Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 63-66).


CHAPITRE PREMIER.

PRÉLIMINAIRE.


Je n’ai fait choix du titre de cet ouvrage qu’après les sérieuses et mûres réflexions que tout homme sage doit apporter à des affaires importantes ; j’ai cru même devoir consacrer à ce but quelques recherches laborieuses, quoique j’eusse fort bien pu, à la manière de mes devanciers, me contenter de prendre le nom le plus sonore, le plus euphonique, de l’histoire ou de la topographie d’Angleterre, pour en faire le premier titre de mon livre et le nom de mon héros. Mais, hélas ! pour mes lecteurs, les noms chevaleresques de Howard, Mordaunt, Mortimer, Stanley, ou les noms plus doux, les noms d’amants de Belmour, Belville, Belfield et Belgrave, n’auraient pu annoncer qu’un livre inutile, et semblable à ceux qu’on a baptisés de ces noms depuis un demi-siècle. J’avouerai avec franchise que je n’ai pas eu assez de confiance dans mon talent pour me mettre en opposition avec des préventions reçues. C’est pourquoi, à l’exemple de ces jeunes chevaliers qui entraient en lice avec un bouclier tout uni, j’ai pris pour mon héros Waverley, nom sans tache, et qui ne rappelle, soit en bien, soit en mal, que les idées que le lecteur voudra bien y attacher plus tard. Mais mon second titre, titre supplémentaire, était plus difficile à trouver ; car, quelque court qu’il fût, il pouvait m’engager dans une certaine obligation de suivre un plan, de tracer des caractères, de disposer les événements. Si, par exemple, j’avais mis en tête de mon ouvrage : Waverley, Histoire d’autrefois, quel lecteur ne se fût attendu à rencontrer un autre Château d’Udolphe, dont l’aile orientale est dès longtemps inhabitée, les clefs en ayant été perdues ou remises aux mains de quelque vieux sommelier ou duègne, qui, d’un pas tremblant, devait inévitablement, au milieu du second volume, conduire le héros ou l’héroïne à travers les appartements en ruine ? N’aurait-on pas entendu, à la seule vue du titre, la plainte de l’orfraie ou le cri du grillon ? et ne fallait-il pas, en gardant toutefois un certain décorum, égayer mon récit par les plaisanteries d’un valet grossier mais fidèle, ou par quelque scène plus agréable que celles qu’offrent les caquetages de la femme de chambre de l’héroïne, répétant les histoires horribles et sanglantes qu’elle a ouïes dans l’antichambre ? Si j’avais nommé mon ouvrage Waverley, roman traduit de l’allemand, quel eût été l’esprit assez étroit pour ne pas se représenter un abbé dissolu, un duc oppresseur, une association secrète et mystérieuse de Rose-Croix ou d’illuminés, avec tout leur attirail de capuchons noirs, de cavernes, de poignards, de machines électriques, de trappes et de lanternes sourdes ? ou si j’avais mis Histoire sentimentale, cela n’aurait-il pas suffi pour annoncer une héroïne avec de longs cheveux châtains, et une harpe, douce consolation de ses heures solitaires, qu’elle trouve toujours par un heureux hasard le moyen de transporter du château à la chaumière, bien que parfois il lui faille sauter par la fenêtre d’un deuxième étage, et qu’elle se trouve souvent égarée dans sa route seule et à pied, sans autre guide que quelque jeune villageoise bien joufflue, dont elle a peine à comprendre le jargon ? Si j’avais intitulé mon livre Histoire du temps, ne m’aurais-tu pas, ami lecteur, demandé une esquisse hardie du monde fashionable, quelques anecdotes scandaleuses de la vie privée, légèrement voilées ou plutôt même sans aucune gaze, une héroïne de Grosvenor-square[1] et un héros du club des Barouches, ou des Four-in-hand[2], avec une bande de personnages subalternes pris dans les élégants de Queen-Anne-street-east[3], ou parmi les héros pimpants de Bow-street-office[4] ? Je pourrais m’étendre pour prouver l’importance d’un titre, et montrer en même temps que je connais parfaitement tous les ingrédients nécessaires à la composition des romans ou nouvelles de divers genres ; mais en voilà assez, je ne veux pas fatiguer plus long-temps mon lecteur, déjà sans doute impatient de connaître le choix fait par un auteur si profondément versé dans toutes les branches de son art.

En fixant sur le titre l’époque de mon histoire soixante ans avant celle où je l’écris (1er novembre 1805), j’annonce à mes lecteurs qu’ils n’y trouveront ni un roman de chevalerie, ni un conte sur les mœurs d’aujourd’hui ; que mon héros ne sera point bardé de fer, comme ceux d’autrefois, et ne portera pas de bottes à talons, selon la mode actuelle à Bond-street ; que mes demoiselles n’auront pas une mante de pourpre, comme la Lady Alice d’une vieille ballade, et ne seront pas réduites à la nudité primitive d’une fashionable moderne dans un rout[5]. L’époque que j’ai choisie doit faire penser au critique intelligent que j’ai eu pour but de peindre plutôt des hommes que des mœurs. Pour être intéressante, une histoire de mœurs doit être puisée dans un temps assez éloigné de nous pour qu’elles soient devenues vénérables, ou offrir un miroir vivant des scènes qui se passent journellement sous nos yeux, et qui nous intéressent par leur nouveauté.

Ainsi je pense que la cotte de mailles de nos aïeux et la pelisse à triple fourrure de nos modernes élégants peuvent être également propres à parer un personnage fictif ; mais quel est l’auteur, qui, voulant que le vêtement de son héros fasse de l’effet, lui donnera l’habit de cour du règne de George II, cet habit sans collet, à larges manches et à poches basses ? On en peut dire autant et avec la même vérité des salles gothiques qui, avec leurs vitraux sombres et peints, leurs voûtes qu’obscurcit leur élévation, et leurs tables massives de chêne couvertes de hures de sangliers et de romarin, de faisans et de paons, de grues et de jeunes cygnes, sont d’un effet excellent pour une description romanesque. On peut aussi tirer un grand parti d’une fête moderne, à la manière de celles que l’on décrit journellement dans la gazette appelée Miroir de la Mode. Si on compare l’une et l’autre de ces descriptions avec la froide splendeur d’un repas donné il y a soixante ans, on verra l’avantage immense que le peintre des mœurs anciennes ou modernes a sur celui qui dépeint celles de la précédente génération.

Convaincu donc des désavantages de mon sujet pour les descriptions, j’ai cherché à les éviter autant que possible, et je me suis attaché surtout à peindre les caractères et les passions de mes personnages ; ces passions communes à toutes les classes de la société, ces passions qui agitent également le cœur humain sous le corselet du quinzième siècle, sous les habits à brocard du dix-huitième, ou sous le frac bleu ou le blanc gilet de basin de nos jours[6]. Sans doute la différence des mœurs et des lois prête une couleur particulière à ces passions ; mais, pour me servir du langage du blason, l’empreinte de l’armoirie ne change pas, quelle que soit la couleur que l’on emploie. La colère de nos ancêtres était fond de gueules, éclatant contre les objets de leur inimitié par des actes de violence et de sang.

Nos sentiments de haine, à nous qui prenons contre nos ennemis des voies détournées et cherchons à miner les obstacles que nous ne pouvons enlever, peuvent se peindre par la couleur champ de sable ; mais en nous intérieurement les mobiles sont les mêmes. Le pair orgueilleux qui ne peut maintenant ruiner son voisin que selon la loi par des procès sans fin, est le vrai descendant du baron qui mettait le feu au château de son compétiteur, et l’assommait lorsqu’il cherchait à échapper à l’incendie. Le livre dont j’ose offrir au public un chapitre, est pris du grand livre de la nature, de ce livre toujours nouveau, malgré les mille éditions qu’on en a faites, soit en caractères noircis par le temps, soit sur notre papier vélin et satiné. L’état de la société dans le nord de l’île, à l’époque de mon histoire, m’offrait en plusieurs occasions d’heureux contrastes, que j’ai dû exploiter pour varier et parer la morale de mon ouvrage, ce que je regarde, il est vrai, comme la partie la plus importante de mon plan, quoique je sache du reste que je ne puis atteindre mon but qu’en mêlant l’agréable à l’utile, tâche bien plus difficile à remplir avec la génération critique de notre époque qu’elle ne l’était il y a soixante ans.


  1. Belle place de Londres habitée par les riches.
  2. Le club des Four-in-hand est composé de jeunes gens riches qui s’amusent à conduire eux-mêmes leurs voitures attelées de quatre chevaux, en imitant les manières, le langage et le costume des cochers des voitures publiques. a. m.
  3. Rue de Londres autrefois renommée pour ses prostituées d’un rang élevé. a. m.
  4. Rue de Londres où se trouvent les bureaux de police. a. m.
  5. C’est ainsi qu’on désigne une soirée nombreuse dans quelque riche maison anglaise. a. m.
  6. « Hélas ! dit Walter Scott, cette mode respectable et de bon ton pour un gentleman en 1805 ou environ, est maintenant aussi vieille que l’auteur de Waverley lui-même. Le lecteur fashionable remplacera ce costume par un gilet brodé en velours pourpre et en soie, et par un habit de la couleur qui lui plaira.