Waverley/Chapitre XIV

Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 141-148).


CHAPITRE XIV.

DÉCOUVERTE. WAVERLEY SE FIXE À TULLY-VEOLAN.


Le lendemain, Édouard se leva de grand matin, et en se promenant dans les alentours du manoir, il se trouva soudain dans une petite cour, au fond de laquelle était le chenil, où l’ami Davie s’occupait à soigner les quadrupèdes qui lui étaient confiés. Il reconnut aussitôt Waverley ; et lui tournant le dos, comme s’il ne l’avait pas vu, il se mit à chanter ce fragment d’une vieille ballade :


La jeunesse aime vite et sa flamme est ardente :
Entendez-vous l’oiseau répéter un accord ?

L’amour, dans la vieillesse, est durable et prudente.
La grive met son bec sous son aile et s’endort.

Le courroux du jeune homme est un vain feu de paille
Entendez-vous l’oiseau répéter un accord ?
Le courroux du vieillard est l’acier qu’on travaille.
La grive met son bec sous son aile et s’endort.

Le jeune homme, le soir, à table prend querelle :
Entendez-vous l’oiseau répéter un accord ?
Mais dès l’aube un vieillard à la vengeance appelle.
La grive met son bec sous son aile et s’endort.


Waverley ne put s’empêcher de remarquer que Davie donnait à ces couplets une expression qui avait quelque chose de satirique : c’est pourquoi il s’approcha de lui, et tâcha, par plusieurs questions, de lui faire dire le sens qu’il attachait à cette chanson ; mais Davie n’était pas en humeur de donner d’explication, et avait assez d’esprit pour couvrir sa malice du manteau de la folie. Édouard tira seulement de lui que le laird de Balmawhapple était arrivé au manoir la veille au matin, ses bottes couvertes de sang, puis il passa dans le jardin, où il trouva le vieux sommelier, qui n’essaya pas de lui cacher plus long-temps, qu’ayant été élevé dans la pépinière de Sumack et compagnie, à Newcastle, il travaillait quelquefois aux plates-bandes, pour être agréable au laird et à miss Rose. Grâce à une longue suite de questions, Édouard découvrit enfin, avec un sentiment de peine, de surprise et de honte, que la déclaration soumise de Balmawhapple avait été la conséquence de son duel avec le baron, qui avait eu lieu tandis que lui-même était encore dans son lit, et où le jeune laird avait été désarmé et blessé au bras droit.

Mortifié de cette découverte, Édouard alla trouver M. Brandwardine, et lui reprocha respectueusement l’injustice qu’il avait commise en le prévenant dans son intention de se battre avec M. Falconer ; chose qui pouvait le faire juger défavorablement, vu qu’il était jeune et officier. La justification du baron fut beaucoup trop longue pour que je la rapporte : il appuya sur ce que l’outrage leur étant commun, Balmawhapple, d’après les lois de l’honneur, était tenu de donner satisfaction à l’un et à l’autre ; à lui, par le combat, et à Édouard, par des excuses qui, faites et acceptées, non seulement devaient empêcher un autre duel, mais même effacer le souvenir de l’affaire.

Waverley ne fut peut-être pas très-satisfait du raisonnement du baron ; toutefois il n’y répondit pas ; mais il maudit hautement l’ours béni qui avait donné lieu à la querelle, et dit au baron qu’il ne méritait pas sa sainte qualification. Bradwardine lui fit observer que, quoique dans le blason l’ours fût représenté comme un animal doux et pacifique, il ne pouvait nier qu’il n’eût dans le caractère quelque chose de farouche, de grossier et de chagrin (comme on pouvait le dire dans les Hieroglyphica animalum, d’Archibald Simson, pasteur de Dalkeith[1]), et qu’il avait été la cause de beaucoup de querelles et de dissensions dans la famille de Bradwardine. « Je puis, ajouta-t-il, vous raconter une affaire qui m’est personnelle, et que j’eus malheureusement avec un de mes cousins au troisième degré du côté de ma mère, sir Hew Halbert, qui eut le mauvais esprit de se rire de mon nom de famille, comme s’il eût été quasi Bear-Varden[2] ; plaisanterie fort malhonnête ; car non seulement il insinuait par là que le chef de notre maison était un gardien de bêtes féroces, métier qui ne peut, vous le savez, appartenir qu’aux gens du bas peuple, mais même il donnait à entendre que nos armoiries ne nous venaient pas de nobles faits d’armes, et qu’elles avaient été données à notre famille par paranomasia, ou jeu de mots ; sorte d’emblème que les Français nomment armes parlantes, les Latins, arma cantantia, et les généalogistes anglais, canting heraldry. Ce serait là, en vérité, une espèce de blason digne des chanteurs de rue, des gens portant besace, et autres mendiants dont le jargon se compose de calembours, plutôt que la noble, honorable et utile science du blason, qui proclame l’écusson armorié comme la récompense des nobles et généreuses actions, au lieu de chercher à amuser par de vains quolibets, comme ceux que l’on trouve dans les recueils de facéties. »

Bradwardine n’ajouta rien de plus sur sa querelle avec sir Hew, sinon que tout s’était passé d’une manière convenable.

Après avoir ainsi peint, avec une exactitude scrupuleuse, les plaisirs de Tully-Veolan, pendant les premiers jours qui suivirent l’arrivée d’Édouard, dans l’intention d’en faire bien connaître les habitants au lecteur, nous croyons inutile de continuer avec les mêmes détails. Il est probable qu’un jeune homme accoutumé à une plus joyeuse société se serait bientôt fatigué de la conversation d’un défenseur aussi ardent que Bradwardine de la dignité du blason ; mais Édouard trouva une agréable variété dans ses entretiens avec la fille du baron, qui prenait le plus grand plaisir à écouter ses réflexions sur la littérature, et montrait elle-même un jugement exquis dans ses réponses. La douceur de son caractère l’avait fait se soumettre avec complaisance, et même avec plaisir, à des lectures que son père lui avait prescrites, quoiqu’il lui eût donné à lire quelques lourds in-folio sur l’histoire, et même d’énormes ouvrages de polémique religieuse ; quant au blason, il s’était heureusement contenté de lui en donner une légère teinture, en mettant entre ses mains les deux in-folio de Nisbet.

Le baron aimait sa fille comme la prunelle de ses yeux : son amabilité continuelle, son empressement à faire toutes ces choses qui plaisent d’autant plus qu’on ne penserait pas à les demander, sa beauté, qui rappelait au baron les traits d’une épouse bien-aimée, sa piété vraie, et sa noble générosité, auraient justifié l’affection du plus tendre des pères.

Son amour pour sa fille n’allait pas cependant jusqu’où s’étend généralement la prévoyance paternelle, c’est-à-dire jusqu’à s’occuper de son avenir en lui assurant un riche douaire, ou en lui faisant faire un mariage avantageux. Tous les biens territoriaux du baron devaient, en vertu d’une ancienne substitution, passer après sa mort à un parent éloigné, et on pensait qu’il ne resterait que bien peu de chose à miss Bradwardine, car l’argent comptant du brave gentilhomme avait été trop long-temps aux mains du bailli Mac Wheeble pour que l’on pût attendre grand’chose de ce côté. Il est vrai que le bailli aimait beaucoup son maître et la fille de son maître, mais moins qu’il ne s’aimait lui-même. Il avait pensé qu’il pourrait faire annuler la substitution établie en faveur de la descendance mâle, et s’était même procuré à cet effet, sans payer, comme il s’en vantait, un avis signé d’un habile avocat d’Écosse ; il était parvenu à le faire prononcer sur cette question en le consultant sur quelque autre affaire. Mais le baron ne voulait point écouter une telle proposition ; au contraire, il se faisait un plaisir cruel de mettre en avant que la baronnie de Bradwardine était un fief mâle, et que ce fief avait été établi à une époque où les femmes étaient considérées comme inhabiles à être feudataires, vu que, suivant les coutumes de Normandie, c’est l’homme ki se bast et ki conseille, ou, comme le disent quelques autorités moins galantes encore, dont il se plaisait à citer les noms barbares, vu que, par décence, une femme ne peut aller avec le seigneur suzerain à la guerre, ni lui donner le secours de ses conseils, à cause de la faiblesse de son organisation. « Comment se pourrait-il, s’écriait le baron d’un air triomphant, qu’une femme, et une femme de la famille de Bradwardine, fût in servitio exuendi, seu detrahendi caligas regis post battaliam ? ce qui veut dire chargé de mettre et d’ôter les bottes du roi un jour de bataille ; et c’est précisément le service particulier qui est attaché à la baronnie de Bradwardine. Non, sans doute, procul dubio, ajoutait-il ; beaucoup trop de femmes aussi méritantes que Rose ont été exclues de la succession pour qu’elle vînt jusqu’à moi, et le ciel me préserve de faire autrement que mes aïeux, et d’attenter au droit de mon parent Malcolm Bradwardine d’Inchgrabbit, rejeton honorable, quoique déchu, de notre antique maison. » Le bailli qui, en sa qualité de premier ministre, avait reçu communication de cette décision de son souverain, ne crut pas devoir émettre davantage son opinion, et se contentait, toutes les fois que l’occasion s’en présentait, de déplorer avec Saunderson, le ministre de l’intérieur, l’insouciance du baron. Ils causaient un jour ensemble du projet d’unir Rose au jeune laird de Balmawhappe, qui avait un beau domaine très-peu grevé. « C’est un jeune homme sans défaut, aussi sobre qu’un saint, disait le bailli, si vous tenez l’eau-de-vie loin de lui, et lui loin de l’eau-de-vie, et à qui, en un mot, on ne peut reprocher que de voir parfois de petites gens, comme Jinker, le marchand de chevaux, et Gibby Gaethroughwi’t, le joueur de cornemuse de Cupar ; mais il se corrigera, monsieur Saunderson, il se corrigera. »

« Comme la bière aigre en temps chaud, » ajouta Davie Gellatley, qui se trouvait plus près d’eux qu’ils ne l’imaginaient.

Miss Bradwardine, ainsi que nous l’avons dépeinte, avait toute la simplicité et la curiosité d’une écolière ; elle profita avec empressement de l’occasion que lui offrait la visite d’Édouard d’augmenter ses connaissances littéraires. Il fit venir de sa garnison quelques livres qui ouvrirent à Rose une source de jouissances dont elles n’avait eu jusque-là aucune idée. Les meilleurs poètes anglais en tout genre, et d’autres ouvrages de belles-lettres, faisaient partie de cette précieuse cargaison. La musique et les fleurs même furent négligées, et Saunders en fut non seulement affligé, mais même il commença à se dégoûter d’une occupation qui ne lui attirait pas le moindre remerciement. Les nouveaux plaisirs de miss Bradwardine lui devenaient chaque jour d’autant plus chers, qu’elle les partageait avec quelqu’un qui avait des goûts semblables. L’empressement d’Édouard à commenter, à réciter, à expliquer les passages difficiles, lui rendait sa société d’un prix inestimable, et la tournure romanesque et sauvage de son esprit enchantait une jeune fille qui avait trop peu d’expérience pour en remarquer les défauts. Lorsque le sujet le touchait, et qu’il se trouvait tout à fait à son aise, Waverley avait cette éloquence naturelle, animée et quelquefois brillante, qui est plus puissante sur un cœur de femme que la figure, les manières, la réputation et la fortune, ce qui mettait nécessairement dans un danger croissant la paix du cœur de la pauvre Rose, danger qui était d’autant plus imminent que son père était trop profondément plongé dans ses études abstraites, et regardait comme au-dessous de sa dignité de s’occuper de ce que faisait sa fille. Les femmes de la maison de Bradwardine étaient, à son avis, comme celles de la maison de Bourbon ou d’Autriche, placées bien au-dessus des nuages des passions qui pouvaient obscurcir l’esprit des femmes d’une naissance vulgaire ; dans son opinion, elles vivaient dans une autre sphère, se gouvernaient par d’autres sentiments, se soumettaient à d’autres règles ; en un mot, le baron de Bradwardine ferma si bien les yeux sur la conséquence naturelle des rapports qui s’étaient établis entre Édouard et sa fille, que tout le voisinage en conclut qu’il avait calculé tous les avantages d’un mariage entre Rose et le jeune et riche Anglais, et le proclamait moins fou qu’il ne l’avait été jusque-là dans ses affaires d’intérêt.

— Si le baron cependant eût réellement songé à cette alliance, l’indifférence de Waverley eût été un obstacle insurmontable pour son projet. Depuis que notre héros avait vu un peu le monde, il s’était mis à rougir de sa passion pour sa légende mentale de sainte Cécile, et les réflexions qu’il fit à ce sujet l’empêchèrent pendant quelque temps de s’abandonner à la disposition naturelle qu’il avait à s’enflammer. Outre cela, Rose Bradwardine, quelque belle et aimable qu’elle fût, n’avait pas précisément le genre de beauté et de mérite qui captive une imagination romanesque dans la première jeunesse : elle était trop franche, trop confiante, trop bonne ; qualités précieuses sans doute, mais qui repoussent tout le merveilleux dont un jeune homme d’une tête vive et fantasque aime à revêtir l’objet de son affection. Lui était-il possible de soupirer, de trembler et d’adorer, devant la jeune fille timide et enjouée qui lui demandait tantôt de tailler sa plume, tantôt de lui faire la construction d’une octave du Tasse, et tantôt de lui montrer à orthographier un mot, un mot très-long dans la traduction qu’elle en avait faite ? Tous ces incidents peuvent attacher à une certaine époque de la vie, mais non pas à l’entrée de la carrière, alors que le jeune homme cherche plutôt un objet dont l’affection l’élève à ses propres yeux, que l’objet qui s’attache à lui dans le même but ; et, quoique l’on ne puisse poser de règles certaines pour une passion aussi capricieuse que l’amour, le premier choix du cœur prend très-ordinairement sa source dans l’ambition, ou, ce qui revient au même, le choix a lieu, comme dans la légende de sainte Cécile déjà mentionnée, dans un rang assez différent pour donner libre carrière à ce beau idéal que la réalité des rapports intimes et familiers ne tend qu’à limiter et à détruire. J’ai connu un jeune homme charmant et passionné qui se guérit d’un amour violent qu’il avait pour une jolie femme, dont l’esprit et les talents étaient loin de valoir la figure, en causant avec elle pendant une après-midi ; et je suis certain que si Édouard avait eu l’occasion de lier conversation avec miss Stubbs, les précautions de la tante Rachel n’eussent pas été nécessaires, et qu’il fût tout aussi bien devenu amoureux de la laitière. Quoique miss Bradwardine fût tout autre, il semblait probable que l’intimité qui existait entre elle et Waverley l’empêchait de ressentir pour elle autre chose que les sentiments d’un frère pour une sœur aimable ; tandis que, sans s’en apercevoir, la pauvre Rose avait conçu pour lui une passion qui faisait tous les jours de rapides progrès.

J’avais oublié de dire qu’Édouard, en faisant venir de Dundee les livres dont nous avons parlé, avait demandé et obtenu la permission de prolonger son absence. Le colonel lui avait écrit une lettre où il lui recommandait amicalement de ne pas trop fréquenter certaines personnes qui, très-estimables d’ailleurs, étaient connues pour ne pas aimer le gouvernement, et refusaient de lui prêter serment d’obéissance ; où il lui insinuait, quoique avec beaucoup de ménagement, qu’il serait possible que des rapports de famille le forçassent de voir des gentilshommes suspects ; mais que la position et la volonté de son père devaient l’empêcher de se lier intimement avec eux. Il ajoutait qu’en même temps que ses opinions politiques étaient en danger avec ces gens-là, il pouvait aussi recevoir de fausses impressions sur la religion de la part du clergé prélatiste, qui cherchait avec une si grande malveillance à immiscer la prérogative royale dans les choses sacrées. Cette dernière insinuation fit connaître à Waverley quels étaient les préjugés de son colonel ; il s’était aperçu que M. Bradwardine avait eu la délicatesse scrupuleuse d’éviter toute conversation politique, bien qu’il fût un des plus chauds partisans de la famille proscrite, qui l’avait même à différentes époques chargé de plusieurs missions importantes. Pensant d’après cela qu’il ne serait fait aucune tentative pour le détourner de la voie qu’il suivait, Édouard se disait qu’il y aurait de l’injustice à lui à quitter la maison du vieil ami de son oncle, où il s’amusait et faisait plaisir, pour céder tout simplement à des préventions qui ne lui paraissaient pas fondées. C’est pourquoi il répondit vaguement à son colonel, en l’assurant que sa loyauté le mettait à l’abri de tout danger, et continua son séjour au manoir de Tully-Veolan.


  1. Ville d’Écosse près d’Édimbourg. a. m.
  2. Presque gardien d’ours. a. m.