Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 370-375).


CHAPITRE L.

RIEN D’IMPORTANT.


« Je suis revenu vous chercher par ordre du prince, dit Fergus à Édouard pendant qu’ils galopaient de Preston à Penkie-House. Mais vous savez, je suppose, de quelle importance est un prisonnier comme le très-noble colonel Talbot. Il passe pour un des meilleurs officiers des habits rouges ; c’est l’ami particulier, le favori de l’électeur lui-même et de ce terrible héros, le duc de Cumberland, qui s’est arraché à ses triomphes de Fontenoi[1] pour venir nous dévorer tout vivants, nous autres pauvres montagnards. Vous a-t-il dit comment sonnent les cloches de Saint-James ? Ce n’est pas, j’imagine : « Reviens, Whittington, » comme celles de Bow aux jours d’autrefois ? »

« Fergus ! » dit Waverley d’un ton de reproche.

« Du diable si je sais ce qu’on pourra faire de vous, répondit Mac-Ivor : le vent de chaque doctrine vous emporte. Nous venons de gagner une victoire qui n’a point sa pareille dans l’histoire ; votre conduite est élevée jusqu’aux cieux par tout le monde ; le prince brûle de vous remercier en personne, et toutes nos beautés de la Rose blanche vous tressent des couronnes : et vous, le preux chevalier du jour, vous vous allongez sur le cou de votre cheval comme une marchande de beurre qui s’en va au marché ; vous avez l’air aussi sombre qu’un enterrement ! » — « La mort de ce pauvre colonel Gardiner m’afflige ; il eut pour moi tant de bontés ! » — « Eh bien, de la tristesse pour cinq minutes, mais de la joie ensuite ; son sort aujourd’hui peut être le nôtre demain ; et le mal est-il si grand ? Le mieux, après la victoire, est une mort honorable ; mais c’est un pis-aller : que nos ennemis en profitent donc plutôt que nous-mêmes. » — « Mais le colonel Talbot m’a appris que mon père et mon oncle sont tous deux emprisonnés à cause de moi, par ordre du gouvernement. » — « Nous donnerons une caution, mon camarade ; le vieil André Ferrara[2] nous servira de répondant, et je voudrais qu’il justifiât de ses titres dans les salles de Westminster ! » — « Oh ! ils sont déjà en liberté, moyennant une caution moins militaire. » — « Alors, Édouard, pourquoi cet abattement ? Pensez-vous que les ministres de l’électeur soient assez simples pour mettre leurs ennemis en liberté dans ce moment critique, s’ils pouvaient, s’ils osaient les enfermer et les punir ? Soyez bien sûr, ou qu’ils manquent de motifs pour retenir vos parents plus long-temps en prison, ou, mieux encore, qu’ils redoutent nos amis, les braves cavaliers de la vieille Angleterre. Vous n’avez donc pas sujet de vous alarmer sur leur compte ; et nous aviserons au moyen de leur faire passer de vos nouvelles. »

Quoique peu satisfaisants, ces arguments réduisirent Édouard au silence. Il avait été plus d’une fois choqué du peu de sympathie que témoignait Fergus pour les sentiments de ceux même qu’il aimait, s’ils ne correspondaient aux siens du moment, et surtout s’il était contrarié dans un projet qu’il avait à cœur d’exécuter. Parfois Fergus s’apercevait bien qu’il avait offensé Waverley ; mais, visant toujours à un but, à une fin qui lui souriait, il ne songeait guère au chagrin plus ou moins long qu’il causait à Édouard, et la répétition de ces légères offenses avait un peu refroidi le vif attachement du volontaire pour son officier.

Le prince reçut Waverley avec son affabilité ordinaire et le complimenta fort de sa noble bravoure. Ensuite il le prit à part, lui fit plusieurs questions concernant le colonel Talbot et ses liaisons ; et quand il eut recueilli tous les renseignements qu’Édouard pouvait lui donner : « Monsieur Waverley, continua-t-il, puisque ce gentilhomme est si intimement lié avec votre digne et excellent ami sir Éverard Waverley, puisqu’il tient par sa femme à la famille Blandeville, dont le dévouement aux vrais et loyaux principes de l’église d’Angleterre est si bien connu, je ne puis croire, en vérité, qu’il se refuse à être des nôtres, quoiqu’il ait pris un masque pour s’accommoder aux circonstances. » — « Si j’en juge par le langage qu’il m’a tenu aujourd’hui, je suis forcé de ne pas partager l’opinion de Votre Altesse Royale. » — « Eh bien ! on peut toujours en essayer. Je vous remets donc le colonel entre les mains, avec plein pouvoir à son égard comme bon vous semblera ; et j’espère que vous trouverez moyen de connaître ses véritables dispositions pour le rétablissement de notre royal père. »

« Je suis convaincu, dit Waverley en s’inclinant, que si le colonel Talbot consent à donner sa parole, on peut s’y fier en toute sûreté ; mais s’il la refuse, je prie Votre Altesse Royale de charger un autre que le neveu de son ami du soin de le tenir sous la surveillance nécessaire. »

« C’est à vous seul que je le confierai, dit le prince en souriant, mais en réitérant son ordre d’un ton sérieux ; mon intérêt exige que vous paraissiez en bonne intelligence avec lui, quand même vous ne pourriez gagner réellement sa confiance. Vous le recevrez dans vos quartiers, et en cas qu’il refuse sa parole, vous le ferez garder convenablement : je vous prie de vous en occuper tout de suite ; nous retournons demain à Édimbourg. »

Ainsi forcé de revenir aux environs de Preston, Waverley perdit le spectacle solennel de l’hommage du baron Bradwardine ; mais il songeait alors si peu à tout ce qui était vanité, qu’il avait totalement oublié la cérémonie pour laquelle Fergus avait voulu piquer sa curiosité. Mais le lendemain parut une gazette officielle contenant les détails de la bataille de Gladsmuir, ainsi que les montagnards aimaient à nommer leur victoire ; elle finissait par un compte-rendu de la cour tenue par le Chevalier à Penkie-House. Cette description des plus brillantes contenait le paragraphe qu’on va lire :

« Depuis le fatal traité qui raya l’Écosse du rang des nations indépendantes, nous n’avons pas encore eu le bonheur de voir ses princes recevoir et ses nobles rendre ces hommages féodaux qui, fondés sur les hauts faits de la valeur écossaise, remettent en mémoire son histoire primitive avec la belle et chevaleresque simplicité des liens qui assuraient à la couronne l’hommage des guerriers armés sans cesse pour son soutien et sa défense. Mais dans la soirée du 20, nos souvenirs ont été réveillés par une de ces cérémonies qui appartiennent aux anciens jours de la gloire écossaise. Le cercle formé Cosme Comyne Bradwardine, baron de même nom, colonel en activité, etc., etc., etc., a comparu devant le prince, accompagné de M. Mac Wheeble, bailli de son antique baronnie de Bradwardine (qui vient, dit-on, d’être nommé commissaire), et sous la forme d’une requête, a réclamé la permission de remplir envers la personne de son Altesse Royale, comme représentant son père, le service ordinaire et habituel qui, d’après une charte octroyée par Robert Bruce ; — l’original fut présenté sur-le-champ et examiné par le grand-chancelier de Son Altesse Royale ; — assure au réclamant possession de la baronnie de Bradwardine et des domaines de Tully-Veolan. La réclamation admise et enregistrée, Son Altesse Royale plaça son pied sur un coussin, et le baron de Bradwardine, mettant le genou droit en terre, détacha la courroie des brogues ou chaussure des montagnards, à talons bas, que notre jeune et brillant héros porte toujours pour plaire à ses braves partisans. Cela fait, Son Altesse Royale a déclaré la cérémonie terminée, et embrassant le brave colonel, a protesté que sans l’ordonnance très-précise de Robert Bruce il n’eût jamais consenti à recevoir, même pour la forme, un service si commun de mains qui avaient vaillamment combattu pour remettre la couronne sur la tête de son père. Le baron de Bradwardine fit alors délivrer entre les mains de M. le commissaire Mac Wheeble un certificat portant que tous les détails, toutes les circonstances de l’acte d’hommage avaient été rite et solemniter acta et peracta. Pareille consignation fut faite sur le livre du lord grand-chambellan et sur les registres de la chancellerie. Nous apprenons que Son Altesse Royale a dessein, si tel est le bon plaisir de Sa Majesté, d’élever le colonel Bradwardine à la pairie, en le faisant vicomte Bradwardine de Bradwardine et de Tully-Veolan, et qu’en attendant, au nom et de par l’autorité de son père, elle s’est plu à lui permettre une addition honorable à ses armoiries, à savoir un tire-botte placé en sautoir sur une épée nue qu’il portera en haut de son écusson, avec cette nouvelle devise au-dessous : Tire et tire. »

« Sans le souvenir des railleries de Fergus, pensa Waverley après avoir lu ce long et grave document, combien tous ces détails me sembleraient intéressants, combien j’aurais peu songé à y rattacher une idée de plaisanterie ! Mais, après tout, chaque chose a son beau comme son vilain côté ; et ma foi, je ne vois guère pourquoi le tire-botte du baron figurerait moins bien dans des armoiries que les cruches, les chariots, les roues de charrette, les socs de charrue, les navettes, les chandeliers et autres ustensiles qui n’eurent jamais rapport à la chevalerie, et qu’on trouve sur les écussons de nos plus anciennes familles… » Mais tout ceci n’est qu’une digression hors de notre histoire.

Quand Waverley revint à Preston et rejoignit le colonel Talbot, il le trouva remis des vives et violentes émotions dont un concours d’événements malheureux l’avait affecté. Il avait repris ses manières habituelles, celles d’un gentilhomme et d’un soldat anglais, brave, ouvert, généreux, mais non exempt de préjugés contre les gens qui n’étaient pas de son pays ou ne partageaient point ses opinions politiques. Quand Waverley eut appris au colonel que l’intention du Chevalier était de le mettre sous sa surveillance, « Je n’aurais, dit-il, de ma vie pensé que je serais redevable d’une si grande obligation à ce jeune gentilhomme. Je puis du moins répéter du fond de mon cœur la prière de l’honnête ministre presbytérien : Puisse-t-il, au lieu de la couronne qu’il travaille à obtenir en ce monde, en recevoir bientôt une dans le ciel[3] ! Je vous donnerai bien volontiers ma parole de ne pas chercher à m’évader à votre insu, puisque, de fait, c’est pour vous voir que je suis venu en Écosse ; je me félicite donc de cette bonne nouvelle. Mais je suppose que nous ne resterons pas long-temps ensemble. Votre Chevalier…, c’est un nom que nous pouvons lui donner entre nous… avec son plaid et son bonnet bleu, continuera, je pense, sa croisade vers le sud » — « Non pas que je sache ; je crois que l’armée s’arrête à Édimbourg pour attendre des renforts. »

« Et pour assiéger le château ? dit Talbot en riant d’un air moqueur. Ah ! à moins que mon vieux commandant le général Preston ne paie en argent faux, ou que le château ne tombe dans le loch du Nord, choses tout aussi probables l’une que l’autre, j’espère que nous aurons le temps de faire connaissance. Je parierais que le vaillant Chevalier s’imagine que je m’en vais devenir son partisan ; et comme je veux vous rallier à mon opinion, il ne peut rien nous arriver de mieux que de pouvoir à loisir conférer ensemble. Mais comme, en vous parlant aujourd’hui, j’ai tenu un langage qui ne m’est pas habituel, j’espère que vous me permettrez de reprendre nos discussions, seulement lorsque nous aurons pu nous mieux connaître. »


  1. Phrase ironique. Le duc de Cumberland commandait l’armée combinée des Anglais et des Hollandais à cette bataille où il fut battu par le maréchal de Saxe : Louis XV et le Dauphin y assistaient en personne. a. m.
  2. Le nom d’André de Ferrara se trouve sur toutes les épées écossaises renommées pour leur bonne trempe. Quel était cet ouvrier, sa fortune, son époque ? c’est ce qui échappe encore aux recherches des antiquaires. Seulement on est porté à croire qu’André de Ferrara, armurier espagnol ou italien, fut amené par Jacques IV ou Jacques V en Écosse, pour apprendre aux habitants à fabriquer des armes. Les Écossais forgeaient des épées avec une grande perfection bien avant la bataille de Penkie ; et à cette époque l’historien Pasten dit qu’elles étaient larges et minces, presque toujours tranchantes, et de si bonne qualité, qu’il n’en a jamais vu d’aussi bonnes, et ne croit pas qu’on en puisse voir de meilleures. On peut remarquer que les véritables André Ferrara avaient une couronne sur la lame.
  3. Ce ministre se nommait Mac-Vicar. Protégé par le canon du château, il prêchait tous les dimanches dans l’église de l’ouest, pendant que les montagnards étaient maîtres d’Édimbourg ; et ce fut en présence de quelques jacobites qu’il fit pour le prince Charles-Édouard la prière que nous avons citée.