Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 66-73).


CHAPITRE II.

MANOIR DE WAVERLEY. COUP D’ŒIL SUR LE PASSÉ.


Il y a donc soixante ans qu’Édouard Waverley, le héros de mon histoire, prit congé de sa famille pour joindre le régiment de dragons où il venait d’obtenir un brevet d’officier. Ce fut un jour de deuil à Waverley-Honour quand le jeune officier quitta sir Éverard, son vieil oncle, qui l’aimait tendrement, et dont il devait hériter des biens et du titre.

Une différence d’opinions politiques avait divisé depuis longtemps le baronnet et son jeune frère, Richard Waverley, père de notre héros. Sir Éverard avait hérité de ses aïeux de tous les préjugés et de toutes les préventions de torys et d’anglicans qui avaient signalé la maison de Waverley depuis la grande guerre civile. Richard, au contraire, qui était moins âgé de dix ans, qui ne se voyait pour tout avoir qu’une fortune de cadet, ne pensa pas qu’il y eût pour lui honneur ou profit à jouer le rôle de complaisant. Il apprit de bonne heure, que pour réussir dans le monde, on ne devait point se charger de lourds bagages. Les peintres parlent de la difficulté d’exprimer plusieurs passions à la fois sur une même figure ; il n’est pas moins difficile pour les moralistes d’analyser la combinaison des motifs qui deviennent les mobiles de nos actions.

Richard Waverley trouva dans l’histoire et dans ses réflexions des arguments en faveur de cette maxime d’une ancienne chanson,

« Une passive et lâche obéissance
Nous asservit ; vire la résistance ! »

La raison n’eût probablement pas suffi pour combattre et déraciner des préjugés héréditaires, si Richard eût pu prévoir que son frère aîné, dominé par un chagrin d’amour de sa jeunesse, serait resté garçon jusqu’à soixante-douze ans. La perspective de sa succession, quelque éloignée qu’elle fût, lui eût fait sans doute supporter de traîner dans le château, pendant la majeure partie de sa vie, le titre de master Richard, le frère du baronnet, en attendant qu’il prît un jour avant que de mourir le nom de Richard Waverley de Waverley-Honour, et qu’il héritât d’un domaine digne d’un prince, et d’une immense influence politique comme chef des intérêts du comté où se trouvait ce domaine. Mais comment Richard, quand il débuta dans le monde, pouvait-il s’attendre à ce résultat, lorsque sir Éverard, encore au printemps de sa vie, était sûr de se voir accueilli favorablement dans toutes les familles dès qu’il voudrait une épouse, soit qu’il recherchât la richesse ou qu’il courût après la beauté, et quand régulièrement une fois l’an le bruit de son mariage amusait les loisirs des châteaux voisins ? Son jeune frère ne vit d’autre moyen pour arriver à l’indépendance, que de ne compter que sur ses propres efforts, et d’adopter une croyance politique plus en rapport avec sa raison et ses intérêts que ne pouvait l’être la fidélité au parti anglican et à la maison des Stuarts, léguée à sir Éverard par ses ancêtres. C’est pourquoi, dès le début de sa carrière, il fit son abjuration politique en devenant whig déterminé et partisan de la maison de Hanovre.

Le ministère de George Ier s’attachait alors prudemment à opérer des défections dans les rangs de l’opposition. La noblesse tory, qui devait son éclat au soleil de la cour, se rapprochait peu à peu de la nouvelle dynastie ; mais les riches gentilshommes des provinces d’Angleterre, classe qui conservait encore quelque chose des anciennes mœurs, de l’intégrité primitive, et des vieux préjugés d’intolérance, se tenait à l’écart dans une opposition hautaine et obstinée, et jetait encore un regard de regret et d’espérance sur Bois-le-Duc, Avignon et l’Italie[1].

L’avancement d’un parent de ces opposants opiniâtres et inflexibles fut regardé comme un moyen de les amener à d’autres sentiments ; en conséquence Richard Waverley fut accueilli par la faveur ministérielle bien autrement que ne le méritaient ses talents et son importance politique. Toutefois on remarqua en lui une certaine capacité pour les affaires publiques, et une fois admis au lever du ministre, il fit un chemin rapide.

Sir Éverard apprit d’abord par la gazette publique, New-Letter que Richard Waverley, esquire, était envoyé à la chambre des communes par le bourg ministériel de Barter-faith ; ensuite, que Richard Waverley, esquire, avait pris une grande part dans les débats sur le bill d’excisé, en faveur du gouvernement ; et enfin que Richard Waverley, esquire, venait d’être appelé à l’une de ces fonctions où de hauts appointements se combinent d’autant mieux avec le plaisir de servir son pays, que pour les rendre encore plus agréables, ils sont régulièrement payés par trimestre. Quoique à la rapidité dont ces événements se succédèrent, un éditeur de nos journaux modernes eût facilement présagé les deux derniers en annonçant le premier, ils ne parvinrent que graduellement à la connaissance de sir Éverard, et comme distillés goutte à goutte par le froid et lent alambic de la Lettre hebdomadaire de Dyer[2] ; car nous ferons observer en passant qu’alors on n’avait pas encore ces malles-postes au moyen desquelles l’ouvrier peut, à son club de six sous, puiser dans vingt feuilles contradictoires les nouvelles de la veille. La poste de la capitale n’arrivait qu’une fois par semaine à Waverley-Honour, et n’y apportait qu’une gazette hebdomadaire qui, après avoir satisfait la curiosité de sir Éverard, de sa sœur et du vieux sommelier, passait ensuite du château au rectorat, à la ferme habitée par le squire Strubbs, à la jolie maison blanche qu’avait dans les bruyères l’intendant du baronnet ; de là à la maison du bailli, et à un cercle nombreux de matrones et de campagnards aux mains dures et calleuses, si bien qu’au bout d’un mois de circulation, le journal était presque toujours mis en pièces.

Cette lenteur de nouvelles en cette circonstance fut avantageuse à Richard Waverley ; car si sir Éverard eût appris en même temps tous les méfaits dont son frère s’était rendu coupable, nul doute que le nouveau fonctionnaire n’aurait guère eu à se féliciter du succès de sa politique. Le baronnet, quoique le plus doux des êtres, avait dans le cœur des cordes sensibles que la conduite de son frère irrita vivement. Le domaine de Waverley ne portait aucune substitution, car il n’était jamais entré dans la tête d’aucun des premiers propriétaires qu’un jour un de leurs descendants se rendrait coupable des horreurs que la Lettre de Dyer attribuait à Richard. Même dans ce cas, le mariage du possesseur actuel pouvait devenir funeste aux intérêts de l’héritier collatéral. Ces différentes idées flottèrent long-temps dans le cerveau de sir Éverard, sans toutefois amener une détermination,

Il examina son arbre généalogique qui, couvert d’écussons et de signes emblématiques d’honneur et de gloire, pendait à la boiserie reluisante de la grande salle. Les descendants les plus proches de sir Hildebrand Waverley, à défaut de ceux de son fils aîné Wilfred, dont sir Éverard et son frère étaient les seuls représentants, se trouvaient être, comme il le vit sur les honorables archives, et comme il le savait fort bien lui-même, les Waverley de Highley-Park, comté de Hauts, avec lesquels la branche principale, ou plutôt la souche de la famille, avait cessé d’entretenir toute espèce de relation depuis le grand procès de 1670. Cette branche dégénérée des Waverley avait commis en outre une grande faute à l’égard du chef et de la source de leur noblesse, en mariant leur représentant avec Judith, héritière d’Olivier Bradshawe de Highley-Park, dont les armes, les mêmes que celles de Bradshawe le régicide, avaient été écartelées avec l’ancien écusson de Waverley. Toutefois, dans son mouvement de colère, sir Éverard avait perdu le souvenir de ces griefs ; et si le notaire Clippurse, qu’il avait envoyé chercher par son groom, était arrivé une heure plus tôt, il eût eu le bénéfice d’un transfert de la seigneurie et du domaine de Waverley-Honour avec ses dépendances.

Mais une heure de réflexion froide est d’un grand poids, lorsque nous l’employons à peser les inconvénients de deux mesures dont aucune ne nous plaît intérieurement. Clippurse trouva son seigneur plongé dans une méditation profonde qu’il n’osa pas troubler autrement qu’en tirant de sa poche son papier et son écritoire de cuir, pour montrer qu’il était prêt à minuter les volontés de Sa Seigneurie. Cette petite manœuvre embarrassa sir Éverard, qui la considéra comme un reproche de son indécision : il regarda donc le notaire avec l’intention d’en finir, lorsqu’au même instant le soleil se dégageant d’un nuage répandit à travers les vitraux peints la couleur variée de ses rayons dans le sombre cabinet où ils étaient assis : aussitôt les yeux du baronnet se portèrent sur l’écusson central décoré de la devise que son aïeul portait, dit-on, à la bataille d’Hastings : trois hermines passant, argent, sur champ d’azur, avec la devise : Sans tache.

« Périsse notre nom, s’écria sir Éverard, plutôt que de voir ce symbole d’antique loyauté souillé par les armes flétries d’un traître de tête-ronde ! »

Tout cela fut l’effet d’un rayon de soleil à peine suffisant pour qu’à sa clarté Clippurse pût tailler sa plume ; mais la plume fut inutilement taillée, et le notaire fut congédié avec recommandation de se tenir prêt au premier ordre.

L’apparition du notaire au château donna lieu à beaucoup de conjectures de la part de ce monde dont Waverley-Honour était le centre ; mais les plus fortes têtes politiques de ce petit univers tirèrent des conséquences plus fâcheuses encore pour Richard Waverley, d’un événement qui suivit de près son apostasie. Ce n’était rien moins qu’une excursion du baronnet, dans sa voiture à six chevaux, avec quatre laquais en riche livrée, pour faire une visite de quelque durée à un noble pair, habitant sur les limites du comté, ayant un nom sans tache, les principes d’un vrai tory, et père heureux de six filles accomplies prêtes à marier.

On conçoit facilement l’accueil favorable que reçut sir Éverard dans cette famille. Mais, malheureusement pour lui, son choix se fixa sur lady Émilie, la plus jeune des six filles du pair ; et elle agréa ses hommages avec un embarras qui montrait qu’elle n’osait les repousser, et qu’elle n’en éprouvait aucun plaisir. Sir Éverard ne manqua pas de remarquer quelque chose de singulier dans la contenance réservée de la jeune personne en accueillant ses avances. Mais la prudente comtesse lui ayant assuré que c’était l’effet naturel de l’éducation retirée que sa fille avait reçue, le mariage se fût fait, comme il est arrivé souvent en mainte occasion semblable, sans le courage d’une sœur aînée qui révéla au riche prétendu que lady Émilie aimait un jeune officier de fortune, leur proche parent. Sir Éverard parut très-ému en apprenant cette nouvelle qui lui fut confirmée, dans une entrevue particulière, par la jeune personne elle-même, toute tremblante d’attirer sur elle la colère de son père.

L’honneur et la générosité étaient les attributs héréditaires de la maison des Waverley : sir Éverard, avec une grâce et une délicatesse dignes d’un héros de roman, renonça aussitôt à la main de lady Émilie ; il obtint même, avant de quitter le château de Blandeville, que son père consentirait au mariage de sa fille avec l’objet qu’elle avait préféré. On ne sait trop quels arguments sir Éverard employa dans cette circonstance, car il ne passait pas pour être habile dans l’art de persuader. Quoi qu’il en soit, presque aussitôt le jeune officier avança en grade plus rapidement que ne le fait ordinairement le mérite sans protection, et cependant le jeune homme ne paraissait avoir que son mérite.

L’échec que reçut sir Éverard dans cette occasion, quoique affaibli par la conscience d’avoir fait une action noble et généreuse, décida du reste de sa vie. Il avait pris la résolution de se marier dans un mouvement d’indignation ; les manières d’un soupirant n’étaient nullement en rapport avec ses habitudes de fierté et d’indolence ; il venait d’échapper au danger d’épouser une femme qui ne l’aurait jamais aimé ; et quand son cœur n’en eût pas souffert, le résultat de sa demande n’était guère fait pour flatter son orgueil. En définitive, il revint à Waverley-Honour sans avoir pris goût pour une autre femme, malgré les soupirs langoureux de la belle officieuse, qui n’avait révélé l’inclination d’Émilie que par une pure affection de sœur ; malgré les signes de tête, les coups d’œil, les mots adroits de la mère et les éloges que, d’un air grave, le comte donnait successivement à la sagesse, au bon sens, aux admirables qualités de ses première, seconde, troisième, quatrième et cinquième filles. Le souvenir de ce non-succès produisit sur sir Éverard l’effet qu’il eût produit sur tout caractère froid, fier, sensible et indolent, et l’empêcha de s’exposer de nouveau à recevoir une semblable mortification, et à entreprendre désormais une tâche aussi pénible qu’inutile. Il continua de vivre à Waverley-Honour comme un vieux gentleman anglais d’une antique origine et de grande opulence. Sa sœur, miss Rachel Waverley, faisait les honneurs de sa table : et ils devinrent insensiblement, lui vieux garçon, elle vieille fille, en offrant à ceux qui se vouent au célibat un modèle de douceur et de bonté.

La colère violente de sir Éverard contre son frère fut de peu de durée ; toutefois le sentiment pénible que lui inspirait le whig et le fonctionnaire public, quoique impuissant pour le pousser à aucune mesure préjudiciable aux intérêts de Richard en ce qui concernait l’héritage de famille, maintint du froid entre eux. Richard connaissait assez le monde et le caractère de son frère, pour penser que toute avance précipitée et mal combinée de sa part ne pourrait qu’exciter contre lui la désaffection de son frère. Un hasard les rapprocha : Richard avait épousé une jeune personne d’une grande famille, dont la parenté et la fortune devaient l’élever aux plus hauts emplois ; et par sa femme il devint possesseur d’un domaine de quelque valeur à plusieurs milles de Waverley-Honour.

Le petit Édouard, héros de cet ouvrage, alors âgé de cinq ans, était leur unique enfant. Un jour qu’il s’éloigna avec sa bonne de plus d’un mille de l’avenue de Brere-wood-Lodge, résidence de son père, une voiture attelée de six beaux chevaux noirs à longue queue, et dont les ciselures et les dorures eussent fait honneur au carrosse du lord-maire, attira leur attention. Cette voiture arrêtée attendait le maître qui, à peu de distance, regardait une maison de ferme à moitié bâtie. Je ne sais si l’enfant avait eu pour nourrice une femme du pays de Galles ou d’Écosse, et comment il associait à l’idée de propriété personnelle l’écusson aux trois hermines, mais il n’eut pas plus tôt remarqué ces armes de famille, qu’il voulut à toute force revendiquer ses droits sur la magnifique voiture où elles étaient peintes. Le baronnet survint tandis que la bonne faisait de vains efforts pour déterminer l’enfant à renoncer à vouloir s’approprier le carrosse doré et les six chevaux. La rencontre fut heureuse pour Édouard, car tout justement son oncle venait de regarder avec attendrissement et même quelque sentiment d’envie les enfants joufflus du fermier robuste dont il faisait bâtir la maison. À la vue de ce petit ange à visage rond et vermeil qui avait un air de famille, portait même son nom, et réclamait des droits héréditaires à sa parenté, à son affection et à son patronage, par un lien que sir Éverard regardait comme aussi sacré que la jarretière ou le manteau bleu, il lui sembla que la Providence lui accordait ce qui pouvait le mieux remplir le vide de ses espérances et de ses affections. Sir Éverard retourna au château de Waverley sur un cheval de selle qui l’accompagnait, et l’enfant et la bonne furent reconduits dans la voiture à Brere-wood-Lodge, porteurs d’un message qui ouvrait à Richard Waverley une voie pour se réconcilier avec son frère aîné. Toutefois leurs relations, quoique ainsi renouvelées, continuèrent plutôt sur le pied d’une politesse cérémonieuse que d’une cordialité fraternelle ; mais cela leur suffisait ; Sir Éverard, en voyant souvent son petit neveu, aimait à bercer son orgueil héréditaire de l’espoir qu’il perpétuerait son noble lignage, et trouvait ainsi l’occasion de satisfaire pleinement son besoin d’affections douces et bienveillantes. Quant à Richard Waverley, il voyait dans l’attachement croissant de l’oncle et du neveu les moyens d’assurer à son fils, sinon à lui, l’héritage du domaine de famille, qu’il eût couru risque de voir aliéné, s’il eût cherché à vivre dans une plus grande intimité avec un homme du caractère et des opinions de sir Éverard.

Ainsi, par une sorte de compromis tacite, le petit Édouard avait la permission de passer une grande partie de l’année au château, également bien avec son père et son oncle, qui se contentaient de s’adresser quelques lettres cérémonieuses et de se faire des visites plus cérémonieuses encore. L’éducation de l’enfant était soumise tour à tour à la manière de voir de l’un ou de l’autre ; mais ce sera l’objet du prochain chapitre.


  1. Où le chevalier de Saint-George, ou, comme on l’appelait, le Vieux Prétendant, tint sa cour exilée, suivant les circonstances qui l’obligeaient à changer de résidence. a. m.
  2. Journal qui, observe Walter Scott, fut longtemps l’oracle des gentlemen de province tenant pour le haut royaume. L’ancien New-Letter était écrit à la main, et transcrit par des copistes qui adressaient les exemplaires aux souscripteurs. Son rédacteur adressait ses matériaux politiques dans les cafés et demandaient souvent une rétribution additionnelle pour les dépenses extraordinaires qu’il avait été obligé de faire en fréquentant ces lieux. a. m.