Voyage de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, à travers l’Amérique du Sud/34


VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE,

À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD


PAR M. PAUL MARCOY[1].


1846-1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




PÉROU.




DIXIÈME ÉTAPE.

DE TIERRA BLANCA À NAUTA.


Une pêche au barbasco sur le lac de la Palta. — Les lamantins de Mabuiso. — Un évêque et un évêché sur lesquels on ne comptait guère. — Essai sur le Tipi Schca et la Moyuna. — Maquea Runa.

Au moment où j’ajoutais un parafe au mot — cabinet — en signe que ma notice sur les Sensis était terminée, le Père Antonio rentrait au couvent et comme Pangloss m’annonçait que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. En effet, dans la soirée, deux alcades venaient nous avertir que les dispositions étaient faites, les préparatifs achevés et qu’il ne restait qu’à fixer l’heure du départ, qui, pour le succès de la pêche en question, devait être aussi matinal que possible. Nous convînmes de partir de Tierra Blanca avant le lever du soleil.

À l’heure dite, les hommes et les femmes désignés par le Révérend pour jouer un rôle actif dans la partie de pêche, étaient alignés au seuil du couvent, attendant notre bon plaisir. Les premiers avaient la rame sur l’épaule, un arc et des flèches à la main ; les secondes portaient au bras un rouleau de racines de barbasco ou jacquinia, assez semblables à un paquet de cordes à puits. Le sel gemme destiné à préserver de la corruption les poissons capturés, était contenu dans des mannes, et Jean l’économe préposé à leur garde. Jeanne, qui accompagnait l’expédition en qualité de cuisinière, s’était munie d’un régime de bananes, d’un pot de graisse de tortue et d’une poêle à frire.


Départ pour le lac de la Palta.

Six pirogues de moyenne grandeur nous attendaient au port. Nous y prîmes place et les pilotes mirent le cap au sud. Pendant une heure nous rasâmes la berge et refoulâmes le courant, puis à un moment donné, virant de bord et laissant arriver, nous suivîmes l’hypoténuse du triangle dont nous venions de longer l’angle droit et nous allâmes aborder sur la rive opposée, presque en face de l’endroit d’où nous étions partis. Là, les embarcations furent halées à terre, chargées à dos d’homme, et nous nous enfonçâmes dans la forêt.

Vingt minutes de marche nous conduisirent au bord d’un lac qui me parut avoir une demi-lieue de longueur sur un quart de lieue de largeur. Ce lac, qu’une épaisse végétation ceignait de toutes parts, offrait à l’artiste un tableau tout fait, au poëte un prétexte à rimes ; l’eau de ses marges qui reflétait la ligne des forêts, était d’un vert sombre ; le centre ou se peignait le ciel, était d’un bleu gai.

Sans perdre de temps, nos hommes remirent à flot les pirogues, et s’étant embarqués avec quelques femmes, commencèrent à sillonner la nappe dormante, décrivant dans leur marche des ellipses plus ou moins allongées, des cercles plus ou moins concentriques, tantôt rasant les bords du lac, tantôt se groupant au milieu ou s’éparpillant tout à coup comme une troupe d’oiseaux effarouchés. Durant cette manœuvre, véritable fantazia nautique, les femmes assises à l’avant des canots, écrasaient à coups de battoir les racines du ménisperme qu’elles immergeaient et tordaient ensuite, comme font des blanchisseuses du linge qu’elles rincent après l’avoir lavé. Le résultat de cette opération qui dura plus d’une heure, fut de donner à l’eau une teinte blanchâtre.

L’effet enivrant du barbasco ne tarda pas à se faire sentir sur les hôtes du lac ; on les vit se débattre, fouetter l’eau de leur queue et cabrioler à l’envi de la plus étrange façon. L’instant d’agir était venu pour les pêcheurs. À peine un de ces poissons en goguette montrait-il au-dessus de l’eau son dos ou son ventre, que la flèche d’un néophyte s’y plantait aussitôt et faisait passer le malheureux de l’agitation de l’ivresse au calme absolu de la mort. Je remarquai que, seuls, les gros poissons jouissaient de ce privilége d’être empalés de leur vivant. Les petits étaient pêchés par douzaines à l’aide de paniers et de calebasses et entassés dans les embarcations sans plus de soin que des écailles d’huîtres.


Pêche au barbasco, sur le lac de la Palta.

L’œuvre de destruction se poursuivait paisiblement au milieu des cris, des chants et des rires. Parfois une clameur poussée par les deux sexes de la troupe, était instantanément répétée comme par un écho, par leurs compagnons restés sur la rive. Cette clameur était occasionnée par l’abordage intempestif de deux canots et le brusque plongeon dans l’eau de leurs équipages. De moment en moment une pirogue se détachait de la flottille et venait déposer à nos pieds un splendide amas de poissons de toutes tailles, de toutes formes et de toutes couleurs.

Dans ce butin grouillant et sautillant je choisissais un sujet pour le peindre. Les femmes chargées de la salaison des victimes, faisaient main basse sur le reste, rejetaient à l’eau le fretin et ne gardaient que les individus de belle taille, qu’elles raclaient, éventraient, saupoudraient de sel et empilaient sur des feuilles de balisier.

Jean et Jeanne, dont nous n’avons rien dit encore, s’occupaient en commun des apprêts du déjeuner. Ils avaient allumé du feu, nettoyé la poêle, fait fondre la graisse et recueilli à notre intention certains poissons à la chair extra-délicate, Pacos, Surubis, Gamitanas, etc., auxquels ils avaient ajouté les œufs et les laitances, les foies et les cervelles d’individus d’espèces et de genre distincts. De cette macédoine ichtyologique dont j’attendais impatiemment le résultat, sortit après un moment de cuisson, une friture exquise dont Apicius, Grimaud de la Reynière et les gourmands de leur école se fussent léché les doigts jusqu’au coude.

L’endroit où nous avions établi la cuisine et la poissonnerie était une manière de rond-point abrité du soleil par les têtes en parasol de grands mimosas qui trempaient leurs racines dans l’eau dormante. Un demi-jour verdâtre éclairait ce site, et donnait aux personnages qui l’animaient un aspect étrange et surnaturel. Un classique doué d’imagination les eût comparés aux ombres heureuses que l’antiquité fait errer dans les bocages crépusculaires de l’Élysée, comparaison d’autant plus juste que lesdits personnages riaient, causaient, mangeaient, buvaient, en un mot, avaient l’air aussi parfaitement heureux que s’ils eussent déjà passé le Styx dans la barque du vieux Caron.


Étude de candiru.

Pour ajouter à l’effet du tableau, des urubus, des faucons, des aigles pêcheurs, perchés sur les basses branches des arbres, disputaient aux caïmans tapis dans les herbes du bord les têtes et les entrailles des gros poissons que les femmes rejetaient dans le lac avec le fretin rebuté.

Cette pêche miraculeuse, tour à tour interrompue et reprise, dura huit heures, et me permit de faire — en travaillant comme un nègre, il est vrai — vingt-huit croquis coloriés d’individus de genres distincts. Pendant que j’exécutais ce véritable tour de force, le Père Antonio déjeuna trois fois de poisson, au mépris de l’avertissement que je lui donnai de se défier de cette chair saturée de phosphore. Pour le mettre en garde contre ses effets pernicieux, j’allai jusqu’à lui raconter l’histoire de ces deux derviches sur lesquels le sultan Saladin avait fait autrefois une expérience décisive ; mais loin d’en paraître effrayé, il me rit au nez en me disant que mes derviches étaient deux imbéciles et Saladin un curieux fort impertinent ; que Dieu avait donné le poisson à l’homme pour s’en nourrir et le manger à toutes sauces, et que c’était honorer la Divinité que d’user de ses dons et sans s’inquiéter des perturbations plus ou moins drolatiques qu’ils pouvaient amener dans l’économie animale.


Poissons de l’Ucayali.

Avant que cette journée si bien remplie touchât à sa fin, nous songeâmes à retourner à Tierra Blanca. Les pirogues qu’on avait ramenées à terre reçurent les salaisons fraîches, dont le poids pouvait s’élever à une trentaine d’arrobes[2], puis nos hommes chargèrent le tout sur leurs épaules, mais non sans faire la grimace et hasarder cette observation judicieuse que les embarcations leur paraissaient plus lourdes à cette heure qu’elles ne l’étaient le matin. Nul ne s’avisa de les contredire. Nous quittâmes Palta Cocha[3], c’était le nom du lac que nous ne devions plus revoir, et nous reprîmes à travers la forêt le chemin de l’Ucayali. À peine y avions-nous fait quelques pas, qu’un tourbillon d’ailes bruyantes fouetta l’air derrière nous, et de rauques discordances éclatèrent sous la feuillée : les urubus, les faucons et les aigles venaient de s’abattre près des foyers encore fumants et se disputaient la desserte de notre table.

Parmi les diverses espèces de poissons que nous recueillîmes dans le lac de la Palta[4], il en est deux sur lesquelles nous croyons devoir appeler l’attention du lecteur. Si ce lecteur n’est qu’un simple curieux, il nous saura gré de la digression qui va suivre, laquelle est tout juste assez longue pour l’instruire sans l’ennuyer ; mais s’il appartient à la classe des ichthyologues, — ne pas confondre avec idéologues, — c’est avec un plaisir véritable qu’il accueillera nos renseignements sur deux poissons américains dont les traités spéciaux n’ont eu jusqu’à ce jour ni l’occasion ni le loisir de s’occuper.

Le premier de ces individus, appelé Daridari par les Conibos, et dont on compte trois variétés, appartient à l’ordre des Sélaciens et au genre Raie. Sa configuration est à peu près celle de notre raie d’Europe, et sa taille varie de trois pieds de circonférence à douze pieds. La face ventrale de l’animal est d’un blanc rosé, légèrement frangé de noir sur les bords ; la face dorsale, d’une teinte de suie réchauffée de bitume, est ocellée comme la robe du jaguar de larges taches noires, bordées d’un liséré d’ocre jaune. Ces grandes taches sont entourées de taches plus petites, mais colorées de la même façon.

Le daridari, dont la queue est plus large et moins longue que celle de notre raie d’Europe, porte sur cette queue comme un enjolivement ou comme une défense, nous ne savons au juste, trois dards osseux et quadrangulaires de quatre pouces de longueur sur quarante lignes de base[5]. Ces dards, que l’animal baisse et relève à volonté, sont creux ; et bien qu’aucune glande destinée à sécréter un poison quelconque n’aboutisse à leur cavité, les blessures qu’ils font sont inguérissables. Nous avons vu un Indien Cocama piqué à la cheville par un de ces dards venimeux ; le pied de ce malheureux, qui semblait près de se détacher de la jambe, n’était qu’un large ulcère d’où la sanie coulait à flots.

La manie qu’a le Daridari de s’étaler près du rivage pendant les heures les plus chaudes de la journée et d’y rester dans la plus complète immobilité, cette manie serait cause d’accidents fréquents, si l’indigène de l’Ucayali, au fait des allures de ce poisson, n’avait la précaution en entrant dans l’eau de l’agiter avec le pied pour effrayer l’animal et le déloger de son poste. Les Indiens Xeberos, les Ticunas, les Yahuas, dont les poisons de chasse sont les plus estimés sur les marchés de l’Amazone, connaissent si bien les propriétés venimeuses des piquants du Daridari, qu’ils les pulvérisent et les joignent aux ingrédients avec lesquels ils composent leur toxique.

Comme pendant à cette raie que les Indiens pêchent quelquefois par curiosité, mais dont ils ne mangent jamais la chair, mentionnons un individu de la famille des Siluroïdes, aussi peu connu que le Sélacien dont nous venons de faire le portrait.


Pêche du candiru.

Ce poisson, appelé Candiru par les riverains, et dont la longueur varie de deux lignes à six pouces, fuit les eaux profondes et ne se plaît qu’au bord des plages. Le voisinage des endroits habités l’attire particulièrement en ce qu’il y trouve de fréquentes occasions de satisfaire ses instincts. Comme la plupart des silures de l’Ucayali-Amazone, il a la peau lisse et gluante, le dos d’un brun d’anguille, les flancs couleur de zinc, le ventre presque blanc ; sa tête est arrondie, et ses yeux à peine visibles lui donnent un cachet de stupidité, rendue féroce par l’adjonction d’une gueule en suçoir, armée de dents microscopiques, très-aiguës et très-rapprochées.

Les plus grands de ces poissons, ceux de cinq à six pouces, font une rude guerre aux mollets indigènes qu’ils trouvent à portée : ils se lancent impétueusement sur la masse charnue, et leur gueule en suçoir en a détaché un lambeau avant que le possesseur du susdit mollet ait eu le temps de constater le déficit. Jamais disciple d’Esculape de la section des arracheurs de dents n’extirpa une molaire avec plus de prestesse que ces Candirus la bouchée de chair vive dont ils se montrent particulièrement friands.

Les infimes du genre, ceux dont la taille excède à peine deux ou trois lignes, sont bien autrement dangereux ! Doués de cette faculté qu’ont les truites et les saumons de remonter des chutes rapides, ils s’introduisent dans les parties secrètes des malheureux baigneurs, où leurs nageoires en s’implantant les retiennent captifs. De là cette recommandation faite par l’indigène à l’oreille du voyageur de s’abstenir de tout épanchement diurétique dans l’eau d’un bain pris sur la rive. Aux douleurs atroces que peut occasionner l’introduction de cette aiguille vivante, les docteurs de l’Ucayali ne connaissent d’autre remède qu’une tisane faite avec la pomme du Genipa ou Huitoch, laquelle tisane, absorbée très-chaude, agit, prétendent-ils, sur les voies urinaires et dissout l’animal qui les obstruait.

Ce petit poisson, objet d’épouvante et d’horreur pour les indigènes, nous intéressait vivement. De retour à Tierra Blanca, nous désirâmes l’étudier à notre aise, et pour le pêcher point ne fut besoin de filet, de barbasco ou d’hameçons. À l’heure du déjeuner ou du dîner, nous prenions la carapace d’une tortue que Jeanne venait de mettre à mort pour le repas, et muni de cette vasque sanglante à laquelle adhéraient des lambeaux de chair, nous courions à la rivière ou nous la submergions de six pouces environ. Des candirus de tout format accouraient aussitôt alléchés par cette provende ; mais à peine étaient-ils entrés dans le périmètre de la carapace, que nous soulevions brusquement celle-ci et faisions deux ou trois prisonniers. Si ce jour-là notre temps était pris, ou que nous ne fussions pas d’humeur à étudier les allures de nos captifs, nous les laissions jusqu’au lendemain dans la carapace, où tout en se gorgeant de viande fraîche, ils s’ébattaient comme des dorades dans un bocal. Douze heures de cette prison et de ce régime suffisaient à nos candirus pour passer de la sveltesse de jeunes premiers qu’ils avaient la veille à la majestueuse rotondité de pères nobles. Alors nous les retirions de l’eau pour les disséquer ou les peindre. Parfois aussi nous les portions tout frétillants dans leur baignoire aux poules de la localité, qui les pêchaient, les dépeçaient et les avalaient en moins de temps qu’il ne nous en faut pour l’écrire.

Quelques jours après notre excursion à Palta Cocha, et comme Jeanne nous avait servi à dîner une respectable tranche de lamantin sautée à la poêle, mon hôte, pris d’une idée subite à la vue de cette chair appétissante, me demanda si j’aurais du plaisir à voir pêcher, non pas le cétacé qui l’avait fournie, mais un individu de sa famille ; je lui répondis entre deux bouchées que rien ne pouvait m’être plus agréable. Or comme ce qui m’était agréable agréait presque toujours au Père Antonio, séance tenante il envoya Jean, l’économe, avertir quelques néophytes de se préparer à nous accompagner le lendemain. Le moment était d’autant mieux choisi pour une pêche de ce genre, qu’on touchait à l’époque où les lamantins mettent en pratique le précepte de la Genèse relatif à la multiplication des espèces, circonstance qui devait permettre à l’observateur d’ajouter un chapitre intéressant et entièrement inédit à l’histoire de ces cétacés herbivores.

Le lendemain à sept heures, nous quittions le port et descendions l’Ucayali. Notre convoi se composait de deux pirogues. L’une, manœuvrée par quatre rameurs, était occupée par mon hôte et moi ; dans l’autre se trouvaient six néophytes en compagnie de leurs épouses. Ceux-ci, devant faire l’office de pêcheurs, s’étaient munis de harpons et de cordes. Les femmes, chargées de détailler la viande et de faire fondre le lard des animaux qu’on pourrait capturer, emportaient avec elles des coutelas fraîchement aiguisés, une provision de sel et un assortiment de jarres.

Pendant près d’une heure nous suivîmes le fil de l’eau ; puis l’embouchure d’un canal s’étant montrée à notre gauche, nous la franchîmes au milieu d’un fouillis de plantes aquatiques qui s’étendait jusque dans l’intérieur et servait de repaire à des cohortes de moustiques avec lesquels il nous fallut compter.

Ce canal que nous remontâmes avait nom Mabuiso (terre noire), et comme tous les canaux qui profilent les rives de l’Ucayali, aboutissait à un lac plus ou moins important et de figure plus ou moins régulière. Celui que nous trouvâmes à l’extrémité du conduit pouvait avoir de deux lieues et demie à trois lieues de tour. Ses berges, à peine apparentes au-dessus de l’eau, étaient bordées de ce faux maïs que les Péruviens appellent sara-sara, les Brésiliens camalote, et que les lamantins, qui ne le désignent par aucun nom spécial, recherchent particulièrement pour en faire leur nourriture.

Nul arbre, nul buisson ne masquait cette grande nappe de Mabuiso, pareille à une flaque croupissante que le soleil eût dédaigné de boire, et si basse au milieu des terrains d’alentour, que l’Ucayali devait la recouvrir dans ses plus faibles crues. Çà et là, des touffes d’herbes poussées sur les bas-fonds lui faisaient comme autant d’îlots qui égayaient un peu sa morne surface.

Dès que nous en eûmes franchi le seuil, les pirogues, au lieu de prendre le large, obliquèrent à gauche et s’allèrent poster près du bord. Là les rameurs rentrèrent doucement leurs rames et engagèrent les femmes à garder le silence, tandis que les pêcheurs, debout à l’avant des canots, promenaient sur le lac un regard circulaire.

Après quelques minutes d’attente, un léger bruit se fit entendre à notre droite. Tous les yeux se tournèrent de ce côté. Le mufle noirâtre d’un lamantin pointait au-dessus des herbes noyées. L’animal souffla bruyamment pour expulser de ses poumons un air vicié, aspira coup sur coup quelques bouffées d’air atmosphérique ; puis ayant satisfait de la sorte aux exigences de sa nature d’amphibie, se mit à nager vers le milieu du lac.


Fœtus de lamantins.

Comme il en approchait, cinq individus de son espèce se montrèrent presque en même temps au-dessus de l’eau, que l’extrémité de leur mufle dépassait seule. Sans la crainte d’effaroucher les nouveaux venus, nos gens eussent battu des mains, car la pêche promettait d’être magnifique. En apercevant le premier lamantin, les cinq autres étaient venus à sa rencontre, et, mus par la même pensée, si tant est que les lamantins aient une pensée, manœuvraient façon à le prendre au milieu d’un cercle. Parvenus à quelques pas de l’animal, ils ne prirent que le temps de souffler et de renifler et fondirent sur lui tête baissée ; mais celui-ci esquiva le choc en plongeant, et les cétacés se heurtèrent avec furie.

Leur rencontre fit jaillir une trombe d’eau. Le lac se troubla, la vase du fond remonta à la surface, labourée qu’elle était par les évolutions rapides et les coups de queue pareils à des coups de battoir que les amphibies s’administraient à qui mieux mieux. Au milieu de cette onde fangeuse qui se creusait, s’enflait, bouillonnait comme si des feux souterrains l’eussent échauffée, des hures reniflantes, des ailerons charnus, de larges queues spatulées passaient et repassaient avec de tels bonds et de si étranges culbutes, que je demandai tout bas au Père Antonio à quelle gymnastique insensée pouvaient se livrer les lamantins de Mabuiso.

Ce que dans mon ignorance des mœurs de ces cétacés j’avais pris pour un exercice de gymnastique, était le combat à outrance de lamantins mâles. La lutte de ces animaux dura quelques minutes, puis le calme s’étant rétabli, deux d’entre eux émergèrent simultanément à peu de distance du champ de bataille, et nageant de conserve, gagnèrent le milieu du lac, ou nous les perdîmes de vue.

Comme je déplorais ce contre-temps, les deux fuyards, par égard pour la science, dont j’étais le très-humble représentant, daignèrent reparaître au milieu des herbes noyées. Deux courbes brunes, qui saillaient parallèlement au-dessus de l’eau, et deux ailerons qui battaient l’air d’un mouvement spasmodique, témoignaient à n’en pas douter qu’un des lamantins mâles avait mis ses rivaux en fuite.

Quand, à des indices qui trompent rarement leur œil exercé, les pêcheurs de ces contrées ont constaté dans les eaux d’un lac la présence d’un lamantin femelle, ils barrent l’entrée du canal qui y aboutit, afin de retenir captifs les mâles qui s’y sont introduits à sa suite. Les pauvres animaux tombent alors sous le harpon, victimes de leur concupiscence. Parfois la femelle qui servit à les prendre au piége est comprise dans le massacre ; mais le plus souvent les pêcheurs, qui la reconnaissent à sa taille et à ses allures, la laissent sortir du lac et rentrer dans les eaux de l’Ucayali, afin qu’à l’occasion elle leur serve encore d’appeau pour attirer les mâles dans une embuscade. Perfide comme l’onde, a dit le grand Shakspeare de la femelle, — de la femelle du lamantin s’entend.

Rien de plus simple et de moins dispendieux que la façon de pêcher le lamantin dans les lacs de cette Amérique. Guidé par le souffle de l’animal, qui émerge toutes les dix minutes pour expulser de ses poumons l’acide carbonique et le remplacer par une provision d’oxygène et d’azote, le pêcheur dirige doucement sa barque vers le cétacé et s’en approche à portée de harpon. Ce harpon est un clou de six pouces, aiguisé sur la pierre et emmanché d’un bâton auquel est attachée une corde de quelques brasses. Il suffit au pêcheur de planter cet engin dans une partie quelconque du corps de l’animal pour étourdir ce dernier et s’en rendre maître. Cette masse informe et puissante, qu’on croirait susceptible de résister au choc d’un bélier, cède au moindre effort et succombe à la première blessure.

Des trois lamantins mâles que nous pêchâmes dans le lac de Mabuiso, le premier fut atteint dans les plis du col, le second au milieu du corps, le troisième entre les vertèbres caudales. Le coup de grâce fut donné à chacun d’eux, et leurs cadavres, attachés par les ailerons, furent remorqués jusqu’à l’Ucayali, puis traînés à renfort de bras sur une plage qui nous avait paru offrir les commodités désirables pour une cuisine en plein air. Là les cétacés, placés le ventre en l’air, furent incisés de la gorge à l’anus par les maîtres bouchers qui commencèrent à les dépouiller de leur cuir. Une armure de lard, épaisse de trois pouces, recouvrait la chair de ces amphibies, chair si rose, si ferme et si appétissante qu’on était tenté de la manger crue. Jamais viande et couenne de porc ne me parurent plus dignes que celles de ces lamantins de figurer dans le poëme de la Gastronomie ou sur la carte d’un restaurateur en renom.

Les sujets capturés dont nous boucanâmes la viande et fîmes fondre le lard n’avaient pas atteint toute leur croissance, et comme l’envie m’était venue d’ajouter à mon bric-à-brac scientifique, la charpente ostéologique d’un de ces animaux, je résolus d’attendre que le hasard me procurât un lamantin de belle taille ; peut-être eussé-je attendu bien longtemps, car le hasard, qui d’habitude arrive sans être appelé, ne vient jamais quand on l’appelle, si le Père Antonio ne se fût avisé de le conjurer en envoyant trois de ses néophytes explorer un lac situé à dix lieues de Tierra Blanca sur la rive droite, et renommé pour ses lamantins.

Les pêcheurs restèrent cinq jours absents et rapportèrent de leur excursion deux lamantins mâles et une femelle. La difficulté de remorquer ces animaux à contre-courant, les obligea de les détailler sur place. En ouvrant la femelle, ils y trouvèrent un petit sur le point de naître. Au mois d’août pareille trouvaille ne les eût pas surpris, mais au mois de février elle leur parut faire exception à la règle ; et par égard pour cette singularité, ils déposèrent le lamantin mort-né sur des feuilles de balisier, sans rien changer à sa posture originelle.


Capture de lamantins, à Mabuiso.

L’animal, d’une nuance de zinc pâle, avait deux pieds huit lignes de longueur sur vingt-six pouces de tour. Son mufle était aplati contre le thorax, ses nageoires ramenées en avant étaient croisées l’une sur l’autre, et la souplesse des vertèbres encore cartilagineuses permettait à la queue de décrire une courbe et de venir s’appuyer sur le ventre. Quant à l’expression de la face, car je fis le portrait du petit mammifère, elle me rappela par je ne sais quoi d’innocent, de béat et de résigné, certaines physionomies de vieux abonnés de théâtre que j’avais vus dormir le nez dans leur cravate en écoutant des tragédies. La mère avait été si lacérée par nos équarrisseurs que je n’en pus tirer qu’un dessin imparfait ; en revanche un des mâles me fournit un très-beau squelette.

Pauvre squelette ! au lieu de dormir à cette heure, comme c’était son droit, sous un frais détritus de plantes aquatiques, au bord de ce lac inconnu dont il sillonna si longtemps les eaux, il gît sans honneur au fond d’une cave du sixième arrondissement de la moderne Babylone, où les rats, les cloportes et les araignées viennent le visiter. Les voies du destin sont incompréhensibles ! Mais revenons aux lamantins.

Tous les traités d’histoire naturelle que nous avons pu feuilleter — et ils sont nombreux — semblent s’être donné le mot pour parler de la même façon de ces amphibies et propager sur leur compte les mêmes erreurs. Il nous suffira de prendre à partie le plus récent de ces traités signé du nom d’un des pontifes de la zoologie et sanctionné par l’Université qui le déclare propre à l’instruction de la jeunesse. Le traité en question s’exprime ainsi sur le compte des lamantins.

« Ils ont le corps oblong et terminé par une nageoire ovale. On voit sur le bord de leurs nageoires des vestiges d’ongles, et ils se servent de ces organes avec assez d’adresse pour ramper et pour porter leurs petits. Ils vivent dans les parties les plus chaudes de l’océan Atlantique près de l’embouchure des rivières de l’Amérique et de l’Afrique. Leur chair se mange, et ils parviennent à quinze pieds de long. »

Peut-être ce portrait du lamantin fut-il vrai de tous points à l’époque préadamite ou l’animal se produisit pour la première fois dans les eaux douces ou saumâtres des grands fleuves ; mais de nos jours il est susceptible de quelques modifications. Ainsi le corps du cétacé est oblong en effet, mais la saillie des côtes fortement accusée lui donne l’apparence d’un carré long dont on aurait émoussé les angles[6].

La nageoire du lamantin, pour procéder dans l’ordre du traité, n’est pas seulement de figure ovale, elle est d’une construction curieuse. Sans parler de l’omoplate d’un développement excessif auquel elle est attachée, elle se compose d’un humérus qui se relie à deux os dans lesquels on peut voir, soit un radius et un cubitus à l’état rudimentaire, soit un carpe formé de deux os et servant de base à un métacarpe formé lui-même de neuf os auxquels sont soudés les doigts d’une main ou phalanges. Ces doigts sont au nombre de trois. Ceux de gauche et de droite offrent quatre os articulés ; le medius en a cinq. Les phalangettes qui terminent ces doigts sont courbes et rappellent par leur conformation les piquants de l’églantier. De là sans doute ces ongles ou ces vestiges d’ongles dont le traité que nous citons arme si libéralement la nageoire du lamantin. Seulement son illustre auteur n’a pas réfléchi que ces ongles ou ces phalangettes, apparentes sur le squelette, étaient recouvertes chez le sujet vivant par le cuir, le lard et la viande, formant une épaisseur de deux pouces environ, circonstance qui, en supposant à l’animal l’intention de griffer, l’oblige bon gré mal gré à faire patte de velours.

Quant à la faculté que le susdit traité donne aux lamantins de se servir de leurs nageoires avec assez d’adresse pour ramper sur le sol et porter leurs petits[7], nous engageons vivement son auteur, au nom de la zoologie dont il est le plus ferme appui, à retrancher de la prochaine édition de son œuvre les lignes où il en est question. Le lamantin a dans sa nageoire un agent de locomotion fluviatile, de natation, mais non de préhension. Tout au plus se sert-il de cette nageoire comme d’un crochet pour courber et amener à portée de sa bouche la tige d’herbe que celle-ci ne peut atteindre. Jamais on ne le trouve à terre ; en revanche on le voit souvent près du bord. Cela tient, non pas au goût particulier de ce cétacé pour le plancher des vaches, bien que les Brésilens l’aient surnommé poisson-bœuf et les Péruviens vache marine, mais simplement à ce que le plantain d’eau et le faux maïs dont il s’alimente croissent près du rivage.

Ajoutons que la progéniture du lamantin — toujours d’un seul petit — nage à ses côtés comme le baleineau près de la baleine. La tendre mère le guide, le surveille, folâtre avec lui, le rappelle à l’ordre par un coup d’aileron, le défend au besoin contre la brutalité des mâles, le laisse teter à ses heures, mais ne le prend jamais dans ses bras-nageoires, comme une nourrice pourrait faire de son poupon, fort empêchée qu’elle serait, la pauvre bête, d’exécuter un pareil tour de force.

Comme il est dit au positif dans le traité sus-relaté : La chair du lamantin se mange ; nous ajouterons au superlatif qu’elle est plus blanche, plus ferme et d’un goût bien plus délicat que la chair de porc, avec laquelle elle a d’ailleurs beaucoup d’analogie. Une différence à noter entre ces deux viandes, c’est que celle du porc est lourde à l’estomac et de digestion difficile, tandis que la viande du lamantin se digère avec autant de facilité que la chair du poisson d’eau douce.

Si, comme le dit péremptoirement l’auteur du traité, ces cétacés parviennent à quinze pieds de long, et le squelette d’un lamantin du Sénégal que possède le Muséum a pu lui fournir ces mesures, nos lamantins de l’Ucayali-Amazone sont loin d’atteindre à ces dimensions. Les plus grands d’entre eux ne mesurent guère que six à sept pieds du mufle à l’extrémité de la queue. Cette exiguïté de taille des cétacés américains est le résultat de la guerre d’extermination que le commerce, depuis tantôt deux siècles, fait à leur malheureuse espèce. Sous l’insidieux prétexte que sa chair est bonne à manger et son huile propre à l’éclairage, on la poursuit, on l’assiége, on la traque. Chaque année on l’oblige à fournir à la consommation et à l’exportation une effroyable quantité de viande et d’huile. Comment aurait-elle le temps de croître et d’atteindre à son entier développement ?

Indignés des persécutions dont ils étaient l’objet de la part de l’homme, les lamantins ont déserté en foule l’embouchure des grands fleuves de l’Amérique, où l’auteur du traité les chercherait en vain, et sont allés s’établir dans les lacs de l’intérieur. Mais le commerce qui ne pouvait se passer d’eux a envoyé des délégués à leur poursuite et le massacre a recommencé de plus belle. Au train dont vont les choses, il est facile de prévoir que dans un temps donné l’espèce de ces animaux aura disparu de cette Amérique.

Et maintenant que nous n’avons plus rien à dire sur le compte de ces cétacés herbivores, rentrons définitivement à Tierra Blanca, d’où notre promenade chez les Sensis, notre pêche au barbasco sur le lac de la Palta et celle du lamantin à Mabuiso, nous ont éloigné à plusieurs reprises.


Traversée de l’Amérique du Sud par M. Paul Marcoy. — Carte no 10.

Le temps partagé entre les excursions que j’ai racontées, l’examen des lieux et des choses que j’ai décrits, les causeries, les repas et les bains nocturnes dont j’ai parlé, le temps fuyait à tire-d’aile. La vie que nous menions à Tierra Blanca — je dis nous, car mon hôte s’en acccmmodait à merveille — avait je ne sais quoi d’aventureux, de débraillé, d’un peu bohème, dont le côté humoristique et vagabond de ma nature se déclarait très-satisfait, mais contre lequel le côté digne et sérieux qui est en elle bougonnait sans cesse et parfois protestait énergiquement. Le soir en me couchant, lorsqu’il m’arrivait de dialoguer avec ma conscience et de m’interroger comme Titus sur l’emploi de ma journée, j’éprouvais bien quelques regrets de cette folle vie, mais le sommeil me prenait si vite, que le remords n’avait pas le temps de m’aiguillonner. Le lendemain les incidents se renouaient au point où ils s’étaient rompus la veille, et, comme le dit si excellemment l’Écriture, je retournais à mon vomissement.


Missionnaire et maçon.

Cependant il était des jours où la raison reprenant le dessus, nous abjurions mon hôte et moi toute idée de vagabondage et faisions le ferme propos de travailler sérieusement. Ces jours-là, bien rares d’ailleurs, je me renfermais dans la chambre à coucher banale et crayonnais force détails locaux, force choses intéressantes ou que je croyais telles et qui depuis ne m’ont servi qu’à allumer mon feu. De son côté, le révérend père Antonio allait gâcher du plâtre et recrépir les murs de sa maison. Cette maison, dont jusqu’ici je n’ai pas eu l’occasion de parler, était située à cent pas de l’église, au milieu d’une clairière de mimosas. Le missionnaire qui l’appelait sa Thébaïde y travaillait depuis dix-huit mois. Comme on pourrait supposer à cette construction des proportions babyloniennes, vu le temps que son constructeur mettait à l’édifier, disons bien vite qu’elle se composait d’une seule pièce longue de huit pieds, large de six, haute de sept, avec une porte et une fenêtre. Les murs formés de lattes de palmier étaient enduits de glaise et recouverts de plâtre. Un toit de palmes dont les poutrelles seules étaient en place, devait la recouvrir plus tard.


Palmiers de l’Ucayali-Amazone.

L’exiguïté de ce logis ne pouvait manquer d’assurer à celui qui l’habiterait un repos exempt de moustiques. Son épure reproduisait, mais sur une plus grande échelle, la cellule-tiroir du prieur de Sarayacu. Le Père Antonio en avait poli les parois avec un soin extrême, et leur appliquant le conseil que Boileau donne aux faiseurs de sonnets, les polissait sans cesse et les replissait. Enthousiasmé par le poli de ces murailles dont la blancheur nivescente sollicitait mes instincts de dessinateur, j’avais offert à mon hôte d’y tracer avec du charbon quelques profils de fantaisie ornés de nez démesurés, lesquels en égayant un peu l’intérieur de sa Thébaïde, m’eussent rappelé plus tard à son souvenir ; mais il avait repoussé cette offre artistique, sous le prétexte qu’une décoration murale l’empêcherait de voir les moustiques, les cancrelats, les scorpions et les myriapodes qui pouvaient s’introduire dans sa demeure et troubler la quiétude de son sommeil.

Un jour vint où n’ayant plus rien à faire à Tierra Blanca, j’annonçai au Père Antonio que j’allais quitter sa Mission pour continuer mon voyage. Cette détermination, à laquelle il aurait dû s’attendre, parut le surprendre et le contrarier si fort en même temps, que, pour lui être agréable, je reculai de quatre jours le terme que j’avais fixé à mon départ. Ce sacrifice, si c’en était un de ma part, ne fut pas consommé, grâce à l’arrivée d’un néophyte de Sarayacu, porteur d’une lettre que le prieur de la Mission centrale adressait à son coreligionnaire de Tierra Blanca. Cette lettre, que le messager avait cousue entre les plis de sa chemise pour ne pas la perdre en chemin, portait en teneur : qu’un exprès envoyé par le président de la république de l’Équateur et l’archevêque de Quito, venait d’arriver à Sarayacu, apportant au révérend José Manuel Plaza la nouvelle de sa nomination à l’évêché de Cuenca, et l’ordre d’abandonner dans le plus bref délai le chef-lieu des Missions de l’Ucayali pour venir occuper son nouveau poste.

La lettre, ou plutôt celui qui l’avait écrite, ajoutait : que dans l’impossibilité de résilier du jour au lendemain les pouvoirs qu’il tenait de l’ordre de Saint-François, il priait le Père Antonio de venir le suppléer à Sarayacu, en attendant que le collége d’Ocopa, auquel il allait référer de la chose, eût nommé le préfet apostolique destiné à le remplacer[8].

À cette lettre, le messager, qui semblait au fait de son contenu, ajouta quelques phrases explicatives. La notice apportée par l’exprès s’était rapidement propagée dans Sarayacu, et avait mis l’alarme parmi les néophytes. Les alcades et les gouverneurs s’étaient réunis à la hâte afin de délibérer sur ce qu’il convenait de faire, puis opinant du bonnet, s’étaient transportés au couvent pour demander à leur père spirituel si, en supposant que la nouvelle de sa nomination fût certaine, il aurait le courage d’abandonner les enfants de son cœur après plus d’un demi-siècle passé au milieu d’eux. Mais le vieillard, tout à l’idée de sa Grandeur future, avait renvoyé les députés à leurs affaires en les priant de le laisser s’occuper des siennes.

Bien que le néophyte qui nous donnait ces détails nous assurât qu’en ce moment le révérend prieur faisait ses apprêts de départ, non-seulement je ne pus croire à tant de promptitude, mais doutant même que ce départ s’effectuât, je regardai le Père Antonio comme pour avoir son opinion à cet égard. « Il partira, me dit-il, et si promptement, que pour peu que je tarde à l’aller rejoindre, je ne le trouverai plus à Sarayacu. »

Comme le Père Antonio joignait l’action à la parole et se disposait à suivre le messager, je l’arrêtai par un pan de sa robe pour lui représenter que son séjour à Sarayacu pouvant se prolonger indéfiniment, il était inutile que je restasse à me morfondre entre Jean et Jeanne ; qu’en conséquence, je le priais de recevoir ex abrupto mes adieux les plus tendres et mes vœux les plus chers pour son bonheur futur. La seule et dernière faveur que je réclamais de son obligeance, c’est qu’en arrivant à Sarayacu, il m’expédiât sur-le-champ un exprès pour me faire savoir au juste ce qui retournait dans les cartes. J’offrais d’attendre quarante-huit heures le message et le messager. Le Père Antonio promit de faire droit à ma requête, et nous nous séparâmes pour ne plus nous revoir.

Les quarante-huit heures n’étaient pas écoulées qu’un néophyte de la Mission centrale, venu par le tipichca ou canal intérieur qui s’étend entre Sarayacu et Tierra Blanca, me réveillait au milieu de la nuit pour me remettre un bout de papier sur lequel était tracée au crayon cette phrase courte mais expressive : Se va dentro de ocho dias y esta loco de contento. « Il part dans huit jours et est fou de joie. »

En prévision de l’événement, j’avais donné l’ordre à mes gens de remettre à flot la pirogue et de se tenir prêts à partir au premier moment. Or, ce moment était venu ; et quand j’eus déjeuné, dit adieu à Jean et souri à Jeanne, je quittai la Mission de Tierra Blanca.

Une fois au milieu de l’Ucayali, mon premier soin, après un coup d’œil jeté sur ses rives, fut de relever la partie visible de son cours qui, jusqu’à l’île de Mabuiso, voisine du lac où nous avions pêché le lamantin, se maintenait au nord-nord-est quart nord en ligne presque droite. Ce relevé fait et ne sachant à quoi passer le temps, j’ouvris pour me distraire mon livre de notes et m’amusai à relire les derniers détails que j’y avais consignés. Ces détails avaient trait à la formation des lacs et des canaux de l’Ucayali, et je les intercale ici comme à leur véritable place.

C’est à partir du septième degré, entre les Missions de Sarayacu et de Tierra Blanca, que commence cette série de canaux et de lacs qui profilent les deux côtés de la grande rivière et lui donnent l’aspect bizarre qu’on peut lui voir sur notre carte. Leur formation n’a d’autre cause que l’abaissement des rives de l’Ucayali, qui depuis le territoire des Sensis jusqu’au Marañon, vont toujours décroissant, et sont recouvertes par les eaux chaque fois que la chute des neiges dans la Sierra amène une élévation dans le niveau des rivières qui y ont leur source.

La pente continue des terrains où coulent ces rivières[9] donne à leurs crues, presque toujours suivies de débordements, un caractère de violence et d’impétuosité formidables : la nappe écumante et grondeuse poursuit l’envahissement de ses rives jusqu’à ce que, par suite d’un temps d’arrêt dans la chute des neiges, le lit de la rivière abaissant son niveau, divorce avec la masse des eaux vagabondes qui couvraient le pays. Celles-ci restent alors stationnaires dans les dépressions du sol qu’elles ont transformées en lacs ; le trop-plein de ces lacs retourne à la rivière par le lit des ravins, ou se frayant un passage à travers les terres, établit de la sorte une communication permanente entre la rivière et le lac formé par un premier débordement. Les cétacés, les tortues, les caïmans, les poissons sortis de la rivière aux heures de sa crue et entraînés par l’inondation, se fixent dans les lacs nouvellement emplis, s’y acclimatent et y multiplient.

Du 15 août au 15 novembre où la neige ne tombe plus dans la Sierra, la rivière, en atteignant le minimum de son niveau, cesse d’affluer dans le canal qui la faisait communiquer avec le lac de l’intérieur. L’eau de celui-ci, désormais stagnante, dépose les particules boueuses qu’elle devait au flux incessant de l’étier qui l’alimentait, et acquiert en peu de temps cette limpidité que nous y remarquions le jour de notre pêche au ménisperme.

Quand est revenue l’époque des pluies dans les vallées, qui est celle des neiges sur les hauteurs, la rivière, emplissant de nouveau les canaux taris, indemnise amplement les lacs auxquels ils aboutissent des pertes que ceux-ci auraient pu subir durant les jours caniculaires. À la faveur de ce second débordement, la plupart des espèces, emprisonnées dans les lacs, regagnent la rivière pendant que d’autres en sortent et vont prendre leur place.

Ces lacs artificiels — ne pas confondre avec les véritables lacs[10] — sont de figure et d’étendue assez irrégulières : certains n’ont que quelque deux cents mètres de circonférence ; d’autres, mais c’est le petit nombre, ont trois et quatre lieues de tour.

Fantasque dans son cours et d’humeur variable, l’Ucayali ne crée pas seulement des goulets et des lacs à l’heure de ses débordements, il lui arrive même, comme nous l’avons dit plus haut, de déserter son lit, et cela sur une étendue de deux à trois degrés, pour s’en creuser un autre plus ou moins éloigné de l’ancien, laissant à la place de celui-ci un chenal sans issue qui sort du nouveau lit et plonge comme une trompe dans l’intérieur des terres. Certains de ces canaux, aujourd’hui comblés et recouverts par la végétation, mais dont on peut retrouver le tracé sur d’anciens plans chorographiques de la contrée, prouvent en y joignant ceux qui figurent sur notre carte, et qui n’existaient pas alors, les bizarres déviations de cette rivière.

Les canaux que nous signalons sont de deux sortes et ont des noms distincts. Lorsqu’ils résultent d’un déplacement de la rivière, et abrégent la distance d’un point à un autre comme celui que nous avons relevé entre Sarayacu et Tierra Blanca, ils sont appelés Tipi-schca (chemin de traverse). Quand au lieu d’accourcir la route ils l’allongent, comme tout canal formé par le rapprochement d’une île et de la terme ferme, les indigènes les nomment Moyuna[11] (longue route). Avec ces deux canaux, ils en ont un troisième appelé Hiyantaë (le gosier) ; mais comme celui-ci n’est que le conduit plus ou moins long, plus ou moins étroit, plus ou moins sinueux, qui amène les eaux de l’Ucayali à un lac de l’intérieur, nous n’avons pas à nous en occuper.

Tout en suivant le fil de l’eau et relisant, non sans bâiller, la théorie des canaux de l’Ucayali que je viens d’exposer, et devant laquelle un lecteur a le droit de bâiller aussi, je remarquais que les berges de la rivière, ainsi qu’il est dit au début de la théorie, tendaient à s’abaisser de plus en plus. En certains endroits elles n’offraient qu’une ligne brune ou jaunâtre à peine apparente au-dessus de l’eau ; en d’autres, elles se haussaient de cinq à six pieds, et formaient comme un stylobate à la verte muraille de la forêt. Malgré le voisinage de la Sierra de Cuntamana, nul pan de rocher, grès, basalte ou tracbyte ne montrait ses plans lisses ou ses angles rigides, et mon vieux pilote assurait gravement que nous ferions des centaines de lieues sans trouver un caillou de la grosseur d’un œuf de huinti-hui[12]. À défaut de rochers pour accidenter le paysage et rompre la monotonie des grandes lignes droites de la rivière et des forêts, les terrains, quand il s’en trouvait, étalaient des ocres, des glaises, des agglomérations de sable et d’humus, coupés à pic ou déchirés à brusques arêtes, durcis par le soleil, effrités par les pluies, de tons si riches et d’une vigueur telle, qu’à distance un paysagiste de profession, se méprenant sur leur nature, eût pris ce terreau pour du minéral, et fait une étude des prétendus rochers qu’on pouvait creuser avec l’ongle.


Une soirée chez Maquea Runa.

Les approches du soir interrompirent cet examen plastique. Julio, qui connaissait tous les points habités de l’Ucayali, avait déjà fait choix, sans m’en rien dire, du gîte où nous devions passer la nuit. Ce gîte était la demeure d’un indigène de sa connaissance. Comme nous en approchions, il me montra le maître de l’habitation debout sur le talus et regardant venir notre pirogue. L’individu, me dit-il, avait nom Maquea runa[13], était époux et père et faisait un peu de commerce avec les Missions. Au moment où nous accostions, le Maquea vint à notre rencontre, me sourit personnellement et donna une poignée de main à chacun de mes hommes. À son faciès de pleine lune, je reconnus un Schetibo. Tout en nous félicitant dans l’idiome pano sur notre arrivée, il nous précéda sous son toit où son épouse nous offrit une natte. La femme Maquea, déjà sur le retour, avait la tête un peu rentrée dans les épaules, le torse maigre, les rotules noueuses, les cheveux coupés en brosse au niveau des paupières et flottant sur le dos. Son costume, vrai négligé d’intérieur, se composait d’une bande de coton large de trois pouces qui lui ceignait le milieu du corps.

Paul Marcoy.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. t. VI, p. 81, 97, 241, 257, 273 ; t. VII, p. 225, 241, 257, 273, 289 ; t. VIII, p. 97, 113, 129 ; t. IX, p. 129, 145, 161, 177, 193, 209 ; t. X, p. 129, 145, 161, 177 ; t. XI, p. 161 177, 193, 209, 225 ; t. XII, p. 161 et la note 2.
  2. L’arrobe espagnole est de 25 livres.
  3. Lac de la Palta. — La palta est le fruit du Laurus persea appelé Avocatier dans les Antilles. — Nous ne savons d’où le lac a tiré ce nom singulier, car nous ne trouvâmes sur ses rives aucun Paltero ou arbre de Paltas.
  4. Ces mêmes espèces se retrouvent dans les eaux de l’Ucayali-Amazone d’où elles sortent et rentrent tour à tour à l’heure des débordements de cette rivière, ainsi que nous l’expliquerons plus loin.
  5. Il va sans dire que la longueur et la grosseur de ces dards sont relatives à la taille de l’animal. Les mesures que nous donnons de ces parties ont été prises sur un daridari de 6 pieds 1/2 de circonférence.
  6. Les lamantins empaillés que possède le Muséum ne donnent qu’une idée imparfaite de la forme réelle de l’animal. Les cuirs de ces cétacés, rapportés secs et racornis par des voyageurs, ont été ramollis à la vapeur par les élèves tachydermistes du laboratoire de zoologie et bourrés par eux d’autant d’étoupe que l’élasticité de ces mêmes cuirs l’a permis. De là la forme hétéroclite de ces lamantins officiels, qui ressemblent assez à de gigantesques andouilles auxquelles on aurait ajusté une tête, une queue et des ailerons.
  7. Le Juvénal des travers zoologiques de ce siècle, le très-spirituel auteur de l’Esprit des Bêtes a reproduit cette malheureuse version accréditée chez nous par quelque voyageur arrière-neveu de Midas, de lamantins venant paître sur les rivages, portant leurs petits dans leurs bras-nageoires et tirant des plaintes touchantes du fond de leur poitrine maternelle.
  8. Ce fut le père Juan Simini, un des religieux italiens que le révérend Plaza avait eu pour compagnon à Sarayacu, qui lui succéda dans le gouvernement spirituel et temporel des Missions de l’Ucayali.
  9. L’altitude de leurs sources est d’environ 15 000 pieds, et dans la plaine du Sacrement, aux environs de Sarayacu, le niveau de leur lit au-dessus de la mer n’est plus que de 380 pieds.
  10. Ceux-ci ne sont pas dus comme leurs voisins aux débordements de l’Ucayali-Amazone, mais formés par des rivières venues de l’intérieur ; en outre leurs eaux sont toujours noires tandis que celles des lacs artificiels sont toujours blanches ; nous ne parlons, bien entendu, que des lacs artificiels de l’Ucayali-Amazone, car les rios Jandiatuba, Jutahy, Japura, Negro, etc., etc., dont les eaux sont noires, ne peuvent donner aux lacs artificiels créés par leurs débordements que des eaux semblables aux leurs. Plus loin, nous trouverons des lacs véritables de 8 et 10 lieues de circuit.
  11. Ces Moyunas que suivent les navigateurs indigènes, non par plaisir, mais bien pour s’abriter contre la tempête qui souffle au large, ou pour refouler plus facilement les courants de l’Ucayali, lorsqu’ils voyagent en amont de cette rivière, ces Moyunas très-accidentées par les découpures des îles et de la terre ferme, les obligent à décrire force circuits qui allongent considérablement le trajet. Certaines de ces Moyunas n’ont qu’une à deux lieues d’étendue ; d’autres, comme l’Ahuaty-Parana, ont quarante-cinq lieues.
  12. Petit oiseau du genre des becs fins au dos cendré et au ventre jaune. Il suspend son nid aux roseaux du rivage. Les Brésiliens de l’Amazone l’appellent Bentivi. — C’est le Lanius Sulphuratus de Buffon.
  13. En quechua : l’homme Maquea. Le canal et le lac de Maquea runa qui figurent sur notre carte ont été habités par le Schetibo dont il est question ici et ont continué de porter son nom. Il nous arrivera plus d’une fois de relever en route des canaux et des lacs qui, comme ceux de Maquea runa, portent les noms d’individus qui ont vécu ou vivent encore sur leurs bords.