Waverley/Chapitre LII

Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 381-387).


CHAPITRE LII.

INTRIGUES DE SOCIÉTÉ ET D’AMOUR.


Le colonel témoignait plus d’amitié à Waverley depuis qu’il avait obtenu de lui le récit détaillé de ses aventures ; et, comme ils étaient nécessairement presque toujours ensemble, le colonel gagna beaucoup dans l’estime de Waverley. Il lui avait d’abord paru un peu sévère dans ses censures, mordant et amer dans l’expression de ses antipathies et de ses aversions, quoique personne, dans ces discussions générales, ne fût plus facile et moins attaché à ses idées que lui. L’habitude du commandement avait aussi donné à ses manières quelque chose de brusque et de roide, malgré la politesse qu’elles avaient prise dans la haute société que fréquentait habituellement le colonel. Du reste, c’était un militaire que Waverley ne pouvait comparer à aucun de ceux qu’il avait vus jusque-là ; le baron de Bradwardine était un militaire pédant ; le major Melville, un militaire ridiculement attentif aux minuties et à la partie technique de la discipline ; ce qui convient peut-être à celui qui fait manœuvrer un bataillon, mais fort peu à un général d’armée ; l’esprit militaire de Fergus était tellement confondu et mêlé à ses plans d’ambition, à ses vues politiques, qu’il ressemblait moins à un soldat qu’à un petit souverain. Mais le colonel Talbot était à tous égards le vrai modèle de l’officier anglais. Dévoué de toute son âme au service de son prince et de son pays, il ne s’enorgueillissait pas de la connaissance théorique de sa profession, comme faisait le baron ; il n’était point attaché aux minuties de la discipline, comme le major ; il ne faisait pas servir ses connaissances militaires à des projets d’ambition personnelle, comme le chieftain[1] de Glennaquoich. Ajoutez à cela qu’il était homme éclairé, d’un esprit étendu et cultivé, quoique fort attaché, comme nous l’avons dit, aux préjugés particuliers à la nation anglaise.

Le caractère du colonel Talbot se développa par degrés aux yeux d’Édouard. Le siège inutile du château d’Édimbourg occupa les Highlandais pendant plusieurs semaines, et durant ce temps, Édouard n’avait qu’à rechercher tous les plaisirs que pouvait lui offrir la société ; il aurait voulu déterminer son hôte à faire connaissance avec ses anciens amis. Mais le colonel, après deux ou trois visites, secoua la tête en disant qu’il en avait assez. Il ne s’en tint pas là ; il prononça que le baron était le pédant le plus assommant et le plus ennuyeux qu’il eût eu le malheur de rencontrer ; le chieftain de Glennaquoich, un Écossais francisé, qui avait pris la légèreté et la finesse de la nation chez laquelle il avait été élevé, en conservant l’humeur orgueilleuse, vindicative et turbulente de ses compatriotes. « Si le diable, dit-il, avait voulu choisir un agent tout exprès pour mettre sens dessus dessous ce malheureux pays, je crois qu’il eût pu difficilement en choisir un plus convenable que cet homme, d’un caractère tout à la fois actif, rusé et méchant, qui a pour soldats ou plutôt pour ministres dociles de ses volontés, une bande de coupe-jarrets, comme ceux qui vous semblent si admirables. »

Les dames du parti jacobite n’échappèrent pas à ses observations satiriques. Il reconnaissait que Flora Mac-Ivor était une belle femme, et Rose de Bradwardine, une jolie personne. Mais il ajoutait que la première détruisait l’effet de sa beauté par une affectation et de grands airs dont elle avait sans doute pris l’habitude dans la petite cour de Saint-Germain[2]. Pour Rose de Bradwardine, il était impossible, disait-il, d’admirer une petite campagnarde qui ne savait rien, ou dont les connaissances très-bornées ne convenaient pas plus à son âge et à son sexe, qu’un vieil uniforme de son père n’aurait convenu à sa personne. La plupart de ces décisions de l’excellent colonel Talbot provenaient de sa mauvaise humeur et de ses préjugés. Pour lui, une cocarde blanche sur la poitrine, une rose blanche dans les cheveux, un Mac au commencement d’un nom, auraient changé un ange en diable. Il disait en plaisantant, qu’il n’aurait pas reçu Vénus elle-même, si elle s’était fait annoncer à la porte de son salon sous le nom de miss Mac-Jupiter[3].

On pense bien que Waverley voyait les jeunes demoiselles avec d’autres yeux. Pendant le siège, il ne passait pas un jour sans les visiter, mais il remarquait avec chagrin que, malgré son assiduité, il ne faisait pas plus de progrès dans l’affection de la première que le Prétendant n’en faisait dans le siège de la forteresse. Elle ne s’écartait jamais de la règle qu’elle s’était tracée, le traitant avec indifférence, aussi éloignée de rechercher que d’éviter un tête-à-tête avec lui. Pas un mot, pas un regard qui ne fût d’accord avec son système ; ni l’abattement de Waverley, ni le mécontentement de Fergus, qui ne prenait pas la peine de déguiser sa mauvaise humeur, ne pouvaient décider Flora à dépasser, en faveur de Waverley, les limites ordinaires de la politesse. D’un autre côté, Rose Bradwardine faisait des progrès dans l’opinion de Waverley. Dans plusieurs occasions, il s’aperçut que sitôt qu’elle avait surmonté sa timidité, ses manières prenaient de la dignité et de la noblesse ; que les agitations et les troubles de ces temps critiques lui inspiraient des sentiments élevés, un langage énergique, qu’il n’avait pas encore remarqués en elle ; enfin, qu’elle ne laissait échapper aucune occasion d’étendre ses connaissances et de perfectionner son goût.

Flora Mac-Ivor appelait Rose son élève ; elle prenait plaisir à la diriger dans ses études, à développer son goût et son intelligence. Un observateur très-attentif aurait remarqué qu’en présence de Waverley, elle prenait plus de peine pour faire briller les talents de son amie que les siens propres. Mais je supplie le lecteur de croire que cette conduite généreuse et désintéressée était déguisée avec la plus ingénieuse délicatesse, et que nul n’aurait pu y démêler la moindre trace d’affectation. Cela ne ressemblait pas plus au manège si commun d’une jolie femme qui en prône une autre, que l’amitié de David et de Jonathas n’est comparable à l’intimité de deux désœuvrés de Bound-Street. Le fait est que l’effet était sensible, mais que la cause n’était point remarquée. Chacune de ces jeunes amies, comme deux actrices excellentes, était parfaite dans son rôle, et ravissait d’admiration les spectateurs. Il était impossible de découvrir que l’aînée cédait à son amie la première place, qui convenait mieux à la supériorité de ses talents.

Pour Waverley, Rose Bradwardine avait un charme auquel peu d’hommes peuvent résister ; elle laissait paraître le plus vif intérêt pour tout ce qui le concernait. Elle était trop jeune et avait trop peu d’expérience pour sentir combien elle pouvait se compromettre en lui accordant une attention marquée. Son père était trop absorbé par ses discussions scientifiques ou stratégiques, pour avoir les yeux ouverts sur toutes les démarches de sa fille ; Flora ne voulait point l’alarmer par des remontrances, parce qu’elle regardait la conduite de son amie comme devant à la fin lui gagner le cœur de Waverley.

Dans leur première conversation, depuis qu’elles étaient réunies, Rose, à son insu, avait laissé deviner l’état de son cœur par son attentive et pénétrante amie. Depuis ce moment Flora fut non-seulement déterminée à rejeter d’une manière irrévocable la tendresse de Waverley, mais elle s’occupa avec zèle des moyens de faire passer, s’il était possible, cette tendresse sur son amie. Elle tenait beaucoup au succès de ce plan, quoique son frère parlât quelquefois mais comme par plaisanterie et par saillie de gaieté, de faire la cour à miss Bradwardine. Elle savait que Fergus avait sur le mariage les principes un peu libres qu’il avait vu pratiquer sur le continent, et qu’il n’aurait pas accepté la main d’un ange, s’il n’eût trouvé dans cette alliance les moyens de se créer des amis dans une famille puissante, et d’augmenter son crédit et sa fortune. Le bizarre projet du baron de laisser ses domaines à un héritier mâle éloigné, de préférence à sa propre fille, serait donc un obstacle insurmontable à ce qu’il pensât jamais sérieusement à Rose Bradwardine. À la vérité, Fergus, doué d’une activité d’esprit infatigable, forgeait incessamment des projets et des plans d’intrigues de toute nature, de toute espèce ; comme ouvrier plus fertile à concevoir que persévérant pour exécuter, souvent il abandonnait tout à coup, sans aucun motif apparent, un projet pour travailler à un autre qui venait de sortir de son ardente imagination, ou qu’il avait mis de côté quelque temps auparavant, après l’avoir à moitié ébauché. Il était souvent malaisé de prévoir quelle serait, en dernière analyse, sa conduite dans une circonstance donnée.

Quoique Flora fût sincèrement attachée à son frère, dont le caractère énergique aurait commandé son admiration, quand bien même elle ne lui eût pas été unie par les liens du sang, elle ne s’aveuglait pas sur ses défauts, elle ne les croyait pas compatibles avec le bonheur d’une femme qui chercherait la félicité du mariage dans la jouissance paisible de la société domestique, et l’échange d’une tendresse mutuelle et toujours croissante. Au contraire, le goût naturel de Waverley, malgré les rêves qui l’avaient jeté momentanément dans les combats et à la poursuite de la gloire militaire, semblait l’entraîner exclusivement vers la vie domestique. Il ne prenait et ne voulait prendre aucune part dans les scènes si agitées qui se passaient à chaque instant autour de lui ; il éprouvait plus de dégoût que d’intérêt, à la vue des prétentions, des droits et des passions qui se combattaient souvent en sa présence. Tout cela ne montrait-il pas un homme fait pour rendre heureuse une personne du caractère de Rose, caractère avec lequel le sien avait tant de sympathie ?

Elle faisait quelques-unes de ces remarques sur le caractère de Waverley un jour que miss Bradwardine était assise à côté d’elle. « Il a le goût trop élégant et un génie trop élevé, répondit Rose, pour prendre de l’intérêt à de si frivoles discussions. Que lui importe, par exemple, si le chef des Macindallaghers, qui a amené avec lui seulement cinquante hommes, a droit au titre de colonel ou de capitaine ? Comment voulez-vous que M. Waverley s’occupe sérieusement de la violente querelle entre votre frère et le jeune Corrinanchian, ou de savoir si le poste d’honneur appartient au cadet d’un clan, ou à son frère plus jeune ? — Ma chère Rose, si c’était un homme aussi distingué que vous le supposez, il se mêlerait de ces matières, non comme importantes en elles-mêmes, mais afin d’être le médiateur entre les esprits violents pour qui elles sont maintenant des sujets de discorde. Vous avez été témoin que quand Corrinanchian transporté de colère éleva la voix et porta la main à son épée, Waverley leva la tête comme s’il s’éveillait d’un rêve, et demanda de quoi il s’agissait. — « Oui ; et le rire qu’excita sa distraction ne servit-il pas mieux à terminer la dispute que n’auraient fait tous ses discours ? »

« C’est vrai, ma chère amie, répondit Flora ; mais il eût été plus glorieux pour M. Waverley de les ramener à la raison par la force de ses arguments. — Voulez-vous qu’il se fasse le pacificateur entre tous les cerveaux brûlés d’Highlandais qui sont dans l’armée ? Pardonnez-moi, Flora, de parler ainsi ; vous comprenez bien que cela ne s’applique point à votre frère, il a plus de sens que la moitié de ces gens-là. Mais pouvez-vous penser que ces montagnards arrogants, emportés, furieux, soient à comparer à M. Waverley ? — Je n’établis point de comparaison entre lui et ces hommes grossiers, ma chère Rose ; seulement je m’afflige qu’avec ses talents et son génie, il ne prenne pas dans le monde la place éminente qu’il est en état de remplir, et qu’il ne développe pas toutes les ressources de son caractère et de son esprit pour le triomphe de la noble cause qu’il a adoptée. N’y a-t-il pas Lochiel, et P… et M… et G… tous de l’éducation la plus soignée, doués des talents les plus éminents ? Pourquoi n’imite-t-il pas leur dévouement et leur enthousiasme ?… Bien souvent je suis tentée de croire que son bras est refroidi par cet Anglais hautain et flegmatique, dans la société duquel il passe une si grande partie de son temps. — Le colonel Talbot ? Je n’ai jamais vu d’homme plus déplaisant, à coup sûr. Il a l’air de penser qu’une femme écossaise n’est pas digne de lui offrir une tasse de thé ; mais M. Waverley est si aimable, si bien élevé… »

« Oui, dit Flora en riant, il peut admirer la lune et citer une stance du Tasse. »

« Vous savez aussi comment il s’est battu, » ajouta miss Bradwardine.

« Oui, pour le plaisir de se battre, répondit Flora ; je crois que tous les hommes (c’est-à-dire tous ceux qui méritent ce nom) en feraient autant ; il faudrait, à dire vrai, plus de courage pour s’enfuir. D’ailleurs les hommes, mis en face de leurs semblables, sont poussés par une sorte d’instinct à s’élancer sur eux pour les combattre, comme nous le voyons dans les autres animaux, tels que les chiens, les taureaux, etc. Mais les entreprises grandes et périlleuses ne sont point le fait de Waverley. Il n’aurait jamais été son célèbre aïeul sir Nigel, il aurait été son panégyriste, son faiseur de ballades. Je vous dirai ce qui lui convient, où il sera à sa place, chez lui, au sein d’une vie paisible, douce et monotone, dans une oisiveté studieuse, au milieu de plaisirs élégants et tranquilles, dans son château de Waverley. Il rétablira la vieille bibliothèque dans le goût gothique le plus parfait ; il en garnira les rayons des ouvrages les plus rares elles plus précieux ;… il prendra des points de vue, dessinera des paysages, fera des vers, bâtira des kiosques, des temples, des grottes ; par une belle soirée d’été il demeurera sous la galerie, devant sa maison, à épier les daims qui paraissent à la clarté de la lune, ou, s’enfonçant dans l’ombre épaisse formée par les rameaux de vieux chênes aux formes fantastiques… il récitera des vers à sa belle épouse qui s’appuiera sur son bras ; et ce sera un homme heureux. »

« Et elle sera une heureuse femme, » pensa la pauvre Rose. Mais elle se contenta de pousser un profond soupir, et laissa tomber la conversation.


  1. On sait que chieftain veut dire chef ou capitaine. a. m.
  2. Il faut se rappeler que Jacques II, roi d’Écosse, vint dans l’exil habiter le château de Saint-Germain près Paris.
  3. Mac, dans les noms écossais, veut dire fils ou fille. Mac-Ivor, fils d’Ivor.