Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 8-25).

PRÉFACE GÉNÉRALE.


Suis-je donc obligé de rendre compte de mes folies passées ?
shakspeare. Richard II, acte iv.


Ayant entrepris, dans cette préface, de rendre compte de ces compositions offertes ici au public, et de les accompagner de notes et éclaircissements, l’auteur, sous le nom de qui elles sont recueillies aujourd’hui pour la première fois, sent qu’il est chargé de la tâche délicate de parler de lui-même et de ses intérêts personnels d’une manière plus spéciale peut-être que la prudence ou les égards qu’il doit à ses lecteurs ne sembleraient le permettre. En un tel cas, et en se présentant ainsi au public, il court le risque de se trouver dans la même position que la femme muette dont il est parlé dans le recueil des Contes plaisants. Le mari de cette chère épouse, après avoir dépensé la moitié de sa fortune pour obtenir la guérison de l’infirmité dont elle était affectée, eût fait ensuite volontiers le sacrifice de l’autre moitié pour rendre la dame à son premier état. Mais enfin, cette chance que court l’auteur est inséparable de la tâche qu’il s’est imposée ; tout ce qu’il peut faire, c’est de promettre d’être aussi peu égoïste que sa situation le permettra. Et qu’on n’aille pas croire cependant qu’il soit peu disposé à tenir parole, si, parce qu’il s’est présenté au lecteur à la troisième personne du singulier, il se décide à faire usage de la première dans le paragraphe suivant. Toutefois il lui semble que la modestie apparente résultant de l’emploi du premier de ces modes (la troisième personne) est plus que balancée par l’inconvénient de la roideur et de l’affectation qui en sont inséparables ; inconvénient que l’on est plus ou moins exposé à rencontrer dans tout ouvrage où cette même troisième personne est employée, depuis les Commentaires de César jusqu’à l’autobiographie d’Alexandre le réformateur.

Il faudrait que je me reportasse au temps de mon jeune âge, si je voulais parler ici de mes premiers exploits de conteur. Mais je crois que quelques-uns de mes vieux condisciples pourraient encore attester que j’avais, fort jeune encore, une réputation distinguée en ce genre de talent. Alors les applaudissements de mes compagnons me dédommageaient des disgrâces et des punitions qu’encourait le futur romancier, pour avoir été paresseux et pour avoir rendu les autres tels, pendant les heures qui devaient être consacrées à la préparation de nos devoirs. Mon plus grand plaisir, dans mes jours de congé, était de m’échapper avec un ami de mon choix dont les goûts sympathisaient avec les miens. Nous nous racontions alternativement alors toutes les aventures extravagantes qu’il nous était possible d’imaginer ; nous répétions, chacun à notre tour, des histoires interminables de chevalerie, de batailles, d’enchantements, qui se continuaient d’un jour à un autre, selon que l’occasion se présentait, sans que nous songeassions à les amener à fin. Comme nous observions le secret le plus rigoureux au sujet de ces communications réciproques, elles acquéraient tout le caractère d’un plaisir caché. Nous avions coutume de nous livrer à nos plaisirs favoris pendant les longues promenades que nous faisions au milieu des environs solitaires et romantiques d’Arthur’s-seat, de Salisbury-crags, de Braid-hills[1], et des autres lieux semblables qui se trouvent dans le voisinage d’Édimbourg.

Le souvenir de ces jours de fête forme encore une Oasis dans le pèlerinage qui sera l’objet de mes investigations. J’ajouterai seulement que mon ami vit encore ; c’est un galant homme dont les affaires ont prospéré, mais trop occupé de plus graves intérêts pour me remercier, si je le désignais ici autrement que comme un confident de mes mystères enfantins.

Lorsque la jeunesse, succédant à l’enfance, exigea des études plus sérieuses, des soins plus assidus, une longue maladie me rejeta, comme par une espèce de fatalité, dans le royaume des fictions. Un vaisseau rompu causa, en partie du moins, mon incommodité ; le mouvement et la parole me furent long-temps interdits comme très-dangereux. Je fus strictement retenu au lit quelques semaines, et durant ce temps il me fut à peine permis de parler à voix basse ; on me défendait de manger plus d’une ou deux cuillerées de riz bouilli, et d’avoir d’autre couverture qu’une légère courte-pointe. Quand le lecteur saura que j’étais alors dans l’âge de la croissance, que j’avais toute l’ardeur, tout l’appétit, toute l’impatience d’un jeune homme de quinze ans, et que je souffrais, en conséquence, beaucoup de ce régime sévère que le retour répété de mon indisposition rendait indispensable, le lecteur ne sera pas surpris d’apprendre qu’on ne chercha nullement à réprimer mon goût bien prononcé pour la lecture ; c’était en effet mon seul amusement. Aussi abusai-je de cette faculté qui m’était laissée de disposer de mes instants comme bon me semblait.

Il y avait alors à Édimbourg un salon de lecture, qui fut fondé, je crois, par le célèbre Allam Ramsay[2]. Cet établissement contenait une collection très-précieuse de livres de toute nature, et, comme on peut le penser, il était riche surtout en ouvrages de fiction. On y voyait des productions de toute espèce ; les romans de chevalerie et les lourds in-folio de Cyrus et de Cassandre s’y trouvaient placés auprès des compositions les plus estimées des temps modernes. J’étais plongé, si j’ose m’exprimer ainsi, au milieu de ce grand océan de lecture, sans compas ni pilote ; et, à moins que quelque personne n’eût la charité de jouer aux échecs avec moi, je ne pouvais faire autre chose que lire du matin au soir. Par un sentiment de douceur et de compassion, erroné peut-être, quoique bien naturel, j’avais la faculté de choisir mes sujets d’étude ainsi qu’il me plaisait ; on se fondait à mon égard sur ce principe qu’on doit tolérer les humeurs des enfants pour les préserver du mal. Comme on ne satisfaisait mon goût et mes désirs en rien autre chose, je me dédommageais en dévorant des livres. En effet, je crois que je lus presque tous les romans, toutes les vieilles pièces de théâtre, tous les poèmes épiques de cette formidable collection ; j’amassais donc ainsi, bien certainement sans le savoir, des matériaux pour la tâche à laquelle je devais consacrer une si grande partie de ma vie.

Cependant, à cette époque, je n’abusais pas entièrement de la licence qui m’était accordée. La connaissance intime que j’acquis des miracles spécieux de la fiction amena enfin avec elle un peu de satiété, et je commençai insensiblement à chercher dans les histoires, les mémoires, les voyages et les divers ouvrages de cette nature, des événements à peu près aussi étonnants que ceux qui étaient l’ouvrage de l’imagination, avec cet avantage sur les romans qu’ils étaient au moins vrais en grande partie. À l’expiration des deux années pendant lesquelles on m’abandonna ainsi le libre exercice de ma propre volonté, j’allai faire une résidence temporaire à la campagne ; là, j’aurais été encore très-solitaire, si ce n’eût été l’amusement que me procura une bonne quoique vieille bibliothèque. Je ne saurais mieux décrire l’usage vague et extravagant que je fis de cet avantage, qu’en renvoyant mon lecteur aux études inconstantes de Waverley dans une situation pareille ; les passages concernant l’ordre de ses lectures sont puisés dans mes propres souvenirs. Ou doit concevoir que la ressemblance entre mon héros et moi ne s’étend pas plus loin.

Le temps, dans son cours, me prodigua les bienfaits d’une santé plus robuste, et une force musculaire telle qu’on ne pouvait ni l’attendre, ni l’espérer. Les études sérieuses, nécessaires pour me rendre propre à la profession à laquelle on me destinait, occupèrent la plus grande partie de mon temps ; et la société de mes amis et de mes compagnons, qui, comme moi, étaient sur le point de faire leur entrée dans le monde, remplit, par des amusements ordinaires à la jeunesse, l’intervalle qui devait s’écouler jusqu’à ce moment. J’étais dans une situation qui exigeait que je me livrasse à des travaux sérieux ; car, d’un côté, ne possédant aucun de ces avantages particuliers qui sont supposés favoriser un prompt avancement dans la profession des lois, et, d’un autre côté, ne rencontrant point d’obstacles extraordinaires qui pussent interrompre mes progrès, je pouvais raisonnablement espérer réussir selon le degré de peine plus ou moins grand que je prendrais, afin de me mettre en état de figurer au barreau.

Il est inutile d’expliquer dans ce précis comment le succès de quelques ballades eut pour effet de changer mes intentions et ma manière de voir, et de métamorphoser en littérateur un jeune avocat studieux, livré à l’étude des lois depuis quelques années. Il suffira de dire que j’avais embrassé la première de ces professions quelques années avant que je pensasse sérieusement à entreprendre un ouvrage d’imagination en prose, quoiqu’un ou deux de mes essais poétiques ne différassent des romans que parce qu’ils étaient écrits en vers. Cependant je ferai observer qu’à cette époque (hélas ! il y a trente années) je nourrissais l’ambitieux désir de composer un roman de chevalerie, qui devait être dans le style du Château d’Otrante, rempli d’incidents surnaturels, et où devaient figurer nombre de guerriers des frontières qui séparent l’Écosse de l’Angleterre. Ayant par hasard trouvé un chapitre de cet ouvrage projeté parmi de vieux papiers, je l’ai joint à cette préface[3] ; pensant que quelques lecteurs seraient curieux de lire les premiers essais de composition de pure fiction d’un auteur qui s’est, depuis, tant exercé dans ce genre. Quant à ceux qui se plaignent, avec raison, de la profusion de romans qui ont paru depuis Waverley, ils doivent remercier le ciel de ce qu’il les a préservés du péril qui les menaçait, car ce déluge de compositions, qui fut alors différé de quinze ans, faillit commencer à inonder le public dès la première année du siècle.

Je ne repris jamais le sujet de ce roman, mais je ne renonçai point à l’idée des compositions fictives en prose, quoique je me fusse déterminé à donner une autre tournure au style de l’ouvrage.

Mes souvenirs d’enfance sur les paysages des Highlands[4] et sur les mœurs des habitants firent une impression si favorable dans le poëme appelé la Dame du Lac[5], que je me déterminai à écrire en prose quelque production semblable ; j’avais long-temps séjourné dans les Highlands à une époque où elles étaient beaucoup moins accessibles et beaucoup moins explorées qu’elles ne l’ont été depuis ces dernières années. Je connaissais même quelques-uns des vieux guerriers de 1745, qui, comme la plupart des vétérans, se décidaient facilement à raconter jusqu’à satiété leurs exploits à tout auditeur bénévole et, comme moi, disposé à les entendre. Il me sembla tout naturel que les anciennes traditions et le courage élevé d’un peuple qui, au milieu d’un pays et d’un siècle civilisés, conservait une teinture si prononcée des mœurs particulières au premier âge des sociétés, devaient fournir un sujet favorable pour les compositions romanesques, s’il n’était point défiguré par l’auteur et narré par lui de manière à dégénérer en fable frivole.

Ce fut, pénétré de semblables idées, que vers l’année 1805 je rassemblai à peu près un tiers du premier volume de Waverley. On annonça cette composition comme devant être publiée par feu M. John Ballantyne, libraire à Édimbourg, sous le titre de Waverley ou Il y a cinquante ans ; auquel titre on substitua depuis : Il y a soixante ans, et cela afin que la date de la publication qui se faisait alors pût correspondre avec l’époque à laquelle la scène se passait. On imprimait le septième chapitre, je crois, lorsque je montrai mon ouvrage à un critique de mes amis, dont l’opinion me fut défavorable ; et ayant alors quelque réputation poétique, je ne voulus pas risquer de la perdre en me livrant à un nouveau genre de composition : je jetai donc sans regret ou sans remontrance l’œuvre que j’avais commencée. Je dois ajouter que, quoique le jugement de mon spirituel ami se soit trouvé plus tard en défaut, par suite d’un appel que je fis au public, je ne prétends nullement, à raison de cette circonstance, douter de son goût délicat en littérature, car le morceau que je soumis à sa critique ne s’étendait point au-delà du départ de mon héros pour l’Écosse, et conséquemment mon ami n’avait point eu connaissance de la partie du roman qui fut considérée comme offrant le plus d’intérêt.

Quoi qu’il en soit, cette portion du manuscrit fut serrée dans les tiroirs d’un vieux pupitre qui, lorsque je vins résider pour la première fois à Abbotsford, en 1811, fut placé dans un grenier où se trouvaient quelques autres meubles, et entièrement oublié. Ainsi, quoique, au milieu de mes autres occupations littéraires, Je tournasse quelquefois mes pensées vers la continuation du roman que j’avais commencé, cependant, comme je ne pus retrouver ce que j’avais écrit, quelles que fussent mes recherches dans les meubles qui étaient à ma portée, et étant d’ailleurs trop indolent pour essayer de l’écrire de nouveau de mémoire, je renonçai souvent à toutes idées de cette nature.

Deux circonstances surtout reportèrent mes souvenirs vers le manuscrit égaré. La première fut la réputation belle et bien méritée de miss Edgeworth. Les caractères irlandais peints dans ses romans ont fait connaître aux Anglais l’humeur gaie et bienveillante de leurs voisins les Irlandais ; de manière que l’on peut dire vraiment d’elle, qu’elle a plus fait pour compléter l’Union, que peut-être tous les actes législatifs qui en ont été la suite.

Sans être assez présomptueux pour espérer égaler la richesse d’imagination, la tendresse pathétique, le tact admirable, qui distinguent les ouvrages de mon excellente amie, je sentis que je pouvais tenter, en faveur de mon propre pays, quelque chose de semblable à ce que miss Edgeworth avait si heureusement exécuté pour l’Irlande ; quelque chose qui présentât mes compatriotes aux Anglais, leurs concitoyens, sous un jour plus favorable qu’on n’avait fait jusqu’alors ; quelque chose enfin qui excitât de la sympathie pour leurs vertus, et de l’indulgence pour leurs faiblesses. Je pensais aussi qu’il me serait possible de suppléer à tout ce qu’il me manquait en talent par la connaissance intime que j’avais du sujet que je pouvais me vanter de posséder ; car j’avais parcouru la majeure partie de l’Écosse, les montagnes et les plaines ; j’avais connu à fond l’ancienne aussi bien que la nouvelle génération, et j’avais eu, depuis mon enfance, des rapports libres et illimités avec toutes les classes de mes compatriotes, depuis les pairs jusqu’aux laboureurs. De telles idées se présentaient souvent à moi, et constituaient une partie ambitieuse de ma théorie, quoiqu’en pratique j’aie été loin d’atteindre la hauteur à laquelle j’osais prétendre.

Mais ce ne furent pas seulement les triomphes de miss Edgeworth qui excitèrent mon émulation et me tirèrent de mon indolence ; il m’arriva alors d’entreprendre un ouvrage que je considérais comme un coup d’essai, et qui me faisait espérer de pouvoir m’affranchir un jour du métier de romancier et devenir un écrivain passable.

En 1807-8, j’entrepris, à la sollicitation de M. John Murray, écuyer, d’Albermale-street[6], de mettre en ordre et de publier quelques productions posthumes de feu M. Joseph Strutt, aussi distingué comme artiste que comme antiquaire. Au nombre de ces productions se trouvait un roman non achevé, ayant pour titre : Queen-Hoo-Hall. La scène du roman se passait sous le règne de Henri VI, et l’ouvrage avait été composé pour peindre les mœurs, les coutumes et le langage du peuple anglais à cette époque. Les connaissances étendues que M. Strutt avait acquises sur de tels sujets, en compilant ses laborieux ouvrages de Horda Angel Cynnan, ses Antiquités royales et ecclésiastiques, et ses Essais sur les jeux et les passe-temps du peuple anglais, l’avaient rendu assez profond dans la science des antiquaires pour composer le roman projeté ; et quoique le manuscrit portât les marques de la précipitation et de l’incohérence, défauts naturels à une esquisse grossière, l’auteur n’en faisait pas moins preuve, selon moi, d’une force d’imagination étonnante.

Comme l’ouvrage n’était pas terminé, je crus qu’il était de mon devoir, en qualité d’éditeur, d’ajouter un dénoûment court et simple, conforme à l’histoire dont M. Strutt avait jeté les bases. Ce chapitre final se trouve aussi ajouté à la présente préface[7], par la raison déjà mentionnée au sujet du fragment qui précède. C’était un pas dans le sentier qui devait me conduire à la composition d’un roman, et cet essai a eu en grande partie pour objet d’en conserver les traces.

Cependant Queen-Hoo-Hall n’eut pas un succès bien prononcé. Je crus connaître le motif pour lequel cette production n’avait réussi que faiblement ; je supposai qu’en rendant son langage trop ancien, et en donnant trop d’extension à ses connaissances comme antiquaire, l’ingénieux auteur avait apporté un obstacle au succès de son ouvrage. Toute composition destinée simplement à amuser le lecteur doit être écrite dans un langage qui se comprenne facilement. Si donc, ainsi que cela arrive quelquefois dans Queen-Hoo-Hall, l’auteur s’adresse exclusivement à l’antiquaire, il doit s’attendre à recevoir de la part de la généralité des lecteurs le reproche que Mungo, dans la pièce du Cadenas, fait à la musique mauritanienne : « Que sert à moi d’entendre, si moi ne comprendre pas ? »

Je pensai qu’il était possible d’éviter cette erreur, et qu’en ôtant à un ouvrage de cette nature ce trop de gravité, et le mettant plus à la portée de l’intelligence générale, on pourrait échapper à l’écueil sur lequel la barque de mon prédécesseur s’était brisée. Mais d’un autre côté, je fus découragé par suite du froid accueil accordé au roman de M. Strutt ; je vis clairement que les mœurs du moyen âge ne possédaient pas le degré d’intérêt que je leur supposais ; je fus porté à croire, enfin, qu’un roman fondé sur l’histoire des montagnards écossais et contenant la peinture de mœurs plus modernes, aurait une meilleure chance de popularité qu’un roman de chevalerie. Mes pensées se dirigèrent donc alors de nouveau vers le sujet que j’avais commencé peu auparavant, et un singulier hasard me fit retrouver enfin les feuilles égarées.

Un jour que je me trouvais avoir besoin, pour un de mes hôtes, de divers objets de pêche, il m’arriva de chercher le vieux pupitre dont j’ai déjà parlé plus haut, et dans lequel j’avais coutume de serrer tous ces objets. J’approchai de ce meuble non sans quelque difficulté, et en cherchant des lignes et des amorces, le manuscrit depuis long-temps perdu se présenta à ma vue. Je me mis immédiatement à l’ouvrage pour l’achever, en me conformant au plan originel ; et je dois avouer franchement ici que ma manière de conduire l’intrigue était peu digne du succès que le roman obtint dans la suite. Les diverses parties de Waverley sont liées avec si peu de soin, que je ne puis véritablement me vanter d’avoir tracé un plan quelconque. Toutes les aventures du héros, dans les courses qu’il faisait au milieu du pays avec le montagnard cateran Beau Lean, ne sont pas conduites avec beaucoup d’art. Mais la disposition que j’adoptais me convenait ; elle me laissait la faculté d’introduire dans mon récit des descriptions de pays et de mœurs, descriptions auxquelles la réalité prêtait un intérêt que le talent de l’auteur n’eût pu atteindre ; et quoiqu’en diverses autres circonstances, j’aie failli sous ce rapport, je ne me rappelle pas que dans aucun de mes romans le défaut de plan se soit fait autant sentir que dans mon premier ouvrage.

Entre autres bruits sans fondement répandus au sujet de cette production, on disait que le manuscrit de Waverley étant sous presse, avait été offert à très-bas prix à différents libraires de Londres. On se trompait. Messieurs Constable et Cadell, qui publièrent l’ouvrage, en connaissaient seuls le contenu, et pendant l’impression ils offrirent à l’auteur une somme considérable, que celui-ci refusa, ne voulant pas se dessaisir du manuscrit.

L’origine du roman de Waverley et les faits particuliers sur lesquels il est fondé sont indiqués dans une introduction séparée, mise en tête du roman ; il est inutile de la mentionner ici.

Waverley fut publié en 1814 ; et comme l’ouvrage était sans nom d’auteur, on le laissa faire son chemin dans le monde sans recourir à aucune des recommandations ordinaires. Son succès ne fut pas d’abord très-rapide ; mais après un, deux ou trois mois de publication, sa popularité s’accrut à un degré qui eût rempli l’attente de l’auteur, quand bien même elle eût été plus présomptueuse qu’elle ne le fût jamais.

Le désir de connaître le nom de l’auteur était extrême, mais on ne put obtenir à cet égard aucun renseignement authentique. Voici quel fut le motif qui me porta d’abord à publier l’ouvrage sous le voile de l’anonyme. Je savais qu’en mettant au jour le roman de Waverley, je faisais sur le goût public une expérience qui pouvait très-probablement faillir ; en conséquence je ne voyais pas qu’il y eût nécessité pour moi de courir le risque personnel d’une chute. Pour atteindre ce but, je mis en usage les plus grandes précautions afin que le secret ne fût pas divulgué. Mon vieil ami, mon condisciple, M. James Ballantyne, qui imprimait ces romans, était chargé de la tâche exclusive de correspondre avec l’auteur. Je profitai donc ainsi non-seulement de ses talents comme imprimeur, mais encore de sa science comme critique. Le manuscrit original, ou, d’après le mot technique, la copie, fut transcrite sous les yeux de M. Ballantyne par des personnes de confiance ; et quoique, pendant plusieurs années, on ait eu recours à ces précautions, et que, par intervalles, différents individus aient été employés, je ne pourrais citer un seul exemple de trahison. On imprimait régulièrement de doubles épreuves. L’une était envoyée à l’auteur par M. Ballantyne ; et les changements qu’elle recevait de ma propre main étaient copiés sur l’autre épreuve pour l’usage des imprimeurs ; de sorte que les feuilles par moi corrigées ne paraissaient jamais à l’imprimerie ; il résultait de là que je mettais en défaut la curiosité des inquisiteurs empressés qui se livraient aux investigations les plus minutieuses.

La raison qui me portait à cacher mon nom quand le succès de Waverley était douteux parut assez naturelle ; mais bien des personnes ne pouvaient que difficilement se rendre compte du motif qui me portait à garder l’anonyme lorsque la destinée de l’ouvrage eut été assurée par les éditions postérieures qui se succédaient avec rapidité, au point que onze à douze mille exemplaires avaient été lancés dans le public. Je suis fâché de ne pouvoir satisfaire que faiblement aux questions qui pourraient m’être adressées à ce sujet. J’ai déjà dit ailleurs que je ne puis guère expliquer le motif qui me fit persister à garder l’anonyme, qu’en disant avec Shylock[8], que telle était mon humeur. Je ferai observer que je n’étais point excité par le stimulant ordinaire qui nous porte à désirer une réputation personnelle, et à faire le sujet des conversations de nos semblables. J’avais déjà autant de réputation littéraire, méritée ou non méritée, qu’il en fallait pour contenter un esprit plus ambitieux que le mien ; et en cherchant à augmenter celle que je possédais, je courais plutôt le risque de la mettre en danger que je n’avais la plus petite chance de l’accroître. Je n’étais non plus excité par aucun de ces motifs qui, à une époque moins avancée de la vie, auraient opéré sur mon esprit. Mes relations d’amitié étaient formées, ma place dans la société était fixée, ma vie avait parcouru la moitié de son cours. Ma condition dans la société était plus élevée que je ne le méritais, et certainement aussi belle que je pouvais le désirer, et des succès littéraires, quelle que fût leur importance, auraient difficilement changé ou amélioré ma condition personnelle.

L’aiguillon de l’ambition, ordinaire stimulant en de telles circonstances, ne me touchait donc point ; et cependant je devais me justifier de l’inculpation d’une indifférence choquante et peu convenable pour la faveur publique. Certes ma reconnaissance n’était pas moindre, quoique je ne la proclamasse point ; j’étais comme un amant qui porte sur son cœur un gage de l’amour de sa maîtresse ; il est aussi fier, bien que moins vain de le posséder, qu’un autre qui, dans une pareille position, fait publiquement parade de cette marque d’attachement. Une indifférence aussi inconvenante est bien éloignée de mon esprit, et j’ai rarement éprouvé plus de satisfaction que, lorsque revenant d’un voyage de plaisir, je trouvai Waverley dans l’apogée de sa popularité, et la curiosité publique excitée de toutes parts pour découvrir le nom de l’auteur. Dans la certitude que j’avais acquis l’approbation publique, je ressemblais à celui qui possède un trésor caché ; la propriété de ce trésor est aussi précieuse pour lui que si tout le monde apprenait qu’il en est réellement le possesseur. Un autre avantage était attaché au secret que j’avais observé. Je pouvais paraître sur la scène ou m’en retirer à mon gré, sans attirer sur moi l’attention publique, si ce n’est celle qui pouvait résulter de simples soupçons ; et comme j’avais obtenu des succès dans une autre branche de littérature, j’aurais pu être accusé de chercher trop souvent à exercer la patience du public ; mais l’auteur de Waverley restait, sous ce rapport, aussi impassible devant les traits de la critique, que l’ombre d’Hamlet devant les coups du partisan de Marcellus. Peut-être la curiosité des lecteurs, irritée par l’existence d’un secret, et soutenue par les discussions qui avaient lieu de temps en temps à ce sujet, ne contribua pas peu à entretenir en faveur de ces publications fréquentes un intérêt qui ne se refroidissait pas. L’auteur s’enveloppait d’une sorte de mystère que le public s’attendait à percer à chaque publication nouvelle, encore bien qu’elle pût être inférieure, sous d’autres rapports, à celle qui l’avait précédée.

Peut-être me taxera-t-on d’affectation si j’avance ici qu’un des principaux motifs qui me déterminèrent à garder le silence, fut la répugnance que m’inspirait toute espèce de discussion sur mes compositions littéraires. En toute circonstance il est dangereux pour un auteur de vivre continuellement au milieu de ceux qui font de ses écrits un sujet fréquent et familier de conversation, et qui doivent être nécessairement juges partiaux lorsqu’il s’agit d’écrits composés par un des membres de leur société. Le sentiment d’un amour-propre excessif qu’acquiert ainsi un auteur nuit essentiellement à la rectitude de l’esprit ; car si la coupe de la flatterie, comme celle de Circé, ne réduit pas les hommes au niveau des bêtes (et cependant on en fait un trop fréquent usage, certes elle rabaisse au niveau des sots l’homme le meilleur et le plus capable. J’étais préservé de ce danger par le voile impénétrable dont je me couvrais, et mon amour-propre d’auteur était abandonné à sa pente naturelle sans être augmenté par la partialité de mes amis ou l’adulation de ceux qui me flattaient.

Si l’on me demande des raisons plus positives de la conduite que j’ai long-temps tenue, je reviendrai à l’explication que me suggéra un critique aussi obligeant que spirituel : il disait que l’intelligence mentale du romancier doit être caractérisée, pour parler crânologiquement, par un développement extraordinaire du penchant à la délitescence[9]. Je suppose que je suis doué de quelque disposition naturelle de ce genre, car dès l’instant où j’aperçus l’extrême curiosité manifestée à ce sujet, je sentis à la déjouer une extrême satisfaction, dont il me serait difficile de rendre compte, surtout lorsque je considère son peu d’importance.

Mon désir de rester inconnu, comme auteur de ces romans, a été pour moi à diverses reprises la cause de quelques petits désagréments ; et cela arrivait lorsque ceux qui étaient avec moi dans une certaine intimité, me posaient la question en termes directs. Si le cas se présentait, trois partis différents me restaient à prendre : il fallait ou dévoiler mon secret, ou répondre d’une manière équivoque, ou enfin nier fermement et hardiment. Le premier parti était un sacrifice que je ne concevais pas qu’on eût le droit d’exiger de moi, puisque j’étais seul intéressé dans l’affaire. L’alternative de faire une réponse douteuse m’exposait au soupçon humiliant de vouloir m’attribuer un mérite (s’il s’en trouvait dans mes compositions) que je n’osais pas réclamer ouvertement : ou ceux qui m’auraient jugé plus favorablement auraient pris ma réponse équivoque pour un aveu indirect. En conséquence, imitant la conduite d’un accusé traduit devant ses juges, je me considérais comme fondé à refuser de donner mon propre témoignage à l’effet d’établir une intime conviction, et à nier entièrement tout ce qu’on ne pouvait parvenir à prouver contre moi. En même temps j’avais l’habitude de dire, à l’appui de ma dénégation, que si j’avais été l’auteur de ces productions, je me serais cru tout à fait en droit de protéger mon secret en refusant mon propre témoignage, quand on le demandait pour arriver à la découverte d’un secret que je désirais cacher.

La vérité est que je n’eus jamais la prétention ou l’espérance de cacher à mes amis intimes que je fusse auteur de ces romans. Les aventures racontées, les expressions mises en usage, les opinions répandues dans ces compositions, présentaient nécessairement de trop nombreuses coïncidences avec le caractère, les actions et les paroles de l’auteur dans le commerce de la vie privée, pour que ceux qui avaient avec moi des liaisons intimes, doutassent un instant de l’identité qui existait entre leur ami et l’auteur de Waverley ; et je crois que tous en étaient moralement convaincus. Mais lorsque je gardais moi-même le silence, ce qu’ils pensaient à cet égard ne pouvait avoir guère plus de poids de par le monde que ce que pensaient les autres ; les opinions, les raisonnements de mes amis, étaient sujets à être taxés de partialité, ou à être combattus par des arguments et des opinions opposés de manière qu’il ne s’agissait pas tant de savoir si je serais généralement reconnu comme auteur de ces romans, malgré mon propre désaveu, que de savoir si, en supposant que j’avouasse ma paternité, cette déclaration suffirait pour me mettre en possession incontestable de ce titre.

On m’a interrogé souvent sur des cas supposés dans lesquels on prétendait que je m’étais vu sur le point d’être découvert ; mais, comme je me défendais avec tout le sang-froid d’un légiste exerçant sa profession depuis trente années, je ne me rappelle pas avoir éprouvé, en de pareilles circonstances, de l’embarras ou de la confusion. Dans les Conversations de lord Byron, par le capitaine Medwin, l’auteur rapporte qu’il demanda à mon noble et célèbre ami « s’il était certain que ces romans fussent de sir Walter Scott. » À quoi lord Byron répondit : « Je puis dire que Scott a presque avoué en ma présence, dans la librairie de Murray, qu’il était l’auteur de Waverley. Je lui parlais de ce roman, et lui disais qu’il était fâcheux que son auteur n’eût pas fait remonter l’événement qu’il décrit à une époque plus rapprochée de la révolution. Scott, qui n’était pas sur ses gardes, répondit : Sans doute, je pouvais le faire, mais… et il s’arrêta. Il était inutile qu’il cherchât à se rétracter ; il parut confus, et n’échappa à son embarras que par une retraite précipitée. » Je ne me rappelle nullement que cette scène ait eu lieu, et, dans tous les cas, je crois que, loin de paraître confus, j’aurais été le premier à en rire ; car, dans une semblable circonstance, je n’aurais certainement jamais espéré pouvoir en imposer à Byron ; et, d’après la manière dont il s’exprimait généralement à ce sujet, je savais que son opinion était entièrement formée, et que toute dénégation de ma part n’aurait été regardée par lui que comme une espèce d’affectation. Je ne prétends pas établir que l’incident n’ait pas eu lieu, seulement je doute qu’il se soit passé avec les circonstances rapportées, sans que j’en aie conservé le moindre souvenir. Dans une autre partie du même volume, on rapporte que lord Byron supposait que, si je ne m’étais pas reconnu l’auteur de Waverley, c’est que j’avais été retenu par la crainte que la famille régnante ne trouvât dans cet ouvrage quelque cause de déplaisir. Je dirai seulement, à ce sujet, que cette crainte eût été la dernière que j’aurais pu concevoir ; l’épigraphe mise en tête du premier chapitre l’indique assez. Les victimes de cette époque malheureuse ont été, pendant le dernier règne, et sous le roi actuel, honorées de la pitié et de la protection de la famille régnante, dont la magnanimité peut bien pardonner un soupir et en accorder un elle-même à la mémoire de braves et généreux ennemis, qui, loin d’être conduits par un sentiment de haine, n’avaient tous écouté que la voix de l’honneur.

Pendant que ceux qui avaient des relations intimes avec le véritable auteur n’hésitaient pas à lui attribuer la propriété littéraire de ces productions, des critiques d’un rang élevé cherchaient avec une patience persévérante à découvrir les traits caractéristiques propres à trahir l’origine de ces romans. Au nombre de ces personnes se trouvait un homme également remarquable par la décence et le bon ton de sa critique, par la finesse de son raisonnement et les manières nobles et distinguées qu’il apporta dans ses recherches ; non-seulement il déploya une investigation vraiment extraordinaire, mais encore une pénétration, un esprit, dignes d’un sujet de plus grande importance, et j’ai la presque certitude qu’il rangea de son parti tous ceux qui jugèrent à propos de se livrer à ces recherches. L’auteur ne pouvait se plaindre des lettres[10] qui paraissaient à ce sujet, pas plus que des autres tentatives de même nature, quoiqu’elles missent en danger son incognito. Il avait défié le public de le reconnaître[11] ; mais il fut découvert dans sa retraite, et dut alors encourir la honte de cette surprise.

À cette époque divers bruits circulèrent : quelques-uns étaient fondés sur un récit inexact de ce qui pouvait avoir été réel en partie ; d’autres sur des circonstances qui n’avaient aucun rapport avec le sujet ; d’autres enfin avaient été inventés par quelques personnes importunes qui crurent peut-être que le moyen le plus expéditif de forcer l’auteur à se découvrir, était d’attribuer son silence à quelque cause honteuse et peu honorable.

On suppose bien que cette espèce d’inquisition fut traitée avec mépris par celui qu’elle concernait particulièrement ; cependant au nombre des bruits qui coururent, il y en eut un qui, quoique aussi peu fondé que les autres, approchait néanmoins de la probabilité, et aurait pu même devenir véritable sous quelques rapports.

Je fais allusion ici au bruit qui attribuait une grande partie, ou la totalité de ces romans, à feu Thomas Scott, officier du 70e régiment, alors au Canada. Ceux qui se rappellent ce personnage conviendront qu’à un talent qui égalait au moins celui de son frère aîné, il joignait une humeur sociable et enjouée, et une profonde connaissance du cœur humain, qualités qui faisaient de lui un homme charmant, recherché par la société. Il ne lui manquait que l’habitude de la composition, pour devenir également célèbre comme écrivain. L’auteur de Waverley était tellement persuadé de la vérité de ce qu’il avance à cet égard, qu’il pressa vivement son frère de faire une tentative, prenant sur lui tout l’embarras que pourraient donner la correction et l’impression de l’ouvrage. Thomas Scott parut d’abord bien disposé à accepter la proposition ; il s’était même arrêté sur un sujet, et avait fait le choix d’un héros. Ce héros était une personne connue de mon frère et de moi depuis les premières années de notre enfance, et qui avait déployé quelques beaux traits de caractère. Thomas Scott voulait représenter ce jeune homme comme émigrant en Amérique, et supportant les dangers et les fatigues du Nouveau-Monde avec ce courage intrépide qu’il avait déployé, étant enfant, sur le sol de sa patrie. Mon frère eût sans doute obtenu un succès complet ; car il connaissait à fond les mœurs des Indiens, celles des vieux colons français du Canada et des Brûlés ou hommes des bois ; il avait eu la faculté d’observer avec soin ce que sans doute il eût peint avec force et expression. Enfin l’auteur croit que son frère eût parcouru avec distinction cette belle carrière dans laquelle M. Cooper a depuis obtenu de si nombreux triomphes. Mais la santé de Thomas Scott devenait de plus en plus chancelante, ce qui le rendait tout à fait impropre aux travaux littéraires, quand bien même il eût eu la patience de s’y livrer. Il n’écrivit jamais, je crois, une seule ligne de l’ouvrage projeté, et j’ai eu seulement la triste consolation de conserver une simple anecdote qui devait servir de base à son ouvrage[12].

Je puis aisément concevoir que diverses circonstances aient semblé confirmer le bruit général que mon frère avait pris part aux ouvrages publiés par moi. En effet, j’avais eu occasion de lui faire passer vers cette époque-là même, par suite d’arrangements de famille, quelques sommes considérables d’argent. Je dirai en outre, que s’il arrivait qu’au sujet de mes ouvrages, quelqu’un fît preuve d’une curiosité particulière, mon frère était tout naturellement porté à se divertir de ces gens aux dépens de leur crédulité.

Je dirai aussi que, pendant que la paternité de ces romans m’était de temps à autre contestée en Angleterre, les libraires étrangers n’hésitaient pas à mettre mon nom en tête de chacun d’eux, et en tête aussi de divers autres auxquels je n’avais aucun droit.

Les volumes auxquels les présentes pages servent de préface sont donc entièrement de la composition de l’auteur, qui les reconnaît aujourd’hui, toujours à l’exception des citations avouées, et des plagiats involontaires et non prémédités, dont celui qui a beaucoup lu et beaucoup écrit peut difficilement se garder. Les manuscrits originaux existent tous, et ils sont (horresco referens) entièrement écrits de la main de l’auteur, excepté ceux des années 1818 et 1819 : me trouvant à cette époque atteint d’une maladie grave, je fus obligé d’implorer le secours d’un ami, qui me servit de secrétaire.

Le nombre des personnes auxquelles le secret fut nécessairement confié ou communiqué par hasard, s’élevait, je crois, à douze au moins. Je leur sais gré de la fidélité qu’elles ont gardée, jusqu’à ce que le dérangement des affaires de mes éditeurs, messieurs Constable et compagnie, et l’exposition de leurs livres de compte, qui en fut nécessairement la suite, eussent rendu désormais le secret impossible. Les particularités concernant l’aveu que je me déterminai à faire ont été publiquement développées dans l’Introduction des Chroniques de la Canongate.

L’Avertissement préliminaire a donné une esquisse de l’objet de cette édition. J’ai quelque raison de craindre que les notes qui accompagnent les romans, tels qu’ils sont publiés aujourd’hui, ne semblent trop diffuses ou trop personnelles à l’auteur. Je puis dire pour me justifier que cette publication devait être posthume. D’ailleurs, ne doit-on pas permettre aux vieillards de parler longuement, puisque, d’après l’ordre de la nature, ils n’ont plus que peu de temps à parler ? En préparant la présente édition, j’ai fait tout ce qu’il était possible pour expliquer la nature des matériaux, et le parti que j’en ai tiré. Il est probable que je ne reverrai et ne relirai jamais ces ouvrages. Il me reste à éprouver si le public (comme un enfant à qui on fait voir une montre) trouvera, après avoir considéré l’extérieur avec une scrupuleuse attention, quelque nouvel intérêt à visiter l’objet en lui-même, ainsi que les diverses parties qui le composent.

Je reconnais avec une sincère gratitude que Waverley et ses successeurs ont eu leur jour de faveur et de popularité, et, imitant la prudence d’une beauté dont le règne a été un peu long, l’auteur a essayé de suppléer avec le secours de l’art, aux charmes que la nouveauté ne peut plus offrir. En enrichissant cette édition des dessins des artistes les plus célèbres, les éditeurs se sont efforcés de répondre à la faveur honorable que le public accorde aux artistes anglais.

Comme ami et comme auteur, je remercie sincèrement mon illustre compatriote David Wilkie, Edwin-Lundseer, qui a si souvent exercé son talent sur les sujets et paysages écossais ; je remercie également MM. Leslie et Newton. Je n’ai pas de moins grandes obligations à MM. Cooper, Kidd et autres artistes, dont je suis connu moins personnellement, pour le zèle avec lequel ils ont consacré leurs talents au même objet.

Il n’appartient pas à l’auteur, mais aux éditeurs, de donner sur cette édition des explications plus étendues ; l’auteur a accompli sa tâche dans l’introduction qu’il vient de présenter. Si, comme un enfant gâté, il a quelquefois abusé de l’indulgence du public, il le supplie de croire qu’il n’a jamais été insensible à sa bienveillance.

Abbotsford, 1er janvier 1829.

  1. Arthur’s-seat, château d’Arthur ; Salisbury-crags, rochers de Salisbury ; Braid-hills, les montagnes de Bread, près d’Édimbourg. a. m.
  2. Poète du XVIIe siècle, auteur d’une pastorale intitulée : le Gentil Berger (the Gentle Shepherd). a. m.
  3. On trouvera le fragment précité à la suite de cette préface, sous le n° I. a. m.
  4. Hautes-Terres d’Écosse. a. m.
  5. C’est une des compositions poétiques de Walter Scott. a. m.
  6. Une des rues de Londres. a. m.
  7. Sous le n° II. a. m.
  8. Personnage d’une des tragédies de Shakspeare. a. m.
  9. En latin, delitescentia, du verbe delitescere, se cacher. a. m.
  10. Letters on the author of Waverley, Lettres sur l’auteur de Warerley. Londres, 1822. a. m.
  11. Le texte dit : to a game of bo-peep, au jeu de la prunelle. a. m.
  12. Dans cette anecdote très-insignifiante et que Walter Scott dit lui-même ne pas mériter d’être rapportée, il s’agit d’une dispute au collège entre de jeunes écoliers relativement à une partie de ballon. Après s’être querellés et bien boxés, l’un d’eux reçut un coup de couteau, mais il ne voulut point dénoncer le coupable. Voici seulement les réflexions ajoutées à ce sujet par Walter Scott :
    «  Peut-être n’aurais-je pas dû insérer cette anecdote d’écolier ; mais, outre la forte impression que l’incident fit sur moi à l’époque où il se passa, il fait naître en mon cœur des souvenirs tristes et solennels. À toute la petite bande qui se plaisait dans ces jeux et ces combats, je puis à peine me rappeler qu’un seul ait survécu : les uns renoncèrent à ces batailles fictives pour aller mourir en servant la patrie : d’autres cherchèrent des climats lointains pour ne plus revenir au lieux de leur naissance, d’autres enfin sont dispersés dans différents sentiers de la vie, et mes yeux obscurcis de pleurs les cherchent vainement aujourd’hui. De cinq frères, je suis le seul qui ait survécu, et cependant ils étaient plus robustes et promettaient beaucoup plus que moi dont l’enfance éprouva une infirmité personnelle et dont la santé, même après cette époque, sembla long-temps faible et précaire. Le plus chéri, le plus digne de l’être, celui qui désirait que cet incident fût la base d’une composition littéraire, mourut avant le temps sur une plage lointaine et étrangère. Des choses vaines et frivoles prennent une importance dont elles ne sont pas susceptibles en elles-mêmes, lorsqu’elles se rattachent à l’existence de ceux que nous avons aimés et perdus. »