Voyage de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, à travers l’Amérique du Sud/48


VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE
À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD,


PAR M. PAUL MARCOY[1].


1848-1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


Séparateur



BRÉSIL.


DOUZIÈME ÉTAPE.
DE TABATINGA À SANTA MARIA DE BELEM DO PARA (suite).


De la civilisation représentée par une console d’acajou. — Paysages, tournois et carrousels. — Indiens Tapuyas attendant Le retour de la marée. — Qui traite de l’appétit chronique des préparateurs de la séve du ficus elastica, que les Indiens appellent cahechu, les Portugais seringa et que nous nommons caoutchouc. — Traversée de la baie du Limoeiro. — La rivière Tocantins. — Le détroit d’Igarapé-Miri. — Les Engenhos. — La ville de Santa Ana do Igarapé-Miri. — De l’influence du costume sur les hommes en général et sur les bourgeois brésiliens en particulier. — Un prêtre et ses esclaves. — La sucrerie de Juquiri. — Arrivée au Para. — Panorama de la ville de Santa Maria de Belem.

Cette magnifique tempête se termina prosaïquement par un grain de pluie. L’accident survenu au sloop par le fait de la marée fut réparé, six heures plus tard, par la marée elle-même, en vertu de l’adage similia similibus curantur des médecins homœopathes. Au reste, de pareils échouements sont très-fréquents dans les canaux et les équipages des bateaux s’en préoccupent peu. Ils descendent à terre, allument du feu, chassent, pêchent ou font un somme, en attendant que le retour du flot soulève de nouveau leur coque échouée.

Si le pilote et ses hommes oublièrent bientôt l’affreuse nuit que nous avions passée dans le détroit des Brèves, il n’en fut pas ainsi de moi. L’entière confiance que j’avais eue dans ses eaux calmes, confiance que celles-ci avaient indignement trahie, me courrouçaient très-fort à leur endroit. À dater de cette heure, non seulement je ne crus plus à l’infaillibilité des proverbes, ainsi que je l’avais fait jusqu’alors, mais j’allai même jusqu’à me défier des apparences. J’avais appris à mes dépens, qu’il n’est pire eau que l’eau qui dort.

Le village des Brèves, dont les péripéties de la nuit m’ont empêché jusqu’ici de parler, est situé sur la rive droite du canal de ce nom. Il compte une vingtaine de maisonnettes et quatre ou cinq fois autant d’habitants. Je ne saurais dire si ce village a donné le nom de Brèves au canal ou l’a reçu de lui, mais ce dont je crois être sûr, c’est que l’ancien nom du canal était Parahüau, et qu’en 1615 il était encore habité par des Indiens Caraïbus, — d’anciens Caraïbes peut-être, — qui s’évanouirent au souffle de la conquête portugaise. Plus tard, du nom de Caraïbus, on fit le qualificatif Carabobocas, — bouche des Caraïbus, — qui fut appliqué au canal. Ce canal, en effet, est une bouche ou plutôt une trompe, que l’Amazone plonge dans la grande baie do Limoeiro.

Les Caraïbus ne firent qu’apparaître et disparurent aussitôt. Mais les Tupinambas, leurs voisins et autrefois leurs alliés, luttèrent désespérément dans ce même canal contre les Portugais, et ne subirent le joug de ces derniers qu’après la destruction de leurs villages, le supplice de leurs principaux chefs[2] et l’extinction presque totale de leur caste. Aux Tupinambas succédèrent les Tucujus et les Tapuyasus, deux nations dont il ne restait plus rien en 1650.

Les Tapuyasus ou Tapuyas revivent de nos jours, mais seulement par leur nom patronymique, dans cette population de serfs prélevés sur tous les points de l’Amazone. Le Tapuya de l’époque actuelle est tour à tour, et selon les besoins de l’État qui l’enrôle de force, ou la fantaisie du propriétaire qui lui sert de patron, soldat, matelot, pêcheur, chasseur, manouvrier ou simple portefaix ; il est le terme le plus élevé de la série d’asservissement qui commence à la bête de somme, se poursuit par le nègre et le cafuze, passe au mamaluco et finit à l’Indien.

Notre sloop s’est engagé dans la partie le plus étroite du canal. D’une rive à l’autre, la distance est à peine de quatre-vingts mètres. Le paysage est toujours d’un grand style et abonde en détails charmants, mais des propriétés rurales, ornées de maisons blanches à volets couleur sang de bœuf, s’y mêlent intempestivement et le défigurent. Ces fazendas et ces engenhos me font l’effet de pustules sur un beau corps.

Ce matin, vers huit heures, comme nous passions devant une de ces maisons bâties sur pilotis, j’ai aperçu, par la fenêtre ouverte, une femme jaune et osseuse, peu vêtue et fort mal peignée, laquelle étendait, à l’aide d’un chiffon de laine, un vernis quelconque sur une console d’acajou neuf. Cette femme a interrompu sa besogne et m’a regardé d’un air étonné. Je crois avoir répondu à son regard par une grimace. Au fait, ai-je donc eu tort ? À quoi rimaient dans le détroit des Brèves, au milieu du plus splendide paysage que la nature ait pu créer, cette ménagère jaune et ce meuble rouge, qu’elle astiquait éperdument, comme un fantassin sa giberne ?

À mesure que nous avançons, les terrains s’abaissent de plus en plus ; la base des forêts est cachée sous un édredon de plantes superbes, dont les tiges sont submergées et dont les feuilles et les fleurs pointent seules au dehors. Ces plantes sont toujours des héliconias, des marantas, des canacorus, des colocasiées et des arums, dont l’axe jaune et charnu, placé au centre de la spathe d’un blanc laiteux, me fait l’effet d’une bille de beurre frais, dressée dans un godet d’albâtre. Cette végétation, grassement modelée, fraîche, humide, lustrée, donne une irrésistible envie de se rouler dessus.

En certains endroits, les Rhizophora-mangles, arrondissant leurs branches nues au bord de l’eau, offrent un pêle-mêle d’arcades romanes et d’ogives gothiques, les plus curieuses et les plus amusantes du monde. Dans la chaude pénombre, projetée par leurs voûtes, rampe et se meut une étrange population de petits crustacés bicolores. Le mangle a, comme le Figuier des Pagodes, la faculté d’être son propre horticulteur et de s’attacher, par une racine, à tout ce qu’il touche. De là, cette multitude d’arcs, d’arceaux, de cintres pleins ou surbaissés, qu’il plante autour de lui, croise, mêle et combine, selon le logarithme de la plus riche fantaisie.

Vers midi, quand le soleil fait rage au dehors, il se passe, sous ces berceaux frais et ombreux, des scènes d’un haut intérêt entomologique et conchyologique. Tétards, gyrins, tipulles, hydrocarisses, araignées d’eau, moustiques, éphémères, y exécutent des fantazias et des régates merveilleuses aux applaudissements des crustacés lilliputiens qui représentent la masse du public ; des
Vue du village des Brèves, dans le canal de ce nom.
huîtres gravement assises dans le joint des rameaux, comme des juges dans une tribune, président ces jeux nautiques, acclament les vainqueurs et s’apitoient sur le sort des vaincus avec ce bâillement qui est le langage des huîtres.

Certaine après-midi, à marée basse, pendant que le sloop était échoué sur la vase et que l’équipage cherchait dans la forêt des drupes d’Assahy pour en faire du vin, je m’armai d’un épieu et descendis dans le canal dont l’eau mouillait à peine mes rotules. J’errais depuis un moment le long du rivage, inspectant l’intérieur des berceaux de mangles et m’amusant fort des combats réels ou simulés que s’y livraient les insectes dont j’ai parlé, lorsqu’au détour d’une plage, j’aperçus trois égaritéas restées à sec comme notre sloop et comme lui attendant le retour du flot pour continuer leur voyage.

Ces bateaux placés bord à bord offraient chacun une scène distincte. Sur le premier, pourvu à l’arrière d’une espèce de roufle en palmes tressées, se tenait immobile une jeune femme peau-rouge portant dans ses bras un enfant ; près d’elle, un homme de sa couleur était assis, le dos appuyé aux montants du roufle, dormant ou paraissant dormir. Un troisième individu, penché à l’avant de l’égaritéa, plongeait dans l’eau, pour le remplir, un seau vide attaché à un bout de corde. Un feu de branchages brûlait sur des mottes de terre humides. Une marmite était placée dessus. Des haillons traînaient çà et là. Un ara rouge et bleu tentait l’escalade du roufle.

Les deux bateaux qui faisaient suite à celui-ci, étaient reliés par un hamac dont les cordes allaient s’attacher à chacun de leurs mâts. Dans ce hamac un vieux Tapuya obèse et nu jusqu’à mi-corps, fumait une pipe de terre à long tuyau. Au-dessous du bonhomme, un rameur jouait de la flûte en face d’une vieille femme qui fourrageait la chevelure d’un enfant et portait à sa bouche les insectes qu’elle y trouvait. Sur le dernier bateau, à côté d’un Indien couché à plat ventre, deux individus de sexe distinct tressaient en commun un panier de jonc.

Ces trois barques ainsi peuplées, touchaient à la forêt dont la masse éclairée par derrière se faisait ombre à elle-même. Quelques rayons furtifs doraient seuls l’extrémité supérieure des branchages. Une demi-teinte verdâtre et vaporeuse enveloppait tous les objets, atténuait leurs contours trop précis, éteignait leurs couleurs trop vives et répandait sur l’ensemble ce charme discret et voilé qui plaît tant à certaines âmes. Un peintre ne trouvant rien à remanier dans ce tableau tout fait, l’eût reproduit tel quel, avec sa réflexion vague et confuse dans l’eau jaune des Brèves.

À la marée suivante notre sloop se rapprocha de ces bateaux. Nos hommes prirent langue avec leurs équipages et nous voguâmes de conserve. Ces Tapuyas, d’ailleurs un peu bohêmes, étaient des Seringueros, qui, pour tirer parti de leur industrie, cherchaient une forêt propice et des arbres féconds. Humbles préparateurs de la séve laiteuse de l’Hevæa Guianensis, que les anciens Omahuas appelaient Cahechu, ils promenaient de canaux en canaux leurs haches et leurs moules d’argile cuite, faisant une halte d’un mois ou deux dans les endroits abondants en Ficus.


Végétation des canaux du Bas Amazone.

Au moment de prendre congé de nous, ils nous avouèrent que la concurrence paralysait si bien leur industrie, qu’ils n’en retiraient pas de quoi garnir suffisamment leur estomac. Quelques maigres bouchées étaient la seule satisfaction qu’ils donnassent de temps en temps à ce viscère. De là, chez la plupart d’entre eux, un appétit chronique et inassouvi qui datait de plusieurs années. La marmite qui bouillait sur le pont d’un de leurs bateaux, n’était, hélas ! qu’un trompe-l’œil ; au lieu de viande, elle contenait des chemises sales. Ce que j’avais pris pour une daube ou une étuvée était une lessive ! Je gratifiai ces pauvres affamés d’un panier de farine de manioc en échange duquel je reçus force remercîments des femmes et une bénédiction du vieux Tapuya à la longue pipe.

L’histoire des seringueros que nous laissions derrière nous, est celle de tous les industriels du même genre que la concurrence a chassés des îles du Bas-Amazone où l’exploitation du caoutchouc (seringa) a lieu sur une grande échelle. La région des canaux où ces parias du travail se sont réfugiés, n’offre que de faibles ressources à leur industrie. Ils ont à chercher longtemps les arbres lactifères ; puis, ces arbres trouvés, à se donner beaucoup de mal pour en arriver à manger un peu, se vêtir à peine et parer aux frais d’entretien de leurs embarcations. Après six mois d’un labeur assidu et le produit de ce labeur écoulé au Para, ils rentrent dans la forêt aussi besogneux qu’ils en sont sortis. Autour d’eux, ni


Indiens Tapuyas attendant le retour de la marée.

villages hospitaliers, ni voisins charitables auxquels, le cas

échéant, ils puissent emprunter un déjeuner ou un dîner : les voisins, quand il s’en trouve, sont des seringueros comme eux, aussi affamés qu’eux et qui gardent pour leur famille la poignée de farine et la semelle de poisson sec qu’ils peuvent posséder. Dans cette région des canaux, pareille à la Tour de la Faim du Dante, chaque individu se sent disposé à manger son voisin plutôt qu’à partager avec lui sa ration d’aliments. Un apôtre du communisme se produisant parmi ces seringueros et leur prêchant, au nom de la vertu, le partage des biens, serait instantanément lapidé comme saint Étienne, crucifié comme saint André, ou rôti comme saint Laurent.

S’il peut paraître étrange à quelque lecteur de voir ces pauvres diables en proie aux tourments de la faim, quand, selon lui, la chasse, la pêche et les fruits sylvestres pourraient leur procurer un ordinaire convenable, nous répondrons à ce lecteur, que les fruits comestibles sont très-rares dans les forêts de cette partie du Bas-Amazone ; que le gibier, devenu farouche à force d’être poursuivi s’est réfugié dans l’intérieur des terres ; qu’enfin, les poissons ont suivi la direction du courant et se sont établis dans le grand bras du fleuve. Ceux qui habitent la région des canaux sont devenus plus rusés que des Frontins de comédie et connaissent les vingt espèces de traquenards que l’homme inventa pour les prendre. En outre, ce sont de fort chétives brêmes et de maigres ablettes, qui sentent leur vase natale et qu’on ne mange guère qu’en désespoir de cause ou d’appétit.

Un jour, que notre sloop était ancré devant la plage d’un engenho, certain métis chevelu, barbu, porteur d’une chemise brodée et de boucles d’oreilles, que j’aperçus pêchant à l’épervier et à qui je demandai des nouvelles de sa pêche, me répondit en portugais d’un air tragi-comique : « Ah ! senhor, le diable seul pourrait prendre ces poissons-là. Ils sont si roués qu’ils comprennent jusqu’au latin ! »


Échouement du sloop Santa Martha dans la baie do Limoeiro.

Le vent de disette qui souffle dans la partie du pays que nous traversons, flétrit un peu son charme pittoresque. On se sent de l’humeur contre cette nature qui s’amuse à étaler un luxe insensé et refuse à l’homme une chétive nourriture. Chaque jour ces lieux sont témoins de scènes qui paraîtraient burlesques, si elles n’étaient affligeantes. À peine une embarcation venant d’en haut, on désigne ainsi le cours supérieur de l’Amazone, paraît-elle dans les canaux, que des voix parties on ne sait d’où, hêlent son équipage ; puis les buissons s’écartent et la face hâve d’un seringuero se montre au bord de l’eau. « Farine à vendre ? crie-t-il aux matelots Tapuyas. » Ceux-ci se contentent de secouer la tête sans répondre. Au lieu d’un homme, si c’est une femme qui interpelle de la sorte ces mêmes matelots, ils lui décochent au passage un trait plaisant, mais assez vif, pour que la pauvre créature disparaisse plus vite encore qu’elle n’est apparue.

Devant les fermes et les métairies sises au bord de la rive et toujours construites sur pilotis, ce qui par parenthèse leur donne l’air d’être montées sur des échasses, de pareilles demandes sont adressées aux voyageurs venant de l’Ouest. On voit des têtes apparaître aux fenêtres ; des mains agiter des mouchoirs en guise de signaux ; des femmes courir au-devant des embarcations, entrer dans l’eau jusqu’à mi-corps et débiter aux équipages des harangues touchantes que ces derniers écoutent en riant. Certaines de ces femmes plus hardies ou plus affamées, se jettent résolûment dans un canot, rament vers les bateaux et les prennent à l’abordage. Le prix de leur vaillance est quelquefois une bordée d’injures ; quelquefois aussi un alqueheiro[3] de farine de manioc qu’elles obtiennent du patron pour quelques sous de cuivre ou pour l’amour de Dieu, et qu’elles rapportent joyeusement à terre où leur famille les attend pour manger un Chibé[4].

Deux de ces pauvres cigales, envolées de je ne sais quel igarapé, s’abattirent un jour sur le sloop pendant qu’il était à l’ancre. Notre pilote fort peu sentimental de sa nature, parlait de les noyer comme de jeunes chats, si elles n’évacuaient le pont à l’instant même. J’obtins à grand’peine qu’elles passassent quelques heures avec nous. Je ne sais trop combien de repas elles firent, mais au coucher du soleil on les débarqua toutes ballonnées ; elles avaient dû manger pour une semaine.

Voici que nous touchons à l’extrémité du canal des Brèves. Devant nous, du nord-est au sud-est, s’étend une mer sans limites ; à notre droite un affluent d’eau verte dont nous ne voyons qu’une rive, semble venir du sud. Cet océan, c’est la baie do Limoeiro. La rivière qui coule à notre droite est le Tocantins.

Le soleil est encore haut à l’horizon et cinq heures suffisent pour traverser la baie ; mais le pilote trouve qu’il vente trop pour entreprendre cette traversée et ordonne de jeter l’ancre. Nous partirons demain au petit jour.

Les arbres de la rive se dessinent en noir sur un ciel grisâtre à l’heure où nous dérapons ; un vent léger, le zéphyr des poëtes, s’est levé avec l’aube et suffit à gonfler notre voile qui s’arrondit comme un sein plein de lait. Le pilote est debout à la barre et laisse porter en plein, afin que pas un pouce de toile ne soit perdu pour ce souffle propice. Quand
Végétation du canal Moju.
les croassements des psyttacules et les hurlements des guaribes commencent à se faire entendre, l’embouchure du canal des Brèves s’est refermée derrière nous. Nous voguons au large ; l’eau nous environne de tous côtés. À mesure que nous avançons, le vent fraîchit ; l’onde se creuse. Quand paraît le soleil, nous sommes au milieu de la baie ; le sloop roule, tangue et plonge son beaupré dans la lame ; on se croirait en pleine mer. Pour ajouter à l’illusion, des nuées de mouettes blanches à dos cendré, vont et viennent en rasant la vague.

Nous filons avec une rapidité merveilleuse. Une ligne bleuâtre se dessine à tribord. Le sloop, comme éperonné par notre pilote, qui laisse porter de plus en plus, se couche presque sur le flanc, tant le vent pèse dans sa voile. La ligne bleue s’est élargie et tourne au vert. Nous commençons à distinguer le faîte ondulé des forêts. Bientôt des palmiers apparaissent. Quelques points blancs, qui doivent être des maisons, se détachent sur les verdures. « Pilote, sont-ce les demeures de Cameta ? »

Mais, tout occupé de la conduite du sloop, qui vole comme si les vents déchaînés gonflaient leurs joues à ses sabords d’arrière, le pilote dédaigne de me répondre. Pendant qu’il calcule sans doute combien de temps est nécessaire encore pour franchir cet espace immense qu’on appelle l’embouchure du Tocantins, une effroyable secousse lui arrache le gouvernail des mains et l’envoie tomber à trois pas de là, assis sur son derrière. Avant qu’il se soit relevé, un craquement succède à la secousse, et le navire se couche sur un banc de sable, que le pilote n’avait pas aperçu. Digne pilote !

Les Tapuyas, hurlant, jurant, se sont jetés à l’eau. À l’aide d’étais et de béquilles, ils tentent de redresser et de remettre à flot la pauvre coque, que la lame soufflette cruellement ; mais elle est si bien ensablée, que leurs efforts n’aboutissent à rien. Après tout, l’accident n’aura d’autres suites fâcheuses, qu’une perte de temps. Quand viendra la marée, cette coque obstinée se soulèvera d’elle-même,

La terre apparaît à une demi-lieue de là, claire et distincte. Voir la terre si près de soi, souhaiter d’y descendre et être forcé de rester à bord, c’est éprouver quelque chose de la souffrance de Tantale. C’est avoir, comme lui, le fruit et l’eau à portée de sa bouche, sans pouvoir mordre à l’un ou se désaltérer à l’autre. Pour dissiper l’ennui qui déjà nous obsède, nous allons pousser en idée une reconnaissance dans la rivière des Tocantins[5], dont la largeur à cet endroit est telle, que nous ne découvrons de ses bords qu’une bande de terre qui doit appartenir à sa rive droite.


Végétation du canal d’Igarapé-Miri.

Tout élève en géographie sait, comme nous, que le Tocantins et son principal affluent, l’Araguay, naissent des versants septentrionaux du faîte de partage de la Sierra de Santa-Martha dans la province de Goyaz, coulent parallèlement du sud au nord sur une étendue d’environ douze degrés, reçoivent l’un et l’autre, en chemin, force tributaires sans importance, et opèrent leur jonction par cinq degrés de latitude. À partir de ce point la double rivière prend et garde le nom de Tocantins, sous lequel elle entre dans l’Amazone.

Une première exploration de son cours fut tentée en 1625 par le Capucin Christophe, accompagné de trois religieux de son ordre et de deux laïques. Un de ceux-ci, attaché au chef de l’expédition en qualité de secrétaire, devait écrire sous sa dictée les particularités intéressantes de ce voyage, entrepris dans le seul but de conquérir des infidèles à la vraie foi, comme disent naïvement les auteurs espagnols et portugais du dix-septième siècle. Aucune relation n’en fut faite, que nous sachions. Sortis


Vue de la ville de Santa Ana do Igarapé-Miri.

du Para le 7 août, les explorateurs y rentraient le 24 octobre,

après un trajet d’une quarantaine de lieues dans l’intérieur du Tocantins.

Ce laps de temps, si court qu’il eut été, leur avait suffi pour fonder sur les bords de cette rivière quatre villages : deux sur la rive gauche : Cameta et São Bernardo da Pederneira, qui fut depuis Alcobaça ; deux sur sa rive droite : Baiao et Funil. De ces quatre villages, un seul prit de l’extension, grâce à sa situation avantageuse près de l’embouchure du Tocantins, ce fut Cameta ; les autres restèrent dans l’ombre.

Dix ans après le voyage de Fray Christophe, Cameta, élevée au rang de ville par le Capitão-Mor de la province du Para, Luis do Rego Barros, prenait le nom de Villa Viçoza de Santa-Cruz de Cameta, et devenait le point le plus important du Bas-Amazone. Quelques lignes de plus sur le passé de cette capitale du Tocantins donneront un peu de relief au portrait que nous faisons d’elle.

C’est de Cameta, que part, le 24 octobre 1637, pour son expédition de l’Équateur, Pedro Teixeira le hardi capitaine. L’Armada qu’il commande, se compose de deux lanchas et de quarante cinq pirogues montées par soixante soldats portugais et mille Indiens archers ou rameurs. Son état-major compte un capitaine et quatre officiers, un adjudant, deux sergents d’ordonnance, un trésorier, et un plumitif faisant fonction de secrétaire. La population de Cameta, effrayée d’avoir à nourrir tant de bouches, hâte de tous ses vœux Le départ des navigateurs.

Le 6 décembre 1639, à son retour de Quito, Pedro Teixeira fait halte à Cameta. Il a suivi le chemin tracé un siècle auparavant par l’Espagnol Francisco Orellana. Si, comme lui, il n’a pas eu maille à partir avec les Amazones, il a entendu parler d’elles, ainsi qu’il appert de la relation de son historiographe.

Le temps passe. Les années, en se succédant ne font qu’ajouter à la prospérité de Cameta. Elle est devenue le comptoir-échelle où s’arrêtent les navigateurs et les commerçants qui remontent ou descendent le cours de l’Amazone. La découverte de mines d’or dans les provinces de Goyaz et de Cuyaba, et l’affluence de gens qu’elles attirent dans l’intérieur du Tocantins, où, dit-on, ce métal abonde, accroissent encore l’importance de Cameta. Il est vrai que, pour le plus grand nombre de ces explorateurs, la recherche de l’or n’est qu’un prétexte. Une fois dans le Tocantins, au lieu de fouiller la montagne, ils battent la forêt et font main basse sur les Indiens Guarajus, Guaranis, Timbiras, Carajas, Apinagés, Gaviaos et autres castes de pelle avermelluda, comme disent les textes, lesquelles peuplent les deux côtés de la rivière et les bords de ses affluents.

Cent vingt ans se sont écoulés depuis la fondation de Cameta. À l’autocratie des Capucins a succédé celle des Carmes. À leur tour ceux-ci ont fait place aux Pères de Jésus. L’astre de Fray Christophe a disparu de l’horizon, éclipsé par celui du Jésuite Vieira, esprit fougueux, prédicateur célèbre. La foule se passionne aux sermons de ce Révérend, qui tonne et fulmine pourtant, et foudroie de son mieux les adorateurs du veau d’or et les chercheurs de mines qui parcourent le Tocantins. Aveuglé par un succès toujours croissant, le P. Vieira déploie dans ses homélies une telle faconde, et heurte si bien les tendances et les opinions de la majorité, qu’un jour le peuple, sans égard pour ses dilemmes et ses syllogismes, l’arrache de la chaire, l’embarque de nuit avec plusieurs de ses adeptes, et les conduit dans la forteresse de Gurupa. Le gouvernement les tire aussitôt de cette prison ; mais c’est pour les renvoyer à Lisbonne.

Durant quelques années, un grand silence se fait autour de Cameta ; puis les chercheurs d’or recommencent à sillonner les eaux du Tocantins. Avec eux reparaissent les recruteurs de Peaux-Rouges, qui vont poussant des reconnaissances à main armée dans tous ses affluents. Le vol à l’homme et le vol au métal s’organisent si bien et sur une si vaste échelle, que les capitaines généraux du Para s’en émeuvent, et, pour mettre un terme à ces pilleries, font élever des forteresses dans l’intérieur du Tocantins. Une d’elles, armée de six pierriers, est placée sous la paisible invocation de Notre-Dame de Nazareth. Autour de ces forteresses viennent se grouper des populations indigènes. C’est de cette époque que datent les villages fortifiés d’Arroïos, Muru, Itaboca, São João de Araguia et quelques autres.

Les choses restent dans cet état pendant plus d’un siècle ; puis une nouvelle ère politique commence pour le Brésil. La forme de son gouvernement est changée. Mais Cameta est bien changée aussi ! L’or de la rivière Tocantins est devenu rare et sa population indigène a singulièrement décru. Dans le Cameta d’aujourd’hui, relégué dans l’ombre et presque tombé dans l’oubli, qui reconnaîtrait la ville de commerce, tumultueuse et affairée, d’où sortaient et rentraient incessamment, comme les fourmis d’une fourmilière, tout un peuple de marchands, de navigateurs et d’aventuriers ?

Mais pendant que je m’apitoie sur le sort de Cameta, la marée, que nous attendions, est venue, le sloop s’est remis à flot de lui-même et s’éloigne du banc de sable qui le retenait.

Nous atteignons une des branches du trident que la rivière Moju (aliud Muju) plonge dans l’’Amazone, entre la rive droite de ce fleuve et l’île Marajo. Nous remontons la branche du trident jusqu’à l’endroit où le fer est emmanché au bois, et, tournant le dos au Moju, nous nous introduisons dans un chenal si étroit, que les avirons de nos gens frôlent en passant la végétation de ses rives.

Ce chenal, long de deux kilomètres, date de 1821, et fut percé à travers bois, pour faciliter le transit entre la rivière Moju et l’Igarapé-Miri. Le soin de ce travail fut confié à un capitaine du génie, appelé Ignacio Pereira, qui, s’il faut en croire certain major, historiographe de la province du Para, ignorait jusqu’aux premiers éléments de l’arithmétique. « Ignaro até dos primeiros principios da Arithmètica. » Quoi qu’il en fut de cet ingénieur, l’œuvre qu’il avait entreprise se poursuivit et s’acheva, mais ne put être perfectionnée à cause du manque de fonds. Au bout d’un certain temps cette voie de communication sur laquelle on avait compté, était devenue intransitable. Le gouvernement entreprit alors de faire creuser le chenal, et, pour subvenir aux dépenses, préleva pendant un an un droit de navigation d’un à deux tostoes sur les embarcations dont le tonnage dépassait cent arrobes[6]. Cette mesure fit jeter les hauts cris aux habitants de la contrée ; mais le gouvernement s’en inquiéta peu et perçut l’impôt avec cette impassibilité grave et sereine qui est le trait distinctif des gouvernements. Aujourd’hui, à marée basse, le chenal en question n’a guère plus d’une brasse de profondeur. Tout ferait croire que les couches de sable et de vase argileuse déposées par chaque marée, ont pu avec le temps exhausser le fonds de son lit, si les habitants ne juraient leurs grands dieux que cette surélévation n’est pas l’œuvre de la marée, mais le fait du gouvernement, qui, tout en imposant les contribuables, négligea de creuser le chenal. À ces insinuations malveillantes, on devine sans peine que ces braves gens ont toujours sur le cœur les quelques tostoes qu’on les a forcés de payer durant la période de 1846 à 1847.

Cette voie qui relie comme un trait d’union la rivière Moju à l’Igarapé-Miri, évite aux embarcations qui vont au Para, ou qui en viennent, de longer la rive droite de l’Amazone, où soufflent quelquefois de violentes tempêtes. Ce côté du fleuve, très-étroit dans le voisinage des Brèves, en deçà du Xingu, s’élargit si bien à mesure que les rivières Tocantins, Moju, Acara, Guajara, Capim, Guama lui tributent leurs eaux, qu’à vingt lieues de là, il forme, l’immense hémicycle, sans rives apparentes, appelé baie de Marajo. Les trevoadas et les typhons qui s’y déchaînent, n’ont rien à envier aux tempêtes de même genre qui labourent la partie gauche du fleuve, restée seule en possession du nom d’Amazone.

Igarapé-Miri — la petite rivière — a environ quinze lieues de longueur. Sa largeur est de quarante-cinq à cinquante mètres. Sa profondeur varie de deux brasses à trois. Les marées ordinaires élèvent son niveau de dix à douze pieds, comme on en peut juger par des flammêches de conferves accrochées aux buissons, et auxquelles le retour périodique du flot conserve leur couleur verte et leur lustre humide. Mais il est des marées extraordinaires, et la Prororoca ou mascaret est de ce nombre, qui atteignent aux hautes branches des arbres et couvrent quelquefois jusqu’à leurs sommets. Les chevelures de naïades, décolorées et sèches, que le vent balance à quarante pieds du sol, témoignent suffisamment de ces crues anormales, qui doivent ressembler à des déluges.

Au temps des basses eaux, du 15 août au 15 octobre par exemple, la descente d’Igarapé-Miri est une charmante promenade à la rame, durant laquelle le rêveur et l’artiste peuvent admirer à loisir la silhouette des forêts des deux rives, vaguement réfléchie dans l’eau blonde et dormante de ce canal, auquel on a donné, mais bien à tort, le nom d’igarapé.

Cent petites barques agiles montent ou descendent avec les marées. Leur voile blanche, rose ou rouge, un peu penchée, figure de loin l’aile ouverte d’un oiseau, aigrette, spatule ou flammant. Elles sortent des furos, des igarapés, des paranas voisins, chargées de rocou, de caoutchouc, de miel, de tafia, de noix de capuçaya ou d’huile d’andirobe, qu’elles vont porter à Santa-Ana, le chef-lieu d’Igarapé-Miri, d’où ces produits sont expédiés au Para. Quelques-unes, plus audacieuses, s’aventurent jusque dans la rivière Tocantins, pour recueillir, aux alentours de Cameta, le cacao qu’on y cultive. Cet empressement affairé des petites barques, qui, pareilles à d’industrieuses abeilles, picorent et butinent de tous côtés pour enrichir la ruche-mère, est une des gaietés d’Igarapé-Miri.

Les plages noyées et les engenhos, ou maisons rurales, se succèdent à de courts intervalles. À la coquetterie de ces dernières, on pressent les approches d’un centre de civilisation, dont l’heureuse influence s’étend jusqu’à elles. Toutes, à distance, sont très-neuves ou paraissent l’être, grâce au maquillage de lait de chaux appliqué sur leurs murs. Elles ont les portes et des volets jaunes, rouges ou verts, des vitres et des rideaux à leurs fenêtres, des cages d’oiseaux et des pots de fleurs. Par malheur, l’énorme pilotis sur lequel elles sont bâties, s’il les protége contre l’envahissement des marées, dérange un peu la symétrie de leur ajustement. Ce noir réseau de poutres et de poutrelles engluées de vase, servant de piédestal aux gracieux logis, éveille l’idée du paon au manteau de velours et d’or constellé de turquoises, aux jambes terreuses et aux pieds rugueux.

La marée a cessé de nous être propice. L’équipage ne se sent pas d’humeur à continuer le voyage à la rame, et le pilote parle de jeter l’ancre devant la ville de Santa Ana do Igarapé-Miri, dont on aperçoit au loin, à travers les arbres, les premières maisons.

Vingt minutes se sont écoulées. Nous sommes ancrés dans le port, et si près du rivage, que le beaupré de notre sloop s’allonge sur la place de Santa-Ana, au centre de laquelle se dresse une croix rouge. La ville, que nous embrassons d’un regard, ne compte guère qu’une cinquantaine de maisons ; mais ces maisons, symétriquement alignées, sont blanches, gris-souris ou jaune-paille, et couvertes en tuiles d’un orangé vif. Quelques-unes, fine fleur des pois de la localité, ont des auvents, des lucarnes et des belvédères. Toutes se recommandent par un nombre prodigieux de portes et de fenêtres.

L’église, placée en tête de ces logis, mêle un anneau sanctifié à leur chaîne profane et tient dignement le haut du pavé. — Nous parlons par métonymie, car le pavage est en terre battue. — L’édifice, d’une belle prestance, se compose d’une nef avec façade à fronton triangulaire, accostée de deux tours carrées en saillie. Ces tours sont coiffées de coupoles à quatre pans. Des cippes en figure de points d’exclamation se dressent à chacun de leurs angles. Des moulures, sobrement distribuées dans la masse, quelques fenêtres avec ou sans auvents, un portail central et deux portes latérales, peints en vert de Scheele, complètent la physionomie de cette église, sans rivale dans le pays.

Le seul reproche artistique que nous pourrions adresser à la paroissiale d’Igarapé-Miri, bâtie à quarante pas du rivage, c’est de manquer d’air et de perspective. On a par trop le nez dessus. De l’endroit où nous sommes, un navigateur facétieux pourrait, en allongeant le bras à travers la place, atteindre la cloche dans le clocher et la mettre en branle.

Ce défaut de l’église, si c’en est un, est suffisamment racheté par la régularité de la ville, l’air de santé et de joie des maisons, la coquetterie du paysage et la grâce piquante de certains détails. Sans parler du quinconce de palmiers miritis, qui fait à Santa-Ana un boulevard d’entrée, quoi de plus pittoresque que la ligne de pilotis, coupée par des échelles, qui forme un revêtement extérieur à son port ? Leurs pieux et leurs poutrelles, verdis par l’humidité, estompés par une ombre chaude, tremblent confusément, réfléchis dans l’eau qui se plisse à leur base et l’entoure en passant d’un filet d’écume nacrée.

Que dire de ces escaliers couverts ds moisissure, bosselés d’une croûte d’huîtres et frangés de confervacées, dont le courant déroule et peigne incessamment les longs cheveux ? À quoi comparer l’ardeur et l’intensité de leurs tons, la fraîcheur et la suavité de leurs nuances ? Aux mousses de velours, aux lichens irisés, aux sedums ou aux leprarias baignés de rosée ? Marilhat, Decamps, Delacroix, ô maîtres ! qu’êtes-vous devenus et que pouvez-vous peindre à cette heure, qui vaille ce pilotis d’Igarapé-Miri, dont le gâchis splendide eût si bien convenu à vos brosses de coloristes !

Pendant que je m’extasiais sur la magnificence de ces planches pourries, notre sloop Santa-Martha s’était mêlé à des bateaux de son tonnage et de sa connaissance, et s’informait à eux en langue de sloop, de la situation commerciale du marché, de la hausse présumable de
De l’influence du costume sur les hommes en général et sur les bourgeois brésiliens en particulier.
certains produits, de la baisse probable de quelques autres, toutes choses auxquelles je ne comprenais rien. Laissant ces bateaux jacasser entre eux, j’ai mis un album sous mon bras, j’ai enjambé le bordage et suis allé m’asseoir sur les marches de la croix. Un troupeau de cochons de lait, conduit par un Indien, traversait la place ; j’ai croqué l’homme et les bestioles. Des bourgeois de la ville, que ma présence paraissait intriguer, se sont avancés et ont fait cercle autour de moi, mais sans m’adresser la parole. Tout en dessinant, je les voyais chuchoter entre eux et se pousser du coude en ricanant. De quoi riaient-ils donc ainsi ? De ma personne, de mon dessin, de mon habillement ? des trois choses peut-être. Quelques mots, que j’ai pu saisir, m’ont fait comprendre qu’il s’agissait de mon costume.

Ces messieurs, porteurs de favoris taillés en côtelettes, habillés de blanc de la tête aux pieds, ornés de chaînes d’or et de breloques, trouvaient déplacé, ridicule, anti-constitutionnel même, à ce qu’il m’a paru, qu’un individu osât se produire chez eux avec une barbe pendante, des cheveux flottants sur le dos, un chapeau de paille endommagé par les épines, une chemise rouge, un pantalon de toile et des souliers nankin. Heureusement mon croquis s’acheva, et je pus repartir sans avoir entendu les gamins d’Igarapé-Miri me poursuivre de la huée carnavalesque que nos polissons parisiens ont rendue célèbre.

Eh quoi ! me disais-je en regagnant le sloop, ces vêtements aux couleurs vives, dont s’émerveillaient si fort les sauvages et qu’ils palpaient avec une secrète convoitise, ces vêtements provoquent aujourd’hui le rire des civilisés ! Il va donc falloir les quitter pour vêtir une autre livrée ; prendre congé de la nature et des pantalons sans bretelles, arborer de nouveau les cols, les faux-cols, et rentrer dans la société. Affreuse perspective ! Mais, quels que soient les hasards futurs de ma vie et les jours tissés de crin ou de soie que la Parque me file, ne crains pas, défroque chérie, après m’avoir fait honneur au désert, de passer du coin de la borne dans la hotte du chiffonnier ! De retour sous mon toit, je veux t’accrocher à ce clou où Alibée, devenu vizir, suspendit autrefois son sayon de pâtre. Peut-être bien te reprendrai-je un jour !

Midi sonnait à l’horloge civilisée d’Igarapé-Miri quand nous levâmes l’ancre. La marée commençait à descendre, et nous en profitâmes pour faire du chemin. Nous voguâmes paisiblement jusqu’à sept heures ; puis nous nous arrêtâmes devant une plage noyée où de grands bâtiments étaient construits sur pilotis. Un débarcadère en pente, bordé d’un garde-fou, conduisait à ces bâtiments, qu’on nous dit être les communs et les servitudes d’une tuilerie desservie par une cinquantaine de nègres esclaves. La tuilerie et son personnel appartenaient à un prêtre sexagénaire, appelé le P. Philippe.

La pleine lune, qui se leva bientôt et jeta sur ces constructions une vive lumière, nous laissa voir une petite porte, pratiquée dans un pan de mur, en tête du pont. Ce mur, bâti en cul-de-four d’abside et surmonté de deux tourelles, était, nous dit-on, le chevet d’une chapelle à laquelle les tours joujoux servaient de campaniles.

Une cloche tinta dans l’intérieur. Bientôt après, à certain bourdonnement confus, lent, monotone, entrecoupé de pauses, qui se dégageait par les pores vibrants de l’édifice, je crus comprendre qu’une prière était dite en commun. Une voix isolée, probablement celle du maître, psalmodiait l’antiphone ; les esclaves faisaient les répons. Dans cette solitude, au bord de ces eaux calmes, par cette nuit tiède et sereine, les voix de ces malheureux, qui s’élevaient vers Dieu comme pour le prendre à témoin de l’injuste rigueur de leur destinée, et le prier d’abréger une trop longue épreuve, ces voix
La tuilerie du père Philippe.
avaient un accent lamentable dont je me sentais remué. Dans ce chœur invisible, expression de la douleur sans espérance, une seule voix détonnait ; c’était celle du révérend P. Philippe. Que pouvait demander à Dieu sans le courroucer contre lui, ce prêtre possesseur d’un troupeau d’esclaves ?

Les voix se turent. La prière était dite. Chaque esclave rentra dans son carbet. Un instant après, la petite porte placée en tête du pont s’ouvrit et donna passage à un nègre qui vint s’étendre sur le débarcadère et y fumer sa cachimba. Quand sa provision de tabac fut épuisée, l’homme posa sa pipe près de lui et se mit à chanter à la lune un de ces caplaos de la côte de Guinée, dont la mesure est si lente et l’air si navrant. En écoutant ce nègre et regardant cette chapelle dédiée à Jésus, l’apôtre et le martyr des libertés saintes, je ne pus m’empêcher de rapprocher en idée le prêtre simoniaque qui l’avait édifiée et le pauvre esclave du prêtre, qui chantait, vivante ironie, devant le seuil du Crucifié.

Vers minuit nous levâmes l’ancre et nous voguâmes avec la marée à l’aide des rames, tant que le flot voulut bien nous porter. À huit heures du matin, nous nous arrêtions devant une maison quelconque bâtie sur pilotis. Les portes et les fenêtres de ce logis étaient hermétiquement closes. Durant la halte de cinq heures que nous fîmes en cet endroit, nous ne vîmes ni homme, ni femme ; ni chien, ni chat ; ni poule, ni pigeon. En revanche, la réverbération du soleil sur ces murs blanchis à la chaux faillit nous aveugler.

La seconde marée nous conduisit sous les murs d’un engenho de moer cannas — lisez sucrerie. — Le site avait nom Juquiri. Près de là se trouvait un vaste chantier, dépôt ou entrepôt, — je ne sais lequel, — de bois de construction, appartenant à l’État. Ce jour était un samedi, et, comme le samedi est voisin du dimanche, et


Traversée de l’Amérique du Sud, par M. Paul Marcoy. — Carte no 19

qu’en pays chrétien le dimanche est un jour de repos,

la cessation des travaux dans cette sucrerie nous fut annoncée dès six heures du soir par un bruit de guitare et des éclats de voix, qui, vers dix heures, ressemblaient aux hurlements des fauves, plutôt qu’à l’expression de la gaieté humaine. Comme la réunion bachique et dansante avait lieu dans l’intérieur des bâtiments, on ne pouvait voir les individus qui la composaient ; le pilote et les hommes de l’équipage en étaient réduits à des conjectures sur la cause probable de ce sabbat, que le premier attribuait à une noce de Tapuyas, et les seconds à l’anniversaire d’un Saint qu’on fêtait à l’américaine, avec des danses, des chansons et quelques outres d’eau-de-vie. Ne connaissant ni le pays, ni les mœurs de ses habitants, je n’en pouvais rien dire et me contentais d’écouter. Mais si l’intensité du plaisir doit se mesurer au bruit que font ceux qui s’y livrent, les gens que nous entendions sans les voir, devaient s’amuser fort !

Le lendemain, un épais brouillard étendu sur l’eau faillit nous occasionner des avaries sérieuses. À l’angle formé par un bras du Moju et l’embouchure de la rivière Acara (aliud Huacara), notre sloop toucha contre un rocher couvert de magnifiques huîtres. Un coup de barre, donné à temps par le pilote, rejeta sur babord le petit navire, qui en fut quitte pour une éraflure à la joue.

La marée suivante nous conduisit au milieu d’un gracieux archipel, formé d’îles d’un quart de lieue de circuit et d’îlots de dix pieds de long. Des arbres, enlacés par leurs branches ou se touchant par leur feuillage, abritaient ces îles et ces îlots sous un parasol de verdure. Sans l’aide du peloton d’Ariane, le pilote réussit à trouver l’issue de ce labyrinthe ; et comme je le complimentais sur son adresse, il sourit et me fit signe de me taire pour écouter.


La sucrerie de Juquiri.

Un carrillon de cloches sonnant une vesprée arrivait jusqu’à nous. Ce bruit semblait venir de derrière une langue de terre boisée que nous longions en ce moment. Quelques minutes après, la pointe de ce cap était dépassée, et la ville de Santa Maria de Belem do Para, capitale de la province, nous apparaissait avec sa longue ligne de maisons et les clochers de ses églises, d’où s’envolaient comme des voix ailées toutes ces sonneries.

Nous allâmes jeter l’ancre à l’endroit de la baie dit la Pointe de l’Arsenal. Nous embrassions d’un regard toute la face orientale de la cité, c’est-à-dire un interminable cordon de maisons à plusieurs étages, blanches, lisses, carrées, dont le faîte se détachait sur l’outremer du ciel, et la base sur le ton fauve d’une plage de sable. Quelques détails heureux atténuaient la sécheresse et la roideur de cet ensemble. À gauche, c’était le dôme rococo d’un couvent ; en face, l’auvent trigonal de la douane ; puis çà et là, un bout de rue ombreux, s’enfonçant dans la perspective, ou un débarcadère, dont la ligne de pilotis faisait l’effet d’un peigne gigantesque engagé dans la vase. Au-dessus des toitures, apparaissaient, mêlés aux longues hampes des pavillons consulaires et aux stipes des palmiers miritis, les clochers ouvrés de Nossa Senhora das Mercès et de la Cathédrale. Une colline bien coupée, baignant dans le fleuve et chargée de maisons, terminait la ville dans la partie du nord. Sur toute cette étendue, à vingt pas de la rive, des bateaux et des batelets du pays, vigilingas, cobertas, égaritéas, montarias, uvas ou pirogues, étaient amarrés à des pieux. En deçà, plus au large, les sloops et les goëlettes, rapprochés bord à bord, formaient comme des tas compactes. De gros navires de commerce avec leurs mâts calés, dormaient à l’ancre en attendant un chargement. D’autres navires louvoyaient sous leurs basses voiles pour entrer dans la baie ou pour en sortir. Un va-et-vient de passants sur la plage et de goëlands sur l’eau animait la scène.

Je ne sais plus quel empêchement de la douane ou quel caprice du pilote, avait fait remettre au lendemain notre débarquement. Je profitai du répit qui m’était accordé pour examiner en amateur la cité brésilienne que j’étais venu chercher de si loin. Elle me parut blanche, proprette et très-appétissante encore, malgré ses deux cent trente-deux ans bien sonnés. Le temps qui plisse et ratatine les plus charmants visages, semblait avoir fait une exception en sa faveur. Elles n’avait ni taches, ni rousseurs, ni pattes d’oie, ni rides. En un mot, elle était — très-bien conservée, — locution dont plus d’une femme coquette, déjà sur le retour, comprendra la valeur.

Accoudé sur la lisse, je vis le soleil se coucher derrière la cité, ses contours s’amoindrir et ses lignes décroître à mesure que le jour lui retirait sa clarté. Quand la nuit eut passé l’estompe sur le tableau, et que les étoiles commencèrent à scintiller, les habitants de Santa Maria de Belem, obéissant à ce signal d’en haut, s’empressèrent d’allumer leurs chandelles. Longtemps je m’amusai
Un archipel dans les canaux du Bas Amazone.
du jeu bizarre de ces lumières circulant d’étage en étage, comme les étincelles qu’on voit courir sur du papier brûlé ; puis, quand je fus las de ce spectacle, je regagnai mon hamac et m’endormis de ce sommeil propre à l’individu dont le but est atteint et la tâche remplie.

Levé de grand matin, je pris un aspect général de la ville. Mon dessin était achevé quand le soleil parut à l’horizon. En un instant j’eus rassemblé mes paquets et donné un tour de corde aux ballots qui renfermaient mes échantillons de bric à brac scientifique. Ces soins pris, je dépouillai ma livrée du désert ; je fis tomber sous le tranchant du fer, comme on dit en beau style, ma barbe et mes cheveux, que j’abandonnai au courant du fleuve, et, ce sacrifice fait à la civilisation, je me composai une demi-toilette avec quelques hardes dépareillées qui avaient échappé à nos anciens naufrages sur la rivière Ucayali.

Paul Marcoy.

(La fin à la prochaine livraison.)



Portrait de M. Paul Marcoy. — Dessin de A. de Neuville d’après une photographie.

  1. Suite. — Voy. t. VI, p. 81, 97, 241, 257, 273 ; t. VII, p. 225, 241, 257, 273, 289 ; t. VIII, p. 97, 113, 129 ; t. IX, p. 129, 145, 161, 177, 193, 209 ; t. X, p. 129, 145, 161, 117 ; t. XI, p. 161, 177, 193, 209, 225 ; t. XII, p. 161, 177, 193 et 209 ; t. XIV, p. 81, 97, 113, 129, 146 ; t. XV, p. 97, 113, 129, 145 ; t. XVI, p. 97 et 113.
  2. Bento Maciel Parente, septième Capitaô-Mor de la province du Para, en fit pendre vingt-quatre à la même potence.
  3. C’est un panier d’environ cinquante centimètres en carré, rappelant par sa configuration nos paniers à bière. Les Indiens le fabriquent avec des folioles de palmier ou des feuilles de balisier et toujours par douzaines ; les ménagères y renferment la farine de manioc après qu’elle est séchée, la recouvrent de feuilles et assujetissent le tout au moyen d’une liane. Ces paniers si fragiles, qu’ils se brisent facilement entre les doigts, ne sont bons qu’à jeter une fois vides.
  4. Le chibé ou mingao est un aliment-boisson que l’indigène prépare lui-même au fur et à mesure de ses besoins. Il lui suffit de jeter dans une calebasse une poignée ou deux de farine de manioc, de noyer d’eau fraîche cette farine qui se gonfle sans se dissoudre, et d’avaler le tout en commençant par le liquide et finissant par le solide ; c’est-à-dire par le résidu de farine grenue resté au fond du vase.
  5. Ainsi nommée des Indiens Tocantinos, qui habitaient autrefois près de son embouchure.
  6. Le tostao brésilien vaut environ vingt-huit centimes.