difficile de saisir ce qui est inintelligible, si ce n’est cette définition de l’avarice : « L’avarice est une friandise de cœur pour des choses terrestres. » Un peu plus loin, on croyait y voir un récit comique des noces de Margery avec Ralph le tasker, de la course à la quintaine et d’autres jeux champêtres auxquels on se livrait dans de semblables circonstances. On y trouvait aussi des fragments d’un sermon ironique, prêché par Grégoire en cette occasion, et dont voici un passage :

« Mes chers maudits coquins, il y avait une fois un roi qui épousa une jeune vieille reine, laquelle eut un enfant ; et cet enfant fut envoyé à Salomon le sage, en le priant de donner au nouveau-né les mêmes bénédictions qu’il avait reçues de la sorcière d’Endor quand elle le mordit au talon. C’est de cela que parle le digne docteur Radigun Jus Potator, pourquoi ne dirait-on pas la messe pour tous les souliers rôtis servis le samedi dans le plat du roi ; car il est certain que saint Pierre adressa au père Adam, pendant leur voyage à Camelot, une question haute, importante et douteuse : « Adam, Adam, pourquoi mangeais-tu la pomme sans la peler[8] ? »

Le jargon gracieux dont on fit fréquemment usage, et dans lequel Grégoire déploya toute la vivacité de son esprit, ce jargon enfin jeta toute la compagnie dans un rire convulsif ; il fit surtout une telle impression sur Rose, la fille du portier, que l’on pensa que ce serait la faute de Grégoire si Jacques était long-temps sans Gilles. Ce qui importait par-dessus tout, c’était de conduire au lit la mariée, de détacher les pointes du mari, sans parler aussi des efforts qui s’ensuivaient ; et l’enlèvement des bas est aussi omis à raison de son obscurité.

La chanson suivante, qui a été depuis empruntée par l’honorable auteur de la fameuse histoire de Fryar Bacon, a été déchiffrée avec difficulté. Il paraît qu’elle était chantée lorsque la mariée était conduite en la demeure du mari.


CHANSON NUPTIALE.


Sur l’air : J’ai été ménestrier.


N’avez-vous jamais entendu.
Le lendemain d’un jour de noces,
L’allégresse aux élans précoces
Qu’élève un village éperdu
Lorsque, conduisant l’épousée
À la demeure de l’époux,
De Tewin humant la rosée.
Chacun s’écrie : Amusons-nous ?

Les jeux, les guirlandes s’apprêtent.
Quel dommage, nos bons aïeux,
Que vos coutumes à nos yeux
Aujourd’hui plus ne se répètent !
Malheur à qui montait alors
Une méchante haquenée !
Car, en sa triste destinée.
Il ne pouvait crier : Je sors ;
À Tewin j’irai sans efforts
Finir ma riante journée.

Nous vîmes de ménestriers
Courir une joyeuse troupe ;
Nous leur offrîmes des coursiers
Et d’ale une mousseuse coupe.
De Bullon ils ont joué l’air,
Et celui d’Upsey, non moins cher
Et nous disions, montés en croupe :
Vers Tewin chevauchons de pair ;
Que le zéphyr, comme l’éclair,
Guide à ce port notre chaloupe.


On ne voyait plus un garçon
Qui, ce jour-là, dans la paroisse
Voulût, oubliant son angoisse,
Tenir sa charrue au sillon ;
Mais chacun amenait sa belle
À la fête sur un grison,
Et répétait sa ritournelle :
Je vais à Tewin, en luron,
Boire en égayant ma prunelle.

On admirait le sommelier
Prompt à verser sa bière en perce ;
Les fillettes, l’air familier,
En accourant à la traverse,
Faisaient pleuvoir comme une averse
De joie inondant le foyer.
Des serviteurs j’obtins un verre,
Et promptement je devins gris ;
Alors, ma foi, je le rendis,
Ne voulant pas rouler par terre.

Du village le forgeron
But telle abondance de bière,
Qu’il se figurait que la terre
Était bleue à son horizon.
Je pourrais bien sur l’Évangile
Jurer que dans tout le canton
Il n’en est pas de plus habile.
Et nul de vous ne dira non.
On fit du posset[9], et les femmes
En burent, puis chantant leurs gammes.
Dirent avoir assez goûté
Au banquet la félicité ;
En ce jour-là plus d’une fille
Reçut sur la bouche un baiser ;
Mais je n’irai pas m’exposer
À trop remuer cette anguille.
Car on pourrait bien m’accuser
De parler ici comme un drille.


Nos aimables lectrices regretteront surtout de notre manuscrit la perte de trois déclarations d’amour : la première, de Saint-Clerc à Matilde, renfermait, y compris la réponse de la dame, quinze pages étroitement serrées. Celle de Fitzosborne à Emma n’était pas beaucoup plus courte ; mais les amours de Fitzallen et Éléonore étant d’une nature moins romanesque, avaient été renfermées dans trois pages seulement. Les trois nobles couples se marièrent à Queen-Hoo-Hall le même jour, qui se trouvait le douzième dimanche après Pâques. On avait fait un récit étendu des fêtes du mariage ; mais nous n’avons pu lire de ce récit que les noms de quelques plats, tels que le pétrel, la grue, l’esturgeon, le cygne, etc., avec une profusion de gibier. On voit aussi dans le manuscrit qu’une chanson appropriée à la circonstance fut chantée par Peretto, et que l’évêque qui avait béni la couche nuptiale destinée à recevoir les heureux couples, ne fut point avare de son eau bénite, et qu’il en répandit un demi-galon sur chaque lit. Nous regrettons de ne pouvoir donner en détail ces curiosités au lecteur ; mais nous espérons soumettre le manuscrit à de plus savants antiquaires, aussitôt qu’il aura été revu et encadré et mis sous verre par l’artiste ingénieux qui rendit ce service aux manuscrits de Shakspeare, de M. Irlande[10]. Ainsi donc, aimable lecteur, ne pouvant renoncer au style auquel notre plume est habituée, nous t’adressons bien sincèrement notre adieu.


PRÉFACE

mise en tête de la troisième édition de waverley.


Cette légère peinture des anciennes mœurs écossaises a été accueillie du public avec plus de bienveillance que l’auteur n’aurait osé l’espérer ou l’attendre. Il a appris avec un mélange de satisfaction et d’humilité que son ouvrage avait été attribué à plus d’un littérateur recommandable. Des considérations qu’il regarde comme puissantes dans la position où il se trouve, l’empêchent de délivrer ces écrivains de toute espèce de soupçons, comme il l’aurait fait en plaçant son propre nom à la tête de l’ouvrage ; de manière que, pour le moment du moins, on doit rester dans le doute sur la question de savoir si Waverley est l’œuvre d’un poète ou d’un critique, d’un homme de loi ou d’église ; ou bien si l’écrivain, pour faire usage de l’expression de mistriss Malaprop[11], est, « comme Cerbère, trois personnes en une seule. » L’auteur, n’apercevant rien dans l’ouvrage lui-même (excepté sa frivolité peut-être) qui l’empêche d’avoir un père disposé à le reconnaître, abandonne à la sagacité du public le soin de trouver parmi les diverses circonstances particulières aux différentes situations de la vie, celles qui le portent à ne pas se nommer aujourd’hui dans la présente édition. L’auteur est peut-être novice dans la carrière des lettres et peu désireux d’avouer un titre auquel il n’est pas accoutumé ; il est peut-être écrivain vulgaire, honteux alors d’une trop grande publicité, et ayant recours au mystère, comme l’héroïne de la Vieille comédie, qui faisait usage de son masque afin d’attirer l’attention de ceux à qui sa figure était devenue trop familière. Ne pourrait-il pas appartenir à une grave profession, et craindre que la réputation de romancier ne lui fût nuisible ? ou être homme du monde ? et aux yeux de ces personnes, la publication d’un ouvrage, quel qu’il soit, peut paraître pédantesque. Enfin, peut-être est-il trop jeune pour oser prendre le titre d’écrivain, ou si vieux qu’il serait prudent pour lui de ne plus le porter.

L’auteur de Waverley a entendu dire au sujet de son roman que, dans le caractère de Callum Beg, et dans le compte rendu par le baron de Bradwardine au sujet des petites violations commises aux lois frivoles de la propriété par les Highlandais, il avait été trop sévère et même injuste relativement au caractère national. Rien ne pouvait être plus éloigné de son désir ou de ses intentions. Le caractère de Callum Beg est celui d’un esprit porté naturellement vers le mal, et déterminé, par les circonstances de sa situation, à une espèce particulière de méchanceté. Ceux qui ont lu les lettres curieuses écrites des Highlands, publiées vers l’année 1726, ont trouvé dans cet ouvrage des caractères atroces, semblables à ceux que l’auteur a observés. Il serait aussi injuste de considérer de tels scélérats comme les représentants des Highlandais de cette époque, qu’il le serait de regarder les assassins de Marr et de Williamson comme les représentants des Anglais de nos jours. Quant au pillage qu’on suppose avoir été commis par quelques-uns des insurgés de 1745, on doit se rappeler que, quoique la marche de cette petite et malheureuse armée ne fût marquée ni par le sang, ni par la dévastation, et qu’au contraire elle observât l’ordre et la discipline la plus admirable, aucune armée cependant ne traverse un pays d’une manière hostile sans commettre quelques déprédations ; et quelques-unes de la nature de celles qui leur sont plaisamment imputées par le baron, avaient été réellement mises sur le compte des Highlandais insurgés. On peut citer comme un témoignage irrécusable à cet égard plusieurs traditions, et surtout celle qui concerne le chevalier du Miroir[12]


  1. Qu’on ne pense pas que ces fragments soient donnés ici comme possédant en eux-mêmes une valeur intrinsèque ; mais aux yeux de quelques personnes ils peuvent contenir un certain degré d’intérêt. C’est ainsi que les premières épreuves d’une gravure plaisent à ceux qui ont vu des ouvrages plus parfaits du même artiste.
  2. Nom que les Écossais donnaient alors aux Anglais. Ce mot signifie hommes du sud. a. m.
  3. Les franklins étaient une classe particulière de nobles saxons. a. m.
  4. Hommes des hautes terres, en Écosse. a. m.
  5. Le rimeur. a. m.
  6. Barde écossais. a. m.
  7. Ce mot anglais veut dire sorcellerie. a. m.
  8. Cette tirade, espèce de jargon, est littéralement extraite d’un discours ironique prononcé par un bouffon de profession, discours qui se trouve dans un ancien manuscrit de la bibliothèque de Ladvocat, le même dont feu le spirituel M. Weber publia le curieux roman comique de La chasse du lièvre. a. m.
  9. Breuvage composé de vin sec, de crème, de muscades, d’œufs bien battus, et de sucre. a. m.
  10. Allusion à un prétendu manuscrit qu’un nommé Irlande disait avoir découvert. a. m.
  11. Corruption du français mal à propos. a. m.
  12. Un récit des événements de l’époque, composé en vers grossiers, contenant quelques particularités frappantes, et encore en grande faveur dans les dernières classes du peuple, offre une peinture véridique de la conduite des montagnards et de la licence militaire qui les caractérise. En voici une traduction à peu près littérale :
    « Maintenant, aimables lecteurs, je désire vous faire connaître toutes mes pensées tous les sentiments que mon cœur éprouve. Il est inutile de contester, ou même de censurer, car dans ce que j’ai à vous dire il n’y a pas un mot que je puisse changer : ainsi il faut que vous prêtiez l’oreille.
    « Des deux côtés il se trouvait des hommes cruels : je les voyais assassinant de sang-froid ; je ne parle pas des gentilshommes, mais de quelques êtres sauvages et grossiers, la lie de l’armée, qui, ne ressentant aucune haine pour les blessés, n’étaient animés que du désir de répandre le sang.
    « À Preston et à Falkirk même, avant que cette nuit fatale devînt obscure, on les surprit perçant les blessés de leurs poignards. Aussi quelques-uns de ces infortunés s’écriaient : « Les sauvages, les Turcs, montrent plus de pitié ; ils laissent mourir en paix les pauvres soldats couverts de blessures. »
    < ! Malheur à ceux qui se montrent coupables de ce zèle fanatique ! Frapper les blessés sur le champ de bataille !… De quoi ne sont-ils pas dignes, ceux qui osent commettre ce crime ? ils mériteraient qu’on usât à leur égard de la même cruauté.
    « J’ai vu les hommes appelés voleurs des Highlands piller les propriétés des Lowlands (Highlands veut dire hautes-terres d’Écosse, et Lowlands, les terres basses ou plaines. a. m. ; mander leur soupe, et jeter les vases à la porte ; prendre, sans payer les coqs, les poules, les brebis et les porcs.
    « J’ai vu un Highlandais, très-risible s’il en fut jamais, avec un cordon de boudins pendus à une perche jetée sur ses épaules, sauter comme un renard en présence de Maggy qui l’accablait de malédictions ; et, franchissant le fumier et la fosse à fumier, se mettre à courir à toutes jambes.
    « Quand on les blâmait pour de telles action, ils vous répondaient souvent : « Il faut bien que les montagnards remplissent leur ventre. Vous ne voulez ni nous donner ni nous vendre ce dont nous avons besoin : nous voulons le prendre. Allez dire au roi Shorge et à Guillaume Shordy que nous voulons avoir à manger. »
    « J’ai vu les soldats, à Linto-Brig, parce qu’un homme n’était pas whig, ne lui laisser dans sa maison ni à manger ni à boire, brûler son chapeau et sa perruque, et puis le rouer de coups.
    Et dans les Highlands, ils furent assez cruels pour ne laisser aux habitants ni habits ni nourriture, et même pour brûler leurs maisons ; c’était tit pour tat (C’était la pareille pour la pareille. Tit et tat sont les deux expressions proverbiales écossaises et anglaises. a. m.) comment les montagnards peuvent-ils être doux quand ils pensent à cela ?
    « Et après tout, ô honte, ô malheur ! quelques-uns furent plus maltraités que des voleurs. Des hommes distingués, des chefs même, furent exposés à des traitements inhumains. En vérité, de pareilles cruautés ressemblaient aux tortures papistes.
    « Puis-je oublier ce qui eut lieu ouvertement à Carlisle, dans le plus fort de leur rage ! Alors on ne voyait plus dans les cœurs ni miséricorde ni pitié. Je secouai la tête devant de telles horreurs approuvées par tout le monde.
    « Presque tous se maudissaient, et bien peu priaient ; d’autres criaient huzza ! Ce jour-là on maudit les Écossais rebelles, et on les massacra comme des troupeaux destinés à être égorgés comme des bœufs.
    « Hélas ! chers concitoyens, faites que ces malheurs ne nous accablent plus, que la soif de la vengeance s’éteigne. Déposez vos armes ; empruntez et prêtez aux Anglais ; mettez fin à toutes ces dissensions.
    « À quoi servent ces vanités, cette vaine gloire ? Ne possédons-nous pas le meilleur des rois ? Soyons sobres et doux ; vivons en paix ; car je vois que beaucoup de ceux qui sont obstinés finissent par se faire casser la tête. »