Voyage de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, à travers l’Amérique du Sud/46


Village de San José de Maturi, rive gauche du Bas Amazone.

VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE,
À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD,


PAR M. PAUL MARCOY[1].


1848-1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS[2].


Séparateur



BRÉSIL




DOUZIÈME ÉTAPE.
DE TABATINGA À SANTA MARIA DE BELEM DO PARA (suite).


Le sloop Santa Martha. — São José de Maturi. — Embouchure de la rivière Cayari que les Portugais et leurs descendants au Brésil appellent Madeira. — Indiens Tupinambas ; quelques lignes sur leur passé et quelques mots de leur idiome. — Serpa. — Silves. — Villa Nova da Raiñha. — La rivière Nhamundas et ses Amazones. — Qui tend à prouver que ces femmes guerrières n’ont jamais existé que dans l’imagination de Francisco Orellana. — Faro. — Où l’auteur, ne sachant trop que dire, imagine de parler de lui-même. — Détails zoologiques.

Pendant plus d’un siècle, ces pertes anthropologiques furent aisément réparées. La mine était riche ; un filon n’était pas plutôt épuisé, qu’on en découvrait un nouveau et, au moyen d’emprunts incessants faits à l’intérieur des rivières, on put fournir aux villes et aux villages de l’Amazone leur contingent de population. Mais, à partir de 1760-80, il ne fut plus possible au gouvernement Lusitano-Brésilien, quelque activité qu’il mît d’ailleurs à ses recherches, de se procurer des recrues en nombre suffisant. Lasses de se voir traquées comme des bêtes fauves, les castes indigènes, ou ce qui restait d’elles, avaient déserté l’embouchure et le cours inférieur des

Errata. — Deux erreurs de chiffres se sont faites à notre insu dans les livraisons no 373 et 375 du mois d’avril dernier. Ces erreurs ont trait aux rivières Jurua et Purus dont le cours est calculé par les Brésiliens à raison de deux tiers de plus que sa longueur et cela à cause des courbes multiples de ces rivières. Les Péruviens comptent également deux tiers pour les sinuosités de l’Ucayali. Ces trois rivières exceptées, le cours des divers affluents du Haut et du Bas Amazone est calculé par les riverains du fleuve à raison d’un tiers seulement.

Ainsi dans la livraison no 373, page 120, ligne 47, à propos de la rivière Jurua, lisez : deux tiers au lieu de un tiers.

Et dans la livraison no 375, page 151, lignes 57 et suivantes où nous relatons un voyage à contre-courant sur la rivière des Purus, au lieu de un tiers et trois cent quatre-vingt-dix lieues, lisez : deux tiers et cent quatre-vingt-quinze lieues, soit près de 10° pour la distance parcourue.
P. M.

N. B. Voir la note et la carte placées à la fin de la relation de M. Paul Marcoy. (Rédaction.) affluents du fleuve pour remonter vers les sources de ces derniers où force fut aux gouvernants de les laisser en paix.

Remarquons, en passant, que le même système de civilisation appliqué par les Espagnols aux populations du Pérou, amenait, dans un temps donné l’extinction presque totale de ces dernières. Pendant qu’ici, s’éteignaient, faute de bras, les missions et les bourgades fondées sur le Solimoës, le Javary, l’Iça, le Japura, le Rio Negro et leurs affluents, là-bas, en deça et au delà des Andes, les missions de Quito, de Maynas, du Cerro de la Sal, du Mayro, du Pozuzo, d’Apolobamba, de Moquehua s’effaçaient du sol avec les villes et les villages s’y rattachant. De la situation florissante du Haut Amazone au dix-huitième siècle, il n’est resté qu’une simple notice dans les statistiques de ce temps. Les missions, les villes, les bourgades édifiées sur ses rives et dont l’aspect réjouissait le cœur des vrais chrétiens, comme disait un évêque Bradaô[illisible] au retour d’une excursion épiscopale sur le fleuve, ces bourgades, ces villes, ces missions ont disparu et sont remplacées par les huit localités que nous avons décrites tour à tour. L’intérieur du Rio Negro, si bruyant et si animé, qu’il valut à cette rivière l’insigne honneur d’être appelée A corte do Solimoës — la cour ou capitale du Solimoës, — le Rio Negro est morne et silencieux comme une tombe. Quant à la population indigène, on peut juger de l’étrange déchet qu’elle a subi dans la période de 1640 à 1780, en comparant la liste des nations qui peuplaient à cette époque le Haut Amazone et ses tributaires, à la liste des nations qu’on y trouve aujourd’hui [3].

1640 — 1680.

Haut Amazone ou Solimoës. — Indiens Yurimaos, Umaüas, Curucicuris, Sorimaos.

R. Javari (affluent de droite). — Mayorunas, Ticunas, Marahuas, Huaraycus, Panos, Chahuitos, Chimanaas, Yameas.

R. Jandiatura (affluent de droite). — Huaraycus, Marahuas, Mayorunas, Culinos.

R. Iça ou Putumyo (affluent de gauche). — Yuris, Passés, Iças, Payabas, Chumanas, Tumbiras, Cacatapuyas, Parianas, Cahuhuicenas, Barrés, Mariatés, Coërunas, Macus, Yupinas, Manayas, Araruas, Pehuas, Yahuas.

R. Tunati (hodié Tunantins, affluent de gauche). — Tunatis, Cahuhuicenas, Parianas.

R. Jutahy (affluent de droite). — Culinos, Tapaxanas, Huaraycus, Buruhès.

R. Jurua (affluent de droite). — Catahuichis, Cahuanas, Marahuas, Canamahuas, Yumas, Camaramas, Payabas, Papianas, Ticunas, Nahuas, Culinos.

R. Teffé (affluent de droite). — Uaüpés, Yanumas, Papés, Tupibas.

R. Japura ou Grand-Caqueta (affluent de gauche). — Mepuris, Chumanas, Mariahuanas, Macus, Coërunas, Yuris, Yupuras, Cahuiharis, Yamas, Cahuhuicenas, Tamuanas, Marahuas, Peridas, Periatis, Parahuamas, Purenumas, Jepuas, Poyaüas, Clituas, Coretus, Tumbiras, Ambüas Maüayas, Parianas, Araruas, Yupiüas, Umaüas, Mirañhas, Achuaris, Anianas.

R. Coary (affluent de droite). — Uaüpès, Muras, Cirus, Yahuanas.

R. des Purus (affluent de droite). — Purus-Purus, Muras, Abacaxis, Mauës, Sapupés, Comanis, Aytonarias, Acaraiüaras, Braüaras, Curitias, Catahuichis, Uarupas, Maturucus, Catukinos, Schuacus.

Rio Negro (affluent de gauche). — Manaos, Uaracoacenas, Parabianas, Caburicenas, Bayanas, Uariquênas, Cayarahis, Guaribas, Cabuquênas, Uayuanas, Orumaos, Anas, Banivas, Tarianas, Uaüpès, Urinanas, Timanaras, Boanaris, Mamengas, Panenuas, Coërunas, Caraÿas.


1860.

Haut Amazone ou Solimoës. — Des quatre nations qui peuplaient ce fleuve, deux, celles des Curucicurus et des Sorimaos étaient éteintes avant la fin du dix-septième siècle. Les Umaüas transformés en Omaguas et croisés avec la race Cocama, sont chrétiens depuis longtemps et les individus de leur descendance habitent au Pérou, sur la rive gauche de l’Amazone, le village de San Joachim d’Omaguas. Les descendants des Yurimaos, chrétiens depuis un siècle et croisés avec la race des Balzanos et des Cumbazas, néophytes des anciennes Missions du Huallaga, habitent sur les bords de cet affluent de l’Amazone, les villages péruviens de Chasuta, Balsapuerto, etc.

R. Javary. — Mayorunas, Marahuas.

R. Jandiatura. — Quelques Indiens Culinos vivent aux alentours de son embouchure et des Huaraycus sont établis dans le voisinage de ses sources.

R. Iça ou Purumayo. — Un petit nombre d’Indiens Yuris, Passés et Barrés, à demi civilisés, habitent encore les bords de cette rivière ; les Yahuas l’ont abandonnée depuis longtemps pour aller vivre sur les rives d’un de ses affluents, le Rio de los Yahuas. Ce que nous avons dit ailleurs de ces indigènes est suffisant et nous n’avons pas à y revenir. La nation des Macus, établie autrefois sur les bords de la rivière Iça, erre aujourd’hui dans les forêts du Japura.

R. Tunati ou Tunantins. — Dépeuplé.

R. Jutahy. — Un petit nombre d’Indiens Marahuas, Culinos et Buruhés sont échelonnés sur sa rive droite.

R. Jurua. — Quelques familles d’Indiens Anahuas (anciens Nahuas) habitent dans le voisinage de son embouchure ; des Indiens Catahuichis succèdent à ceux-ci. Un petit groupe détaché de la nation Nahua vient à leur suite ; des Indiens Catukinos habitent aux alentours de ses sources.

R. Teffé. — Dépeuplé.

R. Japura. — Quelques Indiens Muras groupés autour des lacs de son embouchure. Dans l’intérieur, cinq à six tribus formées par le démembrement de la nation Mirañha. Des Indiens Macus errant dans les forêts de sa rive gauche et près de ses sources, le groupe assez nombreux des Umaüas-Mesayas, débris de la grande nation Umaüa.

R. Coary. — Dépeuplé.

R. des Purus. — Quelques Indiens Muras et un très-petit nombre de Purus-Purus habitent encore la partie inférieure de son cours ; des Catahuichis, des Catukinos et des Sehuacus, s’étendent jusqu’à ses sources.

Rio Negro. — Tous les descendants de la nation Manao, croisés avec la race portugaise ou avec des castes indigènes, sont depuis longtemps chrétiens et civilisés ; de la nation des Üaüpès (hodiè Uaopés) une des plus nombreuses du Rio Negro, sont sorties les deux tribus des Cubeos et des Ipécas-Tapuyas ou Tapuyas-Canards qui vivent à l’état de nature et assez avant dans l’intérieur. Des Indiens Guaribas, dont le nom s’est changé avec le temps en Guaribobocas, habitent également dans le voisinage des sources du Rio Negro.

Si des lieux et des hommes, nous passons aux produits du sol, nous remarquerons que certains d’entre eux sont devenus rares dans les forêts du Haut Amazone et que d’autres en ont disparu ; les résines, les baumes, les huiles, les gommes, les plantes textiles, tinctoriales, médicinales abondaient autrefois sur les deux rives du grand fleuve ; de nos jours leur disparition ou leur rareté oblige les commerçants des villages Amazoniens à envoyer une ou deux fois par an dans l’intérieur des rivières Javary, Napo, Iça, Jurua, Purus, un assez grand nombre de Tapuyas à la recherche de ces produits ; ces individus s’abouchent avec les naturels et se font aider par eux dans leur exploration et leur récolte végétales ; des haches, des couteaux, des hameçons sont le salaire habituel de ces travailleurs. Or, une manie propre à l’indigène, c’est d’abattre l’arbre et l’arbuste pour en cueillir le fruit et d’arracher la plante pour en avoir les tiges ou les feuilles. De cette manie est résulté à la longue l’appauvrissement ou l’extinction de certaines espèces. La salsepareille est de ce nombre. Aujourd’hui les alentours de l’Amazone sont si bien dépourvus de cette smilacée, que les riverains pour en approvisionner nos marchés d’Europe, sont forcés de remonter vers les sources des affluents du fleuve[4]. En 1860, une de ces expéditions commerciales composée de douze égaritéas et de cent individus, explora pendant neuf mois la rivière Jurua et ses tributaires et revint à Ega rapportant pour tout butin soixante et un quintaux de salsepareille.

L’installation d’un service de bateaux à vapeur sur l’Amazone, en rapprochant les distances et multipliant les rapports commerciaux, n’a fait qu’ajouter aux moyens de destruction employés par l’homme. Déjà l’on peut prévoir que, dans un temps donné, la salsepareille aura disparu du Brésil ou y sera soumise à une culture réglée comme le cacao, cet autre produit spontané de son sol. Autrefois cette byttnériacée abondait dans les forêts du fleuve ; aujourd’hui on ne la trouve guère que dans celles de l’intérieur et du côté de la limite équatoriale, où de petits commerçants vont encore la chercher. C’est pour obvier à sa disparition complète sur certains points et à sa rareté sur d’autres, que les Brésiliens ont établi le long du Bas Amazone, à partir de Villa Nova sur la rive droite du fleuve, jusqu’à Cameta sur la rivière Tocantins, les grandes plantations de cacao qu’on peut voir en passant.

Ce que nous disons des produits sylvestres de l’Amazone, peut s’appliquer aux espèces animales confinées dans ses eaux. Longtemps l’homme rouge ne pêcha que pour se nourrir ; puis l’homme blanc est venu et a péché pour sa nourriture et poux ce qu’il nomme : les besoins du commerce ; de ce double emploi et des moyens destructifs employés par l’individu pendant plus de deux siècles, est résultée une effrayante diminution des cétacés et des poissons du fleuve. De nos jours, quelle pêche faite en commun par toutes les populations riveraines, produirait en une quinzaine, comme aux premiers temps de l’occupation portugaise, dix mille pira-rocou et quatre mille lamantins ? Ces chiffres si exorbitants qu’ils paraissent, ne sont pourtant que le produit, à cette époque, de la pêche d’un seul village !

Traqués sans relâche sur le fleuve, lamantins et pira-rocou se sont réfugiés dans ses affluents et dans les lacs de l’intérieur ; mais les pêcheurs-commerçants les ont suivis dans ces retraites et le massacre de leur espèce a recommencé de plus belle : toutefois le résultat de ces expéditions est loin d’être à cette heure ce qu’il était jadis. Au temps du Roi[5], assurent les pêcheurs, soixante-dix pira-rocou fournissaient en moyenne un quintal de salaison ; aujourd’hui pour atteindre ce chiffre, cent soixante ou cent quatre-vingts de ces individus sont nécessaires. À cette même époque, on retirait d’un lamantin adulte deux pots d’huile équivalant à huit arrobes portugaises ou deux cent cinquante-six livres ; de nos jours, trois lamantins donnent à peine un pot d’huile de quatre arrobes ou cent vingt-huit livres ; à cette différence énorme, on comprend sans peine que cétacés et poissons n’ont plus le temps de croître et d’engraisser.

Les lamantins de l’Ucayali sur la maigreur desquels nous nous apitoyions naguère, sont des baleineaux, comparés aux lamantins de l’Amazone et la preuve, c’est que chacun d’eux fournit carrément un pot d’huile de quatre arrobes espagnoles équivalant à un quintal.

C’est également, par suite des persécutions de l’homme et pour y échapper, que les tortues ont déserté en partie les plages du fleuve qu’elles fréquentaient autrefois. Sous la domination portugaise, l’époque de la récolte des œufs de ces animaux, était pour les populations riveraines, en même temps que l’échéance d’une rente annuelle que leur servait régulièrement la nature, un prétexte de réunion et une occasion de plaisir. Le fleuve avait alors au milieu de son lit de longues plages attenant à ses îles, plages qu’on peut y voir encore et que la décroissance des eaux en septembre et octobre laisse à découvert. Douze d’entre elles qui portaient le nom de Plages Royales, étaient renommées pour la quantité d’œufs de tortues qu’on y recueillait chaque année.


Première bordée courue sur le Bas Amazone.

La première appartenait à l’île Itapeüa et longeait le lit de l’Amazone à partir de la rivière Tunantins, sur une étendue de cinq lieues ; les plages des îles Corasateüa, Ivirateüa et Bararia venaient à sa suite et s’étendaient jusqu’à l’embouchure de la rivière Jutahy. Celles de Yérémanateüa, de Huarumandia et d’Arasateüa leur succédaient et se prolongeaient jusqu’à Fonteboa où commençaient les grandes plages du Coro qui se poursuivaient jusqu’à l’entrée du lac de Coary.

Chaque année, à jour fixe, les habitants des missions et des villages de l’Amazone venaient planter leurs moustiquaires sur ces plages et y formaient autant de campements que de populations distinctes. À l’aurore, un roulement de tambour donnait le signal des travaux ; le sable était retourné, les œufs de tortues mis en tas et la préparation de l’huile commençait[6] ; un second roulement de tambour annonçait la fin de la journée. Après le travail venait le plaisir. Les jeux, les danses et les libations de tafia égayaient la soirée et se prolongeaient fort avant dans la nuit. Chaque population avec l’agrément de ses supérieurs, conviait sa voisine à une réunion bachique et dansante que celle-ci lui rendait à son tour. Aujourd’hui Teffé régalait San Pablo ; demain, c’était Fonteboa qui traitait Coary.

Si la récolte des œufs de tortues offrait aux riverains du Haut Amazone une suite non interrompue de travaux


Le premier bateau à vapeur.

agréables et de plaisirs bruyants, elle constituait pour

les poissons du fleuve un temps de bombance et de chère lie. Tous attendaient pour se refaire des jeûnes forcés de l’année, cette époque carnavalesque que leur instinct leur révélait à une demi-heure près. Le détritus des œufs, crevés et lavés par les travailleurs n’était pas plutôt rejeté à l’eau, que des milliers de gueules échelonnées sur toute la ligne du fleuve, s’ouvraient et se fermaient avec une précision mécanique, Pira-Rocou, Pira-Arara, Pira-Yahuara, Sungaros, Surubis, Tambakés, Pacos, Aramas, Turas, Chumbiras, les grands et les petits de la famille, se gavaient, s’emplissaient, s’arrondissaient, conjointement avec les dauphins et les sauriens, accourus pour prendre part à la curée.

Durant ces jours de liesse et de goinfrerie, hommes, femmes, enfants se baignaient et s’ébattaient impunément au milieu des caïmans, sans avoir à craindre d’être coupés en deux ou amputés de quelque membre. Repus outre mesure, les hideux sauriens allaient et venaient autour des baigneurs, de l’air le plus indifférent du monde[7].

Cet âge d’or a fait place à l’âge de fer. Depuis quelque trente ans, les plages du Haut Amazone abandonnées par les chêloniens qui vont pondre assez avant dans l’intérieur des affluents du fleuve, ont cet air morne et désolé qui caractérise les cités veuves d’habitants ; la vie, la richesse et la joie s’en sont retirées. Déjà en 1850, les tortues y étaient devenues si rares, qu’à San Pablo, un de ces animaux valait une pataca brésilienne, environ dix-huit sous. Les plages d’Itapeüa et de Corasateüa où la récolte de leurs œufs donnait autrefois deux mille pots d’huile ou treize cents quintaux, n’en avaient donné que six cents cette même année. Les plages de Yérémanateüa et de Huarumandia n’avaient rien produit ; enfin celles du Coro qui donnaient autrefois jusqu’à trente-six mille arrobes portugaises d’huile ou un million cent cinquante-deux mille livres, n’avaient produit en 1850, que quarante-trois arrobes !

Nous ne pensons pas que les choses aient été en s’améliorant ; et si la vue du premier bateau à vapeur remontant le fleuve en crachant de la fumée et des étincelles a pu stupéfier les derniers sauvages de ces contrées, le bruit des palettes du pyroscaphe a dû mettre en fuite les dernières tortues restées fidèles aux plages royales.

Maintenant que nous en avons fini avec ce tableau de la situation du Haut Amazone, laissons à autrui le soin d’argumenter et de conclure à notre place, nous bornant comme d’habitude à la seule exposition des faits. Narro ad narrandum, non ad probandum, a dit l’illustre et sévère Tacite. Certains verront peut-être un progrès immense dans la diminution sensible des castes à peau rouge, la substitution de redingotes et de robes à falbalas, aux vêtements d’écorces et de plumes, l’appauvrissement des forêts et le dépeuplement des eaux. D’autres penseront que la conclusion est digne des prémisses ; que la conquête portugaise et sa sœur espagnole ont déposé dans les contrées et chez les peuples jadis soumis par elles, des germes de destruction plutôt que des semences de vie ; que les révolutions politiques qui depuis cinquante ans se sont succédé en Amérique, n’ont fait qu’effleurer la forme des institutions, sans atteindre le fond ; que le présent tient encore au passé par mille racines ; qu’enfin la régénération de ce beau pays est une œuvre en dehors de lui-même et que l’avenir lui prépare sous la forme d’une émigration européenne. Le jour où le vieux continent surabondant de séve et de génie, cherchera une issue d’écoulement au trop plein de son lit, l’Amérique du Sud sera un des points de ce globe vers lequel se précipiteront ses vagues bouillonnantes.

Nous achevons à peine cette étude, que le capitaine du sloop Santa Martha, nous montre sur la rive gauche du Bas Amazone, quelques maisonnettes éparses sur une bande de terrain dénudé ; nous en comptons huit, y compris une église. C’est San José de Maturi, fondé en nous ne savons quelle année par un missionnaire portugais du Rio Branco, lequel, ennuyé de vivre dans l’intérieur du pays, vint s’établir au bord de l’Amazone. Les habitants de ce village doivent se lever tard, car au moment où nous passons, il est près de midi, et les portes et les fenêtres de leurs demeures sont parfaitement closes.

En regard de San José de Maturi, sur la rive droite du fleuve, bâille l’embouchure du Rio Madeira à laquelle La Condamine a donné deux mille neuf cents vares castillanes ou sept mille sept cents pieds de largeur. Malgré notre envie de taquiner un peu l’ombre du célèbre académicien en retranchant quelque chose à ses chiffres, nous nous voyons forcé de passer outre, l’île Mantequeira déployant tout à coup entre notre œil et l’embouchure du Madeira, sa longue bande de palmiers miritis, pareille à un écran de plumes vertes.

Le Madeira est une des rivières d’eau blanche où les tortues, après leur désertion des plages du fleuve, ont pris l’habitude de venir chaque année déposer leurs œufs. Cette particularité, connue des pêcheurs et des fabricants d’huile des environs, les amène dans l’intérieur du Madeira au temps de la ponte des chêloniens et pendant quinze jours, du 30 août au 15 septembre, leurs tentes et leurs moustiquaires couvrent ses deux rives.

Formé dans l’intérieur par la réunion des rivières Beni, Mamoré et Guaporé, grossies elles-mêmes par l’adjonction de nombreux affluents, le Madeira, dans son cours à travers les parties planes de cette Amérique, charrie, comme l’Ucayali, force troncs d’arbres tombés des forêts de Sorata, de Pelechuco, d’Apolobamba et transportés par le Beni. C’est à cette circonstance d’arbres flottants, qu’il dut le nom de Rio da Madeirarivière du bois — que lui donnèrent Pedro Teixeira et ses compagnons dans leur voyage à Quito. Le nom de Madeira fit oublier celui de Cayari qu’il avait porté jusqu’alors.

À cette époque, l’embouchure du Madeira et le canal qui le fait communiquer avec l’Amazone[8], étaient habités par les débris de la grande nation Tupiou Tupinamba, que les Portugais, à leur arrivée au Para, avaient trouvée établie sur la rive droite du Bas Amazone[9]. D’humeur farouche et belliqueuse, ces indigènes ne subirent le joug des conquérants qu’après trois ans de lutte à main armée, la perte d’un grand nombre d’entre eux et la destruction de la plupart de leurs villages. Tandis qu’une partie des survivants allait peupler par ordre, une mission de la Bahia do Sol — aujourd’hui Collares — l’autre partie émigrait vers le Haut Amazone, se fixait à l’entrée du canal du Madeira, auquel elle a laissé son nom, et où Pedro Teixeira qui la croyait éteinte, fut tout surpris de la trouver à son retour de Quito[10].

À mesure que les Portugais s’enracinèrent dans le pays, les Tupinambas s’en détachèrent. Quelques années après le passage de Pedro Teixeira, les individus de cette nation établis dans le canal du Madeira autour du lac Vaïcorapa, étaient dépossédés de leurs domaines, baptisés d’urgence et envoyés, au nom du Roi, sur la rivière Tapajoz pour peupler la ville de Boim récemment fondée. En ces temps bienheureux, peupler une ville au nom du Roi ou ramer sur les galères de Sa Majesté, était synonyme pour des Peaux-Rouges.

Depuis deux siècles les Tupinambas ont disparu du Brésil, mais leur idiome est resté la langue courante de deux ou trois provinces de cet empire, et notamment de celle du Para. Comme cet idiome à part quelques variantes sans importance, est celui que parlent encore aujourd’hui les Guaranis-Chirihuanos, anciens transfuges du Paraguay, établis depuis le commencement du dix-septième siècle au pied des Andes Boliviennes, on nous permettra de considérer, jusqu’à preuve du contraire, les Tupis et les Guaranis comme une seule et même nation que des circonstances locales forcèrent jadis à se démembrer.

Les quelques mots de l’idiome Tupi que nous intercalons dans notre texte, éviteront aux philologues la fatigue et l’ennui d’aller à la recherche de ces vocables, et leur permettront, en outre, de confronter cet échantillon da lengea geral do Brazil avec les échantillons d’idiomes américains que déjà nous avons donnés.


IDIOME TUPI.
Dieu, Tupana. rame, apucuytana.
diable, yurupari. corbeille, erusanga.
ciel, uttaca. fil, inimu.
soleil, coracé. coquillage, itanga.
lune, yacé. arc, uirapara.
étoile, yacétata. flèche, uëna.
tonnerre, tupa. massue, uisaranga.
éclair, tupa uira. hameçon, pinda.
jour, ara. poison, urari.
nuit, putuna. bêche, tasera.
matin, cuema. banc, apuicaüa.
hier, coïsé. peigne, quihuau.
aujourd’hui, oyara. pot, camuti.
demain, huirandé. plantation, tenau.
eau, ê. manioc, macachêra.
feu, tata. pira. maïs, ahuati.
pluie, amana. banane, pacoa.
froid, irusanga. ananas, nana.
chaud, sacu. patate douce, yutica.
terre, euê. coton, amaniou[illisible].
tremblement de terre, uiucataca. tabac, petema.
pierre, itaqué. rocou, urucou.
montagne, uitera. fleur, putira.
sable, iqui. liane, sipo.
rivière, parana. herbe, capiin.
gorge (quebrada), igarapé. cire, irariputi.
forêt, caá. miel, ira.
arbre, muira. tigre, yahuaraté.
bois, yapeüa. sanglier (pécari), tayasu-capuera.
vie, sequé. cochon, tayasu-memon.
mort, umanu. chien, yahuara.
homme, apegasa. singe, macaco.
femme, cuñha. caïman, yacaré.
enfant, taüna. chauve-souris, anuira.
vieux, tuisé. tortue de terre, iauti.
vieille, oaïmi. tortue d’eau, yurara.
jeune, coromin. pusasu. oiseau, huara.
père, ipaya. perroquet, parahua.
mère, imaya. canard, ipéca.
frère, quihuira. poule, sapucaya.
sœur, sènèra. coq, sapucaya-apegasa.
mari, iména. œuf, supia.
femme, chimirico. poisson, pira.
tête, iacan. serpent, boya.
œil, sesa. papillon, panama.
nez, apuiñha. mouche, meru, tumbera.
oreille, nami. moustique, carapana.
bouche, yaru. cigale, iaquirana.
dent, sañha. abeille, muirera.
langue, apeco. fourmi, tachua[illisible].
menton, saïua. blanc, murutinga.
cou, ayura. noir, pichuna.
épaule, yatil. rouge, piranga.
bras, iua. jaune, tahua.
main, po. bleu, suquira.
estomac, pea. vert, » »
sein, camui. voleur, munaüasu.
ventre, marica. ouvrir, piraré.
nombril, peruan. attacher, pucuaré.
intestin, ibachu. rôtir, mexira.
cuisse, huera. courir, nhana.
genou, senepua. arriver, usica.
jambe, teman. sortir, usema.
pied, pui. dormir, quera.
cheveu, ahua. réveiller, paca.
poil, sahua. manger, amaü.
maison, oca. un, iépé.
pirogue, igara. deux, mocoën.

trois, mésapéré. trois cents, mésapéré-papasaü.
cent, iépé-papasaü.
deux cents, mocoën-papasaü.

Au delà de trois et de trois cents les Brésiliens de la province du Para comptent par duplication ou en se servant de la langue portugaise.

Les lieux abandonnés par les Tupinambas furent immédiatement occupés par des Indiens Abacaxis, Canumas et Maüès, tirés des lacs et des igarapés voisins. Deux Missions fondées par les Jésuites réunirent ces indigènes ; une d’elles fut affectée aux seuls Abacaxis ; l’autre reçut pêle-mêle des Canumas et des Maüès.

En 1798, il ne restait de ces Missions que deux pauvres villages à peu près déserts ; pour les repeupler, on fit main basse sur des Abacaxis et des Maüès qui vivaient aux environs à l’état de nature ; à ces Indiens on adjoignit un certain nombre de Turas et de Mundurucus pris entre les rivières Madeira et Tapajoz, puis la direction spirituelle des deux postes fut confiée à un Carme du nom de José das Chagas, et leur direction temporelle à deux capitaines de voltigeurs appelés Rodrigues Porto et Pereira da Cruz.

À ces villages depuis longtemps disparus, ont succédé les petites bourgades de Canoma, d’Abacaxi et de Maüé situées sur les lacs de ces noms et habitées par des individus qui se disent de race pure, mais qui ne sont que le produit du croisement des castes Abacaxi, Canuma, Maüè, Tura et Mundurucu.


L’île Mantequeira.

C’est aux Indiens Maüès, qu’on doit la découverte et la préparation du Guarana, boisson rafraîchissante que nos glaciers-limonadiers n’ont pas encore eu l’idée d’offrir sur un plateau dans les raouts fashionnables. Le guarana est une liane de la famille des légumineuses papillonacées dont la graine est noire à l’extérieur et blanche au dedans. Les Indiens après l’avoir torréfiée et moulue, l’humectent et en façonnent de petits gâteaux plats et ronds, qu’ils font durcir en les exposant à la fumée de bois vert. Pour préparer la boisson, il suffit de râper un de ces gâteaux dans une eau potable, — la dose de râpure est d’une cuillerée pour un verre d’eau, — d’agiter le liquide et de l’avaler sans trop de grimaces, si c’est possible.

Le guarana est en honneur dans toutes les villes de la province. Les citadins qui se piquent de savoir-vivre offrent au visiteur un verre de cette boisson comme des Chiliens pourraient offrir leur cidre de camuesa, des Péruviens leur chicha de maïs, des Argentins une infusion d’herbe du Paraguay. Les qualités réfrigérantes du guarana le rendent cher aux indigènes, qui en usent pour atténuer les effets corrosifs du piment dont leur nourriture est assaisonnée. Ils combattent le feu par la glace. Malgré l’amertume de houblon et l’odeur de vieille rhubarbe qui caractérisent ce coco local, les consommateurs du pays le boivent sans sucre.

Pour en finir une bonne fois avec le Madeira et les souvenirs de tout genre qui s’y rattachent, disons que pendant longtemps il ne fut connu des Portugais que par la relation qu’en avait fait Pedro Teixeira à son retour de Quito. Quelques années après le passage de l’aventureux capitaine, les Tupinambas, comme nous l’avons dit précédemment, avaient été expulsés du lac Vaïcorapa et exilés dans la ville de Boim ; deux Missions fondées par les Jésuites avaient réuni les Abacaxis, les Canumas et les Maüès ; mais nulle exploration de l’intérieur du Madeira n’avait encore été tentée. On ne connaissait de lui que la partie comprise entre son embouchure et l’entrée du canal Uraïa ; un trajet de dix lieues.

En 1716, un capitaine Joao de Barros da Guerra remonta pour la première fois cette rivière jusqu’à sa jonction avec le Jumary, un de ses affluents. Ce voyage, entrepris dans le seul but de réprimer les hostilités qu’exerçaient les Indiens Turas contre les deux Missions d’Abacaxis et de Maüès susdésignées, fut fatal au capitaine Joao de Barros qu’un arbre écrasa dans sa chute ; mais il avait eu le temps d’exterminer une moitié des Indiens Turas, de mettre en fuite l’autre moitié, et l’idée d’avoir servi en cette occasion son Dieu, son pays et son Roi, dut adoucir l’amertume de ses derniers moments.

En 1725, une seconde exploration du Madeira fut entreprise par un sergent-major Francisco de Mello Palheta, qui remonta cette rivière jusqu’à l’embouchure du Rio Cayuyabas, affluent du Beni, releva la direction de son cours, détermina la position de ses douze cachociras ou rapides[11], et donna à chacune d’elles un nom portugais, mais baroque, comme c’était son droit[12].


Ville de Serpa, rive gauche du Bas Amazone.

Au sergent-major d’ordonnance succéda, trois ans plus tard, un Jésuite du nom de José de Sampaio, qui explora l’intérieur du Madeira, fonda devant le Rio Jumary une mission de San Antonio, y réunit quelques Indiens Turas échappés au massacre de 1716, et continuant son voyage sur le Mamoré, parvint jusqu’aux possessions espagnoles.

L’intérieur du Madeira une fois connu, devint le chemin que suivirent, de préférence à la rivière Tapajoz, les commerçants, les minéralogistes et les aventuriers que la découverte et le renom des mines de Matto Grosso et de Cuyaba, attiraient dans les provinces de ce nom.

En 1756, les Portugais y fondèrent la ville de Borba. Trois fois détruite par les Indiens Muras et trois fois rebâtie sur un nouvel emplacement[13] par les Portugais qui se piquaient au jeu, cette ville alla reparaître une quatrième fois, à vingt-six lieues de l’embouchure du Madeira, sur sa rive orientale, où elle est encore aujourd’hui.

Une bordée courue dans le nord-nord-est nous éloigne de l’embouchure du Madeira, devant laquelle nous avons retenu trop longtemps le lecteur. Notre sloop s’engage dans les méandres de l’archipel Caniny, groupe d’îles séparées par des canaux que les palmiers et les puchiris couvrent de leur ombre. Des pauxis à huppe crespelée et des perruches à croupion rouge habitent


Traversée de l’Amérique du Sud par M. Paul Marcoy. — Carte no 17, dressée en 1860 d’après les dernières notions acquises (voy. la note et la carte complémentaires placées à la fin de la relation).

ces sites charmants. Après trois quarts d’heure de navigation,

nous rangeons à l’honneur l’embouchure de la rivière Urubu, célèbre par le massacre d’Indiens Caboquenas qu’en 1665 y fit Pedro da Costa Favella, par ordre de l’autorité supérieure[14].

À cette rivière Urubu succède brusquement la ville de Serpa. Des berges striées de jaune et de brun, élevées de dix pieds au-dessus des eaux et servant de soubassement à une trentaine de maisonnettes, placées sur une seule ligne et si bien serrées les unes contre les autres, qu’à distance elles paraissent ne former qu’un corps de logis ; autour de ces maisons, un vaste tapis d’herbe rase et jaunie ; au fond, la verte muraille de la forêt, voilà Serpa.

Bien que notre sloop, dont le tirant d’eau est presque nul, rase les berges d’assez près pour nous permettre de distinguer, parmi de maigres végétations, les fleurs les gousses vertes de quelques galibis, nous cherchons vainement des yeux un habitant sur la pelouse, une porte ou une fenêtre ouverte parmi les maisons de Serpa. Tout est clos et silencieux. Comme nous nous disposons à virer de bord, le bruit des poulies mal graissées du sloop, réveille quelques chiens de garde que nous n’avions pas aperçus. Sept ou huit de ces animaux à l’échine saillante, accourent au bord de l’eau et nous poursuivent d’aboiements furieux.

Ce fantôme de ville, que nous ne tardons pas à perdre de vue, existait en 1755, sur la rive droite du Madeira, à une lieue en aval du canal Uraïa-Tupinamba, dont nous avons parlé. Son fondateur, Joachim de Mello è Povoas, l’avait peuplée d’Indiens Abacaxis. Elle portait alors le nom d’Itacoatiara, — la pierre peinte. — Brûlée par les Muras, elle fut réédifiée en 1770 à l’embouchure du Madeira, peuplée d’Indiens Turas, et prit le nom d’Abacariz. Les Muras la détruisirent une seconde fois. Elle alla reparaître sur la rive
Villa Nova, rive droite du Bas Amazone (vue prise du large).
droite de l’Amazone, avec le nom de Serpa et une population empruntée à diverses castes d’Indiens[15]. Là, elle fut encore inquiétée par les Muras, qui l’avaient reconnue malgré son nom d’emprunt et son déguisement. Pour échapper à leurs poursuites, la malheureuse ville abandonna la rive droite du fleuve et vint s’établir sur sa rive gauche, à l’endroit où nous la voyons aujourd’hui.

Au sortir de Serpa, le sloop change d’amures, et, laissant arriver, court vers la rive droite de l’Amazone avec trois quarts de largue dans sa voile. Le bruit de l’eau qu’il divise et fait écumer sous sa proue, chatouille agréablement notre oreille. Il nous semble entendre le murmure de la grande mer. Tout entier à cette musique, nous oublions de relever sur la rive gauche, le village de Silves, qui reste derrière nous. Mais un tel oubli est sans conséquence. Pour le réparer, il suffit de dire que le capitaine Joaquim de Mello è Povoas fonda ce village vers le milieu du dix-huitième siècle, sur un emplacement appelé Muratapera, mot lugubre qu’on peut traduire par endroit où il y eut des Muras, et que sa population primitive fut composée de Portugais mêlés à des Indiens Barrés, Carayas et Pacuris, qui s’éteignirent plus tard ou se dispersèrent. Le Silves actuel a pour habitants, des métis pêcheurs de lamantins et de tortues.

Au débouquement de sept îles, qui se suivaient de près et que nous avons côtoyées, l’Amazone, débarrassé d’obstacles, se rétrécit au point que nous distinguons nettement les arbres d’essences diverses de ses deux rives. Nous cheminons ainsi pendant une heure ; puis une île immense envahit la gauche du fleuve, laissant à sa droite une manière de furo ou d’étroit canal, dans lequel notre sloop donne tête baissée. Ce canal, peu sinueux, est assez large sur quelques points, mais si étroit sur d’autres, que le sloop accroche avec le gui de sa grand’voile les verdures du bord dont il emporte des lambeaux. L’île est bientôt doublée, et la rive droite s’échancrant tout à coup, laisse voir l’intérieur du grand canal qui relie l’Amazone au Madeira. Ce canal est celui des Tupinambas ou Abacaxis dont nous avons parlé plus haut.

À deux jets de flèche de son embouchure sur la rive droite du fleuve, apparaissent, au bord d’une maigre pelouse, tapis habituel des villes et des villages de l’Amazone, onze maisonnettes à toiture de chaume, encadrées à distance par la lisière des forêts. C’est tout ce qui reste de Villa Nova da Raiñha — la ville neuve de la Reine.

Cette ville neuve fut d’abord un simple village fondé au commencement de ce siècle par un capitaine de voltigeurs, Pedro Cordovil, qui le peupla d’Indiens Mundurucus, tirés par lui de l’intérieur du Tapajoz. Peu de temps après sa fondation, un décret du gouverneur et capitaine général de la province du Para, Marcos de Noroñha è Brito, l’éleva au rang de Mission et lui donna le nom charmant de Ville-Neuve de la Reine. Son régulateur spirituel fut ce même Carme José das Chagas, que nous avons vu dans le canal du Madeira régner sur les deux Missions des Abacaxis et des Maüès.


Première plantation de cacao à Villa Nova.

Un seul souvenir historique, mais lamentable, se rattache à Villa Nova. En 1804, un colonel José Simoens de Carvalho, gouverneur du Rio Negro, y mourut d’une indigestion d’œufs de tortues. En vain nous cherchâmes des yeux le tombeau de ce fonctionnaire ; nous n’aperçûmes que des poules fouillant à reculons le sol de la pelouse. Comme les habitants de Serpa et de San José de Maturi, ceux de Villa Nova devaient dormir d’un sommeil enchanté, car, à quatre heures après midi, leurs fenêtres et leurs portes étaient encore fermées,

Au sortir de Villa Nova qu’on appelle aujourd’hui Villa Bella, apparaissent, de dix en quinze lieues, sur les deux rives de l’Amazone, des plantations de cacao dont le vert sombre et doux à l’œil, tranche agréablement sur les verdures d’alentour. Chaque cacahual est pourvu d’une maisonnette blanche, ici couverte en chaume, là coiffée de tuiles, selon la richesse et le goût de son propriétaire. Ces plantations, qu’on voit naître à Villa Nova, se poursuivent des deux côtés du fleuve, jusqu’à Monte Alegre. À partir de ce point, elles ne se montrent plus que sur sa rive droite, et s’étendent jusqu’à Cameta sur la rivière Tocantins.

Déjà nous avions ouvert notre album, taillé nos crayons, et nous nous apprêtions à croquer Faro, un village qui date de 1755 et s’élève à l’embouchure de la rivière Nhamondas, lorsque quatre îles, si bien enchevêtrées les unes dans les autres qu’elles semblent n’en faire qu’une, viennent nous barrer le passage et dire à notre sloop : « Tu n’iras pas plus loin. » Le bateau a compris l’avertissement, et, au lieu de continuer à pincer le vent, il laisse arriver en plein sur la rive droite. Nous ne verrons Faro qu’en songe, quand nous avions compté le voir en réalité ; mais, pour nous dédommager de ce contre-temps, nous parlerons de sa rivière Nhamundas, aux habitantes de laquelle le grand fleuve que nous descendons aujourd’hui dut le nom d’Amazone.

Toutefois, avant de passer outre, disons que Faro et Nhamondas sont des noms modernes ou peu s’en faut. Au temps où Faro, humble village indien, était situé dans l’intérieur de la rivière Nhamondas, à huit lieues de son embouchure, il avait nom Paru. En l’édifiant dans le voisinage de l’Amazone, on l’appela Paro, et enfin Faro. Un L de plus, il s’appelait Farol, qui veut dire lanterne, et c’eût été fâcheux.

Quant à la rivière Nhamondas, elle portait autrefois le nom de Cunuriz, qui était celui de ses habitants primitifs. À ces Indiens Cunuris, éteints ou disparus, succédèrent plus tard les Néamundas, venus des lacs de l’intérieur. Ces Indigènes, qu’on appela, par élision ou par corruption, Nhamundez et enfin Nhamondas, disparurent un beau jour, laissant, à défaut d’autre chose, leur nom à la rivière.

C’est devant l’embouchure de ce rio Nhamondas que Francisco Orellana et ses compagnons, partis de Quito en l’année 1539 et descendant au hasard l’Amazone, furent assaillis par une troupe d’Indiens parmi lesquels combattaient quelques femmes. La chose leur parut surprenante, et, de retour en Espagne, ils en parlèrent avec admiration. Mais, comme il arrive de toutes les nouvelles qui vont passant de bouche en bouche, la version primitive d’Orellana fut promptement dénaturée ; au lieu de quelques femmes combattant avec des Indiens à l’embouchure d’un maigre affluent du grand fleuve, ce fut le fleuve même qu’on peupla tout entier de femmes guerrières dont on compara la valeur à celle des Amazones asiatiques.


Le jaguar et le tapir.

En 1744, lorsque La Condamine descendit l’Amazone, il s’arrêta dans la Mission de San Thomé, qui florissait alors à l’entrée du canal Cuchiüara, une des prétendues bouches de la rivière des Purus. Là, notre voyageur eut le bonheur de mettre la main sur un sergent-major d’ordonnance appelé José da Costa Pacorilha, dont l’aïeul, au dire de cet homme, avait vu autrefois, venant de La rivière Cayamé [16], une de ces femmes guerrières du Nhamondas, sur lesquelles depuis deux siècles étaient braqués les télescopes de la science et les binocles des savants.

À quelques questions délicates que La Condamine hasarda sur les mœurs de ces dames, le sergent-major répondit, par l’organe de son aïeul défunt, que les opinions à cet égard étaient partagées. Selon les uns, les Amazones étaient d’une pudeur féroce et repoussaient à coups de lance les sollicitations des prétendants ; suivant les autres, elles accueillaient une fois chaque année les Guacaris, — lisez Huacaris, — Indiens établis sur les versants de la Sierra de Tacamiaba, entre la Guyane portugaise et le fleuve.

De retour en France, La Condamine, plein de foi dans la parole de son cicérone, disserta longuement sur les Amazones américaines, citant, comme preuves à l’appui de leur existence, la relation primitive d’Orellana, — un peu altérée, il est vrai[17], — et la déclaration d’une Indienne de la Sierra Équatoriale, qui assurait avoir visité les Amazones dans leur pays, mais ne se rappelait plus le chemin qui y conduisait et, conséquemment, ne pouvait donner aucun renseignement sur sa situation géographique.

La déclaration absurde de cette femme, faite en public dans la ville de Pasto et répétée par elle devant la Réal Audiencia de Quito, avait été transcrite par un escribano-greffier, signée par un juge et des assesseurs et déposée comme un document officiel dans les archives de la ville.

De ces on dit recueillis par La Condamine et présentés par lui comme les pièces justificatives du grand procès amazonien qui s’instruisait alors, il était difficile de tirer une conclusion rationnelle. Néanmoins, des savants l’essayèrent ; mais, après s’être donné beaucoup de mal pour en arriver à une connaissance exacte des faits et élucider la question d’être ou de non être des guerrières américaines, ils durent abandonner la partie. Les Amazones de la rivière Nhamondas, satisfaites d’avoir rompu une lance avec Orellana, ne daignèrent plus reparaître.

Cependant, il en coûtait à l’amour-propre des savants de s’avouer vaincus dans la lutte qu’ils avaient tentée contre l’impossible et, pour mettre leur honneur à couvert, ils imaginèrent d’expliquer la disparition des guerrières américaines par leur émigration vers des bords inconnus. Certains d’entre eux prétendirent qu’au sortir de la rivière Nhamondas, elles avaient remonté l’Amazone jusqu’à son affluent le Cayamé ; d’autres, qu’elles étaient entrées dans la rivière das Trombetas et l’avaient remontée jusqu’à ses sources ; d’autres enfin, qu’elles avaient pris par la rivière Urubu, étaient passées de celle-ci dans le Rio Negro, puis dans le Rio Branco, et, côtoyant la limite ouest des Guyanes, avaient fait choix de la Guyane portugaise pour y finir paisiblement leurs jours. Raleigh, Laët, Acuñha, Feijoo, Sarmiento et Coronelli ont écrit là-dessus de fort belles choses.

Tout en niant dans le passé et le présent l’existence d’Amazones américaines constituées en république ou même en corps belligérant, nous nous hâtons de déclarer que les viragos ou marimachos ne sont pas rares sur le continent sud. Nombre de femmes suivent dans les combats leurs époux et leurs frères, contiennent leur ardeur ou la réveillent au besoin par des cris et des invectives. Elles ramassent les lances échappées aux mains des combattants, approvisionnent de flèches les archers, puis, l’engagement terminé, achèvent les blessés du parti ennemi et dépouillent les morts. Ainsi font les femmes des Murucuris de l’Est, celles des Mayorunas de l’Ouest, des Ottomaques du Nord et des Huatchipaïris du Sud. Ainsi eût fait à l’occasion cette brave Ticuna de l’Atacoari qu’on a vue embrocher avec une lance le jaguar qui avait scalpé son mari.

Cette humeur belliqueuse chez le beau sexe américain, n’est pas seulement l’apanage des femmes à peau rouge qui vivent dans les bois ; elle caractérise aussi leurs sœurs civilisées, ou soi-disant telles, qui peuplent les villes de la Sierra et de la Côte du Pacifique.

Les maîtresses des soldats chiliens les suivent à la guerre avec un dévouement de caniche, sauf à les planter là quand la paix est conclue. Elles leur préparent le vivre et le couvert, vont à la maraude pour ajouter quelque douceur à leur menu et les aident au besoin à ravager le pays conquis.

Les Rabonas du Pérou, à la fois Huarmipamparunacunas et vivandières, forment des bataillons souvent plus nombreux que le corps d’armée qu’elles précèdent en éclaireurs ou suivent en traînards. Elles mettent à contribution les villages qu’elles traversent et, le cas échéant, pillent, saccagent, égorgent, incendient sans le moindre scrupule. Ces femmes-là, en vérité, sont de très-farouches et de très-formidables Amazones !

Mais à l’époque où Francisco Orellana et ses compagnons descendirent le fleuve, ces détails de mœurs étaient encore sous le boisseau ; la vue de femmes combattant parmi des Indiens ou les excitant à combattre, parut aux aventuriers une chose aussi neuve que surprenante. De retour en Espagne, la relation qu’ils en firent à leurs compatriotes fut bientôt altérée, puis défigurée par suite de l’esprit d’exagération et de l’amour du merveilleux, propres à ceux-ci et dont ils paraissent avoir hérité de leurs aïeux, les Maures. C’est à l’habitude d’amplifier, d’ennoblir, de poétiser les idées et les faits vulgaires, habitude devenue chez l’Espagnol comme une seconde nature, que les Indiennes de la rivière Nhamondas durent l’insigne honneur d’être comparées au corps républicain des Guerrières de Thrace.

Aujourd’hui qu’il est suffisamment démontré que les viragos d’Orellana et leurs descendantes, si elles ont habité et habitent encore partout dans cette Amérique, n’ont jamais régné ni gouverné nulle part, les œuvres des savants, qui traitèrent sérieusement de ce conte de fées, ne peuvent plus servir qu’à l’épicier du coin pour ses cornets à poivre.

En perdant ses poétiques Amazones, que nul ne revit plus après le capitaine Orellana, la rivière Nhamondas sut conserver longtemps, dans une douzaine de lacs qui profilent ses rives, la variété de lamantins, dite Peje boy de Azeite. Ces cétacés, comme l’indique leur étiquette portugaise, fournissaient peu de viande ; mais, en revanche, chaque individu donnait jusqu’à trente almudes d’huile, soit plus de cinq cents litres. Nous parlons du temps où leur espèce avait la faculté de croître et d’engraisser, qu’elle n’a plus aujourd’hui.

C’est à Faro que s’achève la juridiction du Rio Negro et que commence celle du Para. La ligne imaginaire qui sépare ces deux provinces part de Faro, sur la rive gauche du fleuve, et aboutit, sur sa rive droite, à la colline de Parenti.

À part les plantations de théobrome et leurs maisons blanches qui disparaissent sur un point et reparaissent sur un autre, rien d’intéressant ne charme notre vue, rien de curieux ne sollicite notre attention. Pour échapper à l’ennui qui nous envahit insensiblement, nous prétextons un besoin d’exercice et, laissant le sloop courir des bordées, nous descendons dans la pirogue que, depuis la Barra do Rio Negro, il traîne à la remorque ; nous en larguons l’amarre et, conduits par deux matelots Tapuyas, nous voguons avec le courant, rasant de près la berge ou nous en écartant, selon que la prudence le commande à nos hommes.

Quelquefois nous quittons le sloop dans la matinée et nous n’y revenons qu’au coucher du soleil. Ces jours-là, nous allons battre la forêt, cueillant des fruits sylvestres, des plantes et des fleurs dont la pirogue est bientôt encombrée. À l’heure des repas, si l’un de nous a oublié de se munir de provisions, nous allumons du feu et nous faisons griller des amandes de Capuçaya (Bertholletia). Pendant que les Tapuyas vont et viennent, ramassant des bûchettes et recueillant la moëlle de certains arbres qui leur sert d’amadou, si je ne me sens pas d’humeur à les suivre, je m’assieds sur la berge et je regarde l’eau du fleuve couler en frôlant les herbes du bord. Voir couler l’eau fut toujours un de mes plaisirs. Ici ce plaisir revêt des formes nouvelles ; chaque flot qui passe, me semble un messager venu de la Sierra, qui m’apporte le souvenir ou l’adieu d’une connaissance. J’interprète à ma guise le bruit qu’il fait en clapotant contre la rive. Au milieu de la rêverie où me plonge ce murmure stupéfiant de la brise et du flot, des bruits soudains retentissent et me font tressaillir. Tantôt c’est la chute d’un gland de ces quercus, communs sur l’Amazone[18], qui fait monter à fleur d’eau le poisson Tambaké, ou la capsule multilobée du Hura crepitans, qui éclate avec le bruit d’une arme à feu et fait pleuvoir sur les feuillages une grêle de projectiles, ou bien encore, dans les profondeurs des forêts, le craquement, grossi par les échos, d’un arbre centenaire, dont l’humidité a pourri la base et qui tombe en écrasant toute une génération d’arbres et d’arbustes venus à son ombre. Quand je suis las de rêver et d’ouïr, je regarde. Les plans de verdure, diversement éclairés, selon l’heure de la journée, ont de charmants aspects ; les feuilles roses le matin, puis lumineuses à midi, avec de fortes ombres portées, étincellent aux rayons du soleil couchant, comme des rubis en fusion. Quand le vent du soir les remue en passant, on croirait voir des cascades de braise. Le crépuscule ne tarde pas à étendre sur elles son manteau d’un gris terne et froid. C’est le moment où nous rentrons dans la pirogue pour aller à la recherche de notre sloop, que nous trouvons ancré à la pointe d’une île et nous attendant.

Quand l’idée de pêcher m’est venue en rêve, je quitte le bateau avant que le jour ait paru. Suivi de mes hommes, que ces excursions amusent fort, je vais tendre des lignes dans quelque anse du fleuve, dont l’eau calme, abritée contre le courant et le vent, est chère à la gent poissonneuse qui s’y retire pour dormir. Au moment où l’archer céleste décoche le premier de ses traits de feu contre la glace immobile de ce bassin, — lisez sans pathos : à l’heure où le soleil commence à éclairer la baie, — mes hameçons ont presque toujours accroché quelque proie. Tantôt c’est un Surubi à la peau brune, lisse et gluante, ou un Sungaro au dos bleu et au ventre d’argent, ou bien encore un Tucunari peint de couleurs splendides.

Ces poissons, fichés au bout d’une gaule ou roulés dans des feuilles de balisier, prennent, par la cuisson, une mine appétissante. Nous les mangeons sans pain, sans sel et sans citron, ce qui ne nous empêche pas de les trouver exquis. Les drupes du palmier Assahy, que nous écrasons dans une calebasse d’eau, nous donnent une teinture épaisse et de couleur violette qui remplace le vin. Ces jours-là nous faisons des repas de prince.

Parfois le soir, au coucher du soleil, la proposition de flâner un moment est émise par le pilote et adoptée à l’unanimité par l’équipage ; on descend à terre ; on allume un feu de branchages ; la marmite du bord est placée dessus et le pilote prépare lui-même un café clair qu’il édulcore avec de la mélasse. Chacun de nous, muni d’une tasse quelconque, puise tour à tour dans le récipient. Nos gens mêlent volontiers à cette eau roussâtre une poignée ou deux de farine de manioc et la transforment en bouillie. Le luncheon est entremêlé d’éclats de rire, de plaisanteries au gros sel et quelquefois aussi d’aperçus piquants et entièrement inédits sur la Faune de la contrée et sur le Jaguar en particulier.

Le Jaguar amazonien dont les Tapuyas comptent neuf variétés[19], est la bête qu’ils admirent le plus et qu’ils chassent le moins, d’abord parce qu’ils trouvent sa chair mauvaise et qu’ils font peu de cas de sa fourrure, ensuite parce qu’ils le prétendent issu de leur démon Jurupari, qui jadis le pétrit avec sa propre fiente ; de là, le qualificatif de biche-diabo — animal-diable — donné par eux à ce félin, qui à l’audace, à la force, à la férocité, ajoute la malice et la ruse de l’esprit des ténèbres. Ainsi, disent-ils, le Jaguar est particulièrement friand de poisson et sa manière de le prendre sans filets et sans hameçons, prouve jusqu’à l’évidence que le démon lui vient en aide. Pour cela, il fait choix d’un arbre tombé en travers de la rive, va s’accroupir à son extrémité, et, de temps en temps fouette l’eau de sa queue pour imiter la chute d’un fruit mûr. Ce bruit trompe le Paco, le Pira-Arara et le Surubi, qui croient qu’une drupe de palmier ou un gland de quercus, s’est détaché de l’arbre et accourent pour le gober. Mais à peine un de ces crédules poissons montre-t-il sa tête à fleur d’eau, qu’un coup de griffe du Jaguar l’atteint et le rejette sur la rive.


Le jaguar pêcheur.

Souvent c’est la grande tortue que le félin surprend sur une plage et retourne le ventre en l’air ; de sa patte gauche il pèse sur elle et l’empêche de se mouvoir, tandis que la droite, qu’il introduit entre la carapace et le plastron de la bête, en arrache par lambeaux les membres palpitants.

La prodigieuse agilité du singe ne le sauve pas toujours de la dent du Jaguar, qui le poursuit de branche en branche jusqu’au sommet des arbres et s’élance sur lui sans s’inquiéter d’une chute de quelque trente pieds, qu’il amortit d’ailleurs à la façon de nos chats domestiques, en tombant sur ses quatre pattes.

Cramponné des dents et des ongles au dos du tapir qu’il a surpris à l’abreuvoir, le jaguar se laisse emporter par lui à travers les fourrés, plonge dans la vase ou dans l’eau avec le pachyderme, le déchire tout en fuyant et finit par lui briser la nuque.

Paul Marcoy.

(La suite à la prochains livraison.)


  1. Suite. — Voy. t. VI, p. 81, 97, 241, 257, 273 ; t. VII, p. 225, 241, 257, 273, 289 ; t. VIII, p. 97, 113, 129 ; t. IX, p. 129, 145, 161, 177, 193, 209 ; t. X, p. 129, 145, 161, 177 ; t. XI, p. 161, 177, 193, 209, 225 ; t. XII, p. 161, 177, 193, 209 ; t. XIV, p. 81, 97, 113, 129 et 145.
  2. Les gravures qui accompagnent le texte de M. Marcoy ont été exécutées d’après ses albums et sous ses yeux par M. Riou.
  3. Le dernier voyageur français qui ait visité officiellement ces contrées, celui-là même à qui le Musée du Louvre est redevable d’une statue en grès provenant de la Barra do Rio Negro et dont il nous est arrivé de parler plus haut, ce voyageur a donné en 1850-51, comme nous donnons aujourd’hui, une liste nominative des nations indigènes qui peuplent le Haut-Amazone et ses affluents. Cette liste, ainsi qu’il nous l’apprend lui-même, a été copiée par lui dans un journal de Santa Maria de Belem do Para, o Télégrafo paraënse, en date du 28 mars 1829. Nous sommes fâché d’avoir à ajouter que l’original, pas plus que la copie, ne doivent être pris en considération et cela pour les raisons suivantes :

    Aucun relevé des nations sauvages qui peuplent le Brésil n’ayant été fait depuis plus d’un siècle, le journaliste brésilien attaché au Télégraphe, — c’est le nom du journal, — n’a vu rien de mieux pour donner une haute idée des populations indigènes de son pays que de copier dans leur teneur primitive les rôles de la capitainerie du Rio Negro et les roteiros ou itinéraires de la contrée publiés par Noroñha et par Sampaio dans la période de 1750 à 1774. En outre, le même journaliste dans sa besogne de copiste, a commis une erreur de plume, à moins que le voyageur français en le copiant à son tour, n’ait étourdiment confondu le Jurua avec le Japura et doté la première de ces rivières de trente-trois nations, tandis qu’il n’en donne que dix-sept à la seconde. Or, c’est précisément le contraire qu’il eût fallu écrire.

    Un fait que le journaliste brésilien et le voyageur français ignorent peut-être, c’est que les affluents de gauche du Haut Amazone paraissent avoir eu de tous temps une population indigène bien plus nombreuse et surtout plus variée que les affluents de droite du même fleuve. De cette différence numérique, doit-on inférer que dans leurs migrations du nord au sud à travers les parties planes de cette Amérique, la majeure partie des nations de l’autre hémisphère s’arrêtèrent en deçà de l’Amazone, tandis qu’un petit nombre seulement traversaient le fleuve et poussaient au delà, ou que ces migrations de peuples continuant de s’opérer longtemps encore après l’occupation des parties sud du continent par les premières hordes voyageuses, celles qui vinrent à leur suite, fixèrent pour limites à leurs déplacements les rivages de l’Amazone ? Le fait nous paraît mériter l’attention des savants.

    N’ayant pas sous la main le numéro du journal le Télégraphe où se trouve cette liste nominative, nous ne pouvons la confronter. avec la copie qu’en a faite le voyageur et décider, qui, de lui ou du journaliste, a commis le lapsus calami relatif au Jurua et au Japura. Bornons-nous donc à dire que la liste en question qui reproduit le chiffre des nations brésiliennes d’autrefois et non celui des nations d’aujourd’hui, est entachée de nullité et comme telle doit être repoussée par les ethnographes.

  4. La salsepareille que le Brésil expédie aujourd’hui en Europe lui vient en grande partie des possessions espagnoles. Les habitants de la Plaine du Sacrement, des villages du Marañon, du Huallaga, de l’Équateur, de la Colombie, où cette plante abonde encore, la recueillent dans leurs forêts et l’apportent par le Haut Amazone, le Napo et l’Iça, aux commercants de Cayçara, Ega, Coary et la Barre du Rio Negro qui l’expédient au Para.
  5. Au Brésil, comme au Pérou, les gens du peuple se servent de cette locution pour désigner l’époque de la domination portugaise et espagnole en Amérique.
  6. Les riverains de l’Amazone préparent cette huile, la font bouillir et l’assaisonnent de la même façon que les Conibos de la Plaine du Sacrement. Comme ceux-ci, ils se servent d’une flèche à cinq pointes pour crever la coquille molle des œufs, d’une pirogue en guise d’auge, etc., etc.
  7. Ce fait dont on pourrait faire honneur à notre imagination, se reproduit chaque fois que dans une pêche ou feyturia, le fretin, les têtes et les entrailles des gros poissons sont rejetés à l’eau. Les caïmans gorgés de nourriture, ne font alors aucun cas des baigneurs qui de leur côté ne s’épouvantent nullement de ce dangereux voisinage. Ces occasions exceptées, aucun indigène n’oserait se baigner en pleine eau.
  8. Ce canal situé dans l’intérieur du Madeira, à dix lieues de son embouchure et sur sa rive droite, est appelé Uraïa dans sa partie supérieure, et Tupinamparana (rivière des Tupinambas) dans sa partie inférieure. Sa longueur est d’environ trente-deux lieues ; sa largeur varie de cent cinquante à trois cents mètres. Les pilotes brésiliens, qui l’appellent indifféremment Furo dos Abacaxis ou dos Tubinambas, rappellent sans s’en douter une des pages lugubres de leur histoire. Deux ou trois étiers dont le plus large est le furo Coroïé, coupent par autant de tangentes la courbe décrite par le Tupinamparana et le font communiquer avec l’Amazone. Ce canal reçoit dans son parcours le trop-plein de huit lacs alimentés par des rivières (igarapés) venues de l’intérieur. Les plus grands de ces lacs sont ceux de Canoma, d’Abacaxis, de Maüé et de Uaïcurupa où Vaïcorapa.
  9. Venue des contrées du sud qu’elle semble avoir adopté pour lieu de résidence, lors de la grande émigration des peuples de l’hémisphère nord, la nation Tupi habita longtemps l’intérieur du Paraguay, les pampas du Chaco et Les llanos des Moxos avant d’occuper les versants de la Sierra d’Ibapiaba, limitrophe des provinces de Para, Maranhaô, Pernambouc et Bahia, d’où plus tard elle passa sur les bords du Bas Amazone. Un groupe détaché de cette nation, une des plus nombreuses qu’ait eues l’Amérique du Sud, existait encore au milieu du siècle dernier dans le voisinage des sources du Beni.
  10. Vingt ans auparavant, en 1619, Pedro Teixeira avait fait une guerre acharnée à ces mêmes Tupinambas et avait brûlé trois de leurs villages, Iguapé, Guanapu, Carepi, situés dans les environs du Para.
  11. Ces rapides sont dus à un prolongement de la chaîne des Parexis qui traverse le lit du Madeira entre le 9e degré et le 11e, et s’étend dans le nord-nord-ouest au delà de la rivière des Purus. Certains de ces rapides du Madeira ont plusieurs milles d’étendue. On en compte douze sur cette rivière et cinq sur le Guaporé.
  12. Le Saut de Théotonio, — les Monticules, — la Chaudière de l’Enfer, — les Trois Frères, — le Petit Mur, — la Miséricorde, — la Bananière, — le Grand Pieu, — etc., etc.
  13. La première fois elle fut édifiée dans l’intérieur du Rio Jupary, la seconde à l’entrée du Rio Giparana, la troisième à lendroit appelé Praxiaon, la quatrième et dernière fois, sur l’emplacement de l’ancien village de Trocano fondé par les Jésuites.
  14. Sept cents de ces Indiens furent fusillés, quatre cents faits prisonniers et trente de leurs villages réduits en cendres. Ces terribles représailles eurent lieu pour venger la mort de quelques soldats portugais tués par eux et que le gouverneur du Para, Rui Vaz de Siqueira, avait envoyés faire la traite des Peaux-Rouges pour se procurer des bras nécessaires à la culture et aux travaux des champs.
  15. Saras, Baris, Anicorés, Aponarias, Tururis, Urupus, Jumas, Juquis et Pariquis. Toutes ces castes sont éteintes.
  16. Cette rivière Cayamé, que les cartes espagnoles appellent par erreur Cayambé et que la grande carte de Brué, édit. 1856, nomme Cayama, est un igarapé d’eau noire, large de sept à huit mètres, né dans l’intérieur des forêts et que l’Amazone reçoit par la droite. entre les lacs de Teffé et de Juteca. Une distance d’environ cent quatre-vingt-sept lieues en ligne directe, sépare ce ruisseau de la rivière Nhamondas.

    Durant nos diverses stations dans les villes et les villages de l’Amazone, nous avons fait appel aux lumières de bien des gens et feuilleté bon nombre de vieux manuscrits, pour savoir ce que pouvait faire dans le Rio Cayamé, isolée de ses compagnes et à une si grande distance d’elles, l’Amazone citée par La Condamine. Mais les gens, pas plus que les paperasses, ne nous ont rien appris à cet égard.

  17. L’historien d’Orellana parle de femmes mêlées à des Indiens et combattant avec eux, et non d’une troupe de femmes combattant seules.
  18. Le genre Quercus de la famille des Cupulifères, est représenté sur l’Amazone par des arbres de quatrième grandeur et compte plus de vingt variétés.
  19. Yahuaraté pacoa sororoca, individu de grande taille, à robe claire avec des taches très-espacées. — Yahuaraté-miri, individu de petite taille, à robe claire et très-mouchetée. — Yahuaraté-tahua, individu de taille moyenne, à pattes jaunes et à robe plus mouchetée que la variété précédente. — Yahuaraté-piranga, individu de grande taille, à robe noire et sans mouchetures. — Yahuaraté-yahuaruna, individu de grande taille, à robe rousse et sans mouchetures. — Yahuaraté-uru, individu de grande taille, à robe d’un noir terne, à mouchetures d’un noir luisant. — Yahuaraté-murutinga, individu de grande taille, à robe noire, tachetée de blanc ; c’est le plus redouté des indigènes. — Yahuaraté-maracaja, individu de la taille d’un chat sauvage, à robe claire et très-mouchetés. — Yahuaraté-macakiñho, individu de très-petite taille, à pattes jaunes, à robe claire, zébrée de brun.