Waverley/Chapitre III

Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 73-78).


CHAPITRE III.

ÉDUCATION.


L’éducation de notre héros, Édouard Waverley, éprouva beaucoup de variations. Dans son enfance sa santé souffrait de l’air de Londres ou paraissait en souffrir (ce qui est la même chose). C’est pourquoi, dès que son père était appelé à Londres, où ses fonctions, sa présence au parlement, où des vues d’intérêt et d’ambition, l’obligeaient de résider ordinairement huit mois de l’année, Édouard allait habiter Waverley-Honour, et en changeant de résidence il changeait aussi de maîtres et de leçons. Son père, pour remédier à cet inconvénient, eût pu lui donner un précepteur en permanence ; mais il avait pensé qu’un précepteur de son choix ne serait probablement pas bien accueilli à Waverley-Honour, et que s’il en laissait choisir un à sir Éverard, ce serait introduire dans son intérieur un hôte désagréable, sinon un espion politique : aussi chargea-t-il son secrétaire particulier, jeune homme de goût et de talent, de donner une heure ou deux par jour à l’éducation d’Édouard, pendant son séjour à Brere-wood-Lodge, et laissa-t-il son oncle responsable de ses progrès en littérature pendant son séjour au château.

Toutefois il fut pourvu à ce dernier point assez convenablement. Le chapelain de sir Éverard, de l’université d’Oxford, dépossédé de son professorat pour n’avoir pas voulu prêter serment à l’avénement de George Ier était tout à la fois très-versé dans les études classiques et connaissait les sciences et les langues modernes ; quoique vieux, il était indulgent, et les fréquents interrègnes pendant lesquels Édouard cessait d’être soumis à sa discipline amenaient un tel relâchement, qu’on laissait au jeune homme toute liberté d’étudier comme il voulait, ce qu’il voulait, et lorsqu’il voulait. Cette négligence eût pu avoir de funestes résultats pour un enfant d’une conception lente, qui, trouvant qu’apprendre était un pénible travail, n’eût rien fait loin de la férule du maître ; le danger n’eût pas été moindre pour un jeune homme dont le physique l’aurait emporté sur le moral, et que l’irrésistible influence d’Alma aurait fait courir les champs du matin jusqu’au soir. Mais le caractère d’Édouard Waverley était loin de l’un ou l’autre de ces défauts ; son intelligence était si vive et si analogue à l’intuition, que le soin principal de son précepteur était, comme dirait un chasseur, de l’empêcher de sauter par-dessus le gibier, c’est-à-dire de l’empêcher d’acquérir des connaissances légères, vagues et sans règles. Le précepteur avait aussi à combattre en lui une autre disposition qui s’unit souvent à une brillante imagination, à un esprit vif, c’était cette indolence de caractère, qui ne peut être stimulée que par de puissants attraits, et qui renonce à l’étude aussitôt que la curiosité est satisfaite et qu’on a épuisé le plaisir des premières difficultés vaincues et d’une nouveauté conquise. Édouard se jetait avec empressement sur tout auteur classique dont son précepteur lui proposait la lecture ; il ne tardait pas à se familiariser assez avec le style pour comprendre les faits, et s’il trouvait l’ouvrage amusant ou intéressant, il en achevait la lecture : mais il eût tenté vainement de fixer son attention sur les observations critiques de philologie, sur la différence des langues, la beauté d’une expression heureuse et les artifices de la syntaxe. « Je sais lire et comprendre un auteur latin, disait le jeune Édouard avec sa légère et présomptueuse raison de quinze ans ; Scaliger ou Bentley n’eussent pas fait mieux à mon âge. » Hélas ! tandis qu’on lui permettait ainsi de lire pour son plaisir, il ne s’apercevait pas qu’il perdait à jamais l’occasion d’acquérir l’habitude d’une application fixe et assidue, et l’art d’examiner, de diriger, de concentrer ses facultés morales pour une investigation sérieuse, art bien plus important que cette instruction classique, objet principal de l’éducation.

On me dira sans doute qu’il est nécessaire de rendre la science agréable à la jeunesse, et l’on me rappellera ces vers où le Tasse dit qu’il faut mêler du miel à la potion destinée pour l’enfant ; mais dans un siècle où les enfants sont initiés aux sciences les plus arides par la méthode pénétrante de jeux instructifs, on ne doit pas craindre les conséquences d’un enseignement trop sérieux et trop sévère. L’histoire d’Angleterre est aujourd’hui réduite à un jeu de cartes, les problèmes de mathématiques à des jeux d’énigmes, et nous sommes sûrs qu’on peut apprendre l’arithmétique en une semaine, en jouant quelques heures sur le tableau nouveau et compliqué du royal Jeu de l’Oie ; encore un pas, et l’on apprendra de la même manière le Credo et les Dix Commandements, sans avoir besoin d’un visage grave, d’un ton solennel, et de l’attention soutenue exigée jusqu’ici des enfants bien élevés du royaume. Ce pourrait être néanmoins le sujet de considérations sérieuses de savoir si ceux qu’on habitue à acquérir l’instruction par la voie de l’amusement n’en viennent pas à rejeter tout ce qui se présente à eux sous la forme d’études ; si ceux qui apprennent l’histoire dans les cartes n’en viennent pas à préférer le moyen au but ; et si, en apprenant à nos élèves la religion par un jeu, nous ne les portons pas à se faire un jeu de la religion. Quant à notre jeune héros à qui l’on permit de ne chercher l’instruction que d’après ses caprices, et qui conséquemment ne chercha que celle qui l’amusait, l’indulgence de ses maîtres porta des fruits qui eurent une longue et funeste influence sur son caractère, son bonheur et son intérêt.

La puissance de la vive imagination d’Édouard, son amour passionné des lettres, loin de remédier à ce mal ne firent que l’aggraver. La bibliothèque de Waverley-Honour, vaste salle gothique, avec de doubles arceaux et une galerie, contenait une collection immense et variée de volumes, réunis pendant le cours de deux siècles, par une famille qui, ayant toujours été riche, regardait comme un devoir et comme une marque de sa magnificence d’en garnir les rayons de toutes les productions de la littérature du jour, sans trop de choix ou de discernement. On permit à Édouard de se jeter au travers de ce vaste empire. Son précepteur avait ses études particulières, et puis la politique de l’Église, les controverses religieuses, jointes à l’amour des studieux loisirs, étaient cause que, bien qu’il suivît à des heures fixes les progrès de l’héritier présomptif de son patron, il saisissait cependant avec empressement tout prétexte de ne pas surveiller sévèrement et régulièrement les études générales d’Édouard. Sir Éverard n’avait jamais été studieux, et comme sa sœur, miss Rachel Waverley, avait l’opinion vulgaire que la lecture est incompatible avec l’oisiveté des nobles, et qu’il est suffisamment méritoire de parcourir des yeux les caractères alphabétiques, sans se donner la peine de pénétrer les idées qui peuvent en résulter. Ainsi, avec le désir d’amusement qu’une meilleure direction eût pu faire tourner au profit de l’instruction, le jeune Waverley se jeta au milieu de cet océan de livres, comme un vaisseau sans pilote et sans gouvernail. Il n’est peut-être point d’habitude qui, si on s’y abandonne, s’accroisse de plus en plus que celle de lire au hasard et sans but, surtout lorsqu’on en trouve des occasions aussi favorables. Je pense qu’une des raisons qui font que l’on trouve tant d’exemples d’érudition dans les basses classes de la société, c’est qu’avec les mêmes facultés intellectuelles, l’étudiant pauvre est borné à un cercle étroit dans sa passion pour les livres, et doit nécessairement s’en pénétrer tout entier avant de pouvoir s’en procurer d’autres. Édouard, au contraire, comme cet épicurien qui ne daigne mordre que le côté de la pêche bruni par le soleil, jetait un volume dès qu’il ne piquait plus sa curiosité, ou n’excitait plus son intérêt ; et il arriva nécessairement que plus il poursuivait ce genre de plaisir, plus il trouvait de difficulté à l’atteindre, jusqu’à ce que cette passion de lecture parvînt à produire chez lui, comme les autres fortes passions, une sorte de satiété.

Avant d’arriver toutefois à ce degré d’indifférence, il avait, profitant de sa prodigieuse mémoire, lu et retenu une multitude de choses curieuses, quoique mal classées dans son esprit. Dans la littérature anglaise, il possédait Shakspeare et Milton, nos anciens auteurs dramatiques, beaucoup de passages pittoresques et intéressants de nos vieilles chroniques ; il connaissait surtout Spenser, Drayton et d’autres poètes qui avaient créé de romanesques histoires, ouvrages les plus séduisants de tous pour une jeune imagination, avant que les passions s’éveillent et demandent à la poésie des peintures plus énergiques et plus profondes. Sous ce rapport la langue italienne, avec laquelle il s’était familiarisé, lui ouvrit un champ plus vaste. Il avait parcouru la foule des poèmes romantiques qui, depuis Pulci, ont été l’exercice favori des beaux-esprits de l’Italie ; il avait dévoré ces nombreux recueils de nouvelles qu’à l’imitation du Décaméron avait produits le génie de cette élégante et voluptueuse contrée. En littérature classique, Waverley avait acquis l’instruction ordinaire et lu les auteurs accoutumés ; la France lui avait fourni une immense collection de mémoires, presque aussi faux que des romans, et de romans si bien écrits qu’on pourrait les prendre pour des mémoires. Les pages brillantes de Froissard, avec ses descriptions animées et éblouissantes de batailles, de tournois, étaient ses lectures favorites ; et dans Brantôme et de La Noue il apprit à comparer le caractère farouche et licencieux, quoique superstitieux, des nobles de la Ligue, avec le caractère âpre, austère et quelquefois turbulent du parti huguenot. L’Espagne avait encore accru sa provision de romans chevaleresques. La littérature primitive des nations du Nord n’échappa point aux avides investigations d’un jeune homme qui cherchait plutôt à exalter son imagination qu’à mûrir sa raison. Mais toutefois, quoique Édouard Waverley sût beaucoup de choses qui ne sont connues que d’un très-petit nombre, on pouvait le regarder avec justice comme un ignorant, puisqu’il ne savait presque rien de ce qui ajoute à la dignité de l’homme et le met à même d’orner et de consolider une position sociale.

Ses parents eussent pu, avec un peu d’attention, prévenir les inconvénients d’une lecture si vague et si désordonnée. Mais sa mère mourut sept ans après le rapprochement des deux frères ; et Richard Waverley lui-même qui, après cet événement, fit à Londres une plus longue résidence, s’occupait trop de ses projets de fortune et d’ambition pour ne pas se contenter, lorsqu’on lui disait qu’Édouard aimait passionnément la lecture, et qu’il pourrait un jour arriver à l’épiscopat ; idée qui eût été bien loin de son esprit s’il avait pu découvrir et analyser les rêveries de son fils.