Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 375-381).


CHAPITRE LI.

INTRIGUES D’AMOUR ET DE POLITIQUE.


Il n’est pas nécessaire de rapporter ici l’entrée triomphale du Chevalier dans Édimbourg après l’affaire décisive de Preston. Une circonstance pourtant mérite l’attention, parce qu’elle honore l’âme élevée de Flora Mac-Ivor. Les montagnards qui entouraient le prince, dans la licence et le délire de cet heureux moment, tiraient sans cesse des coups de fusils ; l’un d’entre eux avait par hasard chargé à balle, et la balle effleura la tempe de la jeune lady qui agitait son mouchoir à un balcon[1]. Fergus, témoin de cet accident, se rendit aussitôt auprès d’elle ; et voyant que la blessure n’était qu’une bagatelle, il tira son épée pour s’élancer sur le soldat dont l’imprudence avait exposé sa sœur à un si grand péril ; mais le retenant par son plaid : « Ne faites point de mal à ce malheureux, s’écria-t-elle, ne lui faites pas de mal, remerciez plutôt Dieu avec moi que ce malheur soit arrivé à Flora Mac-Ivor ; car si une whig eût été blessée, on aurait prétendu que le coup était tiré à dessein. »

Waverley échappa à l’inquiétude que lui eût causée cet événement, parce qu’il était nécessairement en arrière, devant conduire le colonel Talbot à Édimbourg.

Ils voyageaient ensemble à cheval, et de temps à autre, comme pour sonder mutuellement leurs sentiments et leurs intentions, ils conversaient sur des sujets généraux et rebattus.

Quand Waverley aborda le sujet qui l’intéressait le plus vivement, savoir, la situation de son père et de son oncle, le colonel Talbot sembla chercher plutôt à alléger son chagrin qu’à l’aggraver. Cette disposition du colonel fut surtout évidente, lorsqu’il eut écouté les aventures d’Édouard, que celui-ci lui confia sans répugnance.

« Ainsi donc, reprit Talbot, il n’y avait pas préméditation, comme disent, je crois, les jurisconsultes, dans votre escapade ; et ce sont les civilités de ce Chevalier errant d’Italie et d’un ou deux de ces montagnards, sergents-recruteurs, qui vous ont enjôlé ? C’est une triste folie, à coup sûr, mais ce n’est pas encore si mal que j’imaginais. Toutefois, vous ne pouvez en ce moment même quitter le Prétendant… la chose paraît impossible. Mais je ne doute pas que, dans les divisions qui vont s’élever dans cette masse hétérogène d’hommes sauvages et violents, l’occasion ne puisse se présenter ; profitez-en, et vous sortirez encore avec honneur de cet engagement honteux, avant que la bouteille casse. Si nous en venons à bout, je vous conseille d’aller en Flandre chercher l’asile que je vous indiquerai ; et j’espère obtenir votre pardon du gouvernement après un exil de quelques mois. »

« Je ne puis vous permettre, colonel Talbot, répondit Waverley, de me conseiller une telle infamie : je n’abandonnerai pas une entreprise où je me suis engagé à la hâte, mais du moins volontairement, et avec l’intention d’en attendre l’issue.

« Eh bien, dit le colonel en riant, laissez-moi du moins penser, espérer en liberté, sinon parler. Mais avez-vous jamais examiné ce paquet mystérieux… ?

« Il est avec mes bagages, répliqua Édouard ; nous le retrouverons à Édimbourg. »

Ils y furent bientôt arrivés. Par ordre exprès du prince, on avait donné pour logement à Waverley une fort belle maison, où se trouvait un appartement pour le colonel Talbot. Son premier soin fut de fouiller dans son porte-manteau, et sans beaucoup de peine il trouva le paquet désiré. Édouard l’ouvrit avec empressement. Dans une enveloppe blanche qui avait pour toute adresse À É. Waverley, esquire, étaient un grand nombre de lettres décachetées. Les deux premières qu’il lut venaient du colonel Gardiner. Dans la plus vieille de date, était une remontrance douce et amicale pour avoir négligé les conseils qu’on lui donnait sur l’emploi du temps de son congé qui allait finir, comme le capitaine Waverley devait le savoir. « Et même, disait le colonel, même sans cette circonstance, les nouvelles du dehors, et les instructions du ministre de la guerre, m’auraient forcé de vous rappeler, parce qu’on redoute, depuis les désastres en Flandre, l’invasion étrangère et l’insurrection des mécontents à l’intérieur. Soyez donc le plus tôt possible au quartier-général du régiment ; je dois ajouter que votre retour est d’autant plus nécessaire que votre compagnie semble mal disposée ; mais je diffère d’aller aux renseignements, jusqu’à ce que votre zèle vienne me seconder. »

La seconde lettre, datée de huit jours plus tard, était dans le style qu’avait dû prendre le colonel en ne recevant point de réponse à la première. Il rappelait à Waverley son devoir comme officier, comme homme d’honneur, et comme Anglais ; il lui marquait le mécontentement toujours croissant de sa troupe. On avait même entendu quelques soldats dire que le capitaine encourageait et approuvait leur mutinerie ; enfin on s’étonnait, on regrettait qu’il n’eût pas encore obéi à l’ordre de rejoindre le quartier-général. On l’avait prévenu que son congé expirait ; enfin le colonel le conjurait avec les reproches d’un père et l’autorité d’un supérieur, de réparer sa faute par un prompt retour à son régiment. « Pour être sûr, disait-il en finissant, que la présente vous sera remise, je l’envoie par votre caporal Timms, avec ordre de vous la remettre en mains propres. »

En lisant ces lettres, Waverley fut navré de douleur et forcé de faire amende honorable à la mémoire de son brave et excellent colonel ; car à coup sûr, puisque Gardiner avait tout lieu de croire qu’elles lui étaient parvenues, il était naturel que ne recevant point de réponse, il lui eût écrit ce troisième et dernier avertissement qu’à la vérité Édouard avait reçu à Glennaquoich, mais trop tard pour obéir ; sa destitution, quand il avait été averti trois fois, n’était plus un procédé ni dur ni sévère, mais une justice. La lettre qu’il ouvrit ensuite était du major de son régiment. Il lui marquait qu’un bruit peu honorable pour sa réputation circulait dans le pays ; « un M. Falconer de Ballihapple, ou un nom à peu près semblable a proposé devant vous, dit-on, un toast de révolte, et vous l’avez souffert tranquillement, bien que l’outrage à la famille royale fût si grossier qu’un gentleman de la compagnie, peu connu d’ailleurs par son zèle pour le gouvernement, a cru devoir prendre son parti. Et de plus, à en croire la renommée, le capitaine Waverley a souffert qu’une personne peu intéressée à la chose s’indignât en sa place d’une injure qui lui était adressée personnellement comme officier ; qu’elle eût même une rencontre avec le provocateur. » Le major terminait en assurant qu’aucun des frères d’armes du capitaine Waverley ne pouvait croire cette histoire scandaleuse, mais qu’ils pensaient tous que pour son honneur et pour celui de son régiment, il fallait qu’il trouvât moyen de démentir sur-le-champ ces infamies, etc., etc.

« Que pensez-vous de tout cela ? » dit le colonel Talbot à qui Waverley passait les lettres à mesure qu’il les avait lues. — « Ce que je pense ? puis-je penser encore ! il y a de quoi rendre fou. » — Calmez-vous, mon jeune ami ; voyons un peu ces sales griffonnages qui viennent ensuite. »

La première de ces lettres était adressée à maître W. Ruffin. — « Mont chère mossieu, quelq-z-uns de nos jeunes enjôlés ne veulent pas mordre, quoiq je leur zai di que vous m’avié montré le cachait du squire. Mais Times vous remetra les lettres que vous demandé et dira au vieux Addem qui les a remize dans les mains du squire, et pareillement des votre, et qu’il serat prait pour le sinial. Et vive l’Église et Sachefrel, comme mon père chante après la moisson.

« Tout à vous, chair monsieur,
« H. H…

« P. S. Dites au squire que nous voudrions de ses lettres ; on est mécontent qu’il n’écrive pas lui-même, et le lieutenant Bottier est sur les épines. »

« Ce Ruffin, dit le colonel, ne serait-ce pas votre Donald de la caverne qui aurait intercepté vos lettres et entretenu sous votre nom une correspondance avec ce pauvre diable d’Houghton ? — « C’est bien possible ; mais qui peut être cet Addem ? » — « Addem, pour Adam sans doute ; c’est le sobriquet du pauvre Gardiner. »

Les autres lettres étaient dans le même genre, et ils reçurent bientôt des détails encore plus positifs sur les machinations de Donald Bean.

John Hodges, ancien domestique de Waverley, qui était resté au régiment, fait prisonnier à Preston, entra dans ce moment. Il cherchait son maître pour rentrer, s’il était possible, à son service. Ils apprirent de cet homme que peu de temps après que Waverley eut quitté le quartier-général du régiment, un colporteur appelé Ruthven, Ruffin ou Rivone, connu parmi les soldats sous le nom de Wily Will, avait fait de fréquents voyages à la ville de Dundee. Il paraissait avoir la bourse bien garnie, vendait à bas prix ses marchandises, semblait toujours prêt à régaler ses amis au cabaret, et avait lié connaissance avec plusieurs dragons de la compagnie de Waverley et surtout avec le sergent Houghton et un certain Timms, sous-officier non commissionné, et leur fit part, au nom du capitaine, d’un projet de quitter le régiment et d’aller rejoindre les montagnards ; car, disait-on, presque tous les clans avaient déjà pris les armes. Ces soldats, élevés dans les principes jacobites, autant du moins qu’ils avaient une opinion, et sachant que leur seigneur sir Éverard avait toujours passé pour tenir à ce parti, tombèrent aisément dans le piège. Que Waverley fût au milieu des montagnes, c’était une explication suffisante de ce qu’il envoyait ses lettres par l’intermédiaire d’un colporteur, et la vue de son cachet si connu semblait donner de l’authenticité aux intrigues ourdies en son nom, quand il ne pouvait écrire sans s’exposer lui-même. Mais le complot fut éventé par les bravades indiscrètes des mutins. Wily Will a bien justifié son nom[2] ; car, dès qu’il se vit soupçonné, il ne reparut pas. « Quand les feuilles publiques eurent fait connaître la destitution de M. Waverley, ajouta Hodges, bon nombre d’entre nous ne cachèrent plus leur projet de révolte ; mais ils furent cernés et désarmés par le reste du régiment. Un jugement du conseil de guerre condamna Houghton et Timms à être fusillés ; mais on leur permit de tirer au sort, qui désigna ce dernier. Houghton montra le plus vif repentir, convaincu, par les réprimandes et les explications du colonel Gardiner, qu’il avait réellement tenté un crime fort odieux. Dès que le pauvre diable fut bien persuadé, il eut, chose étonnante, l’intime conviction que l’instigateur avait agi sans les ordres du squire. « Ah ! disait-il, si c’était déshonorer, exposer la vieille Angleterre, le capitaine ne savait rien du complot ; il n’a jamais fait, jamais songé à faire rien de honteux, pas plus que sir Éverard et que tous ces ancêtres ; et je soutiendrai à la vie, à la mort, que Ruffin a tout pris sous son bonnet. »

La ferme conviction avec laquelle Houghton s’exprimait, aussi bien que la certitude qui lui faisait soutenir que les lettres adressées à Waverley avaient été remises à Ruthven, produisirent dans les opinions du colonel Gardiner le changement dont Talbot s’était aperçu.

Le lecteur a sans doute déjà compris que Donald Lean Bean joua en cette occasion le rôle de provocateur. Voici en peu de mots quels étaient ses motifs : Doué d’un esprit actif et intrigant, il avait long-temps servi, aux confidents du Chevalier, d’agent subalterne et d’espion, sans même que Fergus-Mac-Ivor s’en doutât ; car, s’il était obligé de recourir à la protection de ce chef, il ne le craignait et ne l’en détestait que davantage. Pour réussir dans cette partie, il avait naturellement cherché à s’élever par quelque coup hardi au-dessus du métier hasardeux et précaire de brigand qu’il exerçait d’abord. Il était surtout chargé de connaître la force des régiments cantonnés en Écosse, les dispositions des officiers, etc., et s’était long-temps arrêté à la compagnie de Waverley comme facile à embaucher. Donald croyait même que Waverley était au fond partisan des Stuarts, ce qui semblait confirmé par sa longue visite au jacobite baron de Bradwardine. Ainsi, quand Édouard vint à sa caverne avec un des vassaux de Glennaquoich, ce brigand, qui ne put jamais découvrir le véritable motif de cette visite, la curiosité, osa se flatter qu’il lui serait possible d’employer ses talents à quelque intrigue d’importance sous les auspices de ce jeune et riche Anglais. Il ne perdit même pas tout espoir quand Waverley, en dépit de toutes ses ouvertures, refusa de lui faire aucune communication. Ce silence parut une réserve prudente et piqua un peu Donald Bean, qui, persuadé qu’on lui cachait un secret dont la connaissance promettait de grands avantages, résolut de jouer, bon gré mal gré, un rôle dans ce drame. Il avait donc, pendant le sommeil de Waverley, dérobé son cachet pour s’en servir au besoin auprès des dragons qu’il croirait dans la confidence du capitaine. Son premier voyage à Dundee, ville où le régiment était en garnison, le détrompa sur ce qu’il avait d’abord supposé, mais lui ouvrit un nouveau champ pour agir. Il savait qu’aucun service ne serait aussi bien récompensé par les amis du Chevalier que celui d’amener sous ses drapeaux une partie de l’armée anglaise. Il se lança donc à travers les intrigues qui sont déjà connues du lecteur et qui ont fait des événements de notre histoire un écheveau si embrouillé avant que Waverley quittât Glennaquoich.

D’après les conseils du colonel Talbot, Waverley refusa de garder à son service le jeune homme dont le récit avait jeté tant de lumière sur ces machinations. « C’était, disait-il, faire tort à ce pauvre garçon que de l’engager dans une entreprise désespérée, et, à tout événement, son témoignage pourrait du moins servir à expliquer les motifs qui avaient poussé Waverley à prendre ce parti. » Notre héros écrivit donc en quelques mots, à son père et à son oncle, tout ce qui lui était arrivé, les prévenant toutefois de ne pas chercher à lui répondre. Talbot remit alors au jeune dragon une lettre pour le capitaine d’un vaisseau de guerre anglais en croisière dans le détroit ; il le priait de débarquer le porteur à Berwich avec un passe-port pour le comté de… Ils lui garnirent ensuite le gousset de manière à ce qu’il fît diligence, lui conseillant de se rendre à bord sur un bateau de pêcheur qu’il paierait ; et, comme ils l’apprirent plus tard, tout réussit à souhait.

Fatigué de la présence de Callum Beg, qui avait sans doute reçu l’ordre d’espionner sa conduite, Waverley choisit pour domestique un simple berger d’Édimbourg qui avait pris la cocarde blanche dans un accès de tristesse et de jalousie, parce que Jenny Jop avait dansé toute une nuit avec Bullock, caporal des fusiliers anglais.


  1. L’accident qu’on suppose arrivé à Flora Mac-Ivor, arriva réellement avec toutes les circonstances que nous rapportons, à miss Nairne, une dame que l’auteur a eu le plaisir de connaître. Comme l’armée des Highlandais entrait dans Édimbourg, miss Nairne, ainsi que d’autres dames qui étaient du parti jacobite, se tenait sur un balcon où elle agitait son mouchoir, lorsque tout à coup une balle partie du mousquet d’un soldat highlandais vint lui effleurer le front. « Grâces à Dieu, dit-elle lorsqu’elle eut recouvré ses sens, heureusement que cet accident est arrivé à moi, dont les principes sont bien connus. Si c’eût été à une whig, on aurait dit que c’était un coup tiré à dessein. »
  2. Wily signifie rusé : c’est donc Will le rusé. a. m.