Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 78-83).


CHAPITRE IV.

RÊVERIES.


J’ai déjà donné à entendre que le goût capricieux, blasé et dédaigneux que notre héros avait puisé dans cette surabondance de lectures frivoles, l’avait rendu non-seulement incapable d’études sérieuses et réglées, mais encore l’avait dégoûté jusqu’à un certain point de ce qui l’avait amusé d’abord.

Il était dans sa seizième année, quand ses habitudes rêveuses et son amour pour la solitude se firent remarquer au point d’alarmer la tendre sollicitude de sir Éverard. Il essaya d’arracher son neveu à ces dispositions, en l’engageant à se livrer à la chasse, qui avait été le plus vif amusement de sa jeunesse. Mais Édouard mania le fusil avec ardeur pendant une saison, et quand il fut parvenu à s’en servir avec quelque adresse, l’exercice de la chasse cessa d’être un plaisir pour lui.

Le printemps suivant, la lecture du livre attrayant du vieil Isaac Wallon détermina Édouard à se faire frère de l’hameçon ; mais de toutes les distractions que le génie puisse appeler au secours de l’oisiveté, la pêche est la moins propre à amuser un homme qui est à la fois paresseux et impatient ; bientôt notre héros mit de côté sa ligne. La société et l’exemple qui, plus que tout, maîtrisent et modifient l’entraînement naturel de nos passions, auraient pu produire leur effet accoutumé sur le jeune visionnaire ; mais le voisinage était peu habité, et les jeunes squires du pays n’étaient pas d’une classe à être les camarades d’Édouard, et les différents genres d’exercices qui étaient l’affaire sérieuse de leur vie n’excitaient nullement son émulation.

Il y avait quelques jeunes gens d’une éducation plus élevée, et d’un caractère plus noble, mais notre héros était en quelque sorte exclu de leur société. Sir Éverard, à la mort de la reine Anne, avait cessé de siéger au parlement, et à mesure que ses années croissaient, et que ses contemporains diminuaient, il s’était insensiblement retiré de la société ; en sorte que lorsque par hasard Édouard rencontrait quelques jeunes gens de son rang, de ses espérances, et d’une brillante éducation, il sentait son infériorité, non faute de savoir, mais faute de mettre en relief celui qu’il avait acquis. Son dégoût du monde fut fortifié par une sensibilité profonde et croissante. L’idée juste ou fausse d’avoir commis le plus léger solécisme en politesse le jetait dans une angoisse horrible ; car peut-être un tort réel fait naître dans certains esprits un sentiment moins poignant de honte et de remords que celui qu’éprouve un jeune homme modeste, sensible et sans expérience, qui croit avoir manqué à l’étiquette ou s’être montré ridicule. Nous ne pouvons être heureux là où nous ne sommes pas à l’aise ; c’est pourquoi il n’était pas étonnant qu’Édouard Waverley pensât qu’il n’aimait pas la société, et qu’il n’était pas fait pour elle, tout simplement parce qu’il n’avait pas l’habitude d’y vivre à l’aise, d’y faire plaisir, et réciproquement d’y trouver du charme.

Les heures qu’il passait près de son oncle et de sa tante étaient remplies par les histoires mille fois répétées de la vieillesse conteuse. Toutefois alors, son imagination, cette faculté prédominante en lui, était fréquemment exaltée. La conversation de sir Éverard, dont les traditions de famille et l’histoire généalogique étaient le sujet le plus ordinaire, différait totalement de l’ambre, qui, substance précieuse en elle-même, renferme ordinairement des insectes, des pailles et autres choses insignifiantes ; tandis que ces connaissances, futiles et peu intéressantes en apparence, servent néanmoins à perpétuer le souvenir de ce que les anciennes mœurs ont de remarquable, et à rappeler beaucoup de faits curieux et minutieux qui, sans leur secours, ne seraient jamais parvenus jusqu’à nous. C’est pourquoi, si quelquefois Édouard Waverley bâillait en écoutant l’énumération aride de ses aïeux, les récits de leurs mariages, et déplorait en lui-même le soin impitoyable et minutieux avec lequel le digne sir Éverard rappelait les différents degrés de parenté qui existaient entre la maison de Waverley-Honour et maints barons, chevaliers ou écuyers ; et si quelquefois (malgré ce qu’il devait aux trois hermines) il maudissait en son cœur le jargon du blason, ses griffons, ses taupes, ses wyverns[1] et ses dragons, avec toute l’amertume d’Hospur lui-même, quelquefois aussi les récits du baronnet l’intéressaient vivement et le récompensaient de son attention.

Les exploits de Wilibert de Waverley en Terre-Sainte, sa longue absence et ses périlleuses aventures, sa mort supposée, et son retour le soir où la dame de ses pensées, sa fiancée, venait d’épouser celui qui, pendant son absence, l’avait défendue de l’insulte et de l’oppression ; la générosité avec laquelle le croisé se désista de ses droits pour aller chercher dans un monastère la paix que rien ne peut troubler[2] ; ces récits et d’autres semblables faisaient battre son cœur et couler ses larmes. Il n’écoutait pas avec moins d’attendrissement sa tante, miss Rachel, racontant les souffrances et le courage de lady Alice Waverley durant la grande guerre civile. L’expression de la physionomie de la respectable demoiselle, ordinairement douce et bienveillante, prenait alors un caractère de majesté et de grandeur, lorsqu’elle racontait comment Charles, après la journée de Worcester, avait trouvé un abri toute une journée à Waverley-Honour, et comment, lorsqu’un corps de cavalerie s’approchait pour faire des recherches dans le château, lady Alice ordonna à son plus jeune fils d’aller avec une poignée de domestiques le charger, et faire diversion pendant une heure, au péril de leur vie, pour laisser au roi le temps de s’échapper. « Que Dieu lui soit en aide ! » s’écria mistriss Rachel en arrêtant ses yeux sur le portrait de l’héroïne,… « elle paya assez cher le salut de son roi, par la vie de son enfant chéri, qu’on amena ici prisonnier et blessé mortellement ; vous pouvez suivre encore les traces de son sang depuis la grande porte du château, le long de la petite galerie, jusqu’au salon, où il fut apporté, et mourut bientôt aux pieds de sa mère. Mais il y eut alors entre eux un échange de consolation ; car le jeune homme comprit au regard de sa mère que le but de sa défense désespérée était atteint. Ah ! je me souviens, ajouta-t-elle, je me souviens d’avoir vu une personne qui l’avait connu et aimé ; miss Lucy Saint-Aubin, qui, par amour pour lui, vécut et mourut fille, quoiqu’elle fût une des plus belles et des plus riches héritières du comté ; tout le monde la demandait en mariage, mais jusqu’à son dernier jour elle porta le deuil de veuve pour son pauvre William à qui elle avait été fiancée, et mourut en… je ne me rappelle pas précisément la date, mais c’était, je crois, dans le mois de novembre de l’année où, se trouvant malade, elle demanda à être transportée à Waverley-Honour, à revoir encore une fois tous les lieux où elle s’était trouvée avec mon grand-oncle ; elle fit lever les tapis pour voir les traces de son sang, et si les larmes eussent pu les effacer, on n’y verrait plus rien aujourd’hui ; car tout le monde fondait en larmes dans la maison ! On eut dit, Édouard, que les arbres eux-mêmes prenaient part à sa douleur, car sans le moindre vent les feuilles tombaient autour d’elle, et en effet elle avait tout l’air de quelqu’un qui ne devait plus les voir reverdir. »

Après ces récits, notre héros se retirait dans la solitude pour se livrer tout entier aux impressions qu’il en avait éprouvées : il passait des heures dans un coin de la vaste et sombre bibliothèque, éclairée par la seule lueur de quelques tisons se mourant dans l’âtre immense, à se plonger dans cette magie interne qui met en action et sous les yeux du rêveur les événements passés ou imaginaires. Il voyait se dérouler devant lui toute la pompe splendide d’une fête nuptiale à Waverley ; la taille élevée et le corps amaigri du maître du château, quand, sous les habits de pèlerin, il survint, spectateur inattendu, à la noce de son héritier supposé et de sa fiancée ; le choc électrique que chacun ressentit lorsqu’il se fit reconnaître ; le tumulte des vassaux courant aux armes ; l’étonnement du fiancé ; la terreur et la confusion de l’accordée ; l’angoisse de Wilibert en s’apercevant que le cœur de celle qu’il aimait n’était plus à lui : son air de dignité et de douleur profonde, lorsqu’il repoussa dans le fourreau son épée à demi tirée, et quitta pour jamais l’habitation de ses ancêtres. Changeant ensuite de scène, son imagination complaisante lui présentait toute l’action tragique racontée par sa tante Rachel ; il voyait lady Waverley assise sous un berceau, en des transes horribles, prêtant l’oreille à chaque son, écoutant décroître le bruit des pas du cheval du roi, et, quand ce bruit expira, croyant ouïr, au moindre souffle du vent dans les arbres du parc, le bruit d’un combat lointain : soudain des sons éloignés, semblables au murmure d’un torrent gonflé par l’orage, se font entendre ; le bruit grandit ; Édouard peut distinguer le galop des chevaux, les cris bruyants des hommes de guerre, les coups de pistolet qui s’approchent de plus en plus du château. La dame se lève précipitamment, un domestique accourt tout épouvanté… Mais pourquoi poursuivre cette description ?

Plus ce monde idéal plaisait à notre héros, plus toute espèce d’interruption lui était désagréable. Les terres qui environnaient au loin le château avaient été nommées Chasses de Waverley, parce qu’elles excédaient de beaucoup l’étendue ordinaire d’un parc ; elles n’étaient originairement qu’une forêt qui, partagée depuis par de grandes clairières, où les jeunes cerfs venaient bondir, avait néanmoins conservé son ancien aspect sauvage ; elle était traversée par de larges avenues, semées de broussailles en différents endroits : c’était là que les dames d’autrefois venaient voir passer le cerf poursuivi par les limiers ou blessé d’une flèche. Dans un endroit remarquable par un monument gothique, tapissé de mousse, Élisabeth avait, dit-on, percé de ses traits six chevreuils ; ce lieu avait tiré de là le nom de Halte de la reine. C’était la promenade favorite de Waverley. Quelquefois avec son fusil et son épagneul, qui lui servaient de contenance aux yeux des autres, et avec un livre dans sa poche, qui peut-être lui servait de contenance à ses yeux, il suivait une de ces longues avenues qui, après une montée de quatre milles, se rétrécissaient insensiblement en un sentier rude et resserré, à travers le vallon rocailleux et boisé nommé Mirkwood-Dingle, et aboutissaient tout à coup à un petit lac profond et sombre, appelé par la même raison Mirkwood-Mere. Là, sur un roc presque entièrement entouré d’eau, s’élevait jadis une tour solitaire, appelée Fort de Waverley, parce que dans les temps de danger elle servit souvent d’abri à cette famille. C’était là que pendant les guerres d’York et de Lancastre, les derniers soutiens de la Rose rouge eurent le courage d’oser en soutenir la cause en faisant une guerre d’escarmouche et de pillage, jusqu’à ce que la forteresse fut réduite par le fameux Richard de Gloucester. C’était là aussi que se maintint long-temps un corps de cavalerie sous les ordres de Nigel Waverley, frère aîné de ce William dont mistriss Rachel racontait le glorieux destin. Dans ces lieux Édouard aimait à « ruminer ses rêveries douces et amères, » et, comme un enfant au milieu de ses joujoux, il se créait, avec les images vaines et les emblèmes séduisants que lui fournissait son imagination amplement nourrie, des visions aussi brillantes, aussi passagères que celles d’un coucher du soleil par un beau soir. On verra dans le chapitre suivant l’effet de cette habitude de rêverie sur le caractère d’Édouard.


  1. Petits animaux imaginaires avec des ailes, et dont on fait usage dans la science héraldique. a. m.
  2. « Ceci, observe l’auteur, se rapporte à une légende appartenant à la famille du chevalier Bradshaigh, propriétaire de Haigh-hall, dans le comté de Lancaster, où, m’a-t-on dit, cet événement, était rappelé sur les vitraux peints d’une croisée. La ballade allemande le Noble Moringer roule sur un sujet semblable. On conçoit que beaucoup d’aventures semblables ont dû arriver à une époque où la distance rendant les communications très-difficiles, laissait circuler sur le sort des croisés absents de faux rapports, auxquels on ajoutait foi trop rapidement peut-être dans leur pays natal. »