Voyage de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, à travers l’Amérique du Sud/35


VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE,

À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD


PAR M. PAUL MARCOY.


1846-1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




PÉROU.




DIXIÈME ÉTAPE.

DE TIERRA BLANCA À NAUTA (Suite).


Les arbres flottants. — Ignorance du voyageur à l’égard des cigales américaines. — Eustache en tournée. — Les Machusisac. — Effet que peuvent produire des fleurs blanches sur des eaux noires. — Les nids de Caciques. — Un coup de vent sur la rivière Ucayali. — Instinct des oiseaux. — Détails de mœurs intimes. — De l’esclavage chez les indigènes de la plaine du Sacrement. — Une habitation de Chontaquiros.

Avec cette finesse de tact, apanage exclusif du sexe qu’elle représentait à l’état sauvage, la digne ménagère comprit bien vite que la conversation de son mari n’était pas assez substantielle pour nos estomacs, et se mit en mesure de nous préparer à souper. En un clin d’œil le feu fut allumé, une marmite d’eau placée en équilibre sur trois pierres, et un jambon de pécari décroché de la solive où il se balançait au vent du soir. À l’aide des ongles tranchants dont ses dix doigts étaient armés, la femme Maquea détacha de ce jambon des bribes de viande et les jeta dans l’eau bouillante. Une demi-heure suffit à la cuisson du ragoût local, qu’elle nous servit sans assaisonnement aucun, mais bouillant, écumant et grondant encore.

À l’issue de ce repas pris en commun, j’offris aux deux époux un verre de tafia qu’ils avalèrent sans se faire prier, puis, les laissant causer avec mes gens, je me rapprochai du foyer où les enfants de la maison, deux petits gnomes couleur de pain d’épice, me rejoignirent. À la clarté d’une torche résineuse, qu’on avait allumée en mon honneur, je venais d’apercevoir un de ces sacs en jonc où les indigènes gardent leurs provisions d’arachides. J’y plongeai ma main, et en ayant retiré une poignée de pistaches, je les ensevelis sous les cendres chaudes avec l’intention d’en faire mon dessert, quand elles seraient cuites à point, ce qui eut lieu au bout de cinq minutes.

Comme j’étais en train de les croquer, les fils Maquea, qui avaient suivi avec intérêt les détails de ma pantomime, eurent l’idée de fouiller après moi les cendres du foyer où le plus jeune trouva une pistache dont il s’empara lestement au nez de son aîné. Celui-ci, en vertu de la loi du plus fort qui règne au désert comme dans les villes, voulut la lui ravir, mais le petit tint bon, et encouragé dans sa résistance par un signe de tête que je lui fis, riposta à une bourrade de son grand frère par un soufflet bien appliqué. Alors les deux frères rivaux se prirent aux cheveux et se roulèrent sur le sol avec des grognements diatoniques qui, montant du grave à l’aigu, descendant de l’aigu au grave, rappelaient ceux de l’animal cher à saint Antoine. Cette scène de pugilat, que les époux Maquea ne semblaient nullement pressés d’interrompre, allait avoir un résultat fâcheux, si, pareil au Deus ex machina de l’antiquité, je ne fusse intervenu à propos pour changer la face des choses. Il me suffit de saisir délicatement par la peau du cou le plus robuste des deux frères, et, comme furieux de l’encouragement tacite que j’avais donné au plus faible, il se retournait pour me mordre, je pris un tison au foyer et le lui faisant fumer sous le nez, je l’obligeai à lâcher prise. La femme Maquea, que je croyais distraite par la conversation, n’avait perdu aucun détail de cette scène ; rien n’échappe à l’œil d’une mère ; — au sourd rugissement que poussa son aîné en sentant la fumée lui entrer dans le nez, elle accourut d’un pas agile, et renchérissant sur le moyen héroïque dont je venais d’user à l’égard de l’enfant, elle lui appliqua quelques calottes schetibos, qui ressemblaient étonnamment à nos claques françaises. Pendant que le marmot claqué allait en pleurnichant se blottir sous sa moustiquaire, je consignai sur mon album l’observation suivante, si bien effacée à cette heure, qu’elle serait indéchiffrable pour tout autre que pour moi — « Les horions, claques et taloches, voire les pichenettes, ont une orthographe, une valeur et un son pareils dans toutes les langues. »

Le lendemain, au moment de partir, nous ne pûmes remercier les époux Maquea de l’hospitalité qu’ils nous avaient donnée. Tous deux, selon l’habitude des sauvages, s’étaient levés avec le jour et vaguaient dans les bois ; leurs enfants, restés au logis, jouaient à je ne sais quel jeu d’onchets. La pistache, objet de discorde entre les deux frères, était oubliée à cette heure, et la rixe qu’elle avait amenée entre eux, loin de les désunir, n’avait fait que resserrer plus étroitement les liens de leur affection.

Pour consoler l’aîné des Maquea de la rigueur que j’avais déployée envers lui et me rappeler en même temps au souvenir de son petit frère, je gratifiai chacun d’eux d’un miroir de cinq sous et les laissai souriant et tirant la langue à leur propre image.

Nous nous abandonnâmes de nouveau au courant de l’Ucayali. La rivière aux multiples détours, dont les aspects variaient autrefois à chaque minute, avait maintenant des courbes d’une longueur et d’une monotonie insupportables. La double ligne des forêts la bordait d’un mur de verdure pareil aux classiques charmilles alignées par Le Nôtre. C’était grandiose, mais peu récréatif. De loin en loin, comme un correctif gracieux à la froide immobilité de ces lignes droites, un groupe de Coryphas ou d’Acrocomias se dégageait de la masse et dessinait sur le ciel, d’une pureté idéale, son faisceau d’éventails ou son bouquet de plumes. Parfois le mur végétal s’interrompait soudain ou paraissait fuir en arrière ; une bande d’ocre d’un rouge cru s’allongeait au-dessus de l’eau et sur ce talus, les troncs droits et lisses des Copahus à la tête en ombelle, au feuillage d’un vert noirâtre, se dressaient, pareils à des stèles ou des bornes milliaires qui eussent marqué la distance et la direction du chemin.


Les copahus.

Devant nous, dans les profondeurs de la perspective, quelques points bruns et tremblotants, que l’œil perdait et ressaisissait tour à tour, se détachaient dans une lumière azurée. Ces points étaient des îles de huit à dix lieues de circuit : île des Cedrèles, île des Capirunas, île des Mohenas, île des Yarinas, qui tiraient leur nom des espèces végétales dont leur surface était couverte à profusion.


L’île des Cedrèles.

Quelquefois le tronc creux d’un Jacaranda, arraché de son sol natal par un écroulement des berges ou un débordement de l’Ucayali, venait flotter dans les eaux de notre pirogue. À ses flancs écorcés, à ses menus branchages disparus, on devinait sans peine que l’arbre vagabondait depuis longtemps sur la rivière. On eut pu dire au juste combien d’escales il avait faites en route et dans quels ports il avait relâché. Des chocs contre les talus, des échouements sur les plages avaient rempli ses crevasses de sable et de terreau dont s’accommodaient à merveille les plantes qu’il portait avec lui. Ces convolvulus blancs et roses qui serpentaient autour de ses maîtresses branches lui venaient du territoire des Conibos. Une plage ignorée de la plaine du Sacrement avait dû lui donner ces beaux Ketmias couleur de pourpre, et l’embouchure de quelque petit affluent devant laquelle il était resté échoué, lui avait fourni ces Œnothères jaunes, ces Alismacées blanches et ces Pontédérias d’un bleu si doux. Ces plantes superbement développées et en pleine floraison faisaient une parure triomphante au vieux tronc battu par les eaux et les vents. On eût dit un de ces Chinampas ou radeaux fleuris que les Aztèques promenaient autrefois le long des canaux de Tenochtitlan, la ville sacrée, et sur lesquels leurs descendants vendent aujourd’hui des choux, des carottes et autres légumes.


Pérégrinations d’un tronc d’arbre.

La rencontre d’un de ces troncs enguirlandés, sur lequel des hérons philosophes méditaient le bec posé sur leur jabot, une jambe en l’air et l’autre repliée sous le ventre, fut notre seule distraction de la matinée. Une lumière aveuglante emplissait l’espace. La rivière semblait rouler de l’or en fusion, nul zéphir mythologique et compatissant ne rafraîchissait l’air, dont chaque molécule était embrasée ; la chaleur et l’ennui pesaient sur nous de tout leur poids. Au milieu du recueillement général, car la nature énervée paraissait sans souffle et sans voix, le seul bruit qui frappât notre oreille était produit par l’Inambu[1], grosse perdrix de la taille d’une pintade, qui, tapie dans la forêt, faisait entendre de minute en minute les quatre notes de la gamme, ut, mi, sol, ut, qu’un oiseau de son espèce, posté plus loin, redisait à un oiseau plus éloigné, lequel les répétait lui-même à un compagnon plus éloigné encore. Ces quatre notes, d’abord sonores et distinctes, puis s’affaiblissant graduellement et finissant par s’éteindre à distance, nous rappelaient le garde à vous nocturne des sentinelles en faction devant l’ennemi. À ce chant peu varié de l’Inambu s’ajoutait le mirliton continu des cigales.

Voyageur consciencieux, nous avouons ici ne pas connaître et même n’avoir jamais vu les cigales américaines, bien que pendant des années entières elles aient martyrisé notre tympan. Après cet aveu, on comprend qu’il nous serait assez difficile d’ajouter un nouveau chapitre à l’histoire de ces homoptères, dont la configuration, la taille et les allures nous sont tout à fait inconnues. Portent-ils, comme nos Cicadiens d’Europe, leur crécelle dans l’abdomen ? ont-ils comme eux quatre ailes membraneuses et veinées, dont deux semi-coriaces et servant d’élytres, trois yeux disposés en triangle sur le sommet du front, la bouche en trompe et sept articles à leurs antennes ? — Certes ! voilà bien des questions intéressantes, auxquelles il ne nous est pas permis de répondre. Nous le regrettons d’autant plus que la cigale fut en grande vénération dans l’antiquité. Elle était un des animaux sacro-saints dont les Égyptiens se plurent à perpétuer le souvenir dans leurs hiéroglyphes. Les Grecs, qui l’appelaient Tettix, incarnèrent en elle Tithon, l’amant suranné de l’Aurore, le prototype du vieux beau de nos jours, corseté, blanchi, maquillé. Sapho la Lesbienne[2], Anacréon, Xénarchus, chantèrent la cigale dans des vers immortels. Un temple lui fut élevé dans l’île de Ténos. Chez les Athéniens, qui l’avaient adoptée comme un symbole de noblesse et d’ancienneté, les jeunes patriciennes piquaient dans de blondes perruques (Phénaké) qu’elles tiraient de la Gaule chevelue — Gallia comata — pour en couvrir leur chef, de longues aiguilles d’or surmontées de cigales. De là, sans doute, l’épithète de Tettigoforoï qui leur fut donnée par quelque mauvais plaisant de l’époque.

Les Latins, loin de partager l’engouement des Grecs pour les cigales, les traitèrent, au contraire, assez brutalement. Horace et Ovide se plaignent quelque part de l’irritation que leur cause la voix de ces insectes, et le doux Virgile les qualifie de Cicadæ raucis. Cette épithète humoristique du Cygne de Mantoue prouve qu’il avait comme nous le système nerveux facile à agacer et que pas plus que nous il n’aimait l’aigre bruissement des cigales. C’est donc à l’antipathie que nous eûmes toujours pour ces insectes ventriloques et pour leur chanson pareille au grincement d’une lime sur une scie, que le lecteur doit attribuer notre ignorance scientifique à l’égard de leurs congénères américains.

Mais pendant que nous parlons à tort et à travers d’insectes qui nous sont inconnus, notre pirogue a atteint et dépassé l’extrémité d’une courbe de la rivière, et comme l’heure du déjeuner est sonnée depuis longtemps à nos estomacs, nous prions nos rameurs de quitter le lit du courant, de rallier la rive gauche et de chercher un endroit où nous puissions débarquer et allumer le feu nécessaire à notre cuisine.

Une plage, telle que je la souhaitais, s’étendait précisément par notre travers. C’était une vaste couche de sable, bordée à cent pas du rivage par un taillis de Gyneriums que dépassaient les têtes de ces Cécropias, si communs sur le territoire des Chontaquiros, et que les descendants de la nation Pano appellent Scheticas. De là le nom de Schetica-Playa ou plage des Scheticas que portait, au dire de mes gens, l’endroit où nous atterrîmes.

Je laissai Julio battre le briquet, ses acolytes ramasser des bûchettes, et, traversant la plage, je m’avançai jusqu’à la limite végétale où elle finissait. Une trouée dans le fourré de Gyneriums, qui semblait avoir été faite par des hommes, des tapirs ou des tigres, peut-être par les trois animaux à la fois, attira mon attention. Pendant que je l’examinais d’un œil défiant, les roseaux bruirent, s’écartèrent et livrèrent passage à un individu vêtu de blanc et coiffé d’une casquette en peau de loutre. Cet individu tenait en main une bouteille. Je reconnus Eustache, le majordome de la Mission de Sarayacu. À l’exclamation que je poussai, il leva la tête, me reconnut à son tour, sourit et vint à moi en se dandinant sur ses hanches. Aux premiers mots qu’il prononça je vis qu’il était ivre ; en le regardant de près, je m’aperçus que sa bouche était frangée d’écume et qu’il louchait affreusement. Retrouver Eustache dans cet état, n’était pour moi qu’un fait vulgaire, mais le retrouver à trente lieues de Sarayacu me parut chose surprenante et je priai mon ex-brosseur de m’en donner l’explication, ce qu’il fit, mais non sans émailler sa narration de pauses, de soupirs, de hoquets qui l’allongèrent considérablement.


Eustache en mission à Schéticaplaya.

Depuis quinze jours il était parti de Sarayacu à la tête d’une troupe de néophytes que le révérend Plaza envoyait pêcher dans les lacs de l’Ucayali et saler le poisson sur place afin d’approvisionner le couvent, dont les munitions en ce genre tiraient à leur fin[3]. Au moment du départ, il avait reçu de son maître l’ordre de passer devant Tierra-Blanca sans s’y arrêter, et cela, me dit-il confidentiellement, pour éviter des questions indiscrètes que le P. Antonio n’eût pas manqué de lui faire au sujet de la pêche dont il était chargé. Il termina en m’annonçant qu’il passait le temps assez tristement à Schética-Playa pendant que ses hommes exploraient les canaux et les lacs voisins où déjà ils avaient fait une pêche assez fructueuse.

Comme il ne lui restait plus rien à m’apprendre, il s’offrit à me guider vers son campement et à m’y faire déjeuner si je l’avais pour agréable. Je le suivis à travers les roseaux. Le campement de Mons Eustache était un grand espace dénudé dont le sol de vase durcie gardait la trace des derniers débordements de l’Ucayali. Quelques ajoupas du genre de ceux que façonnent pour leurs haltes de nuit les chasseurs et les pêcheurs nomades de la plaine du Sacrement, servaient d’abris aux néophytes. Sur des cordes tendues et des grils de branchages, séchaient au soleil des tranches de lamantin et de pira rocou (maïus osteoglossum) saupoudrées de sel. Çà et là des amphores au long col, des pots à large panse, des tisons noircis, des ossements et des arêtes ; puis à distance respectueuse de ces objets, un cordon de faméliques Urubus attendant patiemment le retour des pêcheurs pour faire un bon repas du rebut de leur pêche.

Le site ne me plut que médiocrement. Il est vrai que le soleil y faisait rage et que les roseaux, d’une hauteur de quinze pieds, interceptaient si bien la brise du large, que la gorge se desséchait au contact de cet air embrasé. Grâce à la précaution qu’avait le majordome de lubréfier de temps en temps avec un verre de tafia les parois internes de son larynx, il supportait sans en paraître incommodé cette haute température.

Le déjeuner, qu’il plaça devant moi, se composait de poisson salé, grillé sur les braises et de quelques bananes. Pour me tenir compagnie pendant que je mangeais il se remit à boire, et tout en buvant il me demanda si je ne serais pas curieux de voir le lac Nuña. Le regard que je lui jetai devait exprimer à la fois ma surprise au sujet de la proposition qui m’était faite et mon ignorance à l’égard de la chose, car l’homme ajouta avec ce sourire placide et voisin de l’hébétement qui lui était particulier : « Mangez d’abord, nous irons à Nuña ensuite. »

En échange de la surprise de son lac qu’allait me faire Eustache, je me promis de le surprendre à mon tour en lui apprenant le changement inespéré survenu dans la position de son maître, que le chapeau d’évêque attendait à Cuenca. Absent de Sarayacu depuis quinze jours, et resté tout ce temps sans communications avec la Mission centrale, Eustache ignorait complétement ce qui s’y passait et quels intérêts et quelles passions étaient en jeu sur ce petit théâtre.

Nous rentrâmes dans ma pirogue, qui, sur l’ordre du majordome, longea la rive gauche jusqu’à l’entrée d’un étroit goulet, dans lequel nous nous engageâmes. Julio, à qui tous les canaux et tous les lacs de l’Ucayali étaient familiers, reconnut sur-le-champ l’entrée du lac Nuña et demanda à notre cicérone ce que nous y allions faire. « Voir les machu sisac, » dit celui-ci. Si les mots quechuas machu sisac m’apprenaient qu’il s’agissait de grandes fleurs, ils ne me disaient rien de leur famille, de leur forme ou de leur couleur, et j’avais hâte de savoir si les fleurs en question valaient la peine qu’on s’exposât pour elles à être dévoré par les moustiques, qui, à mesure que nous avancions dans l’intérieur du canal, nous enveloppaient d’un nuage de plus en plus épais.

J’avais eu le temps d’être piqué par un millier de ces insectes et d’en écraser une cinquantaine, vengeance qui me semblait insuffisante, quand Eustache cria de sa voix éraillée : « Nous y sommes, » j’allongeai la tête hors du pamacari. Le canal restait en arrière. Devant nous s’évasait une nappe d’eau d’un aspect si étrange et si merveilleux, que je fus tenté de sauter au cou du majordome pour le remercier de m’avoir procuré gratis un pareil spectacle. Mais en me rappelant à temps l’odeur fétide qu’exhalait l’haleine du quidam, je réprimai ce mouvement et me contentai de lui exprimer par un regard et un sourire le plaisir que me causait la vue de son lac Nuña.

Ce lac, dont l’eau noire comme de l’encre ne résorbait ni la couleur du ciel, ni la lumière du soleil, décrivait un cercle de quelque deux lieues, bordé par d’épaisses verdures. Sa surface, en certains endroits, était couverte de nymphæas aux gigantesques feuilles d’une nuance vert pralin qui contrastait avec le ton rose vineux d’un retroussis qui bordait leurs marges. Entre ces feuilles s’épanouissaient de magnifiques fleurs dont les pétales, d’un blanc laiteux à l’extérieur, étaient flammés à l’intérieur de rose sale, et revêtaient au centre une teinte uniforme d’un violet vineux sombre. Ces fleurs, par leur développement prodigieux et la grosseur de leurs boutons qu’on eût pris pour des œufs d’autruche, semblaient appartenir à la guirlande d’une Flore antédiluvienne. Sur ce tapis splendide trottaient menu toute une légion d’échassiers, tantales, jacanas, kamichis, savacus, jabirus, spatules qui ajoutaient à son aspect phénoménal en même temps qu’ils servaient à l’observateur d’échelle de proportion pour mesurer de l’œil les feuilles et les fleurs que ces oiseaux ébranlaient en marchant, mais sans que le poids de leur corps les submergeât.


Vue du lac de Nuña.

Après avoir joui par la vue de ce radieux échantillon de la végétation intertropicale, je fus pris du désir d’en posséder un spécimen. Mes gens poussèrent la pirogue dans ce réseau de feuilles et de fleurs, et, m’aidant d’un sabre d’abatis, je parvins à détacher une fleur et un bouton de leurs robustes pédoncules hérissés d’aiguillons longs de huit à dix centimètres. Les feuilles de la plante, retenues au fond de l’eau par des pétioles épineux de la grosseur d’un câble de navire, résistèrent aux efforts combinés de mes hommes, et je me vis contraint d’opérer la section de l’une d’elles à quelques pouces de sa face inférieure. Cette feuille, parfaitement lisse en dessus, était divisée en dessous par une foule de compartiments aux casiers très-réguliers, dont les cloisons latérales hérissées de piquants avaient un pouce de relief. Posée à plat sur le pamacari de notre pirogue, cette merveilleuse hydrophyte le recouvrait entièrement.

Je passai près d’une heure debout dans l’embarcation à examiner dans leur ensemble et leurs détails ce lac d’eau noire et ces fleurs blanches dont mes regards ne pouvaient plus se détacher ; puis, quand j’en eus fait un croquis, je donnai l’ordre de retourner à Schética-Playa, où j’arrivai avec la feuille, la fleur et le bouton que je venais de conquérir, et plus fier de ce beau trophée que feu Démétrios, le Preneur de villes, d’une nouvelle cité ajoutée à sa liste.


Transport d’une feuille de Nymphæa.

En touchant au rivage, je fis disposer deux bâtons en croix, sur lesquels je plaçai la feuille du nymphæa. Deux hommes la portèrent ainsi jusqu’au campement. Julio précédait la civière et lui frayait à coups de sabre un chemin à travers les roseaux. Mon butin végétal, arrivé sans encombre à destination, je m’empressai, avant que la chaleur ne l’eût détérioré, d’en examiner et d’en décrire les diverses parties. La feuille encore humide, que nous pesâmes avec une romaine dont se servait Eustache pour mesurer le sel à ses pêcheurs, cette feuille pesait treize livres et demie. Sa circonférence était de vingt-quatre pieds neuf pouces trois lignes ; la fleur, qui mesurait quatre pieds deux pouces de tour, et dont les pétales extérieurs avaient neuf pouces de longueur, pesait trois livres et demie. Le poids du bouton était de deux livres et un quart. Je déposai fleur et bouton dans une corbeille, puis je coupai l’immense feuille en huit quartiers, que j’entourai d’un linceul de papier buvard pour les conserver à la science.

Ce travail achevé, je tirai Eustache à l’écart afin que mes gens ne pussent entendre ce que j’allais lui dire, et l’ayant remercié de la surprise agréable qu’il m’avait faite, je lui annonçai le départ prochain de Sarayacu du révérend Plaza, l’engageant à ne pas prolonger son séjour à Schética-Playa, s’il tenait à recevoir la bénédiction du futur évêque. Mais cette nouvelle, que j’aurais cru devoir le stupéfier, le bouleverser, le dégriser même, ne fit que provoquer son rire. Il prétendit que je voulais me gausser de lui, et pour me donner à entendre que c’était lui, Eustache, qui au contraire se gaussait de moi, il me regarda de côté, cligna de l’œil et porta la bouteille à ses lèvres. Au fond, comme il m’importait peu que l’homme crût ou non à ma parole, je le laissai boire et cligner de l’œil tout à son aise, et lui faisant de la main un signe d’adieu, je rentrai dans l’embarcation, qui s’éloigna sur-le-champ de Schética-Playa.

Le nymphæa géant que j’emportais défraya la conversation pendant quelques instants. Au dire de Julio et de ses compagnons, certains lacs de l’intérieur sont si bien recouverts par cette plante, qu’une embarcation ne peut se frayer un passage à travers l’inextricable réseau de ses pétioles et de ses pédoncules, croisés, entrelacés, noués, comme les lianes d’une forêt vierge sous-marine. Avec les riverains de l’Ucayali, qui, comme nous l’avons dit, appellent en quechua ce nymphæa machu sisac (la grande fleur), les Indiens du Haut-Amazone le nomment iapuna-uaopé[4], ceux du Bas-Amazone, jurupary-teañha[5], et dans le Sud, vers les sources des affluents de droite de ce fleuve, les Guaranis, sur le territoire desquels il croît également, l’appellent Irupé[6].

Ce nymphæa, dont l’odeur pénétrante rappelle à la fois celle de la pomme rainette et de la banane, nous paraît être, aux dimensions et à la couleur près, du même genre que le nymphæa victoria ou regia trouvé par Haënke sur le Mamoré ; par d’Orbigny sur le San-José, affluent du Parana ; par Pœppig sur un igarapé de l’Amazone ; par Schomburkg dans la Guyane anglaise ; enfin, par Bridges sur le Jacouma tributaire du Mamoré.

Dans sa monographie des serres d’Europe, Van Houte, qui a peint et décrit cette splendide nymphæacée, dont notre Jardin des Plantes possède un spécimen dans son aquarium, a donné aux pétales extérieurs de la fleur un blanc pur ; ceux qui leur succèdent sont flammés de rose tendre et, en se rapprochant du centre, ils revêtent une teinte uniforme d’un rose de Chine intense et brillant, très-différent des nuances rose sale et violet vineux sombre de la fleur trouvée par nous sur le lac Nuña. Remarquons en passant que l’habitat géographique de cette plante, qui s’étend de l’Ucayali au Teffé, et de la Guyane anglaise aux Moxos, ajoute encore à la surprise et à l’admiration qu’éveillent dans l’esprit ses dimensions phénoménales.

Aucun incident qui vaille la peine d’être relaté ne se produisit durant la journée. Après un certain nombre de canaux relevés en passant sur l’une et l’autre rive, comme le soleil déclinait, et qu’aucune habitation n’était en vue, nous campâmes sur une plage du nom de Huangana ou du Pécari. À l’aide de roseaux qui y croissaient en abondance, mes gens me fabriquèrent un ajoupa très-confortable, sous lequel, étendu sur le sable tiède, et abrité par ma moustiquaire, je passai une excellente nuit.

Le lendemain, comme nous quittions cette plage hospitalière, un tronc d’arbre qui passait au large, poussé par le courant, me donna l’idée de prendre un bain matinal en pleine rivière. Je fis forcer de rames pour rejoindre l’arbre vagabond, et quand nous l’eûmes atteint, et que la pirogue eut été attachée à une de ses maîtresses branches, je dépouillai mes vêtements, montai sur ce plancher flottant et piquai une tête dans la rivière. Mes gens ne tardèrent pas à suivre mon exemple. Comme nous n’avions à craindre, avec les caïmans, ni les gymnotes, ni les daridaris, ni les candirus, vermine ichtyologique qui pullule sur les bords de l’Ucayali, mais ne s’aventure jamais au large, nous jouîmes d’un plaisir sans mélange.


Un bain en pleine rivière.

Pendant une heure, nous nous baignâmes, nous fumâmes et cheminâmes tout ensemble ; puis, quand nous fûmes las de ce triple exercice, nous rentrâmes dans la pirogue, et larguant l’amarre qui l’attachait au tronc d’arbre, nous laissâmes celui-ci continuer sa route.


Type d’Indien Amahuaca.

À midi, nous avions atteint l’entrée du canal Yanacu, qui court parallèlement à l’Ucayali, à deux embouchures sur la rivière, et longe le territoire des Amahuacas et des Chacayas, groupes d’Indiens qui relèvent de la famille Pano, dont ils parlent l’idiome. Ces indigènes appartenaient à la tribu des Schetibos et s’en sont détachés en même temps que les Sensis[7]. Comme ces derniers, avec lesquels ils vivent en paix, mais sans relations de voisinage, Amahuacas et Chacayas trafiquent avec les Missions de la plaine du Sacrement de tortues, d’huile de lamantin, d’arachides et de salsepareille. L’inoffensivité de ces indigènes est proverbiale parmi les riverains de l’Ucayali, qui les traitent fort cavalièrement, et, le cas échéant, disent volontiers : sot comme un Amahuaca ou bête comme un Chacaya. Dieu nous garde de confirmer de pareils dires. Nous ajouterons seulement que les représentants des deux tribus que nous avons vus dans les Missions, où les appelait leur commerce, étaient d’une douceur moutonnière qui frisait l’abrutissement. Les deux groupes réunis donnent à peine cent cinquante hommes.


Indien Chacaya.

La discussion ethnologique qui s’était élevée entre mon pilote et moi au sujet de ces indigènes qu’il déclarait être des gens sans aveu, venus on ne savait d’où et se livrant au fond des bois à des pratiques de sorcellerie, cette discussion fut interrompue par l’apparition d’un objet qui me fit perdre sur-le-champ le fil de mes idées et donna gain de cause à mon adversaire dans la thèse absurde qu’il soutenait contre ses congénères.

Au tournant d’une plage, sur un talus bordé de balisiers, se dressait, penché sur l’eau qui reflétait sa silhouette, un de ces Ficus dont on compte dans le bassin de l’Ucayali-Amazone, quarante-trois variétés. Le tronc de l’arbre bizarrement contourné, ressemblait à un faisceau de câbles tordus par la main d’un géant. Cette bizarrerie naturelle valait bien un regard sans doute ; mais la tête de l’arbre fixa seule mon attention : à l’extrémité de ses branches, pendaient une foule de grosses poires que le vent agitait doucement, on eût dit un immense chapeau chinois secouant ses sonnettes.

Ces poires ou ces sonnettes, comme on voudra les appeler, étaient des nids de caciques (oriolus) de la variété dite à croupion d’or.


Nids de caciques.

Ces beaux oiseaux de la taille de notre merle, habillés de velours noir de la tête aux pieds et portant sur la face postérieure du dos, une large tache d’un jaune de chrôme qui semblait au soleil plus brillant et plus d’or que l’or, comme dit Sapho dans un de ses épithalames, ces oiseaux pareils à des abeilles autour de leur ruche, allaient et venaient autour de leur demeure aérienne ou plongeaient brusquement dans l’intérieur par une fente longitudinale qui tenait lieu de porte.

Tout en dessinant ce Ficus et ses fruits vivants, je voyais mes hommes examiner l’état de l’atmosphère, se montrer du doigt l’horizon et échanger quelques paroles dont je ne pouvais comprendre le sens. Intrigué par ce manége, j’en demandai l’explication à Julio. Ventarron, me répondit-il laconiquement.

Ventarron pouvait se traduire par coup de vent ; mais comme le ciel était couleur de myosotis, le soleil radieux, la brise insensible et la rivière unie comme une glace, je ne sus trop à quoi rimait ce mot sinistre et de nouveau j’eus recours à mon interprète juré. — Nous allons avoir un coup de vent, me dit-il, cette fois.

La prédiction me parut hasardée ; néanmoins je l’accueillis avec plaisir. La vue d’un ciel serein et d’une eau toujours calme finit à la longue par devenir monotone et je ne fus pas fâché de les voir changer de physionomie. Je m’installai donc au fond de ma pirogue comme un abonné de théâtre dans sa stalle d’orchestre et commodément assis, j’attendis le lever du rideau et la représentation du coup de vent annoncé par Julio.

Durant un quart d’heure, j’eus beau regarder et prêter l’oreille, je ne vis ni n’entendis rien, si ce n’est un bruit sourd qui semblait sortir du fond des forêts, mais sans que leurs cimes parussent agitées.

Mon pilote, le nez en l’air, continuait d’inspecter l’atmosphère. Un moment, je crus que, pareil au sale animal dont parle l’évêque d’Hippone, la rétine de son œil avait la faculté de résorber la couleur du vent. Toutefois sa mine n’avait rien d’alarmant ; son profil même était assez grotesque et je me serais senti disposé à en rire, si, tandis que je l’examinais à la dérobée, un rideau de brume n’eût voilé tout à coup le disque du soleil et fait succéder le crépuscule d’une éclipse à la pure clarté du jour.

En un instant le bleu du ciel se nuança de jaune, tourna au pers et se fixa dans une teinte d’un vert livide, strié de roux et de noir comme le plumage du vautour-harpie autochtone. De légers frissons coururent sur l’eau dont la couleur blonde devint grisâtre.

À ce moment nous nous trouvions au milieu de l’Ucayali. L’endroit parut périlleux à nos gens, qui obliquèrent à gauche afin de rallier l’entrée d’un canal (moyuna) formé par le rapprochement d’une île et de la terre ferme. Sous l’impulsion des rames, l’embarcation fila rapidement vers le point indiqué. Mais comme si la colonne d’air qu’elle déplaçait dans sa marche eût réveillé la tempête endormie, de folles bouffées d’un vent lourd et chaud commencèrent à agiter la cime des arbres.

Julio engagea ses compagnons à redoubler d’efforts et les seconda de son mieux avec sa pagaye. Bien que la pirogue glissât sur l’eau comme une mouette, la tempête parut la gagner de vitesse. Au moment où le vieux pilote criait à ses aides : Valor muchachos — courage garçons ! — un tourbillon, avant-coureur de l’ouragan, passa sur l’embarcation et la débarrassa de son toit de palmes.

Je jetai un cri de surprise et d’effroi. La situation devenait critique. Le vent arrivait sur nous avec un bruit retentissant et sous son passage les grandes forêts de la rive droite ployaient et s’affaissaient comme des tiges d’herbes.

En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, la rivière s’était plissée comme un front de mauvaise humeur, puis ces plis étaient devenus des sillons et ces sillons, labourés par le vent, s’étaient changés en grosses lames, qui se contournant en volutes et se heurtant par leur sommet, nous jetaient des flocons d’écume au visage.

Malgré certain émoi dont je n’étais pas maître et que plus d’un lecteur trouvera naturel, je ne pouvais m’empêcher d’admirer le sang-froid de mes hommes. Accoutumés dès leur enfance à jouer avec l’Ucayali, ils semblaient indifférents à sa colère, et, le laissant rugir tout à son aise, ramaient imperturbablement vers l’endroit qu’ils s’étaient proposé d’atteindre et qu’ils atteignirent sans autre accident que le choc un peu brutal de quelques lames qui les arrosèrent et moi avec eux, de la tête aux pieds.

À peine avions-nous doublé la pointe de l’île et hâlé la pirogue à terre, que la trombe, qui nous suivait au pas de course, traversa le lit de l’Ucayali et vint s’abattre sur la rive gauche, éparpillant le sable et heurtant pêle-mêle les grands arbres qui la bordaient. Pris aux cheveux par l’ouragan qui tentait de les arracher de leur sol natal, les colosses luttèrent vaillamment, tantôt vaincus et courbés jusqu’à terre, tantôt vainqueurs et redressant avec fierté leur tête empanachée. Mais cette résistance désespérée ne fit que hâter leur défaite. Sous le formidable balancement que leur imprimait l’ennemi, les terrains friables qui les portaient s’ébranlèrent, s’ouvrirent, et les pauvres arbres dont les racines étaient à nu tombèrent avec des craquements affreux.


Coup de vent sur la rivière Ucayali.

Des hérons, des aigrettes, des spatules qui vaguaient indolemment sur la plage au moment du sinistre, furent soulevés par le vent et lancés au loin comme des fétus. Ceux de ces oiseaux qui purent se précipiter à temps contre terre et s’y aplatir en ayant soin d’enfoncer leur bec tout entier dans le sable et de laisser traîner leurs jambes grêles, en furent quittes pour la peur. La trombe vorace passa sur eux et ne fit qu’ébouriffer leur plumage. Cette façon ingénieuse de se garer des coups de vent est commune à tous les échassiers de ces contrées.

La bourrasque, qui fut accompagnée d’un grain de pluie, ne dura guère plus d’une demi-heure, puis tout rentra dans l’ordre accoutumé. Toutefois il nous fallut attendre pour reprendre le large, que l’agitation de l’Ucayali se fût un peu calmée. Ses vagues pareilles à celles de la mer Océane, comme on disait jadis, n’eussent fait qu’une bouchée de notre coquille de noix. Pour utiliser le temps qu’ils avaient à passer sur la plage, les rameurs se mirent en quête de palmiers Yarinas (Nipa) et fabriquèrent un nouveau roufle pour notre embarcation, dont l’arrière, rasé comme un ponton par le coup de vent, avait je ne sais quoi de triste et de désorienté qui serrait le cœur.

Après une halte de trois heures nous mîmes le cap au nord et poursuivîmes notre route. Au détour de l’île qui nous avait prêté l’abri de ses forêts et que par gratitude et aussi par prudence, nous avions continué de longer, nous nous croisâmes avec une pirogue de Sipibos chargée de charapas (tortues) que ces Indiens allaient vendre à Sarayacu. Malgré la diplomatie que Julio mit en œuvre et l’exhibition de deux ou trois couteaux dont je fis miroiter la lame à l’appui de ses arguments, nous ne pûmes décider les marchands de tortues à nous en céder quelques-unes. Ils tenaient, nous dirent-ils, à vendre leurs animaux aux Papas de la Mission centrale et seulement à eux. Devant cet entêtement de sauvage toute insistance eût été superflue ; aussi nous n’insistâmes plus. Pour atténuer vis-à-vis de Julio la dureté de leur refus, ces Sipibos lui offrirent gratis une galette d’œufs de poissons séchés au soleil. Le vieux pilote accepta la galette, mais n’en traita pas moins ceux qui la lui donnaient de ladres, de païens et d’enfants du diable. Les deux rameurs, à l’exemple de leur patron, huèrent à qui mieux mieux les marchands de tortues. Devant les injures qu’on leur prodiguait à l’envi, la contenance de ceux-ci fut d’un calme philosophique que je ne pus m’empêcher d’admirer.

Le refus de ces indigènes, tout en froissant mon amour-propre, éveilla chez moi de cruelles appréhensions dans cette partie de l’encéphale encore mal définie, qui correspond à l’estomac.

Les provisions de toutes sortes qui encombraient ma pirogue au sortir de Sarayacu avaient été consommées par Julio et ses hommes durant leur séjour à Tierra-Blanca, et cette dernière Mission n’ayant eu rien à nous offrir en fait de vivres, nos ressources alimentaires étaient si bornées qu’il devenait urgent de relâcher dans le premier havre venu pour nous ravitailler. Ce havre de grâce s’offrit à nous au coucher du soleil sous forme d’un hangar à toiture de palmes, que mes gens déclarèrent être la demeure d’un Schetibo de leurs amis. Comme cette habitation était la seule que nous eussions trouvée depuis Schetica-Playa et qu’aucune autre ne se montrait à l’horizon, je résolus de faire d’une pierre deux coups : de passer la nuit sous ce toit et d’y acheter quelques vivres.

En arrivant nous ne trouvâmes que la maîtresse du logis. Le maître, nous dit-elle, était allé pêcher dans un lac voisin et ne devait revenir qu’à la brune. Je montrai du doigt à l’Indienne des tortues vautrées dans la vase à quelques pas de sa demeure et manifestai l’intention de m’en rendre acquéreur. Mais elle secoua la tête et se refusa à toute transaction commerciale en l’absence de son seigneur.

En attendant l’arrivée de celui-ci et pour me distraire, j’inventoriai pièce à pièce le mobilier de la maison, je découvris toutes les jarres, fourrai la main dans tous les récipients, indiscrétion que la maîtresse de céans feignit de ne pas voir ou dédaigna de relever.

L’apparition du Schetibo pêcheur fut signalée par un de nos rameurs assis sur la berge. J’accourus à l’interjection Yau[8] qu’il proféra dans l’idiome Pano et qui manifestait sa certitude que l’individu en vue était un homme et non pas une femme[9].

D’abord je ne vis qu’un point noir à l’extrémité d’une courbe de la rivière ; puis ce point grossit rapidement et je ne tardai pas à distinguer un canot monté par deux hommes. De leur côté, ceux-ci nous avaient aperçus et durent peser sur la rame, car l’embarcation vola sur l’eau comme une hirondelle, laissant derrière elle un sillage argenté. En arrivant ils échouèrent leur pirogue.

La pêche avait été bonne. Le fond du canot disparaissait sous des quartiers de lamantin et de menus poissons. Celui des deux Indiens que son facies sphérique, son sac à peu près propre et son rabat de perles fausses, dénonçaient comme Schetibo et maître du logis, sauta en terre et, laissant à son compagnon très-déguenillé le soin du transport de la pêche, gravit lestement le talus où nous étions réunis. Aux salutations empressées de nos gens, il se contenta de répondre par un sourire et un signe de tête.

Sa femme le reçut au seuil du logis et lui donna à laver dans une calebasse. À défaut de serviette elle lui offrit un bouquet de basilic des bois (ocymum) qui servit au Schetibo à essuyer ses mains et à les parfumer. Ce détail de mœurs intimes avait je ne sais quoi de bucolique dont je fus à la fois surpris et charmé. C’était comme une fraîche page détachée du Livre des Juges, un épisode du temps de Ruth et de Booz, temps heureux où les hommes, en récompense de leur honnêteté, vivaient l’âge des chênes et comme les chênes fleurissaient et fructifiaient pendant plusieurs siècles.

Ces temps, hélas ! sont bien changés. Aujourd’hui, en atteignant la cinquantaine, l’homme cesse de verdoyer, porte lunettes, prend perruque, met du coton dans ses oreilles, voit ses dents tomber une à une et son dos se courber déjà vers la terre qui le réclame. Mais parlons de choses plus gaies

Après le souper dont la chair appétissante du lamantin avait fait les frais, je priai Julio de négocier avec notre hôte l’achat de six tortues en échange desquelles j’offrais deux couteaux à manche de bois jaune et quatre hameçons de formats divers.

Le troc ayant paru avantageux au Schetibo, fut accepté par lui et l’affaire se conclut à notre satisfaction mutuelle. Il alla choisir dans la vase les plus beaux sujets de sa collection, incisa les quatre membranes pédiculaires de chacun d’eux qu’il assujettit avec un lien d’écorce, et les ayant mis de la sorte dans l’impossibilité de se mouvoir, il les porta sur son dos jusqu’à l’embarcation, où il les arrima sans plus de soin que des écailles d’huître.

Comme cet acte de complaisance était en dehors de notre traité, je crus devoir le reconnaître par l’offre d’un verre de tafia que le Schetibo accepta sans se faire prier, et qu’il avala d’une seule gorgée. Jusque-là il avait dédaigné de se renseigner sur mon compte, jugeant à part lui que je n’en valais pas la peine ; mais dès qu’il eut goûté de ma liqueur, il changea d’avis et demanda tout bas à Julio qui j’étais, d’où je venais et où j’allais, questions auxquelles celui-ci satisfit de son mieux. Le fils de l’Ucayali parut ne rien comprendre aux titres d’annotateur errant et de mamarrachista (peintre barbouilleur) que me donna mon biographe ; mais cette incompréhension de ce qui m’était relatif, au lieu d’affaiblir la confiance de fraîche date que je lui inspirais, l’accrut au contraire ; car après m’avoir demandé un second verre de tafia que je n’osai lui refuser, il me retira lestement de la bouche le cigare que je fumais et le mit dans la sienne.

Le sans façon dont cet indigène usait envers moi ne put décider son compagnon de pêche à franchir la distance respectueuse qu’il avait établie entre nos personnes, et qu’il maintenait depuis son entrée au logis. Plusieurs fois il m’était arrivé de le regarder au visage, et soit que mes regards le troublassent ou lui déplussent, en les surprenant attachés sur lui, il s’était empressé de me tourner le dos. En outre, pendant le repas où chacun de nous avait mis la main dans le plat banal pour y choisir le morceau à sa convenance, l’individu assis à l’écart s’était contenté des bribes d’aliments que la maîtresse du logis lui dispensait de temps en temps comme à un animal domestique. Intrigué par la contenance de ce commensal taciturne, je le montrai du doigt au Schetibo qui comprit l’interrogation cachée sous le geste, et me répondit : Remo, en accompagnant ce mot d’un sourire qui mit à nu ses gencives noircies avec l’herbe Yanamucu[10]. Ce renseignement laconique n’eût pu me servir à grand’chose, si Julio, en sa qualité de drogman, ne l’avait complété.

L’homme en question appartenait à la tribu des Remos, dont le territoire situé, comme on l’a pu voir, sur la rive droite de l’Ucayali, entre les rivières Apujau et Huatpua, fait face à celui des Conibos. Pris jeune par ceux-ci dans une invasion à main armée chez Leurs voisins, il avait été troqué par eux avec le Schetibo contre un manche de couteau pourvu d’une moitié de lame. L’enfant avait suivi son nouveau maître et avait grandi près de lui.

Le sort de ces petits prisonniers de guerre n’est pas aussi rigoureux qu’on pourrait le supposer : ils participent à la vie de famille de leur patron, ont leur place au foyer près des enfants de celui-ci, et, devenus hommes, travaillent avec lui pour Les besoins de la communauté. Dans les grandes pêches annuelles qui réunissent plusieurs individus de la même tribu, l’esclave, une fois la part de butin faite à la famille qu’il accompagne, reste possesseur des tortues ou du poisson qu’il a capturés et en trafique à son gré. Libre d’aller et de venir, sans autre joug apparent que celui de l’habitude qui le lie à ses maîtres, promptement oublieux d’ailleurs des lieux qui l’ont vu naître et des parents auxquels il doit le jour, sans regrets du passé et sans inquiétude de l’avenir, l’idée de fuir ne lui vient jamais à l’esprit. La demeure qu’il habite est devenue pour lui le nid, la patrie, l’univers.

Des années s’écoulent dans cette douce servitude, si l’accouplement de ces mots est permis ici ; puis un jour vient où un événement, une catastrophe disperse sa famille d’adoption et le sépare d’elle. Resté seul, il choisit un site à sa convenance, y construit une hutte, recueille çà ou là une femelle errante comme lui, et fait souche d’hommes libres. Les couples de Chontaquiros, de Remos et même d’Amahuacas, établis sur le territoire des Schetibos, entre la Mission de Tierra-Blanca et l’embouchure de l’Ucayali, sont d’anciens esclaves que le temps, rédempteur sublime, a fini par affranchir.


Coupe de palmiers.

L’Indien Remo, dont l’attitude et le mutisme m’avaient paru étranges, jouissait chez ses maîtres d’une entière liberté d’action. S’il s’était tenu à l’écart pendant le souper et n’avait pas mis comme les autres convives la main au plat, c’était, me dit Julio, par considération pour l’aristocratique couleur de mon épiderme qui lui rappelait celle des missionnaires.

Bien que le motif allégué par mon ex-rapin me semblât aussi absurde que le scrupule de l’esclave, je ne voulus pas qu’il fût dit que ma peau, à défaut de mes actes, avait porté préjudice à quelqu’un, et, profitant d’un moment où personne n’avait les yeux sur moi, je donnai au Remo un couteau et des hameçons pour le dédommager de la contrainte qu’il s’était imposée.

Le lendemain, en ouvrant les yeux, je remarquai que nos hôtes, y compris l’esclave Remo, avaient disparu, nous laissant seuls dans leur demeure. Cette coutume de l’indigène d’abandonner son toit au petit jour, coutume dont il m’est arrivé de parler quelquefois, mais sans donner aucune explication à son sujet, n’a d’autre cause qu’un besoin véhément d’aspirer l’air pur du dehors après une nuit passée sous sa moustiquaire, dont le tissu serré et presque imperméable[11] concentre l’acide carbonique exhalé par la respiration du dormeur, et permet à peine à l’air atmosphérique de s’y introduire pour atténuer l’action de ce gaz délétère. En outre, chaque moustiquaire n’est pas exclusivement affectée à un individu : nombre d’entre elles abritent sous leur cadre, avec le père, la mère et parfois un ou deux marmots, un lampion qui sert de veilleuse[12]. Or, ce lampion, écuelle en terre pourvue d’une mèche, alimenté par de l’huile de lamantin non épurée, la même qui éclairait à Sarayacu nos travaux nocturnes et enduisait l’intérieur de nos fosses nasales d’une si riche couche de noir de fumée, ce lampion doit les asphyxier à moitié. De là le besoin impérieux qu’éprouvent après huit heures de sommeil les poumons de ces indigènes de fonctionner dans un milieu plus pur que celui de la moustiquaire, où leurs émanations corporelles, en se mêlant à l’odeur du lampion, doivent former un bouquet sui generis dont je n’essayerai pas de dégager par l’analyse les principes constitutifs.


Un détail de mœurs Schetibos (Idylle sauvage).

À sept heures nous quittions la demeure des Schetibos et continuions notre route, décrivant de nombreux zigzags d’une rive à l’autre, pour aller reconnaître certains canaux qui communiquaient avec des lacs de l’intérieur. Vers midi, après avoir longé l’île de Santa-Maria et relevé le canal et le lac de ce nom, nous nous arrêtions pour déjeuner devant une berge d’ocre, plantée de cécropias. Sur ce talus, trop élevé pour que les débordements de l’Ucayali pussent le couvrir, trois habitations de Piros-Chontaquiros étaient édifiées. Nous entrâmes dans la plus grande. Cinq individus, dont trois hommes et deux femmes, s’occupaient à en réparer la toiture. Si cette demeure, assez vaste, du reste, n’avait ni l’élégance, ni la sveltesse du fameux hangar de Sipa, dont un de nos dessins a reproduit l’aspect, le type des Chontaquiros que nous avions sous les yeux n’offrait non plus aucune ressemblance avec celui de nos anciens rameurs de Santa-Rosa. Au lieu du profil busqué et du nez en bec d’aigle de la race des hauts sommets, ceux-ci avaient le masque rond, bonasse et souriant des Conibos, et ce je ne sais quoi de trapu dans la taille et de lourd dans l’allure qui caractérise la famille Pano et toutes les tribus de sa descendance[13]. À ce changement radical du physique s’ajoutait la différence du langage.

Paul Marcoy.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Bien que, dans tous les traités d’ornithologie, la perdrix de l’ancien continent soit représentée à la Guiane par le genre Tinamu — prononcez ou — au Brésil par le genre Pezu, et au Paraguay s’avançant jusqu’à Buenos-Ayres, par le genre Inambu, classification qu’ont cru devoir adopter les savants voyageurs Spix et Martius, les indigènes de l’Ucayali, à exemple de ceux du Paraguay, ont donné le nom d’Inambu à trois ou quatre variétés de perdrix américaines, différentes de taille, sinon de plumage. L’individu dont il est question dans notre récit est le plus gros représentant de ce genre Inambu dans la plaine du Sacrement.
  2. Ces vers de Sapho : La cigale secoue de ses ailes un bruit harmonieux, quand le souffle de l’été, volant sur les moissons, les brûle, etc., etc., indique, à n’en pas douter, que de son temps on s’arrêtait à l’effet produit par l’insecte, sans rechercher à quelle cause il était dû. Xénarchus, poëte comique qui naquit environ deux siècles et demi après l’illustre Lesbienne et fut le contemporain d’Aristote, savait que parmi les cigales, les mâles seuls sont pourvus des organes de stridulation qui, chez les femelles, n’existent qu’à l’état rudimentaire. De là ces vers où trouvant la race des cigales plus favorisée sous certain rapport que celle des hommes, il s’écrie dans un moment d’humeur contre le beau sexe : Heureuses les cigales, car leurs femelles sont privées de la voix !
  3. Ces sortes d’approvisionnements, qui ont lieu trois ou quatre fois dans l’année, servent non-seulement à alimenter le couvent, mais à faire un peu de commerce avec les Cholos chrétiens des villages du Huallaga, qui viennent à Sarayacu, comme nous l’avons dit ailleurs, échanger leurs tissus de coton, leurs poisons de chasse et leurs chapeaux de paille, dits de Moyobamba, contre du poisson salé, du tabac en carottes et de la salsepareille. Ces divers articles (le dernier surtout) sont revendus par eux avec bénéfice aux riverains du Haut-Amazone qui les expédient au Para.
  4. Le nom de Iapuna a été donné par les Indiens du Haut-Amazone à ce nymphæa, à cause de la ressemblance de sa feuille avec la grande poêle en fer et sans manche (panela) dont ils se servent pour sécher la farine de manioc. Cette poêle est appelée par eux dans l’idiome tupi ou lengua geral de l’Arnazone, Iapuna. Uaopé est le nom par lequel ils désignent l’oiseau Bentivi des Brésiliens, (Lanius sulphuratus) dont nous avons eu déjà l’occasion de parler. Comme cet oiseau hante les feuilles de notre nymphæa sur lesquelles viennent se poser des insectes, mouches et libellules, dont il fait sa pâture, les indigènes ont accolé son nom à celui de la poêle que leur rappelait la configuration de la feuille du nymphæa. De là Iapuna-Uaopé — la poêle de l’oiseau Uaopé.
  5. En langue tupi : teañha — hameçon — Jurupary — diable — hameçon du diable, à cause des longs et nombreux piquants dont les pétioles et les pédoncules de la plante sont armés.
  6. De I — eau et rupè — plat ou couvercle plan — littéralement : plat d’eau.
  7. Depuis 1810, les Sensis, n’ayant contracté aucune alliance avec les tribus voisines, ont conservé jusqu’à cette heure dans toute sa pureté le type originel de la famille ; tandis que les Amahuacas et les Chacayas, — nous le croyons du moins — se sont mêlés aux Cocamas du Haut-Amazone, avec lesquels, la situation même de leur territoire, près de l’embouchure de l’Ucayali, les mettait en relation.
  8. Oh ! ah ! eh !
  9. Cette interjection varie suivant le sexe de l’individu qui l’emploie et le sexe de l’individu à qui elle est adressée. Exemple : d’homme à homme yau ! — d’homme à femme papau ! — de femme à homme tutuy ! — de femme à femme ñauñau !
  10. C’est le Peperomia Tinctorioides dont il a été fait mention dans la Revue des Indiens Conibos.
  11. L’étoffe, au sortir du métier, est lavée dans une décoction de rocou ou trempée dans une teinture brune qui resserre encore son tissu déjà très-serré.
  12. Ce n’est qu’à partir du territoire des Conibos, où commencent à se montrer les moustiques, que les indigènes usent de moustiquaires. Au delà de Paruitcha où les moustiques sont à peu près inconnus, le lecteur a vu comme nous, les Chontaquiros et les Antis, dormir à terre et souvent en plein air, la tête cachée dans leur sac.

    L’usage d’un lampion allumé sous la moustiquaire, a été adopté par les riverains de l’Ucayali en vue d’éloigner les tigres qui, pendant la nuit, viennent rôder autour de leurs demeures, presque toujours ouvertes à tous les vents. Quant à l’ampleur de la moustiquaire, elle varie suivant les ressources des individus. Certains habitants du Haut-Amazone ont de ces cadres d’étoffe sous lesquels peuvent dormir à l’aise huit ou dix personnes.

  13. En nous arrêtant un instant à ces affinités mystérieuses qu’a le visage humain avec la face de certains animaux, nous remarquerons que le facies de la race des hauts sommets, rappelle, par les lignes et l’expression, l’oiseau de proie du genre noble et que le masque de la race Pano a la plus grande analogie avec la face du Bradipède connu sous le nom d’ ou paresseux.