Voyage de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, à travers l’Amérique du Sud/36


Habitation de Piros-Chontaquiros.


VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE,

À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD


PAR M. PAUL MARCOY[1].


1846-1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




PÉROU.




DIXIÈME ÉTAPE.

DE TIERRA BLANCA À NAUTA (Suite).


Divers genres de toitures. — Le canal Sapote. — La plage des Pendus. — Rêverie au crépuscule. — Une rivière apocryphe. — Embouchure du Tapichi. — Quelques mots sur les Indiens Mayorunas. — L’auteur de ces lignes emprunte à Clio sa trompette pour chanter le combat d’un tigre et d’un lamantin. — Lait végétal. — Une habitation d’Indiens Cocamas. — Abyssus abyssum invocat. — Arrivée à Nauta.

Ces Piros de l’Ucayali parlaient l’idiome des Panos. Une pareille métamorphose bouleversa toutes mes idées. Que ces Indiens, enlevés jeunes à leur tribu, eussent désappris son idiome et appris celui de la nation au sein de laquelle ils avaient grandi, rien de plus simple à expliquer et de plus facile à comprendre. Mais que leur type originel se fût incarné dans un type voisin, voilà ce qui dépassait mon intelligence. Dans cette occurrence, j’eus recours à Julio, qui me donna complaisamment le mot du rébus anthropologique. Ces indigènes, que je croyais issus de père et de mère Chontaquiros, n’étaient que les fils d’un Piro autrefois esclave, lequel s’était uni à une femme de la tribu des Schetibos. Seulement chez les enfants nés de cette union, le type de la mère avait prévalu sur celui du père au point de l’annuler. Le type de ce dernier devait-il reparaître à la génération suivante ? En attendant que la question fût résolue, je m’amusai à regarder les pseudo-Chontaquiros, qui, distraits un moment par notre arrivée, s’étaient remis à leur besogne. Cette besogne consistait à choisir dans un tas de palmes des palmes d’une longueur égale, à les superposer par paires et à relier leurs pétioles au moyen de la liane Tamsi[2], qui, par sa rondeur, sa souplesse et sa ténuité, peut remplacer notre ficelle. Ce genre de travail, auquel les hommes et les femmes se livraient conjointement, eut le double avantage de distraire agréablement nos yeux pendant le repas, et de rappeler à notre mémoire certaine promesse faite au lecteur de lui donner un spécimen des divers genres de toiture usités dans la plaine du Sacrement. Cette promesse, nous ne l’avions pas oubliée ; seulement l’occasion de la tenir ne s’était pas encore offerte. Mais voilà que la chauve déesse passe à notre portée, et nous nous empressons de la saisir par le peu de cheveux que lui donnent les mythologues.

Les quatre appareils de toiture reproduits par notre dessin, et dont on retrouve l’emploi dans les habitations, couvents et églises des Missions de la plaine du Sacrement, n’ont pas été inventés par les missionnaires, comme on pourrait le croire, et remontent au temps de la première occupation de ces contrées par les hordes voyageuses de l’autre hémisphère[3]. Si nous ne retrouvons pas chez leurs descendants actuels l’emploi simultané de ces appareils, ce n’est pas que ces indigènes en aient perdu le secret, mais seulement parce que depuis un siècle environ les Missions de l’Ucayali et leurs néophytes ont fait dans un périmètre de cinquante lieues une telle consommation de palmiers et de palmes, que la nature, quelque empressement qu’elle mît a réparer ses pertes, n’a pu parvenir à balancer le passif par l’actif et à rétablir l’équilibre entre la consommation et le produit. De nos jours, l’indigène, obligé d’aller chercher au loin les palmes nécessaires au toitage de sa demeure, et reculant devant le travail que lui imposent la recherche de ces palmes, leur coupe et surtout leur transport, a choisi parmi les genres de toiture indifféremment employés par ses devanciers, ceux qui nécessitaient le moins de matériaux.


Appareils de toiture en usage dans la pampa del Sacramento.

Les appareils nos 1 et 2 de notre dessin, appelés yarina-yepuë et hunguravé, du nom des palmiers qui y sont affectés, ont paru aux constructeurs indigènes les plus simples de tous et les moins dispendieux. Ce sont ceux qu’on trouve employés dans leurs demeures, depuis le territoire des Chontaquiros jusqu’à l’embouchure de l’Ucayali. Dans ces appareils, qui n’exigent qu’une couche de palmes, quatre pétioles juxtaposés sont reliés par des lianes et les folioles des palmes croisées ou nattées. La durée des toitures construites dans ces deux genres d’appareils est de cinq ans. Passé ce temps, des gouttières se déclarent dans le faîtage qu’il devient urgent de renouveler.

Les appareils nos 3 et 4, appelés yarina et schimba, sont généralement employés par les missionnaires dans leurs constructions. Deux couches de palmes sont nécessaires au premier, trois couches au second. Les toitures construites dans l’appareil yarina, où les trois pétioles apparents dans notre dessin sont renforcés par trois autres pétioles placés au-dessus dans l’intervalle rempli par les folioles, ces toitures durent huit ans. L’appareil schimba, qui, à en juger par notre dessin, semble le plus simple, est formé de trois couches de palmes superposées. Les pétioles y sont placés obliquement et renforcés par d’autres pétioles placés au-dessus dans les vides formés par l’écartement des premiers. Les toitures construites dans ce quatrième appareil durent quinze années.

Les préparatifs auxquels donne lieu l’approvisionnement de palmes nécessaires à la toiture d’un grand édifice, église ou couvent, étonneraient ceux qui nous lisent, s’ils en étaient témoins. Un convoi de sept à huit pirogues et d’une trentaine de néophytes est affecté à cette opération. Des provisions solides et liquides ont été préparées huit jours à l’avance par les ménagères ; puis l’heure du départ venue, la flottille quitte le port accompagnée des vœux et des hourras de l’assistance et se dirige vers l’Ucayali. Après quinze ou vingt lieues faites en aval ou en amont de la rivière, une exploration minutieuse des lacs et des canaux de ses deux rives et une absence de vingt jours à un mois, l’expédition rentre à la Mission, traînant à la remorque trois ou quatre pirogues chargées de palmes. Or, après avoir dit que cent palmes d’une belle venue sont plus que suffisantes pour encombrer une pirogue, supposons que les quatre cents palmes recueillies en chemin, et qui représentent la dépouille de quarante-cinq à cinquante palmiers[4], soient employées selon les règles de l’appareil schimba, c’est-à-dire à raison de trois palmes superposées ; pour peu que l’édifice, église ou couvent, auquel elles sont destinées, ait cinquante mètres de longueur sur une largeur relative[5], un arithméticien quelconque peut calculer ce qu’il faudra de palmes pour couvrir les deux pans de cette toiture. De là d’interminables délais dans l’achèvement d’un de ces édifices, dont les murailles en pisé sont construites en quinze jours, tandis que leur toiture n’est achevée qu’après un an ou dix-huit mois de travaux et de courses.

Et maintenant que le lecteur en sait autant que nous sur la matière, sautons à bas de ces toitures indigènes, où, l’équerre et le mètre à la main, nous sommes resté trop longtemps, et reprenons avec le fil du courant de l’Ucayali la suite de nos observations journalières.

Le huitième jour de notre départ de Tierra Blanca, nous relevions sur la rive gauche l’entrée du canal Sapote[6], qui nous fournit un joli motif d’aquarelle. Ce canal, alimenté par l’Ucayali, et dont l’embouchure est ombragée par de beaux arbres se joignant par leur cime, coupe l’angle nord-est de la plaine du Sacrement et fait communiquer l’Ucayali avec le Marañon. Il y a soixante ans environ que des hasards géologiques ont ouvert ce canal sur l’emplacement duquel s’élevaient autrefois des malocas ou villages d’Indiens Cocamas.


Le canal Sapote.

Après cinq lieues de navigation dans l’intérieur du canal Sapote, on débouche dans un lac d’une lieue de tour, auquel s’ajuste un second canal qui conduit au lac Pitirca. De ce lac formé par les petites rivières de Yanacu et d’Imotecua, issues toutes deux des derniers versants de la Sierra de San-Carlos, qui s’affaisse et rentre en terre à cet endroit, de ce lac de Pitirca on entre dans un canal large de vingt-cinq a trente mètres, long de quatorze lieues et alimenté par le Marañon. Les commerçants des villages du Huallaga, qui viennent échanger dans les Missions de la plaine du Sacrement leurs tocuyos, lonas, poisons de chasse et chapeaux de paille contre du poisson salé, de la salsepareille, etc., prennent habituellement ce chemin de traverse, qui leur évite la fatigue de refouler les terribles courants de l’Ucayali à son embouchure et abrége leur route de quelque soixante-dix lieues.

En face de l’entrée du canal Sapote, sur la rive droite de l’Ucayali, s’étendait autrefois une plage de sable, que rien n’eût distingué de ses voisines sans le souvenir de mort qu’elle rappelait. Cette plage avait été le théâtre d’une exécution criminelle. Dans une traversée du Huallaga à l’Ucayali, trois néophytes ayant assassiné leur missionnaire y avaient été branchés haut et court à un capiruna par ordre des Jésuites. Comme les cartes du dix-huitième siècle désignaient cet endroit par le nom de playa de los Ahorcados (plage des Pendus), les géographes de nos jours ont cru devoir le lui conserver, et nous la retrouvons sur la carte à grands points de Brué-Dufour, édition 1856. Il est vrai que nous l’y retrouvons à vingt lieues sud de son emplacement véritable, ce qui serait une calamité géographique si cette plage des Pendus existait encore ; mais elle a disparu de la rivière comme l’épisode lugubre qu’elle rappelait s’est effacé du souvenir des riverains. Sur l’emplacement qu’elle occupa longtemps, s’étendent aujourd’hui l’île et la moyuna (détroit) de Huaraya. Puisse notre renseignement servir aux éditeurs d’une prochaine carte de l’Amérique méridionale.

Onze lieues séparent l’entrée du canal Sapote de celle du canal Pucati ou Pocati, ainsi qu’on l’écrit à tort de nos jours. Pucati, comme son voisin, est un chemin de traverse qui coupe la plaine du Sacrement et fait communiquer les eaux de l’Ucayali avec celles du Marañon. De grands et beaux arbres qui ombragent l’entrée de ce canal donnent au passant l’envie de le remonter et semblent lui promettre une navigation charmante. Mais ce programme, menteur comme tous les programmes, ne tient aucune des promesses qu’il fait. Les rives du canal, à une demi-lieue de son embouchure, sont complétement dégarnies d’arbres et d’arbrisseaux, et sous les plantes aquatiques qui obstruent son cours, d’innombrables légions de moustiques guettent, pour l’assaillir, l’imprudent qui met le pied sur leurs domaines.

Sans souci de la lutte inégale qu’il allait engager contre ces insectes buveurs de sang, mon pilote était d’avis d’entrer dans ce canal afin d’éviter à ses hommes la fatigue de tourner l’embouchure de l’Ucayali et de refouler le courant du Marañon pour atteindre Nauta. En toute autre occurrence, je l’eusse laissé faire ; mais j’avais à relever sur la rive opposée la direction de la rivière Tapichi, et malgré mon envie d’être agréable à Julio, comme son projet de navigation intérieure contrecarrait mes plans, non-seulement je l’engageai à y renoncer, mais je lui donnai l’ordre de rallier la rive droite, où, sur la foi d’une carte dressée par le révérend père Sobreviela, et que j’avais étalée devant moi, je comptais apercevoir, par le travers du canal Pucati, la rivière Tapichi, habitée par les Indiens Mayorunas.

Mais le P. Sobreviela, s’il joignait aux dons de l’apôtre les qualités du missionnaire, devait être assez faible en cartographie, car nous continuâmes d’avancer sans qu’un affluent, si maigre qu’il fût, vînt se joindre à l’Ucayali. Julio, que je consultai là-dessus, parut éprouver une joie maligne à m’apprendre que la rivière en question ne se montrerait que le lendemain, vu qu’une courbe de l’Ucayali de plus de trois lieues de longueur nous en séparait encore et que le soleil, déjà très-bas à l’horizon, indiquait que le jour allait bientôt finir.

En attendant que nous eussions atteint l’île Pucati, ou j’avais résolu de passer la nuit, je grimpai sur le pamacari de la pirogue, et couché sur le dos, je regardai en fumant un cigare le ciel passer du rouge enflammé au bleu sombre et les étoiles s’allumer une à une dans les champs de l’éther. Grimper sur le pamacari d’une pirogue en marche, et y rester dans l’attitude d’un poisson échoué, est un prodige d’équilibre qu’on ne parvient à accomplir qu’après un long voyage et une connaissance approfondie des allures de la volage embarcation. Plus d’un acrobate de profession, plus d’un gymnaste ou d’un clown renommé échouerait dans cette tentative et ne réussirait qu’à faire capoter la pirogue et à se voir coiffé par elle ; aussi ce tour d’adresse que j’exécutais tous les jours au coucher du soleil, est-il un de mes beaux triomphes, et celui que j’enregistre avec le plus d’orgueil.

Le quart d’heure de rêverie que je m’accordais chaque soir était comme une récompense de mon labeur de la journée. Non-seulement il distrayait mes yeux de la répétition monotone des forêts et des eaux et permettait à ma pensée de vagabonder dans l’espace, mais il me procurait l’avantage de respirer un air plus frais que celui du pamacari, sous lequel la chaleur du jour s’était concentrée avec l’odeur des restes du dernier repas et le fumet des animaux de ma ménagerie.

Ici, j’aurais le droit, comme tant d’autres, de substituer à mon texte une page de points pour avertir le lecteur que le moment de rêverie que j’achève de mentionner m’appartient en propre et n’a rien de commun avec la marche et les incidents du voyage ; mais outre qu’une telle page ferait longueur dans ce récit et ressemblerait trop à la livrée classique dont un auteur revêt les idées et les mots qu’il n’ose avouer en public, je craindrais de froisser par cette réticence un esprit chatouilleux et de m’attirer de sa part quelque réflexion anonyme, mais mortifiante, dans le genre de celles que le facteur postal m’apporte quelquefois dans des lettres bien et dûment timbrées, mais non pas toujours affranchies.

Mieux vaut donc, pour cette fois, et une fois n’est pas coutume, employer le quart d’heure que d’habitude je consacrais à rêvasser, à causer de géographie avec le lecteur ou plutôt à lui signaler une erreur géographique qui date de 1617, et que la tradition a si fidèlement perpétuée qu’on la trouve sans la chercher sur les cartes les plus modernes.


Rêverie au crépuscule.

Cette erreur a trait à une rivière du nom de Paro, que les cartographes font naître aux environs des Andes d’Avisca, courir parallèlement à l’Ucayali et confluer avec lui par six degrés de latitude, un peu plus, un peu moins. Avant de passer outre, disons qu’aucune rivière de ce nom n’exista jamais dans le voisinage de l’Ucayali, et que c’est au même Ucayali et non à un cours d’eau voisin que les tribus de la plaine du Sacrement donnaient autrefois ce nom de Paro ou d’Apu-Paro — Grand-Paro — et cela à partir de sa jonction avec le Pachitea jusqu’à son entrée dans le Marañon.

En 1687, par suite d’un procès intenté par les Franciscains de Lima aux Jésuites de Quito et dont il nous est arrivé de parler en traitant des sources de l’Apurimac, la Real Audiencia de Quito ayant demandé pour baser le jugement qu’elle était appelée à rendre dans cette affaire, qu’une carte des lieux lui fût présentée, les Jésuites chargèrent un missionnaire de leur ordre, le P. Samuel Fritz, de dresser cette carte. Celui-ci, qui ne connaissait qu’imparfaitement la partie du pays que nous traversons[7], recourut à l’expérience des uns, consulta l’opinion des autres, et comme une version accréditée par les premiers explorateurs de la plaine du Sacrement plaçait dans le voisinage de l’Ucayali une rivière venue de l’intérieur des terres et apportant à ce dernier le tribut de ses eaux, le géographe, sur la foi de cette version, donna le nom de Paro à une rivière qu’il ne connaissait que par ouï-dire et la fit confluer avec l’Ucayali sous le sixième degré de latitude. Le crédit dont les Jésuites jouissaient alors dans le monde savant, fut cause qu’on adopta sans examen la carte dressée par le P. Samuel Fritz[8] ; carte erronée que devaient reproduire plus tard avec des variantes, Spix et Martius ; Arowsmith, d’Orbigny, Brué-Dufour, etc.

Après avoir signalé cette vieille erreur, il nous reste à dire à quelle cause elle était due.

Au commencement de ce siècle, il existait encore sur la rive droite de l’Ucayali, à l’endroit où les géographes précités placent une rivière que l’un appelle Beni, l’autre Paro, et un autre Paucartampu, il existait, disons-nous, un large canal alimenté par les eaux de l’Ucayali et qui s’allait perdre au loin dans les terres. Ce canal que des tracés manuscrits du siècle dernier et d’après eux, la carte du Pérou dressée en 1826 par ordre de Simon Bolivar, désignent pertinemment par cette phrase : Caño grande que corre para el este — Grand canal qui court à l’est, — ce canal n’était qu’un de ces tipichcas dont nous avons expliqué l’origine et que l’Ucayali avait formé en désertant son lit pour courir à l’ouest.

Ce tipichca dont nous ne saurions préciser la date de la formation, mais qui remontait au moins à 1670, puisque les premiers explorateurs de la plaine du Sacrement l’avaient pris pour une rivière, et qu’en 1687 le P. Samuel Fritz en faisait un affluent de l’Ucayali, ce tipichca parut également à tous les religieux qui leur succédèrent et qui se contentaient de le relever en passant, mais sans oser s’y introduire, une rivière venue de l’intérieur des terres[9]. Or, comme à cette époque on ignorait encore et même on ignora longtemps après, le confluent de certains cours d’eau issus des Andes orientales du Pérou, notre tipichca devint au gré des géographes qui copiaient les missionnaires et paraphrasaient leurs versions, une rivière Beni[10], Paro ou Paucartampu, tributaire de l’Ucayali.

Aujourd’hui pareille erreur n’est plus possible. Le tipichca cause innocente de tout ce bruit a été obstrué par des éboulements partiels, puis a fini par se tarir et la végétation l’a recouvert. Bien que MM. Smith et Lowe, par respect pour la tradition, aient cru devoir placer dans le fragment de carte qu’ils ont donné de l’Ucayali un bout de cet ancien canal, nous proposons de lui retirer désormais sur la carte générale de cette Amérique, la place qu’il a trop longtemps occupée.

Après une assez bonne nuit passée sur les plages de l’île Pucati, nous allâmes reconnaître la rivière Tapichi, dernier affluent de l’Ucayali. Ce cours d’eau, large de cent mètres à son embouchure, mais n’ayant guère plus de vingt mètres à une lieue dans l’intérieur, est formé, au dire des Seusis, par la réunion de deux petites rivières sorties du versant nord de la Sierra de Cuntamana. Les Brésiliens du haut Amazone qui l’appellent Javarisiñho ou petit Javary, le considèrent — mais à tort — comme un bras du grand Javary dont l’embouchure, au dix-huitième siècle, formait la limite territoriale du Pérou et du Brésil[11]. Les rives du Tapichi sont habitées par les Indiens Mayorunas, dont le territoire s’étend à travers les forêts jusqu’à la rive gauche du Javary.


Embouchure de la rivière Tapichi.

Nous avouons ne rien savoir de l’historiographe, du missionnaire ou du touriste, qui le premier qualifia de Mayorunas les sauvages habitants de cette rivière Tapichi ; mais l’accouplement des mots quechuas mayu — rivière — et runa — homme — a exercé plus d’une fois notre sagacité. Pourquoi en effet la dénomination d’hommes de rivière donnée à ces indigènes ? — Est-ce parce qu’ils ne se hasardent jamais sur l’Ucayali, qu’ils ne possèdent ni canots ni pirogues, et n’ont pour franchir les ruisseaux qui sillonnent leur territoire, que des troncs d’arbre qu’ils chevauchent ou de petits radeaux sur lesquels ils s’accroupissent et qu’ils manœuvrent au moyen d’une perche ? — Le lecteur pourra conclure à cet égard.

Les récits des premiers missionnaires de l’Ucayali où il est question de barbes touffues qui ombragent la face des Mayorunas, ces récits continuent de jouir d’un certain crédit près de nos ethnographes qui les encadrent volontiers dans chaque nouvelle édition de leur œuvre, certains qu’ils sont ou qu’ils paraissent être, que le public les relira toujours avec plaisir. Un de nos voyageurs français, le plus frais en date, a rappelé en 1861 cette intéressante particularité, qui dans sa bouche nous surprit d’autant plus, que six degrés de longitude le séparaient du pays des Mayorunas, et qu’à cette distance, il lui était difficile de juger de visu si ces Indiens avaient, comme il le dit, la barbe aussi épaisse que les Espagnols.

À cette allégation tant soit peu risquée, ce même voyageur, dont il nous arrivera probablement de parler encore, charmé que nous sommes de trouver chez lui cette foi robuste que nous possédions autrefois, mais que nous avons perdue au frottement des hommes et des choses, à cette allégation, le même voyageur ajoute avec l’aplomb naïf de la jeunesse qui ne recule devant aucune énormité : « Que les Indiens Mayorunas descendent des soldats espagnols qui en 1560 se fixèrent dans la contrée après le meurtre du capitaine Pedro de Ursua. »

Ce capitaine Pedro de Ursua, dont nous avons eu l’occasion de parler dans notre monographie des Antis, était un des hardis compagnons de Pizarre. Parti de Cuzco, à la tête d’une troupe d’aventuriers, pour découvrir l’Enim, le Païtiti, l’el Dorado, ou à défaut de ces empires, le lac de la Parima dont les eaux étaient d’or liquide, ce capitaine fut assassiné en chemin par Lopez de Aguirre son lieutenant.

La cause de ce crime est aussi vaguement indiquée par les historiographes espagnols que l’itinéraire suivi par les aventuriers[12]. Les uns l’attribuent chez Aguirre au désir de rester seul chef de l’expédition ; d’autres y voient une combinaison pour débarrasser d’un époux incommode — la belle Inès — et se rapprocher d’elle. Sans perdre notre temps à rechercher le mobile du crime, disons que Lopez de Aguirre l’expia plus tard par le supplice de la horca, et qu’après la mort du capitaine Pedro de Ursua, ses soldats s’étant débandés, une partie d’entre eux se fixèrent sur la rive droite du haut Amazone dans l’espace compris entre l’embouchure de l’Ucayali et celle du Javary. Là, leur admission parmi les Indiens Mayorunas et le contact qui s’ensuivit purent doter quelques enfants, qui naquirent de ces unions, des traits et de la barbe de leurs pères ; mais les Espagnols s’éteignirent, et depuis trois siècles leur sang infusé dans les veines de quelques indigènes s’est si bien dissous dans le grand courant primitif, que le type espagnol caractérisé par la régularité des traits et la barbe, a disparu de chez les Mayorunas, ou n’est resté chez quelques-uns d’entre eux qu’à l’état d’ébauche vague ou de médaille fruste.

Au reste nous verrons plus tard des Mayorunas chez leurs voisins et amis les Marahuas du haut Amazone, et comme nous profiterons de l’occasion pour croquer quelques-uns de ces indigènes, le lecteur pourra juger avec ou sans lunettes, de leur ressemblance avec les soldats espagnols, leurs hôtes du seizième siècle.

En attendant que le moment soit venu de faire plus ample connaissance avec ces — hommes de rivière — puisque telle est la qualification qu’on leur a donnée, disons que jusqu’à ce jour ils ont refusé de nouer des relations de voisinage et d’amitié avec les Missionnaires et les Missions. D’humeur farouche et insociable, profondément dédaigneux, d’ailleurs, d’une civilisation représentée par les trafiquants de poisson salé qui remontent ou descendent l’Ucayali et le Marañon, ils vivent retranchés dans leur barbarie, comme les moules des lacs de l’intérieur dans leurs valves obscures ; puis comme il leur est arrivé autrefois — la date de l’époque importe peu — de repousser assez brutalement les avances que des Cholos de la contrée tentaient de leur faire, ceux-ci, furieux du mépris que leur témoignaient des « chiens d’infidèles, » les ont traités publiquement d’anthropophages, ce qui est la plus grosse injure qu’un chrétien du pays puisse faire à un homme des bois. Ce mot imprudemment lâché n’a pas été perdu. Aujourd’hui pour tous les riverains de l’Ucayali et du haut Amazone, les Mayorunas ne vivent que de chair humaine.

À quelques jets de flèche de l’embouchure du rio Tapichi, la scène dont nous fûmes témoins me fit oublier momentanément les Mayorunas, leurs barbes apocryphes et leur anthropophagie non prouvée. Notre pirogue côtoyait en ce moment une langue de terre plantée de chilcas et de ces saules nains propres aux terrains bas de l’Ucayali. À travers le feuillage de ces arbustes, on découvrait l’entrée d’une petite gorge où coulait sans bruit un filet d’eau claire qui piquait l’ombre bleue de quelques paillettes d’argent.

Comme nous allions doubler ce promontoire, un clapotement de l’eau et un craquement des branchages attirèrent en même temps l’attention de nos gens. D’un commun accord ils cessèrent de ramer et de pagayer, et s’accrochant aux branches d’un saule, arrêtèrent l’élan de l’embarcation. Ce qu’ils voyaient derrière ce rideau de verdure et qu’il me fut donné de voir comme eux, eût ravi d’aise notre sculpteur Barye et les animaliers de son école.

À vingt pas de nous, sur la berge d’en face, élevée de deux à trois pieds, un jaguar de la grande espèce, — Yahuaraté — au pelage fauve et magnifiquement ocellé, était fièrement campé sur ses quatre pattes, les oreilles droites, le corps immobile et dans une attitude de chien d’arrêt devant l’oiseau, qui mettait en relief ses formes robustes et gracieuses ; les yeux de la bête, pareils à deux disques d’or clair, suivaient avec une implacable fixité tous les mouvements d’un pauvre lamantin occupé à broyer sous ses dents à couronne plate, des tiges de faux maïs et de plantain d’eau qui croissaient en ce lieu.

À un moment donné et comme le cétacé élevait au-dessus de l’eau sa tête difforme, le jaguar se laissa choir sur lui et lui enfonçant dans les plis du col les ongles de sa patte gauche, lui tamponna le mufle avec ceux de la droite et le retint sous l’eau pour l’empêcher de respirer. Le lamantin se sentant étouffer, fit un bon terrible pour se débarrasser de son adversaire ; mais il avait affaire à forte partie, et le jaguar, plongeant et émergeant tour à tour, selon que les soubresauts désespérés de sa victime l’entraînaient sous l’eau ou le ramenaient à la surface, le jaguar ne le lâcha pas. Cette lutte inégale dura quelques minutes, puis les mouvements du lamantin se ralentirent, et bientôt il ne bougea plus. Il était mort. Alors le jaguar sortit de l’eau à reculons, s’assit sur son derrière, et, arc-bouté sur une patte, parvint avec les crochets de l’autre à haler sur la berge l’énorme cétacé dont le mufle et le col étaient sillonnés de blessures. Notre attention était si grande, — je dis notre, car mes gens avouaient n’avoir jamais assisté à un combat pareil, — que le jaguar qui venait de pousser un rauquement particulier, comme pour appeler une femelle ou des petits, allait disparaître avec sa capture, si à ce moment un des rameurs n’eût rompu le charme en bandant son arc et en envoyant au félin une flèche qui passa près de lui et s’alla planter dans un tronc voisin. Surpris par cette agression, l’animal fit un bond de côté et darda sur le rideau de saules qui nous cachait, ses yeux ronds dont le jaune était devenu rouge. Une seconde flèche qui ne le toucha pas plus que la première, les cris des rameurs et la qualification de sua-sua — double voleur — que lui donnait à pleins poumons le vieux Julio, le décidèrent enfin à s’éloigner. Avant de disparaître, il tourna une dernière fois la tête de notre côté et regarda le lamantin gisant sur la berge, comme s’il regrettait d’abandonner à des intrus une proie si vaillamment conquise.


Combat d’un tigre et d’un lamantin.

Le corps du cétacé fut coupé par quartiers et boucané sur les lieux au moyen d’un gril de branchages. Pendant que mes hommes se livraient à cette besogne, je m’enfonçai dans le fourré au risque d’y rencontrer le jaguar pêcheur et d’avoir personnellement à lui rendre compte du dol commis par mes gens à son préjudice. Mais la bête avait disparu, et je n’aperçus d’autres êtres vivants que de grands sphinx au manteau gris frangé de bleu qui voletaient d’un arbre à l’autre avec cette allure indécise propre aux chauves-souris et aux papillons crépusculaires.

Tout en marchant devant moi comme Ésope et ramassant çà et là une fleur à corolle caduque, un fruit sec, baie, silique ou capsule, tombé du faîte des grands arbres dont le feuillage interceptait la vue du ciel, j’arrivai devant un groupe de sandis, le Galactodendron utile des savants, qui me rappela mon séjour à Tierra Blanca, le fourmilier tué par un tigre, et le tigre occis à son tour par un néophyte de la Mission. L’occasion était belle pour philosopher sur la création toujours en lutte, sur les créatures toujours en guerre, compter un à un les anneaux de cette chaîne de destruction qui commence à l’infusoire et finit à l’homme, et conclure en reculant épouvanté devant la Force aveugle ou tombant à genoux devant l’intelligence suprême, si terrifiante dans ses causes, si sublime dans ses effets, qui fit ressortir l’ordre, l’harmonie, la beauté, l’indestructibilité de cet univers du combat acharné des éléments qui le composent, de la destruction incessante des êtres qui le peuplent. Mais ces pensées, quelque attrayantes qu’elles fussent, s’évanouirent devant un désir subit qui me vint d’entailler le tronc d’un sandi et de faire couler sa séve. J’allai prendre dans la pirogue une hache et une calebasse, et choisissant le plus robuste des lactifères, je brandis mon arme et lui en assenai un coup terrible. L’arbre, frappé au cœur, gémit comme celui de la forêt du Tasse ; la séve apparut aux lèvres de sa blessure, en tomba d’abord goutte à goutte, puis coulant bientôt sans interruption, s’épancha jusqu’à terre où sa blancheur contrasta vivement avec le rouge-brun du sol et le vert velouté des mousses. Un instant je m’amusai de cette opposition de teintes ; puis j’appliquai ma calebasse au bord de la plaie du sandi, et recueillant sa séve lactée, j’en bus quelques gorgées.

Ce lait gras, épais et d’une blancheur de céruse au sortir de l’arbre, jaunit promptement à l’air et se coagule au bout de quelques heures. D’abord très-sucré au goût, il ne tarde pas à laisser dans la bouche une saveur amère et désagréable. Les prétendus effets d’ivresse et de sommeil qu’on lui attribue n’ont jamais existé que dans l’imagination des gens épris du merveilleux[13]. Plusieurs fois il nous est arrivé d’en boire, mais sans remarquer que notre cerveau fût surexcité, notre raison troublée, et que le besoin de dormir se fît sentir chez nous. Tout ce que nous pouvons dire de ce liquide qui nous répugna toujours un peu, et dont nous ne bûmes jamais que pour expérimenter sur nous-même les divers effets qu’on lui attribue, c’est que sa viscosité singulière, comparable à une forte dissolution de gomme arabique, nous obligeait, chaque fois que nous en goûtions, à nous laver immédiatement à grande eau pour débarrasser nos lèvres d’une glu qui menaçait de les clore à jamais.

Quant aux qualités nutritives de ce lait végétal, que la nature, comme la vache rousse du poëte, dispense de ses généreuses mamelles aux indigènes du Vénézuela, si l’on en croit Humboldt et A. de Jussieu, nous ne pouvons que féliciter les habitants de cette contrée d’avoir toujours à portée de leur bouche un pareil aliment. Si les riverains de la plaine du Sacrement, moins civilisés que les Vénézualanos, n’usent pas encore de ce lait pour fortifier leur estomac, ils s’en servent depuis longtemps pour raccommoder leurs pirogues. À la séve liquide du sandi, ils mêlent du noir de fumée et obtiennent par le mélange et la coagulation de ces ingrédients une espèce de brai qu’ils emploient au calfatage de leurs embarcations. La pharmacopée locale, en reconnaissant au sandi des qualités très-astringentes, lui a donné place dans son codex et l’administre avec succès dans les cas de ténesme et de dyssenterie. C’est en souvenir de la chose et par égard pour les savants d’Europe et les apothicaires que nous versâmes autrefois dans le creux d’un bambou, pour le soumettre plus tard à leur analyse, un demi-litre de ce lait végétal, lequel entré dans le tube à l’état liquide, en sortit quinze jours après à l’état solide, et pareil pour la couleur et la semi-transparence à un bâton de colophane ou de sucre candi.

Au moment de tourner le dos au sandi blessé dont la séve coulait toujours en abondance, je me sentis pris de pitié pour le malheureux végétal, et je bouchai sa plaie avec un peu de terre humide, en souhaitant tout bas qu’elle pût remplacer pour lui l’onguent de saint Fiacre dont se servent les jardiniers pour panser les blessures qu’ils font aux arbres. Cela fait, je rejoignis mes gens qui, tranquillement assis près du feu, devisaient de choses et d’autres, tout en surveillant la préparation des émincés de lamantin. Déjà plus de deux heures avaient été employées à ces apprêts culinaires, et comme j’avais hâte de me remettre en route, au risque de compromettre le succès de l’opération, je fis retirer du gril la viande à moitié fumée et la fis porter dans l’embarcation. Nous laissâmes au jaguar, à titre de prime d’encouragement, la tête, les intestins et le cuir gras du lamantin, puis nous mîmes le cap au nord.


Récolte du sandi.

La largeur toujours croissante de la rivière et l’abaissement continu de ses berges m’auraient suffisamment indiqué l’approche de son embouchure, si mes gens ne m’eussent dénoncé le fait à l’avance et énuméré en même temps les ruisseaux d’eau blanche et d’eau noire, les canaux et les lacs que nous devions trouver jusqu’à la jonction de l’Ucayali et du Marañon. Or, comme ces ruisseaux se succédaient à de courts intervalles, dans la crainte qu’un affluent de quelque importance ne s’y trouvât mêlé et n’échappât à mes regards, j’obligeais fréquemment mes hommes à passer d’une rive à l’autre, mode de navigation qui non-seulement décuplait la longueur du chemin et mécontentait mon pilote, partisan de la ligne droite, mais exaspérait les rameurs en les contraignant à couper incessamment un courant rapide, auquel il leur eût été bien doux de s’abandonner. Quand leur patience était à bout ou leur bras rompu de fatigue, je débouchais le cruchon de tafia, je versais dans un gobelet trois doigts de la liqueur brûlante, et leur offrais à tour de rôle ce faible dédommagement. Le moyen ne manquait jamais son effet. Si rogue que fût leur humeur, si rapprochés que fussent leurs sourcils, la vue du liquide opérait sur eux un changement notable ; leur colère s’arrêtait court, les muscles de leur face se détendaient, un sourire idiot venait voltiger sur leurs lèvres, et l’interjection furibonde qu’ils étaient près de formuler expirait dans un tendre roucoulement.


Végétation de l’Ucayali à son embouchure.

Un rancho d’Indiens Cocamas que nous relevâmes sur la rive droite, à l’entrée de la Quebrada Yarina, est la dernière habitation qu’on trouve sur l’Ucayali. Venus, ainsi que les Xébèros, des contrées de l’Équateur par les rivières Morona, Pastaza et Chambira, affluents de gauche du haut Marañon, les Cocamas s’étaient fixés autour des lacs Sapote et Pucati dans la plaine du Sacrement, d’où ils passèrent de bonne heure dans les Missions du Huallaga. Là le croisement de leur race avec celle des Balzanos et des Cumbazas altéra promptement chez eux le type primitif. Quelques Cocamas pur sang existent encore, bien qu’on ne retrouve aucun de ces indigènes à l’état de nature ; tous sont frottés de civilisation, mais comme le pain d’un manœuvre peut l’être d’ail. Les uns vivent indépendants dans la Quebrada Yarina et quelques coins perdus du haut Amazone ; d’autres ont élu domicile dans les villages du Marañon, et louent leurs services comme rameurs aux commerçants de ces localités. Dans le trajet de Nauta à la frontière du Brésil, nous aurons l’occasion de revenir sur ces indigènes qui, en prenant à l’Indien civilisé de notre époque la chemise, le pantalon et l’usage immodéré des liqueurs fortes, ont gardé du barbare d’autrefois un goût décidé pour la vie errante et le dolce far niente sur le sable des plages.


Habitation d’Indiens Cocamas.

À partir de la gorge de Zéphyrin[14], Zephirino Quebrada, les berges de l’Ucayali s’abaissant tout à fait, ne formèrent plus qu’une ligne jaune à peine apparente au-dessus de l’eau[15]. La végétation, représentée par des chilcas, des saules nains, des cécropias et des roseaux, devint d’une maigreur étique. Incessamment battus par les vents et les eaux, noyés par chaque crue de la rivière, arbres, arbustes, graminées avaient l’air souffreteux et l’allure chétive des êtres relégués par le sort dans un milieu contraire à leur nature. Quelques vieux cécropias morts à la peine dressaient vers le ciel leurs bras décharnés, comme pour lui reprocher de les avoir fait naître en cet endroit marécageux. À côté des arbres défunts, leurs rejets et leurs rejetons continuaient de végéter et de lutter avec l’insouciance propre au jeune âge. Pendant que je m’apitoyais tout bas sur leur destinée, la rive gauche que nous serrions de près pour éviter que le courant, devenu très-rapide, ne drossât au large notre embarcation, cette rive s’interrompit, et deux mers, deux abîmes qui semblaient s’absorber l’un l’autre s’ouvrirent devant nous : nous avions atteint le confluent de l’Ucayali et du Marañon. L’impression que me causa cette immensité fut de la stupeur plutôt que de l’admiration. Comme un verset risible intercalé dans cette grande et solennelle page de la nature, un bruit de flageolet et de tambour nous arrivait du fond de l’horizon sur l’aile de la brise. Le village de Nauta, que nous ne voyions pas encore, se révélait à nous par cet accord grotesque dont retentissent durant toute l’année les Missions de la plaine du Sacrement.


Confluent de l’Ucayali et du Marañon.

Cependant nous avions doublé l’angle droit formé par la rive gauche de l’Ucayali et la rive droite du Marañon. Les rameurs s’assirent d’à-plomb sur leur banc, assurèrent leurs pieds contre le bordage, puis s’encourageant du regard, enflant leurs pectoraux et faisant saillir leurs biceps, ils commencèrent à refouler l’impétueux courant du haut Marañon ou du bas Tunguragua, comme il plaira de l’appeler. La situation de Nauta sur la rive droite de cet affluent de l’Ucayali oblige les embarcations à le remonter pendant près de quatre heures, puis à couper son lit en diagonale pour pouvoir atteindre Nauta, que, sans cette précaution, elles dépasseraient infailliblement. Nos gens accomplirent donc cette laborieuse tâche ; puis quand, brisés de lassitude et baignés de sueur, ils jugèrent que le moment était venu de laisser arriver, tournant à l’est-nord-est la proue de la pirogue, ils se lancèrent résolument au large. Huit cent quatre-vingts fois leur rame plongea dans le fleuve, et chaque fois fit avancer d’environ trois pieds l’embarcation que le courant faisait dévier de la ligne droite, mais dont le pilote rectifiait la dérive avec quelques coups de pagaye. À mesure que nous nous rapprochions de Nauta, les sons du fifre et du tambour devenaient plus distincts : c’était comme une aubade par laquelle on semblait saluer notre arrivée. Cet accueil musical me parut d’un heureux présage. Il était cinq heures du soir quand notre pirogue s’enlisa mollement dans la vase d’une rive inconnue. Avant de descendre à terre, j’eusse voulu remercier, selon l’usage antique, le dieu mythologique du grand fleuve de s’être montré clément envers nous ; mais n’ayant sous la main ni cheval vivant que je pusse précipiter dans son lit, ni brebis ou chevreau que je pusse égorger sur sa rive, je me bornai à l’honorer mentalement et jetai dans ses eaux, en manière d’offrande, le bout du cigare que j’étais en train de fumer.

Paul Marcoy.

(La suite à une autre livraison)




  1. Suite. — Voy. t. VI, p. 81, 97, 241, 257, 273 ; t. VII, p. 225, 241, 257, 273, 289 ; t. VIII, p. 97, 113, 129 ; t. IX, p. 129, 145, 161, 177, 193, 209 ; t. X, p. 129, 145, 161, 177 ; t. XI, p. 161 177, 193, 209, 225 ; t. XII, p. 161 et la note 2, 177 et 193.
  2. Clitoria minima scandens.
  3. On les trouve encore employés aujourd’hui par les naturels de l’Océanie, du Havre Dorey, de Tonga-Tabou, Bea, Viti, etc., ainsi que nous l’avons dit dans notre monographie des Incas du Pérou.
  4. Dans les genres de palmiers exclusivement affectés aux toitures, il en est de plus ou moins feuillus. Ainsi les individus du genre Metroxylon ont de 6 à 7 feuilles, les Oreodoxas de 7 à 8, les Acrocomias de 7 à 9, les Nipas de 12 à 15, etc., etc.
  5. Le couvent de Sarayacu a cinquante-sept mètres de longueur sur dix mètres de largeur.
  6. Ce nom de Sapote lui vient d’un arbre de la famille des Sapotées (l’Achras Sapota) que les anciens Cocamas plantaient autour de leurs demeures à cause de ses fruits dont ils étaient particulièrement friands. L’Achras Sapota est très-commun dans les vallées orientales du Pérou où les Quechuas l’appellent luccma. Nous ne saurions mieux comparer ses fruits, jaunes, pâteux et doux, qu’à un jaune d’œuf bouilli et sucré.
  7. Chez le P. Samuel Fritz, cette connaissance imparfaite d’une contrée qu’il n’habitait pas et qu’il avait à tracer sur papier n’a rien qui nous étonne. Mais ce qui nous étonna fort, ce fut de voir le révérend Plaza, qui l’habitait depuis cinquante et un ans et qui disait l’avoir parcourue en tout sens, nous soutenir un jour de cet air convaincu qui ne souffre pas de réplique, que la rivière Ega ou Teffé, affluent de la rive droite de l’Amazone, et la rivière Japura ou Grand Caqueta, affluent de sa rive gauche, n’étaient qu’une seule et même rivière sous des noms différents.
  8. C’est au même P. Samuel Fritz qu’on doit d’avoir cru pendant un siècle et demi que le Tunguragua, ou haut Marañon, était le véritable tronc de l’Amazone.
  9. En y regardant avec plus d’attention, ils eussent vu que la direction du courant de ce canal était d’ouest à est et non pas d’est à ouest. Mais chez des gens simples d’esprit pour la plupart, pareille inadvertance se conçoit d’autant mieux et est d’autant plus excusable, qu’un savant délégué par le gouvernement français, un des quarante immortels de l’époque, la Condamine, est tombé dans la même erreur, comme nous le verrons plus tard, en prenant les canaux de l’Arênapo pour les bouches du Japura et donnant plusieurs embouchures à la rivière des Purus, qui n’en eut jamais qu’une.
  10. On sait aujourd’hui que le Beni s’unit au Mamoré-Guaporé pour former le Madeira, que le nom de Paro n’a jamais été donné par les indigènes qu’au seul Ucayali, et que la rivière Paucartampu, tour à tour appelée Paucartampu, Arasa, Mapocho, vient sous le nom de Camisia se jeter dans l’Ucayali, à l’endroit désigné sur une de nos cartes.
  11. Nous donnerons quelques détails à ce sujet, en passant devant l’embouchure du Javary.
  12. Certains les font entrer dans l’Amazone par la rivière Jurua, d’autres par le Jutahy. Remarquons en passant que les sources de ces deux rivières sont encore inconnues. Une troisième version, et celle-ci est la plus vraisemblable, fait entrer Pedro de Ursua et ses compagnons dans le haut Amazone ou Marañon par la rivière Huallaga.
  13. À l’article Missions de la plaine du Sacrement, il nous est arrivé de parler d’une notice biographique publié par le journal El Comercio de Lima sur le révérend José Manuel Plaza, prieur de Sarayacu. Un des passages de cette biographie rappelle une excursion faite par le révérend dans les forêts de l’Ucayali, — le biographe ne dit pas sur quel point, — et traite en même temps des prétendus effets d’ivresse et de sommeil occasionnés par le lait du sandi. Le passage est assez curieux et nous le traduisons au vol de la plume pour l’édification de nos lecteurs.

    « Durant une de ces journées de marche où le Père Plaza avait eu à souffrir de la soif, il remarqua que les Indiens qui l’accompagnaient, incisaient à coups de hache les troncs de certains arbres et se désaltéraient avec le lait qui en sortait abondamment. Les fièvres qu’il avait eues à Sarayacu lui avaient laissé un embarras de l’estomac — obstruccion de estomago — qu’un de ses frères, médecin à Quito, avait fait disparaître en lui administrant quelques pincées de la résine du sandi. À peine le révérend eut-il su que le lait que buvaient les Indiens était celui du sandi, que moitié par soif et moitié par reconnaissance pour le remède providentiel qui l’avait débarrassé de son mal, il voulut en boire comme eux. Ses compagnons eurent beau lui représenter que cette boisson à laquelle il n’était pas accoutumé allait lui causer une forte ivresse — fuerte embriaguez — il resta sourd à leurs avis. Alors en le voyant porter le breuvage à ses lèvres, ils se hâtèrent de ramasser des feuilles sèches et de préparer une couche sur laquelle le révérend se laissa tomber immédiatement après avoir bu. Hors d’état de faire un mouvement, il dormit d’un profond sommeil pendant quelques heures. À son réveil, il se vit entouré de ses fidèles compagnons qui ne l’avaient pas perdu de vue un instant. C’est ainsi qu’il apprit à ses dépens que le lait du sandi enivre avec force ceux qui en goûtent pour la première fois, etc., etc. »

    Nous demandons grâce au lecteur pour le reste de la notice.

  14. Quelque relaps du nom de Zépliyrin a dû habiter cette Quebrada aujourd’hui déserte et lui aura laissé son nom. Ainsi des déserteurs brésiliens ont donné le leur à des Igarapés de l’Amazone.
  15. Dans sa Géographie universelle de Maltebrun, entièrement refondue et mise au courant de la science, M. Théophile Lavallée a cru devoir donner le nom de Pérou bas à cette fraction minime du bas Pérou, et cela sur la foi d’un touriste qui remontait le cours du Marañon et se contentait de regarder en passant la partie du pays située à sa gauche. Que ce touriste induit en erreur par l’aspect des lieux et jugeant du tout par la partie, ait pris pour le bas Pérou les rives basses de l’Ucayali à son embouchure, pareille erreur est sans conséquence, le touriste aussi bien que le romancier, ayant droit de caprice et de fantaisie, et son esprit n’étant qu’une lorgnette par le gros bout ou le petit bout de laquelle il s’amuse à contempler l’objet réel. Mais qu’un auteur sérieux, qui continue ou plutôt qui refond la Géographie classique de Maltebrun, ait accueilli sans examen un renseignement aussi superficiel et l’ait intercalé dans son œuvre, c’est ce qu’on ne saurait admettre, surtout après que les nivellements géodésiques de Lloyd et Falmarc, les relevés et les travaux exécutés du temps de Simon Bolivar et par son ordre, ont nettement fixé les altitudes, les divisions et les limites des deux Pérous.