Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 148-155).


CHAPITRE XV.

LE PILLAGE ET SES SUITES.


Il y avait environ six semaines qu’Édouard habitait Tully-Veolan, lorsqu’un matin, sortant pour faire sa promenade habituelle avant le déjeuner, il remarqua dans la maison un trouble extraordinaire ; quatre laitières à jambes nues, tenant en main leurs seaux vides, accouraient avec des gestes de démence, et poussaient des cris perçants de surprise, de douleur et de colère. À les voir, un païen les aurait prises pour un détachement de Danaïdes échappées à leur châtiment. Elles criaient : « Dieu nous aide ! eh sirs ! » c’était tout ce qu’elles prononçaient, ce qui n’expliquait nullement la cause de ce désordre, et ce qui fit que Waverley se rendit dans l’avant-cour, d’où il aperçut le bailli Mac Wheeble au milieu de l’avenue, excitant de tout son pouvoir son vieux poney. Il paraissait avoir reçu des ordres très-pressés, et arrivait accompagné d’une dizaine de paysans qui n’avaient pas grand’peine à le suivre.

Le bailli, trop affairé et trop plein de lui-même pour entrer en explication avec Édouard, fit appeler Saunderson, qui s’avança avec un air triste et solennel ; et ils commencèrent aussitôt un entretien secret. Au milieu de tout cela, Davie Gellatley était insouciant comme Diogène à Sinope, quand il voyait ses compatriotes se préparer à soutenir l’assaut. Toute chose nouvelle, heureuse ou malheureuse, mettait ses esprits en mouvement, il sautait, cabriolait, dansait, et chantait le refrain d’une vieille ballade :


« Notre richesse est partie ! »


Mais venant à passer trop près du bailli, il reçut de son fouet un avertissement qui convertit ses chants en pleurs.

Waverley, en se dirigeant vers le jardin, vit le baron en personne qui arpentait et réarpentait la longueur de la terrasse, avec des enjambées rapides et effrayantes ; son front semblait couvert d’un nuage d’orgueil blessé et d’indignation, et toute sa démarche paraissait annoncer que toute question lui serait pénible, si même elle ne le blesserait pas. C’est pourquoi Waverley rentra dans la maison sans lui parler, et se rendit à la salle à manger, où il trouva sa jeune amie Rose, qui, sans montrer la fureur de son père, l’importance affairée du bailli Mac Wheeble, ni le désespoir des laitières, paraissait chagrine et pensive. Un seul mot apprit tout à Édouard. « Votre déjeuner, dit-elle, capitaine Waverley, sera un peu moins tranquille qu’à l’ordinaire. Une bande de Caterans est descendue cette nuit, et nous a enlevé toutes nos vaches à lait. » — « Une bande de Caterans ? » — « Oui, des voleurs des montagnes voisines. Nous étions à l’abri de leurs pillages par le black-mail que nous payions à Fergus Mac Ivor Vich-Jan-Vohr ; mais mon père a pensé qu’il était indigne d’un homme comme lui de payer plus long-temps un pareil tribut ; il s’en est affranchi, et vous voyez ce qu’il en est résulté ! Ce n’est pas la valeur de notre perte qui m’afflige, capitaine Waverley ; mais mon père est si indigné de cet affront, il est si vif et si bouillant, que je crains qu’il ne veuille tenter de recouvrer ses vaches par la force ; que, s’il n’est pas blessé lui-même, il ne blesse quelques-uns de ces hommes sauvages ; et alors plus de paix entre eus et nous, peut-être pour la vie. Nous ne pouvons d’ailleurs nous défendre comme autrefois, le gouvernement nous ayant pris toutes nos armes ; et mon respectable père est si téméraire ! Grand Dieu, qu’arrivera-t-il ? »

La pauvre Rose n’eut pas la force d’en dire davantage, et elle répandit un torrent de larmes. Le baron entra dans ce moment, et parla à sa fille avec une dureté que Waverley ne lui avait encore vue avec personne. « Vous rougiriez, lui dit-il, de paraître devant un gentilhomme pleurer la perte de quelques bœufs ou de quelques vaches, comme la fille d’un paysan du comté de Chester. Veuillez, capitaine Waverley, avoir une autre opinion de son affliction, qui ne peut et ne doit provenir que de voir les domaines de son père exposés au pillage de ces misérables brigands, quand nous n’avons pas une dizaine de mousquets pour nous défendre et les repousser. »

Le bailli Mac Wheeble entra peu d’instants après, et par le rapport qu’il fit sur les armes et munitions, confirma ce que venait de dire le baron, et lui exposa d’une voix triste que, quoique les gens du pays fussent disposés à suivre ses ordres, il ne fallait pas fonder sur eux beaucoup d’espérance, vu qu’il n’y avait que les domestiques de son honneur qui eussent des épées et des pistolets, et que les pillards, au nombre de douze, étaient complètement armés, selon l’usage de leurs montagnes. Après ces pénibles observations, il prit une attitude de douleur silencieuse, branlant d’abord la tête avec le mouvement lent d’un pendule près de cesser de vibrer, puis il resta entièrement immobile, et courbé de manière à former avec son corps un arc plus rétréci qu’à l’ordinaire.

Le baron, cependant, se promenait dans l’appartement, dans une muette indignation ; et jetant enfin ses regards sur un vieux portrait représentant un homme armé de toutes pièces, dont la figure était presque cachée par une forêt de cheveux noirs et une barbe épaisse qui descendaient sur ses épaules et sur sa poitrine : « Voilà mon grand-père, capitaine Waverley ; avec deux cents chevaux qu’il avait levés sur ses domaines, il défit et mit en déroute plus de cinq cents de ces voleurs des montagnes, qui ont toujours été lapis offensionis et petra scandali, le caillou d’offense et la pierre de scandale pour les habitants des plaines voisines. Il les défit, dis-je, lorsqu’ils eurent l’audace de venir ravager ce pays, au temps des guerres civiles, en l’an de grâce 1682. Et c’est moi, monsieur, son petit-fils, que l’on outrage de cette manière ! »

Après quelques instants d’un silence imposant, chacun, comme cela se fait dans les circonstances graves, se mit à donner son avis. Alexander ab Alexandro proposa d’envoyer quelqu’un pour composer avec les Caterans, qui s’empresseraient, disait-il, de rendre les vaches à un dollar par tête. Le bailli dit qu’il pensait que cette transaction serait un thistboot, ou composition de félonie, et qu’il valait mieux envoyer un homme adroit dans les glens ou vallons, pour acheter au meilleur marché possible le bétail volé, afin que le laird ne parût en rien dans cette affaire. Édouard proposa de faire venir un détachement de la garnison la plus voisine, avec le warrant[1] d’un magistrat. Et Rose, d’une voix tremblante, chercha à faire comprendre que le parti le plus sage était de payer le black-mail[2] à Fergus Mac-Ivor Vich-Jan-Vohr, qui, comme on le savait, ne manquerait pas de faire restituer les vaches, si on se le rendait favorable.

Aucune de ces propositions ne plut au baron. Une composition directe ou indirecte lui semblait une chose complètement ignominieuse. L’avis de Waverley prouvait qu’il n’avait nulle connaissance de la position du pays et des dissensions politiques qui y régnaient. « Quant à ce qui concerne Fergus Mac-Ivor Vich-Jan-Vohr, je ne m’abaisserai pas, dit le baron, à lui faire la moindre concession, dût-il faire restituer in integrum tous les bœufs et toutes les vaches que lui, ses ancêtres et son clan, ont volés depuis Malcolm-Canmore. Au fait, il opinait pour la guerre, et dit qu’il fallait avertir Balmawhapple, Killancureit, Tulliellum et les autres lairds qui se trouvaient exposés aux mêmes déprédations. Ils joindront, dit-il, leurs forces aux nôtres pour poursuivre ces pillards, et alors, monsieur, ces nebulones nequissimi[3]. comme les appelle Leslie, éprouveront le sort de leur prédécesseur Cacus :


Elisos oculos et siccum sanguine guttur[4]


Le bailli, qui n’approuvait pas du tout cet avis belliqueux, tira une montre énorme, de la couleur et presque de la grosseur d’une bassinoire d’étain, fit observer qu’il était plus de midi, qu’un peu après le lever du soleil on avait vu les Caterans dans le défilé de Bally-Brough, et qu’avant qu’on eût pu rassembler les coalisés, les voleurs et leur proie seraient au milieu de déserts sans routes où il ne serait ni prudent ni possible de les poursuivre.

Cette observation était trop juste pour qu’on pût y répondre. Le conseil se sépara sans avoir rien décidé, comme cela est parfois arrivé dans des assemblées d’une plus grande importance : il fut seulement arrêté que le bailli enverrait à la ferme ses trois vaches à lait pour les besoins de la maison du baron, et que l’on substituerait chez lui la petite bière au lait. Le bailli s’était empressé de consentir à cet arrangement proposé par Saunderson, par respect d’abord pour la famille de Bradwardine, et puis parce qu’il pensait intérieurement que son honnêteté lui serait, de manière ou d’autre, payée au décuple. Le baron sortit en même temps qu’eux pour donner quelques ordres ; et Waverley saisit cette occasion de demander à miss Bradwardine si ce Fergus, dont il lui était impossible de prononcer les autres noms, était le grand Thief-taker[5] du canton. — « Thief-taker ! répondit Rose en riant ; c’est un gentilhomme honoré et puissant ; le chieftain[6] d’une branche d’un clan considérable et indépendant de nos montagnes, et très-considéré tant à cause de sa propre position, qu’à cause de ses amis, parents et alliés. » — « Et qu’a-t-il donc à démêler avec les voleurs ? est-il magistrat de la commission de paix ? » demanda Waverley. — « Plutôt de la commission de guerre, s’il est d’une commission, dit Rose ; c’est un très-désagréable voisin pour ceux qui ne sont pas ses amis ; il a une plus grande suite que des gentilshommes qui ont trois fois plus de biens que lui. Quant à ses rapports avec les voleurs, je ne saurais trop vous les expliquer ; mais je sais seulement qu’aucun d’eux n’oserait voler un sabot à quelqu’un qui paie le black-mail à Vich-Jan-Vohr. » — « Qu’est-ce donc que le black-mail ? » — « C’est une espèce de tribut de protection que les habitants des basses terres situées près des montagnes paient à un chef highlandais, pour qu’il ne leur fasse lui-même aucun tort, et qu’il empêche les autres de leur en faire. Si l’on vous vole des vaches, écrivez-lui tout de suite, et il vous les fera rendre ; ou bien il fait une descente dans un canton, dans des manoirs qui ne paient pas le tribut, et y prend des vaches pour remplacer les vôtres. » — « Et cette espèce de Jonathan Wild highlandais est bien vu dans le monde, et on lui donne le nom de gentilhomme ? » — « Si bien, reprit Rose, que la brouille entre mon père et Fergus Mac-Ivor date d’une assemblée du comté où Fergus voulut avoir le pas sur tous les gentilshommes des basses terres. Mon père ne le lui céda point ; Fergus ne manqua pas de mettre en avant que mon père était sous sa bannière, et qu’il lui payait un tribut. Mon père devint furieux : il ignorait que ce fût vrai, car le bailli Mac Weeble, qui administre à sa manière, avait jugé à propos de lui faire un mystère du black-mail, et de le compter sur d’autres dépenses. Il y aurait eu combat singulier, si Fergus Mac-Ivor n’eût pas dit avec politesse qu’il ne lèverait point la main sur une tête à cheveux blancs aussi respectable que celle de mon père. Ah ! que n’ont-ils continué à vivre en bonne intelligence ! » — « Avez-vous quelquefois vu ce M. Mac-Ivor ? n’est-ce pas son nom, miss Bradwardine ? » — « Ce n’est pas son nom ; il ne vous pardonnerait de l’appeler master, que parce que vous êtes Anglais et que vous ne pouvez en savoir davantage ; ce titre est un affront pour lui. Les habitants des basses terres l’appellent du nom de son manoir, Glennaquoich ; et les montagnards l’appellent Vich-Jan-Vohr, c’est-à-dire, fils de Jean-le-Grand ; et nous, qui habitons le revers de la montagne, nous lui donnons tantôt un nom, tantôt l’autre. » — « Je crains bien que ma langue anglaise ne puisse venir à bout de lui donner l’un ou l’autre. » — « C’est un homme très-honnête, et d’une jolie figure, ajouta Rose ; et sa sœur Flora passe pour la jeune personne la plus remarquable du pays par sa beauté et ses talents. Elle a été élevée dans un couvent de France ; elle était mon amie particulière avant cette malheureuse dispute. Cher capitaine Waverley, usez, je vous en prie, de votre crédit sur l’esprit de mon père pour le porter à régler cette affaire ? Je suis bien sûre que nous ne sommes qu’au commencement de nos tribulations ; le manoir de Tully-Veolan n’a jamais été sûr ni paisible lorsque nous avons été mal avec les montagnards. J’avais à peu près dix ans, quand il y eut, derrière la ferme, un combat entre vingt de ces hommes et mon père à la tête de ses domestiques. Trois montagnards furent tués ; on les enveloppa dans leurs plaids ; on les déposa sur le pavé de la grande salle, et le lendemain leurs femmes et leurs filles vinrent, et, se tordant les mains, poussant des gémissements et chantant le coronach[7], elles emportèrent les morts, précédées par les joueurs de cornemuse. Je ne pus dormir de six semaines ; je croyais toujours entendre leurs cris de douleur ; j’avais toujours devant les yeux ces corps étendus sur la pierre et recouverts de tartans ou draps sanglants. Depuis ce temps, un détachement de la garnison de Stirling vint avec un warrant du lord Justice-Clerk, ou de tout autre grand personnage, nous enlever toutes nos armes ; quand les montagnards viendront nous attaquer en force, comment pourrons-nous nous défendre ? »

Waverley ne put s’empêcher de tressaillir en entendant un récit qui avait tant de rapports avec des événements qui avaient été l’objet de ses rêveries. Il avait devant lui une jeune fille d’un caractère doux, d’une jolie figure, qui avait à peine dix-sept ans, et qui avait été témoin de scènes qui s’offraient à son imagination, et qu’il croyait ne pouvoir rencontrer qu’en remontant à des temps éloignés. Il éprouva à la fois un mouvement de curiosité et cette crainte légère du danger qui augmente l’intérêt de la situation. Il eût pu dire avec Malvolio[8] : « Je ne suis donc pas si fou de m’être laissé entraîner par mon imagination ; me voilà sur le terrain des aventures belliqueuses et romanesques, il ne me reste plus qu’à savoir la part que j’y prendrai. »

Tout ce qui se passait dans le pays semblait d’ailleurs à Waverley non moins extraordinaire que nouveau. Il avait, il est vrai, souvent entendu parler des voleurs montagnards ; mais il n’avait aucune idée de leur système réglé de déprédation, et que cela se faisait avec la permission et même à l’instigation des chefs de clan, qui trouvaient dans ces creaghs ou pillages un moyen d’habituer leurs vassaux au maniement des armes, et de se faire craindre de leurs voisins des basses terres pour lever sur eux, comme nous l’avons vu, un impôt sous l’apparence d’un tribut de protection.

Le bailli Mac Wheeble, qui entra bientôt après, s’étendit davantage sur ce sujet. La conversation de ce digne homme se ressentait tellement de son état, que Davie Gellatley dit un jour que ses discours avaient l’air d’un ordre de payer. Il assura à notre héros que, de temps immémorial, les voleurs, maraudeurs, brigands des montagnes, avaient, en raison de leurs surnoms, fait entre eux une association pour commettre larcins, vols et pillages chez les honnêtes habitants des basses terres, où ils enlevaient toute espèce de choses, blé, vaches, chevaux, moutons, oiseaux de basse-cour, mobilier ; que de plus, quelquefois ils faisaient des prisonniers, rançonnant et exigeant des cautions, toutes violences prévues par divers articles du livre des Statuts, par l’acte de 1567 et autres ; lesquels articles, et tout ce qui s’ensuit, avaient été indignement violés par lesdits voleurs, maraudeurs et brigands, réunis en association pour lesdits vols, pillages, incendies, meurtres, raptus mulierum, enlèvement de femmes, et autres crimes mentionnés ci-dessus. »

Waverley croyait rêver en voyant que de pareils actes de violence étaient regardés comme une chose ordinaire ; qu’ils arrivaient journellement ; qu’il n’était pas besoin, pour en être témoin, de traverser les mers, qu’il suffisait d’être dans une partie du royaume de la Grande-Bretagne, si bien administré ailleurs[9].


  1. Mandat. a. m.
  2. Tribut levé par les chefs maraudeurs au moyen duquel ils accordaient leur protection. a. m.
  3. Ces vauriens très-méchants. a. m.
  4. Mot à mot : les yeux hors de la tête et le gosier altéré de sang. a. m.
  5. Mot à mot preneur de voleurs, ce qu’on pourrait rendre chez nous par cette périphrase : officier chargé d’arrêter les voleurs. a. m.
  6. Titre qui répond chez nous à celui de capitaine. a. m.
  7. Chant de mort des montagnards.
  8. Personnage d’une pièce de Shakspeare. a. m.
  9. « Mac-Donald de Bucrisdale, un des derniers gentilshommes highlandais qui exercèrent en grand le pillage, était un homme instruit et de bonne compagnie. Il fit graver sur sa claymore ces vers bien connus :

    Hœ tibi erunt artes, pacisque imponere morem,
    Parcere subjectis, et debettare superbos

    À la vérité, la levée du black-mail, avant 1745, fut pratiquée par plusieurs chefs de haut rang, qui, en agissant ainsi, prétendaient qu’ils prêtaient le secours de leurs armes, et accordaient une protection qu’on aurait en vain demandée aux magistrats dans l’état de trouble du royaume. L’auteur a vu un mémoire de Macpherson de Cluny, chef de l’ancien clan de ce nom, d’après lequel il paraît que son black-mail s’élevait à une grande somme d’argent qui lui était payée volontairement par ses voisins, même les plus pauvres. Un gentilhomme de ce clan, entendant un ecclésiastique prêcher sur le vol, interrompit le prédicateur pour lui dire que pour donner du poids à ses doctrines il devait s’en rapporter à Cluny Macpheron, dont l’épée arrêterait le vol plutôt que les sermons de tous les ministres du synode. »

    Note de la nouvelle édition d’Édimbourg. a. m.