Voyage de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, à travers l’Amérique du Sud/49


VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE,
À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD,


PAR M. PAUL MARCOY[1].


1848-1660. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


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BRÉSIL.




DOUZIÈME ET DERNIÈRE ÉTAPE.
DE TABATINGA À SANTA MARIA DE BELEM DO PARA (suite).


L’auteur se met à la recherche d’un ami qu’il avait perdu de vue depuis le commencement de ce livre. — Coup de foudre inattendu. — Dans tout ce que tu fais, hâte-toi lentement. — Vale.

Quand je crus être à peu près présentable, je priai le pilote de faire descendre mes bagages dans le canot, et avec eux deux hommes de l’équipage pour me conduire à terre. Le pilote donna les ordres nécessaires. Pendant qu’on les exécutait, il s’approcha de moi d’un air souriant et discret.

« Comme c’est la première fois que monsieur vient au Para, me dit-il, peut-être est-il embarrassé pour trouver un logement ? s’il en était ainsi, je prendrais la liberté de l’adresser à uma minha comay, — une commère à moi, — qui reste rue d’Alfama et loue des chambres, à la semaine ou au mois, aux capitaines de navires. Monsieur serait parfaitement logé chez la Gaïvota, — lisez : la Mouette. — C’est une personne très-propre, ni vieille, ni jeune, et qui ne prend pas cher.

— Merci, pilote, répondis-je à l’officieux placeur ; votre proposition m’agréerait assez si je restais en ville ; mais, pour le moment, je ne fais que la traverser. Je vais à Nazareth.

— Monsieur connaît donc Nazareth ?

— Pas le moins du monde !

— Alors, comment monsieur sait-il que pour aller à Nazareth, on traverse la ville ?

— Quelqu’un me l’aura dit.

— Ce quelqu’un a dit vrai. Nazareth est à une demi-lieue d’ici, à l’autre bout de la cité ; mais comme la cité est grande, qu’elle a beaucoup de rues et que monsieur ignore celles qu’il faut prendre, je vais dire au patron du canot de l’accompagner.

— C’est inutile ; je préfère aller seul.

— Pourtant si monsieur ne connaît pas le chemin ?

— Raison de plus pour arriver quand même.

— Monsieur s’égarera ; c’est sûr !

— Où ça ? dans vos rues ? quelle plaisanterie ! sachez, pilote, qu’à l’heure où je vous parle, il y a juste un an et quatorze jours, à la suite d’un déjeuner copieux, très-copieux même, je pariai de traverser, non pas la ville du Para, mais l’Amérique tout entière, et cela, le cigare aux lèvres et les mains dans les poches, — en flâneur, comme on dit chez nous. — Je partis, j’allai, j’arrivai. Maintenant que le tour est fait et l’Amérique traversée, vous comprenez, mon digne Palinure, que, si j’ai pu arriver jusqu’ici sans faire fausse route ou demander mon chemin aux passants, je saurai bien atteindre Nazareth à travers votre ville percée de trente rues et peuplée de quelques milliers d’habitants. »

L’homme ne souffla mot. Comme il me regardait d’un air ahuri, je profitai du trouble de ses facultés pour lui souhaiter à la hâte une santé parfaite, un ciel exempt d’orages et un prompt retour dans la ville de ses pénates, la Barra do Rio Negro. Cinq minutes après, les Tapuyas me déposaient sur le sol paraënse.

Après avoir hâlé leur canot sur la plage, ils en retirèrent mes bagages et les portèrent dans une loja, humble boutique d’épiceries, de mercerie et de liqueurs, dont le propriétaire était de leurs amis. Cet épicier local, gros homme croisé d’Indien et de nègre, à ce qu’il me parut, consentit de fort bonne grâce à garder mes paquets chez lui jusqu’à mon retour.

Pendant qu’il dégustait avec les Tapuyas un verre de tafia, et les félicitait sur leur heureuse traversée, je quittai la boutique et j’enfilai la première rue qui s’offrit à moi ; de cette rue je passai dans une seconde, qu’une troisième coupait à angle droit. Tout en cheminant au hasard, je relevais les industries locales ; j’inspectais l’extérieur des maisons et la physionomie des habitants ; je croquais des faces hétéroclites et des choses hétérogènes. Çà et là, des figures se déridaient ou se fronçaient à mon approche : les unes m’adressaient un regard bienveillant, les autres m’examinaient avec défiance ; des négresses au profil bestial, à la tignasse en parasol, me coudoyaient d’un air provocateur ; des cafuzes et des mulâtresses, avec une fleur à la tempe, me faisaient de petites moues. Dans quelques rues étroites, des matrones d’un embonpoint notable et d’allure égrillarde, me souriaient et me disaient : Minho branco, — mon blanc. — Il va sans dire, que je ne répondais ni à ces provocations, ni à ces œillades. Muet comme un pythagoricien ou comme un poisson, j’observais, je crayonnais et passais outre.

L’aspect de cette population urbaine était plus varié que la carte d’échantillons d’un tailleur en renom. Toutes les nuances de peau, toutes les couleurs de costumes s’y montraient et s’y mariaient, mais sans se confondre. Chaque point coloré avait une valeur distincte. Atténué par la pénombre ou l’ombre, le papillotage de ces tons crus et disparates eût été supportable à l’œil ; mais en plein soleil il avait quelque chose d’éblouissant et de vertigineux qui troublait le regard et finissait par porter à la tête comme un vin capiteux. Après vingt minutes de marche, j’étais déjà tout étourdi par le va-et-vient de cette foule bariolée.

La température était celle d’un four à plâtre ; je haletais dans cet air embrasé. Sans ma qualité de Français et les devoirs qu’elle impose à l’étranger, j’eusse ôté ma cravate, ma redingote et mon chapeau, et laissé pendre un demi-pied de langue. Autour de moi, ni café ou restaurant, si borgne qu’il fût, auquel je pusse demander une hospitalité vénale ; rien que de sordides lojas, ces buvettes-épiceries d’où sortaient par chaudes bouffées une odeur de morue, de cuir, de rhum, de suif et de fromage, à faire fuir un paysan du Cantal.


Vue de la ville de Santa Maria de Belem do Para.

Au détour d’une rue, l’église de Nossa Senhora das Mercès, sur laquelle je comptais peu, m’apparut comme à l’Arabe du désert l’ouadi secourable. J’y entrai pour prier et jouir d’un peu d’ombre. Avec les chevrons, les billettes, les méandres et les entrelacs de son architecture d’un rococo lusitanien, — ne pas confondre avec le rococo français, — l’église hospitalière m’offrit un banc de bois sur lequel je m’assis, et une fraîcheur délicieuse que j’aspirai par tous les pores. En pays chaud, l’intérieur des églises, frais, ombreux, recueilli, disposerait admirablement le chrétien à l’extase, s’il ne lui donnait une irrésistible envie de dormir. De là cette somnolence observée chez la plupart des chanoines américains pendant la durée des offices. Au bout de quelques minutes, je me sentais envahi par le fluide et pouvais constater ses effets stupéfiants ; ma vue se troublait, mes idées s’embrouillaient, tous mes muscles s’assouplissaient comme des cordes qu’on dénoue ; pour secouer cette torpeur et rappeler mes sens en train de s’égarer, je me mordis les doigts et me pinçai les cuisses. Grâce à l’emploi de ces moyens héroïques, si je n’éloignai pas tout à fait le sommeil, du moins j’affaiblis son action et pus continuer à veiller d’un œil pendant que je dormais de l’autre.

L’esprit et le corps rafraîchis, je pris congé de Notre-Dame. En cheminant de nouveau dans les rues, je fis simultanément deux remarques, dont plus d’un lecteur, à ma place, n’eût fait que rire, mais dont j’eus la faiblesse de m’émouvoir : mes pantalons, blancs comme neige en quittant le bord, étaient teints en rouge jusqu’à mi-jambe et mes chaussettes étaient noires de puces. Comme on pourrait chercher longtemps, sans le trouver, le mot de ce rébus, autant le dire tout de suite. Le sol du Para est formé d’une terre rouge et friable — tuyuca puëtani — qui varie de nature suivant l’époque de l’année ; poussière en temps de sécheresse et boue dans la saison des pluies. À l’inconvénient de saupoudrer ou d’engluer de rouge les êtres et les choses soumis à son contact, cette terre joint celui de favoriser la propagation des puces et des chiques, vermine parasite dont l’utilité ici-bas n’est pas encore clairement démontrée. Or, on était en août, mois de l’année où le ciel sans nuages brille d’un pur éclat : la terre du Para, sèche jusqu’à la calcination, s’en allait en poussière, et les pieds des passants, en soulevant à flots épais cette poussière, soulevaient aussi des myriades de puces qui s’y tenaient cachées.

Tout en déplorant ma mésaventure et frictionnant mes chevilles l’une par l’autre, pour déjouer la tactique de l’ennemi et me garer de ses piqûres, je marchais vers mon but, confiant dans ce dicton, que tout chemin conduit à Rome et doit conduire à Nazareth.


Nossa Senhora das Merces (église militaire).

Après un certain nombre de zigzags, j’atteignais en effet l’extrémité sud-ouest de la ville. À cet endroit un brusque changement se produisit dans le décor ; les rues s’interrompirent, les passants disparurent, les maisons s’éparpillèrent et se firent rares, des clôtures en planches bordèrent les chemins ; la cité resta derrière moi. J’entrai de plain-pied dans une région de pelouses rases, doucement ondulées, où de maigres taillis, appelée cipouëras[illisible], remplaçaient les forêts vierges d’autrefois. Des sentiers serpentaient à travers ces gibbosités du terrain ; quelques-uns s’allaient perdre dans les fourrés ; d’autres aboutissaient à de jolies villas, cachées comme des nids d’oiseaux dans l’ombre des manguiers et des cocotiers.

Au tournant d’un de ces sentiers, un bruit de musique vint frapper mon oreille. Je m’arrêtai pour écouter. Ces sons mélodiques, mais aigrelets comme un petit vin d’Argenteuil, semblaient sortir d’un massif d’arbres qui restaient à ma droite. J’allai de ce côté, et découvris, derrière une lisière d’orangers, une maison blanche et carrée, avec des volets peints en gris. Toutes les fenêtres de ce logis étaient fermées, à l’exception d’une seule qui, de loin, faisait comme un trou noir à sa façade. Cette ouverture me parut destinée à renouveler l’air de l’appartement, vicié par le gaz acide qu’exhalait à flots un piano discord.

Les sons de l’instrument, chevrottants et cassés dans les cordes basses, avaient, dans les cordes hautes, des inflexions brusques, sifflantes, métalliques, qui produisaient sur le tympan l’effet du raisin vert sur le palais. Deux mains, qu’à la mollesse du doigté je devinais appartenir à une femme, se promenaient sur son clavier et tentaient de lui arracher des variations sur le vieil air français : Fleuve du Tage, je fuis tes bords heureux, etc. Mais, à toutes les sollicitations de l’exécutante, l’affreux instrument ne répondait que par des hoquets et des grincements de laiton.


Cathédrale du Para.

En écoutant renacler ce piano brésilien, je regrettai, au point de vue de l’art, de n’en pas voir un tout pareil dans la Géhenne de Dante Alighieri, où son introduction eût produit un effet dramatique, et allongé d’autant la liste des supplices de la perduta gente. Mais les pianos n’étaient pas inventés au temps où le Gibelin écrivit sa trilogie mystique. Sans cela, il est probable que les traducteurs du poëte eussent trouvé dans son Enfer quelque misérable maëstro, de son vivant trop prompt à dénigrer l’œuvre de ses confrères, et condamné, après sa mort, à jouer éternellement devant eux sur un piano fourbu les morceaux choisis de son répertoire.

Bientôt, soit que l’exécutante fût à bout de patience, ou que le souffle vînt à manquer à l’instrument, il cessa de jouer, et je repris ma marche à l’aventure. Certain sentier, que j’eus l’idée de suivre, me conduisit sur la lisière d’un vaste emplacement où de beaux arbres, irrégulièrement, mais pittoresquement groupés, formaient çà et là des bouts d’allées et des pans de quinconces. Une ombre bleue, zébrée de rayons d’or, emplissait le fond des futaies. L’endroit me plut d’autant qu’il était solitaire. Ni redingote, ni jupon n’en troublaient le recueillement. Les seuls êtres animés que j’aperçusse, étaient des serpents de couleurs variées, qui traversaient la scène avec une lenteur de mouvements favorable à l’observation.

J’errais depuis dix minutes environ dans ce dédale d’arbres, lorsqu’une forme blanche, se dessinant au loin à travers leurs troncs, attira mes regards. Dans cette forme, je ne tardai pas à reconnaître une figure géométrique, et dans la figure une pyramide. Une pyramide en ce lieu ? — La chose, on en conviendra, tenait du prodige. J’y courus de toute la vitesse de mes jambes.

C’était bien une pyramide. Un véritable solide formé de quatre triangles ayant un même plan pour base et se joignant par leurs sommets. En y regardant de plus près, je m’aperçus que le solide était en bois, peint à la céruse, et qu’il reposait sur trois marches en pierre. Cette découverte fut pour mon esprit un trait de lumière. Comme le Syracusain Archimède, je me frappai le front. J’avais trouvé.

Trois ou quatre ans auparavant, en furetant dans la bibliothèque de Lima, où j’avais mes petites et grandes entrées, il m’était arrivé de mettre la main sur une histoire du Para, de l’ouvrir et d’y lire qu’en 1782, le vingt-troisième gouverneur de cette province, un senhor José de Napoles Tello de Menezes, avait élevé, en dehors de la ville de Santa Maria de Belem, sur la limite exacte du Largo da Polvora et du Paso de Nazareth, un obélisque en bois, à quatre pans, avec degrés en pierre, et cela pour transmettre aux races futures le souvenir d’un acte de conciliation assez insignifiant et purement local. La devise : Concordia bonæ fidei et felicitati publicæ, inscrite par ordre de ce fonctionnaire sur une des faces de l’obélisque, devait expliquer l’esprit de la chose aux passants en état de traduire un peu de latin.

Comme la ville du Para, que je venais d’arpenter en tous sens, ne m’avait offert, en fait d’obélisques, que deux maigres pyramidions placés sur le fronton de sa cathédrale, en trouvant hors des faubourgs, sur la limite d’une promenade et d’une avenue, un monument dont le tracé et la matière correspondaient exactement à ceux de la pyramide de feu José de Napoles, je ne doutai pas de son identité. Un seul point eût pu fournir prétexte à discussions et à brochures entre archéologues : c’était l’absence de la pacifique devise ; mais je l’expliquai par l’acharnement des modernes à tout couvrir de badigeon.

Assis sur les degrés du monument qui m’avait renseigné si fort à propos, je repris haleine en fumant une cigarette. Quand ce fut fait, je lui tournai le dos, et, le laissant au sud, je marchai vers le nord. Atteindre Nazareth n’était que la moitié de ma besogne ; pour l’achever, restait à découvrir certaine maison qui m’était inconnue et où j’avais affaire. Le hasard, en qui j’ai toujours eu confiance, voulut bien, cette fois encore, me servir à point.

Après quelques deux cents pas faits en droite ligne, j’avisai à ma gauche, derrière un mur à hauteur d’appui, coupé d’une porte à claire-voie et surmonté d’un treillis en bois peint, un fourré de manguiers de la plus belle venue. Jamais la serpe ou le sécateur n’avait contrarié les inclinations naturelles de ces arbres, dont les branches entrelacées formaient, à trente pieds du sol, un couvert impénétrable aux rayons du soleil. Une charmante habitation, peinte de couleurs gaies, se détachait sur ce fond de verdure. Aux piliers de la veranda qui longeait sa façade, étaient suspendus, à distance, deux de ces hamacs en coton, avec lambrequins de guipure, que les donas du Para et leurs noires esclaves tissent conjointement dans le mystère et l’ennui du harem[2]. Du toit de cette galerie pendait, en manière de lanterne ou de lustre, un cerceau de métal, qui servait à la fois de perchoir et d’escarpolette à un magnifique Ara rouge et bleu. Une plate-bande circulaire, bordée de jasmin des Açores, de plumerias, d’hibiscus et de cardamomes, faisait au gracieux logis comme une ceinture embaumée.

La présence d’un nègre, jointe à celle du perroquet, donnait un cachet tout à fait exotique à cette demeure. À l’aide d’un sabre d’abatis, dont il se servait comme d’un sarcloir, l’homme enlevait de mauvaises herbes qui avaient crû aux abords du logis. Parfois, il interrompait sa besogne, et, le nez au vent, les poings sur les hanches, de cet air musard qui distingue les descendants de Cham de ceux de Sem et de Japhet, il écoutait siffler dans le feuillage les sucriers à sourcils blancs et les tangaras bleus. Dans un de ces temps d’arrêt, il tourna la tête du côté du chemin, m’aperçut et tressaillit comme un écolier surpris en flagrant délit de paresse. Mais son effroi fut de courte durée. En voyant que je souriais, sa bouche se fendit sympathiquement de l’une à l’autre oreille, et il accourut à un signe que je lui fis.

« Brave homme, lui-dis-je, pourriez-vous m’indiquer la demeure du senhor Bernardino Maciel ?

— Oueh ! fit-il, mais c’est ici même, Vossa Mêcé — traduisez Votre Grâce.

— Quelle chance ! exclamai-je, et ce senhor est-il chez lui ?

— Oui, Vossa Mêcé, mon maître est chez lui.

— Eh bien ! allez dire à votre maître, qu’un ami de son gendre, le commandant du Vicar of Bray, arrive du Pérou et désire avoir des nouvelles du capitaine. »

En entendant cette phrase si simple, le nègre fit un haut-le-corps prodigieux, me regarda d’un air effaré et courut à toutes jambes vers la maison. Je pensai qu’il allait prévenir son maître de ma visite, et, tout en m’étonnant un peu de ses gestes bizarres, j’attendis son retour.

Bientôt je le vis reparaître. Autant en partant sa course avait été rapide, autant en revenant sa démarche était compassée. Aux allures de singe qui caractérisent le nègre en général, je crus que celui-ci ajoutait un grain de folie.

« Le senhor mon maître vous présente ses civilités, me dit-il, et vous prie de l’excuser s’il ne vous reçoit pas. D’abord, quand je lui ai appris votre arrivée et que vous demandiez des nouvelles du capitaine, son premier mouvement a été de me lancer un soufflet et un coup de pied, puis, tandis que je me frottais, il s’est radouci et m’a dit : « Valerio, le blanc étranger qui vient du Pérou, n’est pour rien dans cette malheureuse affaire. Qu’on le fasse entrer et qu’on lui serve des rafraîchissements. » Si Vossa Mêcé veut passer au salon et boire un verre de cachassa, d’assahy ou de limonade… ?

— Grand merci, mon brave. J’ai trouvé en route une fontaine, ou, comme on dit ici, un chafariz, et j’ai bu quelques gorgées d’eau dans le creux de ma main.

— Ainsi Vossa Mêcé ne veut rien prendre ?

— Absolument rien. Mais je voudrais savoir pourquoi votre maître vous a frappé lorsque vous lui avez demandé de ma part des nouvelles du capitaine. Est-ce son habitude de battre les gens qui viennent s’informer à lui de son gendre ?

— Chit, chit ! Vossa Mêcé, ne me demandez pas cela !


Vue du Cabildo (palais du président du Para).

— Pourquoi donc ? Est-ce quelque chose que vous ne puissiez dire ?

— Non, Vossa Mêcé ; mais si mon maître savait que j’ai parlé, il me rouerait de coups. »

J’avais dans ma poche un peu de monnaie d’argent péruvienne à moitié oxydée ; et sans trop savoir si elle avait cours au Para, je choisis la plus grosse pièce — quatre réaux, je crois — et la tendis au nègre en lui disant simplement :

« Pour boire un coup quand vous irez en ville. »

Sa discrétion ne put tenir contre une séduction pareille. Après avoir roulé deçà delà ses gros yeux blancs, comme pour s’assurer que personne ne l’épiait ou ne pouvait l’entendre, il se rapprocha de la grille, et dans un portugais baroque mélangé de tupi, dont il s’était servi jusque-là, et que, par égard pour des oreilles parisiennes, j’ai traduit d’une façon intelligible, il me dit à voix basse :

« Puisque Vossa Mêcé est l’ami du capitaine, elle ne doit pas ignorer qu’il était venu au Para pour épouser la fille unique de mon maître et s’associer avec lui. L’Anglais faisait là une bonne affaire ; mon maître est riche. Il a un engenho à Ara-Piranga, deux fazendas de bétail à Marajo et de grands magasins en ville, rue de la Praya. Le mariage eut lieu dans les huit jours ; le beau-père et le gendre s’associèrent. Peu de temps après, la senhora mit au monde un fort beau garçon. Au moment de sa délivrance, le capitaine était à Marajo. Lorsqu’il revint, on lui présenta son enfant déjà baptisé. Mais au lieu de l’embrasser et de remercier Dieu qui le lui envoyait, il prétendit que le pauvre bijou n’était pas de lui, le traita de singe et de moricaud, et fit une scène à casser les vitres. La senhora faillit mourir du saisissement qu’elle en eut. Naturellement, mon maître prit fait et cause pour sa fille ; le capitaine, dont la bile était allumée, lui répliqua par des injures, et comme le senhor le menaçait de l’intendant de police, l’Anglais le saisit à la gorge et allait l’étrangler si nous n’étions venus à son secours. Il fallut nous mettre à cinq pour lui retirer des mains son beau-père. Ces Anglais sont forts comme des taureaux. Celui-là écumait de rage et nous appelait canailles de nègres. Enfin nous en vînmes à bout ; mais ce ne fut pas sans porter ses marques. Blas, le cuisinier, reçut un coup de poing sur l’œil et le sambo Manoël eut trois dents cassées. Une heure après, ce furieux avait fait ses malles et quitté la maison. La semaine suivante nous apprîmes qu’il était reparti pour l’Angleterre à bord d’un navire de sa nation. À présent que Vossa Mêcé sait toute l’histoire, elle peut juger de l’effet qu’a produit sur mon maître le souvenir du capitaine que je venais lui rappeler.

— J’en juge d’autant mieux, répondis-je au nègre, que je comprends le dépit de votre maître en cette occurrence ; c’est celui de l’oiseleur de mon pays qui voit s’enfuir par un trou du filet l’alouette qu’il avait prise et qu’il comptait garder en cage. Si je ne puis que féliciter l’alouette, c’est-à-dire le capitaine, d’avoir repris sa liberté, je regretterai toujours, bon esclave, d’avoir été la cause involontaire du soufflet et du coup de pied que vous avez reçus. Mes remercîments à votre honorable patron pour ses offres de limonade. »


Coup de foudre inattendu.

Je quittai Nazareth, où je n’avais que faire, et repris pensif le chemin de la ville. Le triste sort du capitaine avait rembruni mes idées. Tout en marchant à pas comptés et me donnant un peu d’air avec mon mouchoir, je songeais aux péripéties du drame conjugal dont l’insulaire avait été le malheureux héros. Pauvre Anglais, si chevaleresque et si méthodique ! pour qu’il en fût venu à traiter de moricaud son premier-né et à sauter à la gorge de son beau-père, il fallait que son ange gardien eût refusé de le suivre au Brésil, ou que la chaleur de ce beau pays, à laquelle il n’était pas accoutumé, lui eût occasionné un transport au cerveau.

À force de réfléchir à cette aventure et d’y chercher un sens, je finis par ne plus la voir sous son jour véritable. L’esprit a comme l’œil de ces halos sombres après une tension trop soutenue. Cet enfant noir, né de parents blancs, qui d’abord m’était apparu comme un de ces phénomènes généralement admis par la science, différente en ceci du Code civil, cet enfant ne fut plus pour moi qu’une abstraction philosophique, un mythe des destinées de l’homme, courant toute sa vie après le bonheur, fantôme qui l’attire et le fuit sans cesse, puis, au moment de le saisir, trébuchant à une fosse pleine d’ombre qu’il n’apercevait pas et y disparaissant avec sa chimère irréalisée.

Le surlendemain je m’embarquai sur le brick de commerce le Nautilus en partance pour Buenos-Ayres. Ce navire devait relâcher successivement à Pernambouc, Bahia, Rio de Janeiro et San Francisco. Arrivé à destination, au lieu de prendre à travers terres pour rentrer au Pérou, je me proposais de longer la pointe sud de l’Amérique, de pénétrer dans l’océan Pacifique par le détroit et l’archipel de Magellan, puis de gagner Chiloë, et enfin Valparaiso, d’où le pyroscaphe me ramènerait à Lima. À la façon dont je voyage, c’était un an encore à rester en chemin. Mais que d’années on dépense bien plus stupidement dans la vie ! et puis, je l’avoue, j’étais peu pressé d’arriver. L’exemple de mon partner le capitaine m’avait démontré la folie de voyager à grandes guides et le danger de brûler les relais. À quoi bon déployer, comme il l’avait fait, cacatoës et bonnettes et filer sept ou huit nœuds à l’heure, pour venir sombrer niaisement au milieu du port ! En voyage, comme en littérature, comme en bien d’autres choses, pour atteindre le but, il faut savoir se hâter lentement. Une sage lenteur est nécessaire à l’achèvement de toute œuvre. Horace a érigé cette formule en précepte ; Despréaux le classique en a fait le sujet d’un alexandrin, et si ce long récit pouvait avoir besoin d’une moralité, nous n’en voudrions pas d’autre. — Vale.

Paul Marcoy.



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P. S. — La carte des affluents inexplorés de l’Amazone (carte no 17, p. 97), dressée par nous d’après les itinéraires des explorateurs brésiliens et leurs renseignements oraux, a résumé fidèlement jusqu’à ces derniers temps ce qu’on savait de l’hydrographie du bassin de l’Amazone et les théories en cours sur la naissance et la direction présumées des sept affluents de la rive droite du fleuve.

Deux explorations successives de la rivière des Purus, accomplies en 1864-65 par un voyageur anglais, M. Chandless, en éclairant d’un jour subit la question pendante depuis deux siècles, ont détruit la plupart des hypothèses auxquelles elle avait donné lieu et anéanti les espérances que la navigation et le commerce fondaient sur le Purus pour ouvrir une voie directe et transitable entre le Brésil et le Pérou.

Les positions astronomiques que le voyageur anglais a consignées dans le Mémoire explicatif qui accompagne sa carte de la rivière des Purus, donnent à son travail un cachet d’autorité contre lequel la critique ne saurait songer à protester.

Dans le livre qui doit reproduire en entier notre traversée de l’Amérique du Sud, dont le Tour du Monde n’a publié que de longs extraits, nous donnerons, avec la carte des affluents inexplorés de l’Amazone que le lecteur a eue sous les yeux, une seconde carte où la naissance et le cours de ces mêmes affluents seront rectifiés d’après les nouvelles observations. Ce double travail, placé en regard, sera comme un tableau comparatif de l’hydrographie du bassin de l’Amazone, telle qu’on la comprenait en 1860-64 et telle qu’on doit l’admettre en 1867.

P. M.


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NOTE DE LA RÉDACTION.

Cette livraison était déjà sous presse, lorsque les rapports des voyages de M. Chandless ont été publiés dans le dernier volume du journal de la Société géographique de Londres et dans le septième numéro (juillet 1867) des Mittheilungen. Désireux de mettre nos lecteurs au courant d’une question qui, pour les habitants du Pérou et du Brésil, présente un intérêt aussi profond que celui qu’éveille parmi les géographes de notre hémisphère la recherche des sources du Nil, nous nous empressons de résumer les documents publiés à ce sujet par les deux savants recueils de Londres et de Gotha.

Tout ce que nous connaissions jusqu’à présent du cours du Purus se réduisait à ceci : Rivière de première grandeur, tombant dans l’Amazone par quatre embouchures, elle était supposée avoir son origine dans le Pérou, non loin de Cuzco ; le plus grand désir des habitants de cette contrée était de trouver dans ce cours d’eau un moyen de communication avec le reste du monde et une route directe pour l’exportation de leurs richesses minérales et autres, sans avoir à supporter les énormes frais et à combattre les grandes difficultés qu’exige leur transport à travers la chaîne des Andes.

Aucun des anciens maîtres de ces régions, ni les gouvernements d’Espagne, ni ceux de Portugal, ni leurs successeurs, n’avaient fait la moindre tentative pour vérifier si le Purus remplissait les conditions cherchées ; la crainte des tribus sauvages qui vivent sur ses affluents supérieurs semble avoir été un obstacle infranchissable pour eux.

En 1864 et en 1866, un simple particulier, M. Chandless a, volontairement et à ses risques et périls, remonté le Purus et son affluent l’Aquiry, jusque dans le voisinage de leurs sources. Les résultats de cette courageuse entreprise désappointeront autant les espérances des Péruviens qu’ils apporteront de modification dans les cartes existantes des hauts affluents de l’Amazone. Un simple coup d’œil, en effet, jeté sur l’esquisse que nous empruntons à notre éminent confrère Pétermann (voy. 153), prouve :

1o Que tous ces cours d’eau ne coupent pas perpendiculairement les parallèles de l’équateur, mais doivent les croiser, au contraire, sous un angle assez aigu, et que loin d’avoir leurs sources sur des massifs montagneux, ceux d’entre eux qui portent l’appellation d’eaux noires ne sont, en quelque sorte, que les canaux de drainage d’une immense plaine boisée, remplaçant un vaste lac d’eau douce d’une période géologique peu reculée.

2o Que les plus hautes sources du Purus n’atteignent pas, à trois degrés près, la latitude de Cuzco, dont elles restent séparées par plusieurs chaînes de montagnes et par le bassin du Rio Madre-de-Dios, qui porte ses eaux au Béni, branche occidentale du Madeira, et non au Purus, comme on l’a cru longtemps, comme on était surtout fondé à le croire depuis l’exploration que M. Markham, secrétaire de la Société de géographie de Londres, avait faite en 1854-1861, des affluents du Madre-de-Dios.

3o Enfin, que tout le bassin de l’Ucayali avec toutes ses vallées tributaires et latérales doit être rejeté de plus d’un degré à l’ouest.

« Les longitudes des plus hauts points que j’ai atteints sur le Purus, dit M. Chandless, croiseraient le cours de l’Ucayali sur la plupart des cartes, mais j’ignore comment les longitudes de cette rivière ont jamais été déterminées. »

Les tracés du Purus et de l’Aquiry, son principal affluent, tels que les a donnés ce voyageur, résultent des coordonnées de soixante-dix-neuf observations de latitude et de non moins de soixante relevés chronométriques, contrôlés par les calculs d’une douzaine d’occultations d’étoiles et de deux éclipses, l’une de soleil, l’autre de lune.

Les six positions suivantes, prises entre trente autres, donnent une idée des corrections que doit subir cette partie de la carte de l’Amérique.


Latitude. Longitude.
Manaos (position rectifiée) 3° 8′ 4″ 62° 27′
Tête du Delta du Purus 3° 53′ 20″ 63° 41′
Confluent de l’Aquiry 8° 45′ 6″ 69° 46′
Fourche du Purus 10° 45′ » 74° 15′
Plus haut point atteint sur la branche sud. 10° 55′ » 74° 42′
Plus haut point atteint sur l’Aquiry 11° 4′ » 72° 46′


  1. fin. — Voy. t. VI, p. 81, 97, 241, 257, 273 ; t. VII, p. 225, 241, 257, 273, 289 ; t. VIII, p. 97, 113, 129 ; t. IX, p. 129, 145, 161, 177, 193, 209 : t. X, p. 129, 145, 161, 177 ; t. XI, p. 161, 177, 193, 209, 225 ; t. XII, p. 161, 177, 193, 209 ; t. XIV, p. 81, 97, 113, 129, 145 ; t. xv, p. 97, 113, 129, 145 ; t. XVI, p. 97, 113 et 129.
  2. La coutume tout orientale de reléguer les femmes au fond de leur appartement, afin d’en dérober la vue au visiteur étranger, est en honneur chez les habitants du Para. À moins d’une très-grande intimité avec les pères ou les maris de ces dames, on ne voit guère le visage de celles-ci qu’à l’église ou au bal, et toujours sous la surveillance de regards défiants et jaloux, ce qui leur donne le poétique aspect de roses entourées d’épines.