Voyage de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, à travers l’Amérique du Sud/47


Combat du jaguar et du tamanoir.


VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE,
À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD,


PAR M. PAUL MARCOY[1].


1848-1660. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


Séparateur



BRÉSIL.




DOUZIÈME ÉTAPE.
DE TABATINGA À SANTA MARIA DE BELEM DO PARA (suite).


Un mariage de Jaguar et de Tamandu. — Obidos-Pauxis. — De l’action des marées. — Embouchure de la rivière Tapajoz. — Santarem. — Outeiro o Praynha. — Diatribe virulente de l’auteur contre les peintres et les dessinateurs de forêts vierges. — Meurtre d’un Aï. — Légende de la pauvre vieille ou de la vieille pauvre. — Embouchure de la rivière Xingu. — L’Amazone et les canaux. — Gurupa et sa forteresse. — Le détroit des Brèves. — Une tempête à laquelle le voyageur et le lecteur étaient loin de s’attendre.

Mais ici-bas toute médaille a son revers. Parmi les hôtes de ces bois, il est un animal qui impose au Jaguar la loi du talion et lui fait payer cher tous ses brigandages ; c’est le Tamandu-huasu ou grand fourmilier. Au moment où le félin se précipite étourdiment sur lui, l’excavateur au long museau se renverse en arrière, ouvre ses quatre membres, y emprisonne le Jaguar et lui enfonce dans le corps les crampons formidables dont ils sont armés. Ainsi liés, les deux ennemis ne se séparent plus et meurent l’un sur l’autre. En trouvant dans les bois les squelettes du Félin et de l’Édenté ainsi enlacés, les Tapuyas disent en riant : « Le Jaguar et le Tamandu ont fait mauvais ménage. »

De pareils récits, qui feront hausser les épaules aux graves professeurs des Muséums, nous plaisent et nous amusent fort et nous passerions volontiers la nuit à les écouter, si le pilote n’ordonnait à ses gens d’enlever la marmite et de se rendre à bord. En un instant, l’ancre est levée, le foc bordé, la grande voile orientée ; nous reprenons le large et le foyer par nous allumé sur la plage, n’est bientôt plus qu’une étoile rougeâtre qui s’éteint dans l’éloignement.

Tout en vagabondant de la sorte, nous voyons la distance s’abréger graduellement devant nous. Un beau matin, nous nous trouvons par le travers du détroit des Pauxis, dont le nom nous remet en mémoire ces gallinacés noirs à caroncule osseuse et d’un orangé vif, qui nous procurèrent plus d’une fois des rôtis maigres ou des bouillons sans yeux.

Près de ce détroit, en un site appelé Paricateüa, l’ingénieur portugais Manoel da Mota de Siqueira avait édifié, en 1697, une manière de redoute en figure de carré long avec deux ailes en retour. Cette chose construite en bois et en torchis, s’appelait Les trois Châteaux forts. À leur base, s’appuyait Le village d’Obidos, un groupe de maisonnettes voisines du beau lac das Campinas peuplé de lamantins et de caïmans. Le village et la forteresse étaient appelés indifféremment Obidos ou Pauxis.

De ce point comparativement élevé, le regard embrassait une courbe immense du fleuve et plongeait dans l’intérieur du Rio das Trombetas par où les Amazones, après être apparues un moment à Orellana, avaient, au dire des savants, opéré leur retraite définitive.

Vers la fin du dix-huitième siècle, le village d’Obidos, poussé par des motifs qui nous sont inconnus, traversa l’Amazone et vint s’établir sur sa rive gauche, à deux lieues en aval du Rio das Trombetas, laissant la forteresse des Pauxis veiller sur l’emplacement qu’il abandonnait. Pendant quelques années, la pauvre forteresse fit bonne contenance, puis, lasse de rester debout, croûla de lassitude.

À l’heure où nous apercevons l’Obidos moderne dont les affaires ont si bien prospéré que, de village il est devenu ville, le soleil levant le prend en écharpe et l’éclaire admirablement. Nous y comptons tant bien que mal, cinquante-cinq maisons et une église ; ces constructions occupent le versant d’une colline tapissée d’herbe rase ; la ligne des forêts dépasse leurs toitures.

Un large sentier, tracé par la nature et façonné par l’homme, conduit du rivage à la ville. Déjà la population réveillée s’agite et vaque à ses travaux accoutumés ; des femmes court-vêtues, portant sur l’épaisse torsade de leurs cheveux une cruche en terre rouge, descendent nu-pieds vers le fleuve pour y puiser de l’eau ; des Tapuyas achèvent de charger une égaritea à l’ancre près du bord ; quelques oisifs, debout devant leurs portes, promènent à l’horizon un regard curieux ; une cloche tinte et semble appeler les fidèles à la messe matutinale.

Mais le soleil continue à monter et les oppositions d’ombre et de clair que nous admirions, s’effacent par degrés. Tournons le dos à Obidos avant que se soit évanoui tout à fait le prestige qu’il empruntait aux premières heures de la matinée. En général, l’effet pittoresque des points habités du Haut et du Bas Amazone dépend de la façon dont ils sont éclairés ; le matin et le soir, ils ont bonne mine ; de dix heures à quatre, ils prennent un air désolé et le clair de lune leur est peu favorable.

Au sortir d’Obidos, l’extrémité de l’île des Pauxis empêche tout d’abord de découvrir sur la rive opposée la grande baie formée par l’embouchure de la rivière Tapajoz ; mais à mesure que le sloop gagne dans l’est-sud-est, l’île des Pauxis s’amincit et finit par rester en arrière. Après un certain nombre de bordées courues entre le nord-est et le sud-est, nous atteignons l’entrée de la rivière et jetons l’ancre à un demi mille de la ville de Santarem située sur sa rive droite.

La rencontre du Tapajoz et de l’Amazone forme une baie supérieure en grandeur à tout ce que nous avons vu jusqu’à présent. De part et d’autre, sur la rivière et sur le fleuve, l’ourlet des terres fermes se recule si loin, que notre œil se fatigue à en suivre les sinuosités. La jonction de l’Ucayali et du Marañon qui nous émerveillait naguère, nous paraît mesquine à cette heure, comparée au vide béant devant nous.

Une double ligne de coteaux bas et dénudés profile la rive droite du Tapajoz, formé dans l’intérieur par la réunion de plusieurs rivières issues de la chaîne des Parexis. La nuance de ses eaux est un vert louche glacé de gris ; leur masse est d’une immobilité telle, qu’on les croirait figées.

À l’angle formé par la jonction du fleuve et de son affluent, sur le sommet plan d’une longue colline qui domine les alentours, se dressent les murs en pisé d’une forteresse primitivement destinée à protéger les possessions portugaises de l’Amazone et celles de l’intérieur du Tapajoz contre les pilleries des Indiens et les pirateries des croiseurs de la Guyane Hollandaise[2]. Au pied de cette colline, à l’ombre de la forteresse, s’étendent les maisons de Santarem que dépassent les deux tours carrées d’une église ; des goëlettes, des sloops, des égariteas et des pirogues ancrés devant la ville, donnent un air d’animation joyeuse à cette capitale du Tapajoz, qui compte une centaine de maisons.

La première exploration de la rivière Tapajoz remonte à 1626 ; elle est due à Pedro Teixeira, qui y fit un voyage de douze lieues en compagnie d’un Capucin Christophe, commissaire du Saint-Office, de vingt-six soldats et d’une troupe d’Indiens Tapuyas ralliés au giron de l’Église romaine et dont la nation avait déjà reçu le double baptême de sang et d’eau. Le but de ce voyage ostensiblement avoué, n’était ignoré de personne et nous n’en ferons pas mystère aujourd’hui. Pedro Teixeira allait, au nom du premier gouverneur de la province du Para, Francisco Coelho de Carvalho, faire la traite des Peaux-Rouges. Les bras manquaient pour les travaux des villes et des campagnes et les nations Tupinamba, Tapuya, Tucuju auxquelles on avait recouru jusqu’alors, ne suffisaient plus à la consommation d’indigènes que, depuis onze ans, les Portugais faisaient dans leurs nouveaux domaines.

Ce premier voyage de Teixeira ne valut au gouvernement qu’une quarantaine d’Indiens, échantillons anthropologiques pris à la hâte dans quelques affluents de la rivière. C’était peu sans doute ; mais la capture de ces individus avait permis à l’explorateur de reconnaître les lieux, de prendre langue avec les naturels et de tout préparer pour une seconde expédition qui devait être décisive.

Cette expédition eut lieu à deux ans de là. Les mesures étaient bien prises et les Portugais en nombre suffisant ; seulement nul n’avait prévu que les Indiens tenteraient d’opposer la force à la force ; il fallut en venir aux mains. Mais que pouvaient des hommes nus, avec leurs lances ou leurs flèches, contre des troupes disciplinées et pourvues d’armes à feu ? On fit de ces malheureux un tel carnage, que le gouverneur du Para, inquiété par la clameur publique, dut rappeler ses émissaires, abroger la loi par lui promulguée au sujet de la traite des Peaux-Rouges, que jusque-là on avait pu faire en tout temps, et y substituer un décret qui bornait à deux battues par an et une autorisation préalable, la chasse autrefois permanente. Bon nombre de chasseurs éludant le décret, chassèrent sans port d’armes dans les forêts du roi d’Espagne et Portugal[3].

En 1654, un village, fondé à l’embouchure du Tapajoz, reçut les débris de la nation des Tapajoz qui avaient donné leur nom à la rivière ou qui le tenaient d’elle ; d’autres villages appelés Villafranca, Alter do Chaõ, Boim, Santa-Cruz, Piñhel et Aveiro, furent successivement édifiés dans l’intérieur ; enfin une forteresse, celle qu’on voit encore à l’embouchure de la rivière, fut bâtie en 1697, pour assurer l’intégrité de ces villages et les mettre à l’abri d’un coup de main.

En 1758, un décret du dix-neuvième gouverneur du Para, Francisco Xavier de Mendonça Furtado, éleva au rang de villes tous les villages du Haut et du Bas Amazone. Certain corrégidor, nommé Pascoal Abranches, fut chargé de la notification du décret. Ce fonctionnaire, accompagné d’une suite nombreuse, remonta l’Amazone dans une barque enguirlandée de feuillages, au son du rebec, de la viole et du psaltérion. Nous ne savons si les cités nouvelles s’émurent à l’annonce de leur grandeur et bondirent de joie, comme les collines de l’Écriture.

Cette même année, l’humble village, édifié à l’embouchure de la rivière Tapajoz, disparut et fut remplacé par la cité de Santarem. La nouvelle ville crût et prospéra rapidement. Chaque année ajouta un fleuron à sa couronne. 1798 la gratifia d’une milice, et 1799 la dota d’une école publique. En 1800, le vingt-cinquième gouverneur du Para, Francisco Souza Coutiñho, le même qui fit fouetter d’abord et noyer ensuite avec une pierre de meule attachée au cou, la sage-femme Valera et deux de ses compagnes à qui il attribuait la perte de sa maîtresse, trépassée de suites de couches, ce gouverneur fit de Santarem le chef-lieu d’une juridiction ; en 1815 elle devint le siége d’un tribunal ; en 18…., mais nous nous arrêtons, craignant de blesser par des louanges indiscrètes, la modestie des habitants de cette ville.

Santarem, malgré le petit nombre de ses maisons, — nous n’en avons compté qu’une centaine, — jouit parmi les populations du Bas Amazone d’une réputation d’élégance et même d’atticisme, que loin de lui contester, nous nous plaisons à dénoncer publiquement. À cet égard, nous irons même jusqu’à dire qu’il en est des cités comme des individus ; qu’un homme peut être grand par l’esprit et le caractère et avoir un pantalon trop juste ou un habit trop court, une ville enfermer beaucoup de qualités publiques et privées dans très-peu de maisons.

Depuis longtemps je poursuivais un rêve que notre pilote a bien voulu réaliser. Ce rêve, passé chez moi à l’état d’idée fixe, d’envie de malade ou de femme grosse, consistait à manger des haricots rouges. Ceux de Santarem sont renommés pour leur qualité. Comme le pilote descendait à terre où il avait à voir un commerçant de la ville en relations d’affaires avec son armateur de la Barra, je l’ai prié de m’acheter dans une loja ou boutique d’épiceries, pour quelques vintins de feijoens, mots portugais qu’on peut traduire par « quelques sous de haricots. »

En attendant son retour, j’ai fait un lavis de Santarem avec ses maisons grises, sa ligne de coteaux brûlés, l’ourlet de sable jaune qui fait une frange à sa robe, et sa rivière à l’eau figée où les voiles blanches et rouges des navires à l’ancre, se reflétaient confusément. Le soleil activait ma besogne ; à peine étendais-je une teinte, qu’il la séchait incontinent.

Après une absence de trois heures, le pilote est revenu le teint enflammé et l’air souriant. À l’odeur de tafia qu’exalait son haleine, j’ai compris sur-le-champ d’où provenaient son coloris et sa gaieté. Les haricots qu’il avait achetés et qu’il portait dans son mouchoir de poche, ont été lavés et relavés par moi, mis dans une marmite, celle-ci placée sur le feu, puis le sloop a levé l’ancre et repris sa marche. Dix minutes après, la ville de Santarem, sa forteresse et sa rivière, disparaissaient à nos regards.

Le village d’Alemquer reste à huit lieues dans le nord, sur la rive gauche du fleuve. Un rideau d’îles verdoyantes étendu devant lui, l’empêche de voir les passants et d’en être vu. Bien des pilotes, après vingt ans de cabotage sur l’Amazone, ne connaissent d’Alemquer que le changement de son nom en Alenque. Pourquoi serions-nous plus favorisés qu’eux ?

À quelques lieues de Santarem, deux chaînes, deux Sierras, doucement azurées par la distance, montrent leurs faîtes dentelés au-dessus des forêts des deux rives. Nous montons dans les barres de hune et, commodément assis, nous explorons de l’œil ces chaînes inconnues.

La première, celle de gauche, longe les Guyanes de l’ouest-nord-ouest à l’est-sud-est. Ses soumets seuls sont apparents. Ses versants disparaissent jusqu’à La base sous d’épaisses forêts. Entre cette chaîne et le fleuve, s’étendent de vastes nappes d’eau sans profondeur, que l’été met à sec. Ces lacs temporaires se couvrent alors de Capim et d’herbes menues. Les bœufs et les moutons d’Obidos, de Santarem et d’Alemquer y sont conduits par leurs propriétaires pour se refaire et prendre un peu de corps. Au retour de l’hivernage, ou lorsque l’embonpoint de ces ruminants est jugé suffisant, — nous n’en avons vu que de maigres, — ils sont envoyés au Para et vendus aux bouchers qui les détaillent en filets et en côtelettes. Cette Sierra de gauche, au dire de nos gens, porte le nom de Paruacuara.

La chaîne de droite est une des nombreuses ramifications des Parexis ; elle est appelée Sierra do Curua. Ses flancs sont nus de la base au sommet.

Depuis Obidos, où l’action des marées est déjà appréciable, notre navigation a pris un caractère assez amusant. Au lieu de nous fatiguer à louvoyer d’une rive à l’autre pour nous élever dans le vent, nous jetons l’ancre près du bord, quand vient l’heure de la marée, et la laissons monter sans en faire cas. Pendant que le courant bruit et clapote contre le taille-mer du sloop, l’équipage descend à terre. Là, chaque individu s’occupe
Ville d’Obidos, rive gauche du Bas Amazone.
ou se divertit à sa guise. L’un prend une sarbacane et va chasser dans la forêt ; l’autre pêche à la ligne ; celui-ci raccommode une déchirure de sa chemise ou met une pièce à son pantalon ; cet autre fait un somme, la tête à l’ombre et les pieds au soleil. Ces heures blanches passent rapidement, et c’est avec regret que je vois venir le moment où le fleuve est étale. Au signal du pilote, nos hommes regagnent le bord, l’ancre est levée, le bateau déploie sa grand’voile et nous recommençons à fuir avec vent et marée.

Une île rapprochée de la rive gauche nous empêche en passant, de voir Monte Alegre, un de ces villages-missions fondés au dix-septième siècle par les Carmes portugais, transformés en villes par le décret de 1755-58, et qui déclinèrent rapidement quand décrut l’importance de la Barra do Rio Negro. Au temps de sa prospérité, la ville de Monte Alegre était entourée de plantations de cacao ; elle avait dans ses murs une école publique ; sur sa rivière Gurupateüa une scierie qui détaillait en planches d’épaisseurs diverses les grande et beaux arbres de ses forêts ; enfin, au pied de sa colline, une fabrique de grude ou colle de poisson, due à la prévoyance commerciale d’un des gouverneurs du Para. — Ô temps évanouis ! ô splendeurs effacées !

Dix lieues séparent Monte Alegre du village d’Outeiro, aujourd’hui Praynha. À part son changement de nom et sa transformation imaginaire de village en ville, Praynha est encore, à peu de chose près, le village-mission où, en 1785, l’évêque Gaëtano Bradão, alors en tournée, exhortait, confessait, absolvait une population d’Indiens Maüès déjà croisés avec la race portugaise.

Praynha, par cela même qu’il est toujours l’Outeiro d’autrefois, vaut la peine qu’on le décrive. Une colline à pentes douces et coupée à pic du côte du fleuve, sert

d’assiette à ses trente maisons. Vingt-cinq d’entre elles

Ville de Santarem, à l’embouchure de la rivière Tapajoz (vue prise du large).



Sierra de Paruacuara, rive gauche du Bas Amazone.
sont couvertes en chaume et cinq en tuiles rouges. Les

unes bordent le sommet du coteau ; les autres sont éparpillées près du rivage. Au centre d’un espace vide ménagé entre ces demeures, s’élève l’église du lieu, maison carrée, percée d’une porte et de deux fenêtres. La ligne du coteau est accusée par un plan de végétation magnifique où dominent les palmiers, les puchiris, les bombax et les hevœas. Au bord de l’eau, de frêles embarcations à voiles, qui se balancent sur leurs ancres, complètent la physionomie heureuse et presque gaie de ce petit village qui, à la barbe des décrets et des ordonnances, a eu Le bon esprit de rester ce que Dieu l’avait fait.

L’heure est à la marée montante. Le sloop s’est approché du bord et a laissé tomber son ancre dans la vase. Un instant après, j’étais assis dans la pirogue que deux Tapuyas faisaient voler sous l’effort de leurs rames. Le grand fleuve a changé d’aspect. Sa surface, dénuée d’îles, laisse voir l’ourlet jaunâtre de ses rives et la ligne de leurs forêts décrivant une courbe immense et s’allant perdre à l’horizon dans une brume de lumière et d’azur. Les plantations de cacao, nées à Villa-Nova, se sont évanouies devant Monte Alegre. Avec elles ont disparu les Engenhos, ces maisons rurales blanchies au lait de chaux, ornées de volets verts et de tuiles rouges.

La civilisation a cédé momentanément le pas à la barbarie. La rive droite est voilée par d’épaisses forêts au-dessus desquelles volent en croassant des aras bleus et rouges. Des faisceaux de lianes, sorties en apparence d’un tronc commun et qui vont se ramifiant à l’infini, ont enlacé les arbres et les attachent l’un à l’autre par des câbles puissants, enguirlandés de feuilles et de fleurs. Dans ces hamacs de verdure, balancés par toutes les brises ou secoués par tous les ouragans, montent, descendent, s’agitent, cabriolent des escouades de singes illiputiens, Saïmiris, Tamarins, Ouistitis, qui font entendre à notre approche des cris aigus, nous regardent d’un air étonné avec ces perles noires qui sont leurs yeux, puis se blottissent dans l’épaisseur du feuillage ou s’élancent en trois bonds à la cime d’un arbre, quand la distance qui nous sépare d’eux ne leur paraît pas suffisante.

Un de ces charmants lutins, plus hardi ou plus confiant que les autres, se laisse approcher d’assez près pour que nous puissions distinguer la couleur de sa robe et celle des anneaux dont sa queue est ornée ; à l’exiguïté de sa taille — cinq pouces environ — à sa fourrure grise et presque rase, à sa queue annelée de blanc et de noir, nous reconnaissons le Ouistiti mignon ou Jacchus Pigmæus. La gracieuse petite bête, assise sur son derrière, tient dans ses mains une drupe de palmier de la grosseur d’une noisette, qu’elle grignotte et fait tourner rapidement. Le péricarpe de ce fruit, dont la dureté émousse l’acier du couteau, ne résiste pas aux incisives du petit singe. En quelques minutes, l’enveloppe ligneuse tombe en fine sciure et la vue de l’amande, apparaissant dans sa blancheur laiteuse, arrache à l’animal la plus hétéroclite de ses grimaces.

Après avoir hâlé la pirogue à terre, nos hommes sont partis à la recherche de fruits d’Assahy et m’ont laissé seul. N’ayant ni hameçons pour pêcher, ni plume ou crayon pour écrire, l’idée m’est venue d’entrer dans la forêt pour me distraire et avoir un peu d’ombre. En regardant au point de vue décoratif ce splendide fouillis de végétaux et le comparant, pour la centième fois peut être, à la forêt tropicale telle que l’interprètent nos paysagistes parisiens, j’ai reconnu, pour la centième fois aussi, que le texte et la traduction, l’original et la copie, différaient essentiellement. À quoi cela tient-il ? va demander ici quelque curieux. À une chose bien simple, répondrons-nous. Cela tient à ce que la plupart des peintres et des décorateurs n’ayant jamais vu la nature qu’ils étaient appelés à rendre, ont cru pouvoir y suppléer en reproduisant l’intérieur d’une serre chaude, où presque toujours les Palmiers de l’Inde coudoient, faute d’espace, les Cactées du Mexique ; où les Zamias et les Cycas de l’Afrique sont mêlés aux Mimoses et aux Orchidées du Brésil. De là, dans leur œuvre, cet arrangement symétrique qu’on ne trouve jamais dans une forêt tropicale et, défaut bien plus grave, ce rapprochement incongru d’espèces végétales de contrées différentes qui fait le désespoir des botanistes et des horticulteurs, quand ils le constatent dans un tableau ou sur les portants d’un théâtre.

Avec la serre chaude dont ces artistes ont fait une maquette à leur usage, il est un prototype, on pourrait dire un poncif, un guide-âne adopté par l’inexpérience et consacré par la routine, qu’ils ont consulté maintes fois et qui n’a pas peu contribué à fausser leur goût et leur jugement. Nous voulons parler de l’odieuse forêt vierge de M. de Forbin, vulgarisée par la gravure, et que, depuis quarante ans, chacun a pu voir grimacer aux vitres des marchands d’estampes. Quoi de plus mensonger que cet intérieur des bois, fait de pièces et de morceaux ajustés sans égard pour leur couleur disparate ! Dans cette composition à tiroirs, où tout se trouve, où rien ne manque, si ce n’est cette seule chose qu’on appelle la vérité, la fougère arborescente déploie son éventail à l’ombre des bambous, le strélitzia fleurit à côté de l’orchis, les aroïdées voilent la base des palmiers et les orobanchées pendent tout exprès aux branches des arbres pour faire une opposition pittoresque aux nymphœacées des bas-fonds. Puis, comme si cet étrange pêle-mêle n’était pas suffisant, de complaisantes échappées ouvertes dans la forêt permettent à un torrent, venu on ne sait d’où, d’y rouler ses eaux écumantes, et au soleil d’éclairer certains plans et d’en laisser d’autres dans l’ombre, le tout pour la plus grande gloire de ce que les peintres nomment l’effet.

Loin de nous la pensée de faire de l’œuvre d’autrui une cible à notre critique. Mais, en littérature comme

en peinture, il est de ces énormités qui ont le don

Sierra do Curua, rive droite du Bas Amazone.



Végétation des rives du Bas Amazone. — Les forêts vierges.
d’émouvoir notre bile et de produire sur notre esprit le

même effet qu’une loque rouge sur un taureau. La forêt vierge de M. de Forbin est de ce nombre. Si nous étions gouvernement, ce que Dieu ne permette pas, il y a longtemps que ce prétendu spécimen de la nature tropicale aurait été brûlé en place publique par Monsieur de Paris et ses éditeurs condamnés à payer au fisc une grosse amende.

De cette pseudo-forêt brésilienne qui viole impudemment les lois de la géographie botanique, intervertit l’area des plantes et leur habitat et brouille à plaisir la théorie des lignes isothermes, si nous passons à la véritable forêt, celle où nous sommes, par exemple, et que nous y introduisions le lecteur, l’impression qu’il en recevra, sera une stupéfaction suivie de désenchantement ; la lumière et l’espace sur lesquels il comptait lui feront défaut. Un crépuscule verdâtre lui montrera tous les objets éclairés d’une teinte uniforme. Au lieu des profondeurs ombreuses qu’il s’attendait à voir, et des larges sentiers qu’il parcourait en idée, un inextricable fouillis de feuilles et de branchages, férocement armés de dards, d’épines et de griffes, arrêtera sa marche à chaque pas. Alourdi par les exhalaisons du sol et le suintement perpétuel de tout ce qui végète, l’air dense, humide, chaud, énervant, saturé d’odeurs fétides et de parfums violents, réagira sur sa fibre et sur son cerveau. Les êtres et les choses, grossis par une optique singulière, lui apparaîtront avec je ne sais quoi de mystérieux et d’effrayant dans la ligne et dans le contour. Le tronc gisant, à demi recouvert par la végétation, lui fera l’effet d’un jaguar énorme accroupi dans l’ombre ; dans la liane du strichnos, il croira voir un python guettant une proie, et, dans les sarmenteuses, autant de couleuvres suspendues aux branches des arbres. Qu’un souffle de vent vienne à balancer ces formes végétales et à leur donner une apparence de vie, et l’arbre, la
Vue de Prayaba ou Outeiro.
liane, la sarmenteuse lui sembleront prêts à rugir, à mordre, à s’élancer sur lui. Au milieu d’un silence profond, son oreille percevra tout à coup des rumeurs étranges dont il ne pourra s’expliquer la cause ; des grondements sourds, des frappements bizarres, des grincements, des crépitations retentiront dans les fourrés ; des soupirs faibles, de vagues plaintes, des gémissements étouffés, qu’il sera tenté d’attribuer à des voix humaines, le rempliront d’une vague terreur. Par moments, le détritus amoncelé sous ses pas, lui semblera se mouvoir, et les buissons s’écarter comme pour livrer passage à des êtres difformes ; ou bien il croira entendre marcher dans les taillis et se retournera effaré au bruit que font les branchages fatigués en se déplaçant d’eux-mêmes.

De cet ensemble végétal, touffu, hérissé, inextricable, fourmillant, presque chimérique à force d’être étrange, et dont nous nous contentons d’indiquer les traits principaux, de cet ensemble à la forêt de M. de Forbin, tracée, taillée, échenillée, éclairée à giorno, faite à souhait pour le plaisir des yeux, le lecteur qui nous accompagne ne manquera pas de trouver que la distance est grande, l’opposition tranchée, le contraste heurté. S’il a pu éprouver le désir de visiter en détail celle-ci et de rêver au bruit de ses eaux jaillissantes, il aura hâte d’abandonner celle-là et, en émergeant de son ombre en pleine lumière, il s’imaginera sortir du monde des ténèbres et rentrer dans la vie.

Les Tapuyas ont rapporté de leur excursion dans les bois, une charge de fruits d’Assahy contenus dans une de ces corbeilles, qu’ils façonnent en un clin d’œil avec une seule palme du végétal. Un peintre admirerait peut-être la fraîche opposition de teintes qu’offre le violet sombre des drupes de l’Assahy avec le vert tendre et lustré de ses palmes ; mais un vannier s’émerveillerait à coup sûr de la promptitude avec laquelle ces indigènes


Meurtre d’un Aï ou paresseux.

font d’un pétiole et de ses foliolules, une corbeille à

fruits.

Le sloop avait profité d’un reste de marée pour faire du chemin. Nous le trouvâmes embossé devant une crique. Mes gens ne jugèrent pas convenable de l’aborder, et débarquèrent sur la rive, en face de l’endroit où il était ancré. Près de là s’étendait un de ces fourrés de palmiers miritis, très-communs sur les plages du Bas Amazone, où parfois ils couvrent une lieue de pays. Les stipes droits, réguliers et lisses de ces végétaux leur donnaient l’air de fûts de marbre gris supportant une architrave de feuillages. Au delà des palmiers, dans un espace vide, entre le fleuve et la forêt, croissaient deux ou trois cécropias. Le tronc de l’un de ces arbres recélait un essaim d’abeilles. L’idée d’enfumer ces insectes pour s’approprier leur miel et leur cire, est venue à mes Tapuyas. Comme ils allaient reconnaître les lieux, un de ces animaux, que les Indiens nomment [4], les Portugais Préguiça, et les savants Bradypes, a fait entendre un cri doux et prolongé, qui tenait du miaulement du chat et de la plainte humaine. À cette manifestation d’effroi de l’animal, les Tapuyas ont répondu par des exclamations de joie.

Le paresseux était assis près d’un cécropia qu’il se disposait à escalader ; de son bras gauche, il entourait le tronc de l’arbre ; son bras droit pendait le long de son corps. La rencontre était neuve pour moi, et la lenteur des mouvements de l’animal me garantissant jusqu’à certain point contre ses intentions malveillantes, je m’en suis approché pour le voir de près ; de son côté, le paresseux a penché la tête en arrière et s’est mis aussi à m’examiner. Cette bonne grosse tête était percée d’yeux ronds, veinés comme des agates et limpides comme ceux des enfants ; l’expression de leur regard m’a surpris et presque ému, tant il s’y peignait de douceur, de mélancolie et de résignation ; la couleur du pelage aux crins longs et rudes, était blanche à la base, grise au centre, noire à l’extrémité. Chaque fois que les Tapuyas faisaient mine de porter la main sur la bête, elle se balançait d’un air langoureux et, du bras droit, qu’elle avait libre, frappait sa poitrine comme une vieille femme qui dit son mea culpa ; ce geste bizarre du paresseux est sa manière accoutumée de se mettre en défense. Qu’un des hommes se fût jeté étourdiment sur lui, et les trois ongles-grappins dont l’extrémité de chaque membre est armée dans l’espèce, s’implantaient dans le corps de l’imprudent pour n’en plus sortir.

Un nœud coulant et une volée de coups de bâton eurent raison du pauvre tardigrade dont le cadavre fut rejeté dans la pirogue. De retour à bord, nos hommes, à qui sa capture avait fait oublier le miel d’abeilles dont ils comptaient se régaler, le suspendirent aux haubans, l’écorchèrent et le détaillèrent comme une cuisinière eût fait d’un lapin : l’Aï n’avait que la peau sur les os. À la grosseur énorme des muscles de ses quatre membres, je compris de quel secours ils devaient être à l’animal pour gravir lentement le tronc des arbres ou se suspendre à leur plus hautes branches.

Avec le râble de la bête, quelques oignons, force piments et ce qui restait des haricots rouges de Santarem, un des Tapuyas prépara un ragoût d’une mine équivoque, mais dont le fumet ne laissait pas de chatouiller l’odorat. J’en mangeai peu, ayant toujours présent à l’idée le regard presque humain que m’avait jeté l’Aï avant de mourir ; mais le pilote et l’équipage, moins scrupuleux que moi, firent marmite nette.

Pendant que ceci se passait à bord, le sloop filait avec l’aide du vent et de la marée, et laissait à babord, perdu dans l’espace, un village dont nous ne sûmes jamais rien, sinon qu’il s’appelait Almeïrim. Entre ce nom et celui du paresseux (aï-mirim) fricassé par nos hommes, ne trouve-t-on pas comme nous un rapprochement singulier ?

Une Sierra blanchâtre, que le soleil couchant faisait paraître rose, borne à l’horizon le village que nous n’avions pu voir[5]. À cette Sierra se rattache une légende que nous intercalons d’autant plus volontiers dans notre texte, que les traditions et Les contes surnaturels sont fort rares sur l’Amazone. Sauf la légende de Juruparitetucaüa dans l’intérieur du Rio Negro, où les démons, comme le dit son titre, venaient danser la nuit sur les coteaux, nous n’avons recueilli en chemin aucun de ces fantastiques récits, que les mères-grand’s d’autrefois faisaient à leurs petits enfants groupés devant l’âtre.

La Sierra qui domine le village d’Almeïrim est appelée A Vieja Povoa, la Pauvre Vieille ou la Vieille Pauvre, comme on voudra ; sa formation est antérieure au soulèvement de la chaîne des Andes et au déluge qui s’en suivit, — c’est la légende qui dit cela et non pas nous. — Donc, à l’époque où les eaux sorties de leur lit envahissaient cette partie de notre globe, elles vinrent un beau matin battre le pied de la Sierra. Une vieille Indienne, catholique et dévote, — encore et toujours la légende, — vivait en ce lieu sous un toit de chaume et partageait son temps entre la prière et les soins de sa basse-cour. En voyant les eaux assiéger sa hutte, la vieille monta sur le toit ; mais les flots, élevant leur niveau, la délogèrent de ce poste ; alors elle alla se réfugier sur un coteau voisin où les eaux l’atteignirent encore. De colline en colline et toujours poursuivie par l’élément farouche, l’Indienne parvint à s’élever jusqu’au pic du Huanana, le plus haut sommet de cette Cordillère ; soit impuissance, soit lassitude, les eaux restèrent en chemin. Une fois à l’abri du danger, la vieille femme s’assit sur le point culminant du mont, et, au lieu de rendre grâce à Dieu qui l’avait sauvée, se mit à déplorer la perte de sa maisonnette et celle de sa basse-cour. Longtemps elle exhala ses plaintes ; puis


Traversée de l’Amérique du Sud, par M. Paul Marcoy. — Carte no 18.

s’ennuyant à ne rien faire, elle souhaita tout haut

une distraction. Le diable, caché sous un tas de pierres, entendit ce souhait et résolut de l’exaucer ; il prit la figure d’un carapana (moustique) aux mille suçoirs et assaillit si furieusement l’Indienne, que la malheureuse, ne sachant à quel saint se vouer, ni de quelle main se gratter, courut se précipiter dans la mer qui baignait la contrée. Quand l’infernal carapana, qui ne l’avait pas quittée, vint à toucher l’eau, celle-ci mugit et bouillonna comme si on y eût plongé un fer rouge.

Quelque temps après, les eaux s’étant retirées, la terre apparut de nouveau ; mais pour perpétuer le souvenir du châtiment de la vieille femme, Dieu voulut que les carapanas, qui jusqu’alors avaient habité d’autres régions, émigrassent en foule et vinssent déposer leurs larves au pied de la Sierra. Cette décision de l’autorité divine valut au site le nom de carapanateüa[6], et à la Cordillère celui de Vieja povoa qu’ils portent encore de nos jours.

Si cette légende de la pauvre vieille d’Almeïrim semble à quelque lecteur manquer de saveur, de couleur, être un peu plate enfin, ce n’est pas notre faute, mais celle du terroir qui ne donne ni blé, ni vin, ces deux produits emblématiques des pays de légendes.

Le lit du fleuve, assez rétréci entre Monte Alegre et Almeïrim, s’élargit tout à coup d’une manière formidable. La rivière Xingu, — prononcez Chingou, — vient de l’aborder par la droite et l’oblige à décrire une courbe immense, dont le tracé, dans la partie du nord-est, est à peine apparent.


Végétation des rives du Bas Amazone. — Les miritis.

Issu des versants septentrionaux de la chaîne des Parexis, le Rio Xingu, placé entre le Tapajoz que nous connaissons et Le Tocantins que nous n’avons pas vu encore, leur égal à tous deux, par la largeur de son lit, l’étendue de son cours et l’illustration historique de son passé, le Xingu est loin d’avoir eu la célébrité du premier, son voisin de gauche, et d’avoir fait autant de bruit que le second, son voisin de droite. À quoi cela peut-il tenir ? Nous ne le savons pas ; mais les bonnes gens qui croient à l’intervention du destin dans leurs affaires de ménage, vous diront, si vous les consultez à cet égard, que le pauvre Xingu n’a pas eu de chance.

Cette rivière, que les voyageurs officiels dédaignent, que tout le monde oublie, et qu’à cause de cela même nous nous plaisons à rappeler, fut spectatrice, à l’époque de la conquête, des luttes que le Portugal eut à soutenir contre la Hollande, la France et l’Angleterre, au sujet de la possession totale ou partielle des Guyanes et de la clef de l’Amazone que chacune de ces puissances eût voulu être seule à garder. Pendant qu’elles bloquaient à tour de rôle l’embouchure du fleuve, l’Espagne l’assiégeait par ses sources.

En 1616, les Hollandais, retranchés sur la rive droite de l’Amazone, entre Gurupa et Matura, avaient construit dans l’intérieur du Xingu, à un endroit appelé Mandiateüa, où s’élève aujourd’hui la ville de Veiras, une forteresse en pisé, qu’ils occupèrent jusqu’en 1625, où Pedro Teixeira, aidé de cinquante soldats portugais et de sept cent Indiens Tupinambas, parvint à les déloger de ce poste. Les Hollandais allèrent s’établir à Cameta sur la rivière Tocantins ; là, s’étant alliés aux Indiens Tucujus qui habitaient les îles de l’Amazone, entre Cameta et Gurupa, ils tentèrent de faire face aux Portugais ; mais leur résistance fut vaine. Les Capucins du Para, et le révérend Christophe à leur tête, avaient prêché la croisade aux Tupinambas leurs néophytes, et les avaient lâchés comme des dogues, après les Tucujus idolâtres, leur enjoignant d’exterminer ces fils de Baal qui prêtaient l’appui de leur bras à la cause des Hollandais. Tupinambas et Tucujus s’entre-égorgèrent donc pour la plus grande gloire de leurs maîtres, et cela avec tant de rage et d’acharnement, qu’il en fut d’eux comme des rats myophages du docteur Magendie, qui s’étaient dévorés l’un l’autre et dont ce savant ne retrouva plus que les queues.

Les Hollandais chassés de l’Amazone et la province du Para pacifiée, les Portugais songèrent à explorer l’intérieur du Xingu. Trois villages, Veiras, Pombal Souzel, furent édifiés sur ses rives. Dès l’année 1624, des religieux de l’ordre du Carmel avaient fondé près de son embouchure, à l’endroit appelé Maturu, un village-mission qui garda ce nom pendant plus d’un siècle. Le décret de 1755-58 fit de ce village la ville de Porto de Mós.

C’est à l’entrée du Rio Xingu, qu’en 1664, Pedro da Costa Favella fit halte et attendit le renfort de troupes que lui envoyait le gouverneur du Para, Rui Vaz de Siqueira, pour mener à bien la sanglante expédition de la rivière Urubu. C’est également sur les plages du Xingu que fut fait, en 1710, le premier essai de labourage avec charrue, dont les pays de l’Amazone ont conservé le souvenir. Si le blé portugais jeté dans le sillon ne donna pas d’épis, la faute en est, vous dira-t-on, aux Pezus et aux Inambus, gallinacés goulus qui le mangèrent.


Ville de Gurupa, rive droite du Bas Amazone (vue prise du large).

Des vingt et une castes de Peaux-Rouges qui peuplaient autrefois l’intérieur du Xingu, à partir de son embouchure jusqu’à ses sources, la caste Yuruna (hodiè Juruna) dont il existe encore des représentants, vaut seule la peine d’être mentionnée pour son habileté à tisser le coton, à extraire une huile du palmier Ahuassu et à voler les enfants des tribus voisines pour les vendre aux passants qui traversent son territoire. Les Yurunas n’ont pour tout vêtement qu’un ceinturon d’écorce de tahuari ; ils portent la chevelure en queue de cheval, s’épilent les sourcils et les paupières, noircissent la partie supérieure de leur visage et se font des colliers avec les dents de leur prochain. Comme les Mundurucus du Tapajoz, ils coupent la tête de l’ennemi qu’ils ont abattu, l’exposent à un feu doux, et quand elle est convenablement desséchée, la badigeonnent de rocou, lui mettent des yeux postiches et la vendent aux riverains de l’Amazone qui la revendent à un négociant du Para, lequel à son tour l’expédie en Europe à quelque amateur forcené d’histoire naturelle. Dans le Xingu, une tête ainsi préparée représente une valeur d’environ dix francs en objets de quincaillerie. En Europe, elle vaut cinq cents francs.

Les us et coutumes des Yurunas rappellent à la fois ceux des indigènes de la Plaine du Sacrement et des Ticunas du Haut Amazone. Comme les Conibos, ils enterrent leurs morts dans un coin de leurs huttes, et les exhument au bout d’un certain temps, pour en laver et en brosser les os, qu’ils enveloppent d’un lambeau de toile de coton et suspendent en manière de lustre à la poutre de leur demeure. Comme chez les Ticunas de l’Atacoari, la pointe de leurs murucus ou lances de guerre est trempée dans un poison subtil, qu’ils préparent eux-mêmes. Pour chasser, ils se servent de flèches empennées de deux boules creuses, soudées l’une à l’autre, percées d’un trou et rappelant ce jouet passé de mode, que, sous le nom de diable, nos bambins d’autrefois, quinquagénaires aujourd’hui, faisaient danser au bout de deux baguettes. Ces flèches, que les Yurunas lancent assez adroitement pour effleurer leur proie et l’effrayer sans lui faire aucun mal, leur servent à prendre vivants des quadrumanes et des oiseaux dont ils font commerce. Le sifflement de ces flèches-boules terrifie, dit-on, les singes les plus courageux et fait tomber en syncope les guenons les plus résolues.

Si nous ne disons rien des Achipaïs, dont la paresse est proverbiale, ni des Curihïais à l’humeur querelleuse ; si nous glissons sur les Ticuapamoinis à la haute stature, sur les Anenas, habiles à lancer des javelots empoisonnés, et les Impiudis aux huttes si basses qu’ils n’y peuvent entrer qu’en se traînant sur les genoux ; c’est que, depuis un demi-siècle, ces naturels mêlés à d’autres castes ou croisés avec elles, ne rappellent déjà plus qu’imparfaitement le type de leur nation à l’époque de la conquête.

C’est devant l’embouchure du Xingu, que le courant de l’Amazone cesse d’emplir le lit du fleuve pour porter au nord-nord-est et rallier la rive gauche, abandonnant la droite à la seule action des marées. La vie et l’animation suivent la direction du flot. Ces troncs d’arbres enguirlandés de plantes volubiles, avec lesquels nous voguions de conserve, ces îles de capim flottant à l’aventure, ces pirogues entraînées par quelque crue subite et tournoyant au fil de l’eau, toutes ces épaves, en passant devant la bouche du Xingu, sont brusquement saisies par le courant et entraînées vers la Guyane, quand elles comptaient, en suivant l’est-sud-est, aborder au Para.

Ces objets inanimés ne sont pas seuls soumis à l’influence du courant ; les tortues, les caïmans, les poissons et autres habitants du fleuve, la subissent également. Tous défilent sous l’eau par bandes éparses, se dirigeant vers Macapa ; d’autres individus, non moins agiles qu’eux, suivent dans l’air la même direction. Les neuf légions que compte le redoutable corps des moustiques, émigrent à la fois. Carapana-pinima, le moustique gris sombre, zébré de blanc ; Morotuca, l’individu gris et velu ; Garaqui-pirira, la variété à pattes blanches ; Carapana-i, le nain toujours éveillé ; Pium, le sonneur de fanfares ; Marihui, le petit fifre ; Mutucapinima, l’arlequin ; Mutuca-pichuna, le grand nègre ; Mutuca-tapera, le roux des bois : tous ces monstres à trompe aiguë, ont pris congé de nous et ne boiront plus notre sang. Que nos malédictions les accompagnent !

L’énorme masse alluvionnaire de Marajo, cette doyenne des îles d’eau douce, a opéré ce changement subit dans la direction du courant. Il a suffi à la géante d’appuyer sa hanche à la rive droite, et le fleuve, refoulé par cette pression, s’est rejeté brusquement vers la gauche pour y écouler son trop plein.

L’embouchure du Xingu dépassée, nous relevons successivement, à partir de Porto de Mós, que le pilote nomme par corruption Punto de Mós, trois villages et une ville. Les villages sont Boa Vista, Valhoriñho et Garrazedo. La ville a nom Gurupa, et se recommande par des antécédents relativement illustres. Nous jetons l’ancre en face de la ville.

C’est aux invasions successives des Hollandais, des Anglais, des Français, que Gurupa dut autrefois son existence. Sans les reconnaissances à main armée que poussaient dans l’intérieur du fleuve les représentants des nations précitées, Gurupa, gardant son nom primitif de Mariocaï, fût restée un fouillis de palmiers miritis, assahis et murumurus, où les Indiens Tubinambas s’arrêtaient volontiers au milieu du jour pour y boire du vin de palmes.

En 1622, Bento Maciel Parente, septième capitaine-major du Para, tire Gurupa de son obscurité en y construisant un blockhaus en pisé, dans lequel il place cinquante soldats chargés de surveiller la passe du fleuve. Dix ans plus tard, le blockhaus transformé en forteresse, abrite dans ses murs une garnison de cent cinquante soldats. Quelques rencontres sur le fleuve entre ces soldats et les Hollandais, et dans lesquelles les premiers sont vainqueurs, établissent la réputation militaire de Gurupa. Des Carmes portugais y bâtissent un petit couvent, — Conventiñho. — Les Peaux-Rouges des alentours, baptisés et catéchisés, lui font une population chrétienne ; des villages-missions, fondés aux abords de la ville par des Capucins portugais, se meuvent dans sa juridiction. Tout semble présager à Gurupa un avenir prospère.

En 1622, sa forteresse a l’honneur de servir de prison à une douzaine de Jésuites qui tentaient de bouleverser les Missions voisines et de substituer le patronage de saint Ignace de Loyola à ceux de saint Élie et de saint Bonaventure.

En 1674 une épidémie s’abat sur Gurupa, enlève une partie de ses habitants et disperse les autres. La forteresse est abandonnée par sa garnison, le couvent par ses moines ; mais pour que ce couvent, œuvre de leurs prédécesseurs, ne puisse profiter à un ordre rival, les Carmes avant de le quitter, en font tomber les murs, non pas au son de la trompette, comme Josué ceux de Jéricho, mais à coups de pioche.

Après un sommeil léthargique de quelques années, Gurupa se réveille et végète obscurément pendant plus d’un siècle. En 1798, nous la retrouvons, veuve il est vrai de sa population de Tupinambas, de ses Carmes et des défenseurs de sa forteresse, mais suppléant à ces diverses pertes par d’autres avantages. Une garde civique, composée d’indigènes, apprend à faire l’exercice et à marcher au pas. Le gouvernement vient d’y fonder une école publique où bambins et bambines se rendent chaque jour le carton au bras et les yeux baissés, ainsi qu’il convient à des enfants modestes. La civilisation, comme on en peut juger, a fait un pas immense.

À partir de cette époque jusqu’à l’heure présente, nous n’enregistrons dans l’histoire de Gurupa que des mariages, des naissances et des décès, tic tac monotone d’une existence qui fonctionne avec la régularité d’une horloge. Les saisons passent et reviennent, les générations se succèdent et le fleuve continue à couler.

Aujourd’hui Gurupa, lasse de civilisation, tend de toutes ses forces à retourner à sa barbarie primitive. Les broussailles et les parasites l’enveloppent jusqu’à mi-corps. Son ancienne forteresse un peu démantelée, mais très-coquettement ornée à l’extérieur de convolvulus et de plantes grimpantes, a surtout bon air. On dirait une de ces vierges qui, avant de prendre le voile et de s’ensevelir vivantes entre les quatre murs d’un monastère comme dans un tombeau, se couronnent de fleurs et épousent pour un moment les pompes du monde. Notre comparaison, qu’un critique hargneux pourra trouver fleurie, est d’autant plus juste à l’égard de la forteresse de Gurupa que jamais boulet hollandais, espagnol, anglais ou français, n’a souillé sa pudeur native et déchiré ses flancs.

Des toits de chaume, des pans de murs grisâtres et délabrés, apparaissent de loin à travers le réseau que la végétation tend autour de Gurupa et dont chaque année va resserrant les mailles. Parmi ces masures sordides, une seule maison attire le regard. Cette maison blanche, carrée, avec un toit conique et se détachant sur un fond de forêt tout étoilé de palmiers coryphas, c’est l’église. L’homme s’endort, las de son œuvre qui s’efface ; l’esprit de Dieu continue à veiller.

Bien qu’en réalité nous n’ayons pas quitté le lit du fleuve, depuis une heure nous ne naviguons plus sur l’Amazone. Nous sommes entrés dans l’intérieur des canaux ; — Os Canaës — comme dit le pilote. C’est par ce nom que les riverains et les hydrographes de la province désignent l’agglomération d’îles qui fait de la rive droite, à partir de Gurupa jusqu’au Para, comme une région distincte. Lorsqu’on leur demande des explications à cet égard, ils vous répondent imperturbablement que la rive gauche du fleuve ayant gardé pour elle l’espace, le vent, le courant, les tortues, les poissons, les moustiques, il était naturel qu’elle gardât aussi le nom d’Amazone. Qu’objecter à cela ?

Le canal où nous naviguons est appelé canal des Brèves par allusion au chemin qu’il abrége. Il ouvre la série des furos et des paranas grands et petits, huasu et miri comme on dit ici, qui se croisent, s’ajustent, se bifurquent de la façon la plus bizarre et donnent au réseau fluvial de cette partie du pays, l’apparence d’un immense filet dont le contour de chaque maille serait tracé par un cours d’eau.

Des forêts d’un jet magnifique bordent les deux rives de ce canal. Leur vue me console un peu de l’absence du fleuve que nous ne devons plus revoir. Ces forêts fraîches, ombreuses, luxuriantes, forment comme deux grands murs parallèles dont le sommet, entraîné par le poids des lianes, se contourne en volute. Un vert tapis d’aroïdées étendu à leur base, cache la ligne des terrains et trempe dans l’eau sa frange végétale.

L’entrée du canal, large de trois cents mètres, va se rétrécissant à mesure que nous avançons dans l’intérieur. Comme le grand fleuve dont il offre une réduction minuscule, ce canal des Brèves a des îlots, des caps, des baies, qui accidentent très-heureusement sa physionomie. À l’heure où notre sloop en franchissait la barre, le soleil commençait à baisser. Maintenant il va disparaître et le jour décline rapidement. Les silhouettes des forêts font des masses sombres sur les deux rives. Le milieu du canal est d’un gris d’argent clair et mat.

Bientôt le crépuscule envahit le paysage. Les couleurs s’effacent ; les formes et les contours s’évanouissent ; tous les objets revêtent une sombre et uniforme livrée ; la nuit se fait. Au milieu de l’obscurité générale, le milieu du canal reste lumineux et comme vivant ; les étoiles qui se sont allumées dans l’espace, s’y reflètent complaisamment et le transforment en une voie lactée.

La marée qui descend nous porte doucement à l’est. Le mouvement du sloop est inappréciable. Son étrave divise l’eau sans secousse et sans bruit. On croirait naviguer sur des flocons d’ouate. Ainsi dut voguer Aulu-Gelle dans sa traversée d’Égine au Pirée, et l’épithète de clemens mare, qu’il donne aux eaux de l’Archipel, peut s’appliquer, avec justesse, à celles du canal des Brèves. Décidément, je ne saurais regretter l’Amazone, où les prororocas, les trevoadas et les typhons eussent mis nos jours en danger. Ici, rien de pareil ne nous menace. Notre voyage jusqu’au Para ne sera qu’une promenade bucolique, une églogue en action à travers des ruisseaux de lait, des champs de verdure et de fleurs.

Sous le coup de ces idées riantes, je suis entré dans le roufle ou kamarotos qui me sert de chambre à coucher. À ses parois est suspendu le hamac dans lequel je dors d’habitude. Un Tapuya a poussé le verrou extérieur de ma logette et m’a laissé dans une obscurité profonde, avec des sacs de cacao empilés en ce lieu et que j’appelle mes camarades de chambrée. Je me suis endormi, l’esprit plein de choses gracieuses.

Un branle inusité de mon hamac m’a réveillé au milieu de la nuit. Je me suis levé précipitamment ; mais à peine étais-je debout que le sol a paru se dérober sous moi et, trébuchant comme un homme ivre, je suis allé tomber sur une litière de grains de cacao. L’échafaudage des sacs avait croulé sans que j’en eusse conscience. Dans leur chute, quelques-uns de ceux-ci s’étaient crevés et leur contenu jonchait le plancher. D’abord, je me suis cru le jouet d’un rêve ; mais à une douleur que je ressentais au bras droit, j’ai compris que la culbute que je venais de faire était très-réelle. Comme je me relevais et cherchais à tâtons la porte d’entrée, j’ai entendu au dehors un bruit de voix confuses. Le plafond du roufle craquait sous des pas précipités. Pour comble d’épouvante, le sloop roulait affreusement de tribord à bâbord. Tantôt le roulis me jetait contre les sacs de théobrome, tantôt c’étaient les sacs qui, se ruant sur moi, menaçaient de m’aplatir contre la cloison. J’étais dans la situation perplexe d’une souris captive, qu’on ballotte, pour l’étourdir, contre les parois de la souricière. Cependant, la porte était introuvable. De quelque côté que s’appuyassent mes mains, je ne sentais que les maudits sacs, toujours en mouvement. Tout à coup une lueur brillante, passant à travers les fentes de la cloison, a éclairé l’intérieur du roufle. Je me suis aperçu que je tournais le dos à la porte d’entrée. Me lancer contre cette porte, l’assaillir des pieds et des mains à la fois, en poussant des cris inhumains, a été l’affaire d’une seconde. La possibilité d’un incendie se présentait à moi et, à l’idée d’être grillé vif sur une litière de cacao, je sentais, comme on dit en littérature, mes cheveux se dresser sur ma tête. Par bonheur, le vacarme que je faisais fut entendu des gens de l’équipage. Une main officieuse tira le verrou ; les deux battants de la porte s’ouvrirent brusquement et une bouffée de vent me fouetta le visage.


Végétation du détroit des Brèves.

Une tempête effroyable était déchaînée dans l’air. Au nord, à l’est, au sud, les éclairs ouvraient dans le ciel des perspectives fantastiques. On eût cru voir flamboyer à la fois une douzaine de cratères. Ni les éclairs patagons qui crépitent, ni les éclairs andéens qui aveuglent, n’ont l’éclat rutilant des losanges de feu qui se croisaient autour de nous. Un vent furieux ployait et secouait les arbres des deux rives. L’eau du canal, si profondément calme au coucher du soleil, était agitée jusqu’à la démence et ressemblait à une nappe de lait en ébullition. Le sloop, à sec de voiles, volait plutôt qu’il ne voguait sur cette surface écumeuse. Le squelette de sa mâture et de ses agrès détachés en noir sur le fond du ciel embrasé comme une fournaise, lui donnait l’air de ces croiseurs-fantômes qui traversent, avec la rapidité de la flèche, l’Océan brumeux des légendes. Les Tapuyas, accrochés aux haubans, semblaient avoir perdu la tête. Seul le pilote gardait sa présence d’esprit. Il tenait à deux mains la barre du gouvernail et s’efforçait de maintenir le sloop dans la direction du canal, que lui montrait la lueur des éclairs.

Cette course échevelée et furieuse, au milieu d’une nuit profonde, où luttaient tous les éléments déchaînés, avait un côté poétique et grandiose qui surexcitait mes facultés et me rendait indifférent aux dangers que nous pouvions courir. Je m’étais assis sur le panneau pour jouir plus à l’aise du spectacle auquel le hasard me conviait, et j’admirais, avec un sincère enthousiasme, les effets d’ombre noire et de lumière intense, se succédant à de courts intervalles.

Comme j’étais en train d’établir un rapprochement entre ce paysage apocalyptique et les scènes bibliques que l’Anglais Martyns a traitées à l’aqua-tinta, un bruit sourd résonna dans les profondeurs de la cale ; le sloop, arrêté dans sa fuite, se coucha sur sa hanche droite, tandis que la gauche prenait brusquement la perpendiculaire. Peu préparé à cette figure géométrique, je roulai du panneau sur le pont et, passant par l’ouverture du sabord de charge, je disparus dans la rivière…

Qu’une lectrice impressionnable retienne le cri de frayeur près de lui échapper. Je disparus ne s’applique qu’à mes mollets, car eux seuls disparurent. Le sloop venait de se mouler en creux dans un banc de sable qui barrait la largeur du canal et que le retrait de la marée laissait à découvert. J’en fus quitte pour une surprise assez vive et un bain de jambes auquel l’élévation de la température prêtait un certain charme.

Paul Marcoy.

(La suite à la prochaine livraison.)



Tempête de nuit dans le canal des Brèves.

  1. Suite. — Voy. t. VI, p. 81, 97, 241, 257, 273 ; t. VII, p. 225, 241, 257, 273, 289 ; t. VIII, p. 97, 113, 129 ; t. IX, p. 129, 145, 161, 177, 193, 209 : t. X, p. 129, 145, 161, 177 ; t. XI, p. 161, 177, 193, 209, 225 ; t. XII, p. 161, 177, 193, 209 ; t. XIV, p. 81, 91, 113, 129, 145 ; t. XVI, p. 97 et la note 2.
  2. Cette forteresse du Tapajoz, est de la même époque que celle des Pauxis et fut construite par le même architecte, Manoel da Mota de Siqueira.
  3. On sait que le Portugal annexé à l’Espagne après la bataille d’Alcacer-Quivir, gagnée par Philippe II et où périt le roi Dom Sébastien, — 4 août 1578, — recouvra son indépendance après les batailles das Liñhas d’Elvas, Almeixial, Ribeira de Aguiar et Montes Claros, successivement perdues par les généraux de Philippe IV — 1659, 1665.
  4. Il y a le grand et Le petit , que les Indiens désignent par les noms d’Aï-Huassu et d’Aï-Miri. Les Brésiliens appellent le premier a gran Préguiça, la grande Paresse.
  5. Cette Sierra d’Almeïrim n’est que le prolongement de celle de Paruacuara que nous avons vue apparaître sur la rive gauche du fleuve, un peu en deçà de Santarem. Elle change de nom suivant les contrées qu’elle traverse.
  6. Carapana-Teüa — littéralement : où il y a des moustiques.