Voyage de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, à travers l’Amérique du Sud/26


Pano pur sang.


VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE,

À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD,


PAR M. PAUL MARCOY[1].


1846-1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




PÉROU.




HUITIÈME ÉTAPE.

DE TUNKINI À SARAYAGU.


Dissertation sur le passé et le présent des Indiens Conihos. — Mœurs et coutumes.

Avec l’usage du sac-tunique que les Panos tenaient des nations de l’hémisphère nord et qu’ils appelaient selon sa longueur sur les broderies dont il était orné, Husti ou Cusma, ils fabriquaient un papier d’écorce, qui rappelait le papyrus mexicain ou maguey. Sur ce papier, ils retraçaient à l’aide de signes hiéroglyphiques les dates mémorables, les faits importants et les divisions de l’année. Des simulacres de divinités, taillés dans le bois ou façonnés en argile, des haches d’obsidienne pourvues de deux oreillons qui servaient à les attacher à un manche, furent trouvés en leur possession par les religieux qui les catéchisèrent[2]. Enfin des pratiques mystérieuses, relatives au double culte du soleil et du feu, la coutume d’ensevelir leurs morts dans une jarre peinte, après les avoir fardés, parés et comprimés dans des liens, tous ces usages, sans équivalents parmi les peuplades du Sud et sur l’origine desquels les Panos gardaient un profond secret, avaient attiré l’attention des premiers missionnaires.

Vers la fin du dix-septième siècle, la nation des Panos, fort amoindrie par les luttes qu’elle avait eu à soutenir contre les peuplades voisines après sa division en tribus des Conibos, Sipibos, Schétibos, Cacibos, Chipeos[3] et Remos, la nation des Panos habitait, comme nous l’avons dit, les bords de la rivière de Sarayacu, où le P. Biedma, un des premiers explorateurs de l’Ucayali (1686), la vit en passant. Cent ans plus tard, les PP. Girbal et Marques qui continuaient l’œuvre de leur prédécesseur le P. Francisco de San José, en rétablissant les missions de l’Ucayali fondées par celui-ci en 1760 et que les néophytes avaient détruites en 1767, après un massacre général des missionnaires, les PP. Girbal et Marques qui catéchisèrent de nouveau la nation des Panos, évaluent ses forces à mille hommes, dont on peut sans scrupule retrancher la moitié.

Pano métis.

Ces Panos, chrétiens relaps, assassins et iconoclastes, furent reconquis au catholicisme par les missionnaires qui leur adjoignirent des Indiens Conibos riverains de l’Ucayali. En six ans, toute la nation des Panos reçut le baptême ; seule, une fraction minime des Conibos fut régénérée dans ses eaux[4]. Le plus grand nombre de ces derniers préfèrent le culte de la liberté et de la barbarie, sous le couvert des bois, aux avantages de la civilisation dans un hameau chrétien.

À l’époque où les Panos[5] habitaient la quebrada de Sarayacu, les Conibos occupaient la plupart des affluents de gauche de l’Ucayali et parcouraient librement cette rivière, depuis sa jonction avec le Pachitea jusqu’à sa confluence avec le Marañon. Cette faculté de parcours leur est encore concédée aujourd’hui, mais leur territoire s’est fort amoindri, soit par suite des empiétements successifs de leurs voisins les Siphos, soit par l’abandon qu’ont pu en faire eux-mêmes les Conibos, pour s’éloigner des Missions de Belen, de Sarayacu et de Tierra-Blanca et se soustraire à leur influence.

Le territoire actuel de ces indigènes est délimité, comme nous l’avons dit, au sud par le site de Paruitcha, ou finissent les possessions des Indiens Chontaquiros, au nord par la rivière Capoucinia, où commencent celles des Sipibos.

Sur cette étendue, d’environ soixante-dix lieues, nous avons compté huit habitations de Conibos situées sur la rive gauche de l’Ucayali, deux sur la rive droite, lesquelles, en y joignant le groupe de demeures de Santa Rita et sept à huit maisons édifiées sur les bords des petites rivières Cipria et Hisparia, nous paraissent réunir une population de six à sept cents âmes.

La taille du Conibo varie de 1m 50 à 1m 60 ; ses formes sont lourdes, son encolure épaisse, son thorax fortement prononcé ; son visage est rond, ses pommettes saillantes ; ses yeux à sclérotique jaune, à pupille couleur de tabac, sont petits, obliques et assez écartés ; le nez court et épaté s’élargit à sa base ; les lèvres épaisses laissent, en s’entrouvrant, apercevoir des dents jaunes, mais bien rangées et des gencives teintes en noir avec l’herbe yanamucu (peperomia tinctorioides).

L’expression habituelle du masque de ces indigènes est ce mélange d’égarement et de tristesse qui caractérise la physionomie de la plupart des sauvages péruviens ; mais la rondeur presque sphérique du facies lui donne un cachet de bonhomie et de naïveté qui corrige un peu l’impression désagréable qu’on pourrait éprouver à leur aspect.

Type conibo (homo).

Quant à la nuance de leur teint, elle est fort obscure, n’en déplaise au P. Girbal, le premier historiographe des Conibos, et n’offre aucune analogie avec le teint des Espagnols, auxquels ce missionnaire comparaît en 1790 ses nouveaux néophytes[6].

L’épiderme de ces naturels, incessamment exposé aux piqûres des moustiques, est rugueux au toucher comme une peau chagrinée, et les huiles dont ils s’oignent pour se préserver des attaques de ces insectes, n’ont jamais existé que dans l’imagination des voyageurs qui les ont visités. La chevelure du Conibo est noire, rude et abondante ; sa lèvre supérieure et son menton offrent à peine quelques poils clair-semés, et c’est en vain que nous avons cherché parmi ces indigènes, quel qu’une de ces barbes touffues dont le P. Girbal les avait complaisamment dotés.

Les femmes conibos sont petites, replètes, assez disgracieuses, mais n’ont pas cet abdomen ballonné et ces membres grêles qui caractérisent un grand nombre d’indigènes de leur sexe, parmi les peuplades du Sud. Elles vont nues malgré la guerre d’extermination que leur font les moustiques et se couvrent seulement d’une très-petite bande d’étoffe de couleur brune. Comme les femmes des Antis et des Chontaquiros, elles coupent leurs cheveux en brosse au niveau des paupières et les laissent flotter par derrière. Leur teint est aussi foncé que celui des hommes et comme ceux-ci, elles noircissent leurs gencives avec les pousses tendres de la plante yanamucu.

Le vêtement des hommes consiste en un sac de coton tissé (tari) pareil à celui des Antis et des Chontaquiros, mais teint en brun et orné de grecques, de losanges, de zigzags et autres dessins, tracés en noir à l’aide d’un pinceau, et simulant une broderie.

Type conibo (mulier).

L’habitude de se peindre le visage, quoique commune aux deux sexes de la tribu conibo, est néanmoins plus répandue chez l’homme que chez la femme. Le rouge et le noir sont les couleurs consacrées par l’usage ; le premier est tiré du bixa orellana ou rocou, le second est extrait du genipa ou huitoch. Le rouge n’est affecté qu’au visage seul. Le noir s’applique indistinctement à toutes les parties du corps.

Nous avons vu de ces indigènes avec des cothurnes peints qui s’arrêtaient à la cheville, ou des bottes à l’écuyère qui leur montaient jusqu’au genou. Certains avaient des justaucorps ouverts sur la poitrine et festonnés autour des hanches, les plus modestes se contentaient de peindre sur leurs mains des gants ou des mitaines à filet.

La plupart de ces peintures, à demi cachées par la tunique de l’indigène, n’étaient visibles qu’au moment des ablutions.

Chez ces naturels, la coquetterie paraît être l’apanage exclusif des mâles. Ils apportent à leur parure les soins les plus minutieux, passent de longues heures à s’épiler et à se peindre, sourient à leur fragment de miroir, quand il leur arrive d’en posséder un et se montrent généralement satisfaits de leurs agréments personnels.

Avec les dessins vulgaires dont ils font un usage habituel, ils ont pour les solennités et les jours de gala, des arabesques d’une ornementation très-compliquée, qu’ils appliquent sur leur visage et sur leur corps, par un procédé d’estampage semblable à celui qu’employaient les Étrusques pour décorer leurs vases des élégantes silhouettes qu’on y admire. À ces dessins choisis, les Conibos ajoutent quelques bijoux de perles blanches et noires (chaquiras) qu’ils se procurent dans les Missions de Sarayacu et de Tierra-Blanca. Ces bijoux qu’ils façonnent eux-mêmes, consistent en pendants d’oreilles et en un collier-cravate qui emboîte le cou et descend sur la poitrine à l’instar d’un rabat presbytérien. Les femmes portent des colliers de ces mêmes perles, et y suspendent une pièce d’argent, une médaille en cuivre, ou à défaut de métal, quelque phalange de singe hurleur (simia Belzebuth). Les deux sexes portent encore aux poignets et aux jambes, des bracelets de coton tissés sur le membre même et bordés de petits crins noirs, de dents de singe ou du poisson huamouï (maïus osteoglossum), aux larges écailles de carmin et d’azur.

Femme conibo tissant.

Parmi les hommes de cette nation, ceux qui vont une fois par an dans les Missions voisines, échanger contre des haches, des couteaux et des perles, les tortues qu’ils pêchent, la graisse de ces amphibies qu’ils préparent ou la cire qu’ils peuvent recueillir, ces hommes, ont rapporté de leurs excursions en pays chrétien, l’usage des chapeaux de paille. Ces couvre-chefs pointus de forme, assez larges d’ailes et un peu retroussés en toit de pagode, sont fabriqués par eux avec des folioles de palmier. Quelquefois le tissu en est si lâche, que le soleil en passant au travers, dessine sur le visage de celui qui le porte un damier lumineux.

Pendant que le Conibo passe la moitié de son temps à s’ajuster, à causer ou à boire avec ses amis, la femme s’occupe du ménage et vaque aux travaux pénibles ; elle surveille le défrichement, quand par hasard il s’en trouve un ; sarcle le sol ; récolte les fruits ou les racines, qu’elle rapporte au logis, dans sa hotte à frontal d’écorce ; charrie le bois et l’eau ; prépare les aliments et le mazato, chicha de manioc ou de bananes fermentées ; façonne les tissus ; recueille la cire et le miel ; pétrit la glaise nécessaire aux poteries, cuit ces dernières, les peint et les vernisse, ou suit les pas de son époux et maître, portant sur ses reins ployés, le produit de la chasse ou de la pêche, les avirons et la pagaie. Au désert, la femme est la bête de somme de l’homme, plutôt que sa compagne.

Épouse et bête de somme.

Le talent de ces pauvres ilotes pour la fabrication des poteries, leur décoration extérieure et leur vernissage, mérite une mention spéciale.

Sans autre ébauchoir que leurs doigts, et une valve de ces grandes moules qu’on trouve dans les lacs de l’intérieur, elles façonnent des amphores, des cruches, des coupes et des aiguières, dont le galbe rappelle le meilleur temps de la céramique ando-péruvienne. Elles roulent leur argile en menus boudins, qu’elles vont superposant et mêlant les uns aux autres, et la justesse de leur coup d’œil est telle, que vous ne relevez jamais dans ces œuvres, une ligne équivoque ou une courbe douteuse. Le tour du potier n’atteint pas à une précision plus mathématique.

Femme conibo fabriquant des poteries.

C’est dans une clairière de la forêt, toujours située à quelques pas de leur demeure et qui sert aux hommes de chantier de construction pour leurs pirogues, que les femmes établissent leur atelier de poterie et de peinture. Pour cuire et vernisser leurs œuvres, elles descendent sur le rivage où un feu clair est allumé. Là, tandis qu’elles surveillent les progrès de l’opération, une vieille matrone chante et danse à l’entour du bûcher, afin d’empêcher le malin esprit de toucher aux argiles incandescentes que le contact de sa main fêlerait aussitôt. Quand ces poteries sont refroidies, les femmes en vernissent l’intérieur avec la résine de l’arbre sempa (copal), et procèdent à leur décoration extérieure. La palette de ces artistes naturels ne possède que cinq couleurs pures. La science des mélanges et les nuances transitoires sont ignorées d’eux ou ne sont pas admises. Le noir de fumée, un jaune extrait d’un guttifère, un bleu violâtre, tiré du faux indigo, un vert sale obtenu par la macération des feuilles d’un capsicus, un rouge terne emprunté au rocou, forment l’échelle des teintes employées dans leurs œuvres.

Cuisson des poteries.

Leurs pinceaux sont façonnés avec trois ou quatre brins d’herbe sèche, attachés par le milieu ou même par une simple mèche de coton roulée à la façon de ces grêles estompes appelées tortillons, que le dessinateur fabrique lui-même, au fur et à mesure de ses besoins. Le peu de consistance de ces outils, ne permet pas à l’artiste d’étendre sa peinture dans tous les sens, et son procédé mécanique consiste à traîner horizontalement le pinceau de gauche à droite.

Avec les grecques, les losanges, les entrelacs et autres motifs d’ornementation qu’ils emploient dans la décoration de leurs poteries, ils ont des hiéroglyphes bizarres et charmants empruntés au plumage de la grue Caurale (ardea helias). Les fantastiques zébrures de cet oiseau, assez rare et presque toujours solitaire, que les naturalistes ont surnommé le petit paon des roses, ont donné aux femmes conibos l’idée d’un genre spécial d’arabesques pour leurs vases et leurs tissus, comme la spatule caudale du lamentin paraît avoir fourni aux hommes le modèle de leurs pagaies.

Femme conibo peignant des poteries.

Avant d’entreprendre une excursion sur la grande rivière, et tandis que la femme s’occupe de l’équipement et de l’approvisionnement de la pirogue, ou entasse au fond de l’embarcation les mottes de terre mouillées sur lesquelles sera placé le foyer destiné à cuire les aliments pendant la traversée, le Conibo, assis sur la berge, inspecte gravement son picha, ou sac de nuit, afin de s’assurer qu’aucun des objets nécessaires à sa toilette ne lui fera défaut durant le voyage. Le sac de nuit d’un Conibo, espèce de cabas en coton tissé qu’il porte toujours en sautoir et qu’il n’abandonne jamais, renferme habituellement, comme celui des Antis, des amandes de rocou et une pomme de genipa pour les peintures, un débris de miroir, un peigne fabriqué avec les épines du palmier chonta, un morceau de cire vierge, un peloton de fil, une pince à épiler, une tabatière et un appareil à priser.

La pince à épiler (tsanou) est formée par deux valves de mutilus reliées à leur extrémité par une charnière en fil, et dont l’opérateur se sert avec beaucoup d’adresse.

Nous n’avons rien vu de plus comique que la grimace d’un de ces Conibos, le nez collé sur son miroir, et en train d’arracher la demi-douzaine de poils semés sur son visage.

La tabatière (chicapouta) est empruntée au test d’un bulime. Son possesseur l’emplit jusqu’à l’orifice, d’un tabac récolté vert, séché à l’ombre et réduit en une poudre presque impalpable.

L’usage du tabac (chica) n’est pas considéré par ces indigènes comme une distraction ou comme une habitude, mais seulement comme un remède. Lorsqu’ils se sentent la tête lourde, ou qu’un coryza irrite leur membrane pituitaire, ils prennent, comme les Antis et les Chontaquiros, leur appareil à priser (chicachaouh), construit de la même façon que ceux de leurs voisins, et prient un camarade de souffler dans le tube vide, et d’envoyer au fond de leurs cavités cérébrales la poudre à Nicot dont l’autre tube est plein. Cette opération terminée, le Conibo, les yeux hors de la tête, soufflant, renâclant, éternuant, remet dans son cabas sa tabatière et son appareil à priser, et traduit alors sa satisfaction par un clappement de lèvres et de langue très-singulier.

Ce clappement labial et lingual du Conibo a mainte analogie avec le geste européen de se frotter les mains pour témoigner d’une jubilation quelconque. Chez ces indigènes, il exprime en outre, le plaisir ou l’orgueil à propos d’une difficulté vaincue, l’adhésion formelle au projet ou au plan qui leur est soumis, et jusqu’à la certitude de sa réussite. Ce tic bizarre est appliqué à une foule de choses. Le sujet le reproduit en s’assurant de l’élasticité de son arc fraîchement bandé, de la bonté d’une flèche qu’il a roulée entre ses doigts, soupesée et mirée par ses extrémités avant de s’en servir ; de l’aliment et de la boisson qu’il préfère ; enfin, de l’objet qu’il convoite et de la chose qu’il admire.

Les armes des Conibos sont l’arc, les flèches, la massue et la sarbacane. Le bouclier de peau tapir et les lances de palmier, dont il est fait mention dans les récits des premiers missionnaires, ont disparu depuis longtemps de leur panoplie. C’est du palmier chonta (oreodoxa) qu’ils tirent le bois nécessaire à la fabrication des arcs et des massues. La corde de l’arc est tressée par les femmes avec les folioles du palmier mauritia. Les vieillards des deux sexes sont chargés de confectionner les flèches et de récolter chaque année les hampes florales du gynerium saccharoides qu’ils emploient à cet usage, après les avoir bottelées et fait sécher six mois à l’ombre. Les rectrices d’un hocco, d’un pénélope ou d’un vautour-harpie, leur servent ensuite à les empenner.

Famille conibo en voyage.

La sarbacane, dont se servent les Conibos, ainsi que la plupart des indigènes de l’Ucayali et du Marañon, est fabriquée par les Indiens Xéberos qui habitent la rive gauche du Tunguragua-Marañon dans l’intérieur des terres, entre ses deux affluents, les rivières Zamora et Morona. Les Conibos l’obtiennent des Xéberos, en échange de cire qu’ils recueillent dans le tronc creux des cécropias. La valeur commerciale de cette arme est d’environ dix francs. Son utilité pour la chasse en a répandu l’usage parmi les néophytes des Missions de l’Ucayali et les riverains sauvages et civilisés du Haut-Amazone[7]. Les flèches affectées à ces sarbacanes sont de véritables aiguilles à tricoter. On les fabrique avec le pétiole des palmiers. La tête de ces flèches est empennée d’un flocon de soie végétale empruntée an bombax, et leur pointe aiguë, incisée de façon à se rompre dans la blessure de l’animal, est trempée à l’avance dans le poison des Ticunas[8].

Ce toxique, dont on n’a décrit qu’imparfaitement la composition, et que plus tard nous verrons préparer par les Ticunas et par les Yahuas, sert au chasseur pour abattre les quadrupèdes et le gibier dont il se nourrit. L’introduction de ce poison dans les voies digestives ne présente aucun danger ; il n’agit sur l’animal qu’après avoir été mis en contact avec le sang, et porté par celui-ci dans le torrent de la circulation ; son effet est stupéfiant. L’oiseau atteint d’une de ces flèches, quelque imperceptible d’ailleurs que soit la piqûre, se roidit sur ses pattes, hérisse ses plumes, vacille et tombe au bout de deux minutes. Les singes ont une agonie de sept à huit minutes. Les grands rongeurs, les pécaris, qui ne tombent qu’après douze on quinze minutes, ont le temps de s’enfuir, et d’aller mourir dans quelque fourré ; aussi chasse-t-on généralement ces derniers avec l’arc et les flèches.

Les Conibos en particulier, et les indigènes de l’Ucayali en général, ne se servent de ce poison que pour les animaux. Leur loyauté, ou tel autre sentiment qu’on imaginera, se refuse à l’employer contre les hommes, qu’ils combattent avec leurs armes habituelles ; mais ces scrupules n’existent pas chez la plupart des naturels de l’Amazone, dont les lances de guerre sont presque toujours empoisonnées[9].

C’est en vain que les forêts et les eaux offrent au Conibo une nourriture abondante et variée, il n’a faim que de tortues, et cette prédilection poussée jusqu’à la manie, a fait de lui le plus rude exterminateur de ces animaux. Essentiellement chélonéphage, il passe de longues heures à étudier, au bord des rivières, les mœurs de ce morne amphibie, depuis l’époque de sa ponte jusqu’à celle de ses migrations. Si jamais nous avions à écrire un traité spécial des genres Emys, Chelys, Matamata ou Testudo, c’est à la nation conibo que nous irions demander les renseignements nécessaires.

Chasse aux tortues.

Entre le 15 août et le 1er  septembre, époque de la ponte des tortues dans l’Ucayali, — ne pas confondre avec les affluents de ce tronc de l’Amazone, où cette même ponte a lieu trois semaines ou un mois après, — la neige en cessant de tomber sur le sommet des Andes a ralenti le cours du fleuve, baissé son niveau et mis à nu ses vastes plages de sable. L’étiage des eaux donne aux Conibos le signal de la pêche. À un jour fixé ils s’embarquent avec leurs familles, munis des ustensiles qui leur sont nécessaires, et voguent en aval ou en amont de la rivière, selon que le caprice les pousse ou que l’instinct les guide. Ces voyages sont de dix, vingt ou quarante lieues.

Quand les pêcheurs ont découvert sur une plage ces lignes incohérentes, sillon onguiculé que trace en marchant la tortue, ils s’arrêtent, édifient à deux cents pas de l’eau des ajoupas provisoires, et cachés sous ces abris, ils attendent patiemment l’arrivée des amphibies. L’instinct de ces pêcheurs est tel, que leur installation sur cette plage ne précède guère que d’un jour ou deux l’apparition des tortues.

Certaine nuit obscure, entre minuit et deux heures, un immense mascaret fait tout à coup bouillonner la rivière ; des milliers de tortues sortent pesamment de l’eau et se répandent sur les plages.

Nos Conibos accroupis ou agenouillés sous leurs abris de feuilles et gardant un profond silence, attendent le moment d’agir. Les tortues qui se sont divisées par escouades au sortir de l’eau, creusent rapidement avec leurs pieds de devant, une tranchée souvent longue de deux cents mètres, et toujours large de quatre pieds sur deux de profondeur. L’ardeur qu’elles mettent à cette besogne, est telle, que le sable vole autour d’elles et les enveloppe comme un brouillard.

Quand la capacité de la fosse leur paraît suffisante, chacune d’elles, remontant sur le bord, tourne brusquement sa partie postérieure vers la cavité, et laisse choir au fond une provision d’œufs à coquille molle, de quarante au moins, de soixante-dix au plus ; les pieds de derrière renouvelant alors la besogne de ceux de devant, ont bientôt comblé l’excavation. Dans cette mêlée de pattes mouvantes, plus d’une tortue bousculée par ses compagnes, roule dans le fossé et y est enterrée vivante. Un quart d’heure a suffi à cette œuvre immense.

À peine la tranchée est-elle comblée, que les tortues reprennent en désordre le chemin de la rivière : c’est le moment qu’épiaient nos Conibos.

Au cri poussé par l’un d’eux toute la troupe se relève et s’élance à la poursuite des amphibies, non pour leur couper la retraite, ils seraient renversés et foulés aux pieds par le puissant escadron, mais pour voltiger sur ses flancs, se saisir des traînards et les retourner sur le dos ; avant que le corps d’armée ait disparu, mille prisonniers sont restés souvent aux mains des Vireurs[10].

Aux premières clartés du jour, le massacre commence, sous la hache de l’indigène, la carapace et le plastron de l’amphibie volent en éclats ; ses intestins fumants sont arrachés et remis aux femmes, qui en détachent une graisse jaune et fine, supérieure en délicatesse à la graisse d’oie. Les cadavres éventrés sont abandonnés ensuite aux percnoptères, aux vautours-harpies et aux aigles pêcheurs, accourus de tous côtés à la vue du carnage.

Avant de procéder à cette boucherie, les Conibos ont fait choix de deux ou trois cents tortues, qui sont destinées à leur subsistance et à leur trafic avec les Missions. Pour empêcher ces animaux de se débattre et de trouver avec les pattes, un point d’appui qui les ramènerait à leur posture accoutumée, ils incisent ses quatre membranes pédiculaires et les attachent par paires. La tortue mise hors d’état de se mouvoir, rentre la tête dans sa carapace et ne donne plus signe de vie. Pour éviter que le soleil ne calcine ces corps inertes, les pêcheurs les précipitent pèle-mêle dans une fosse qu’ils ont creusée et les recouvrent de roseaux verts.

Hommes et femmes procèdent ensuite à la fabrication de la graisse qu’ils font fondre et qu’ils écument à l’aide de spatules en bois. De jaune et d’opaque qu’elle était au sortir de l’animal, cette graisse devient incolore et ne se fige plus. Les Conibos en emplissent des jarres dont ils tamponnent l’ouverture avec des feuilles de balisier.

Le résidu, rillettes et rillons restés au fond de la chaudière, est rejeté à l’eau où les poissons et les caïmans se le disputent avec acharnement.

Cette opération terminée, nos indigènes n’ont garde d’oublier ou d’abandonner le produit de la ponte des tortues, qui est avec la graisse et la chair de ces animaux, un des articles de leur commerce avec les Missions. Ces œufs sont retirés à pleines mannes de la fosse dans laquelle les chéloniens les avaient déposés, et jetés dans une petite pirogue préalablement lavée et raclée et qui servira de pressoir. À l’aide de flèches à cinq pointes, hommes et femmes crèvent ces œufs dont le jaune huileux est recueilli par eux avec de larges valves de moules faisant l’office de cuillères. Sur le détritus des coquilles on jette plus tard quelques potées d’eau, comme sur un marc de pommes ou de raisin, on remue violemment le tout, et le jaune qui s’en détache et surnage sur le liquide, est de nouveau recueilli avec soin. Reste alors à faire bouillir cette huile, à l’écumer, à y jeter quelques grains de sel et à le verser dans des jarres.

Fabrication d’huile d’œufs de tortue par les Conibos.

Cette graisse et cette huile que préparent les Conibos, sont échangées par eux avec les missionnaires qui s’en servent pour leur cuisine, contre des verroteries, des couteaux, des hameçons et des dards à tortue, vieux clous de rebut passés au feu et remis à neuf par les néophytes forgerons de Sarayacu. Un de ces clous, convenablement affilé et que l’indigène adapte à sa flèche, lui sert à harponner les tortues à l’époque où flottant par bancs épais, elles passent d’une rivière à l’autre. Pendant de longues heures, le pêcheur debout sur la rive, épie le passage des chéloniens.

À peine un banc de tortues est-il en vue, qu’il bande son arc, y place une flèche et attend. Au moment où la masse flottante passe devant lui, il la vise horizontalement, puis relevant brusquement son arc et sa flèche, il fait décrire à celle-ci une trajectoire dont la ligne descendante a pour point d’intersection la carapace d’une tortue. Parfois plusieurs individus se jettent dans une pirogue, poursuivent le banc de tortues, l’assaillent de leurs flèches aux courbes paraboliques, et n’abandonnent la partie que lorsque leur embarcation est chargée de butin à couler bas. À en juger par les cris, les hourras et les éclats de rire qui accompagnent cette pêche, on doit croire qu’elle est pour le Conibo un amusement plutôt qu’une corvée.

Le jour ou les Conibos ont résolu de se rendre dans quelque Mission pour y vendre leur marchandise, ils s’ablutionnent, s’épilent et se peignent de leur mieux, afin de donner de leur personne une idée avantageuse ; les vases de graisse et d’huile, et les tortues attachées par les pattes, sont placés au centre de la pirogue, et la famille s’abandonne au courant. Arrivé devant la Mission, le patriarche ou le beau parleur de la troupe (il s’en trouve au désert tout comme à Paris), après avoir préalablement secoué sa chevelure, passé sur son visage une nouvelle couche de rouge, et donné du tour à sa tunique chiffonnée, laisse les femmes dans le fourré, s’avance seul et porte la parole : il a, dit-il, de magnifiques charapas (tortues) et sa graisse et son huile ne laissent rien à désirer. Le missionnaire édifié par ce début sur la qualité de la marchandise, s’enquiert alors de la quantité ; à cette question si simple, le Conibo fait invariablement un haut le corps, puis se gratte l’oreille et semble embarrassé. Cependant il s’enhardit et répond : Atchouprè, en courbant le pouce et l’index ; Rabui, il double le médius et l’annulaire, puis répète les mêmes mots et les mêmes gestes, jusqu’à ce que son énumération soit terminée.

Atchoupré signifie un ; — Rabui veut dire deux. Ce sont les seuls nombres cardinaux que possède l’idiome conibo. Dès qu’il s’agit d’énoncer d’autres termes, les arithméticiens de leur tribu se servent de l’idiome des Quechuas dont les missionnaires du Pérou ont depuis trois siècles vulgarisé l’usage, et ils disent quimsa trois, tahua quatre, pichcca cinq, etc. Grâce à ce plagiat, il est facile aux Conibos, en mettant jusqu’à vingt la dizaine avant l’unité, et passé vingt, l’unité avant la dizaine, de compter jusqu’à cent (pachac), d’arriver jusqu’à mille (huanca), d’atteindre le million (hunu). Mais passé ce chiffre leur entendement se trouble, leurs idées s’embrouillent, et comme les Quechuas des plateaux andéens, ils appellent le nombre qu’ils n’ont pu énoncer : Panta china, la somme innumérable[11].

Au commerce des tortues, le seul que nous leur connaissions, ces indigènes ne rattachent d’autre industrie que la construction de leurs pirogues et la confection de leurs arcs et de leurs massues ; leurs pirogues, empruntées au tronc de l’arbre capiruna (cedrela odorata), ont de dix à vingt-cinq pieds de longueur, et ces dernières leur coûtent jusqu’à deux années de travail. Après avoir choisi dans la forêt ou dans quelque île de l’Ucayali, où le faux acajou abonde, l’arbre qui leur paraît réunir les qualités requises, ils l’abattent à coups de hache, le laissent sécher sur place pendant un mois, brûlent ensuite son feuillage, le débarrassent de ses branches et procèdent enfin à l’équarrissage du tronc, labeur formidable, si l’on considère l’insuffisance des moyens dont disposent ces charpentiers. Quand les formes de la pirogue sont convenablement dessinées, ils s’occupent d’en creuser l’intérieur à l’aide de la hache et du feu. Cette opération est assez délicate ; elle exige du constructeur une surveillance incessante, afin que le feu, agent principal de l’œuvre, ne dépasse pas certaines limites. Des tampons de feuilles mouillées sont disposés à cet effet aux endroits qu’il ne doit pas toucher ; la hache et le couteau complètent plus tard le travail ébauché par l’incendie. Quand la pirogue est achevée, des hommes la chargent sur leurs épaules et vont la mettre à flot.

Fabrication et creusement d’une pirogue par les Indiens Conibos.

Malgré le temps et le labeur qu’exigent ces embarcations d’une seule pièce, leur possesseur troque parfois l’une d’elles contre une hache, quand il en trouve l’occasion. Néanmoins le prix de ces pirogues varie selon leur grandeur, et certaines valent jusqu’à six haches. Après dix ans de séjour dans l’eau, l’aubier de ce faux acajou est aussi sain que le premier jour. Les missionnaires recherchent avec empressement ces grandes pirogues pour les tailler eu planches, qu’ils emploient à divers usages.

Soit effet de la paresse ou de l’imprévoyance chez ces indigènes, toute idée d’approvisionnement et de réserve économique leur paraît inconnue ou antipathique. Sans souci du lendemain, ils vivent au jour le jour et ne chassent dans leurs forêts que lorsque la faim les aiguillonne. S’ils se décident à pêcher des tortues et à profiter de l’huile et de la graisse que leur offrent ces animaux, c’est plutôt pour se procurer dans les Missions les haches et les couteaux qui leur sont nécessaires ou satisfaire leur vanité par l’achat de perles fausses et de verroteries, que pour donner la pâture à leur estomac. La dîme qu’en cette occasion ils prélèvent pour leurs besoins, est répartie de telle sorte entre leurs amis et leurs connaissances, qu’au bout de deux ou trois jours, les victuailles sont complétement épuisées. Mais cette pénurie constante de leur garde-manger n’empêche pas nos Conibos d’offrir de la meilleure grâce du monde au voyageur ou à l’ami qui les visite, la dernière banane, le dernier morceau de tortue ou le dernier gigot de singe resté au logis. Jamais, au désert, les lois de l’hospitalité ne furent plus saintement pratiquées que par ces indigènes, toujours placés entre deux appétits inassouvis.

Ceux d’entre les Conibos que des relations de commerce ont mis en contact avec les missionnaires et les Missions, ont rapporté de leurs voyages à Sarayacu, à Belen, à Tierra-Blanca, des notions de défrichement et de culture. Leurs plantations toujours cachées au milieu d’une île ou dans un coin de la forêt, et rappelant par leur exiguïté celle des Antis et des Chontaquiros, consistent comme ces dernières en quelques plants de bananiers, en une douzaine de cannes à sucre, deux ou trois cotonniers pour la fabrication des tissus, du rocou, du tabac et des arachides. Leur mode de défrichement est le même que celui usité chez les Indiens du Sud. Ils abattent un pan de la forêt, laissent sécher les arbres abattus, les brûlent ensuite et sèment ou plantent sur ces cendres fertilisantes. L’instrument dont ils se servent pour façonner la terre, est une bêche formée par l’omoplate du lamentin qu’ils emmanchent d’une longue perche.

Départ pour la plantation.

L’aptitude de ces naturels à élever en liberté les oiseaux et les quadrupèdes nous a émerveillé plus d’une fois. Il n’est pas rare de voir de jeunes tapirs et des pécaris en bas âge, suivre les pas de leur maître avec la docilité d’un caniche et obéir à ses commandements. Les aras, les caciques, les remphastos, les couroucous, tous ces oiseaux au magnifique plumage, vont et viennent de la hutte du Conibo à leur forêt natale avec la plus touchante sécurité ; mais l’animal que ces Indiens préfèrent à tous les autres, c’est le singe, dont le naturel pétulant et la gymnastique paraissent les amuser fort ; l’affection qu’ils lui témoignent ne va pas cependant jusqu’à épargner l’animal dans leurs moments d’ivresse, et, quand la boisson fermentée a troublé le cerveau du maître, le pauvre singe périt sous le bâton avec les autres commensaux de la demeure.

Chez les Conibos le mariage n’entraîne après lui aucune cérémonie ; à peine l’époux, ou ce qu’ainsi l’on nomme, offre-t-il un léger cadeau aux parents de sa femme, qu’il peut d’ailleurs répudier à son gré. La bigamie est tolérée chez ces indigènes et la polygamie n’y serait pas considérée comme une énormité, si depuis longtemps ils ne s’étaient fait une loi de ne prendre de femmes, qu’au tant que leur paresse, proverbiale au désert, leur permet d’en nourrir.

Mère conibo et sa fille.

À l’heure de son accouchement, quand la femme abritée par sa moustiquaire est seule à lutter contre la douleur, l’époux, accroupi au seuil de sa demeure, attend dans une immobilité complète et l’observation du jeûne le plus rigoureux, que sa compagne soit délivrée et lui ait annoncé le sexe de l’enfant. Si cet enfant est une fille, il crache sur la moustiquaire avant d’en soulever les plis ; si c’est un garçon, il frappe la terre de son arc et adresse des félicitations à la mère. Cependant la malheureuse, pâle et brisée, s’avance au bord de la rivière pour y laver son nouveau-né et se purifier de ses souillures ; quand elle rentre sous le toit conjugal, elle félicite à son tour le père de l’enfant, si cet enfant est un garçon, et baisse la tête sans rien dire, en passant devant lui, si c’est une fille.

L’usage de comprimer la tête des nouveau-nés entre deux planchettes rembourrées de coton, pour leur donner une forme aplatie, fut autrefois en honneur chez les Conibos ; mais depuis un siècle environ, ils ont dû renoncer à cette étrange mode, adoptée jadis par plusieurs de leurs congénères des sierras du Pérou et des rives de l’Amazone, car parmi les octogénaires de la tribu conibo que nous avions pu voir, aucun n’offrait de dépression ou d’aplatissement de la boîte crânienne, qui rappelât une pareille coutume[12].

Mère et nourrice.

Ce n’est qu’à l’âge de dix ans que les enfants mâles abandonnent l’aile maternelle pour accompagner leur père sur la rivière ou dans le bois. Jusque-là, ils s’ébattent en liberté avec des compagnons de leur taille, font voguer de petites pirogues sur les flaques d’eau, lancent la balle de feuilles de palmier, jouent au bilboquet avec une tête de tortue qu’ils lancent en l’air et qu’ils rattrapent au bout d’un épieu, s’essayent au tir de l’arc et se prennent aux cheveux pour un oui ou pour un non.

En général, chez ces Indiens, l’enfance est aussi turbulente que l’âge mûr y est grave et la vieillesse taciturne.

Fillette conibo.

L’époque de l’adolescence des jeunes filles est pour la tribu tout entière l’occasion d’une grande fête. Des boissons fermentées sont préparées à l’avance ; on fabrique des flûtes neuves ; on resserre la peau dilatée des tambourins ; des couronnes de plumes sont tressées pour ces jeunes vierges et chacun, de son côté, se dispose à célébrer joyeusement la-fête du Chébianabiqui.

Pendant la durée de ce jour de liesse, la coutume sévère qui défend aux femmes de s’associer aux divertissements des hommes et de prendre part à leurs danses, se relâche de sa rigueur et tandis que ceux-ci gambadent d’un côté au son de la flûte à cinq trous, du tambour et du coutoucoutou, petite calebasse creuse dans laquelle sonnent des cailloux ou des graines, les femmes se trémoussent à qui mieux mieux. La danse des Conibos consiste en un enlacement de trois ou quatre individus qui, se donnant le bras, avancent et reculent tous à la fois avec des poses de tête et des langueurs de corps assez semblables aux oscillations d’une personne ivre ; puis les danseurs se séparent et les contorsions de leur individu deviennent alors incompréhensibles ; on croirait que leurs articulations ont été rompues. Ils vont et viennent, traînant le pied, se heurtant mollement, se joignent, s’évitent et finissent par s’appréhender au corps en tournant sur eux-mêmes, jusqu’à ce qu’ils tombent à terre haletants et épuisés.

Quand la danse et l’ivresse, car la coupe de mazato ou chicha, n’a pas cessé de circuler à la ronde, ont atteint leur dernier degré d’exaltation, l’héroïne de la fête, coiffée d’une couronne de plumes de toucan, entièrement nue et parée de ses plus beaux colliers, est introduite dans la hutte, où deux matrones la prennent chacune par un bras, tandis qu’une troisième matrone porte aux lèvres de la jeune fille une coupe de liqueur fermentée que celle-ci doit vider jusqu’à la dernière goutte.

Jeu de la balle chez les Conibos.

Cette première coupe est bientôt suivie d’une seconde, puis d’un nombre indéfini. Pendant ce temps, les matrones accompagneresses ont obligé la vierge à danser violemment avec elles. Quand ces matrones sont lasses, d’autres les remplacent ; vraies sorcières, menant la ronde d’un sabbat sans nom.

Avant l’expiration des vingt-quatre heures, terme fixé à cette étrange fête, la jeune fille n’a plus conscience d’elle-même ; sa tête roule à l’aventure ; ses jambes ploient sous elle ; un sommeil de plomb clôt ses yeux. Bientôt l’estomac révolte par la boisson qu’on ne cesse d’y introduire en desserrant les dents de la malheureuse fille, se débarrasse de son superflu et donne à la squalide orgie un dernier cachet de dégradation animale.

Malgré ces effrayants symptômes, bientôt suivis de contractions et de spasmes nerveux, l’être humain ou plutôt la masse inerte, n’en continue pas moins de sautiller au bras des matrones. La coutume est inexorable et veut que la solennité se poursuive jusqu’à ce que le soleil levant trouve la jeune fille endormie ou plutôt plongée dans un évanouissement profond…


Paul Marcoy.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — V. t. VI, p. 81, 97, 241, 257, 273 ; t. VII, p. 225, 241, 257, 273, 289 ; t. VIII, p. 97, 113, 129 ; t. IX, p. 129, 145, 161, 177, 193, 209 ; t. X, p. 129 et la note 2, et 145.
  2. Une de ces haches fut donnée par le P. Narciso Girbal à A. de Humholdt, lors du séjour que ce savant fit à Lima, à son retour de la Nouvelle-Grenade, où Aimé Bonpland l’avait accompagné en qualité de botaniste.
  3. Cette tribu riveraine de l’Ucayali, longtemps amie et alliée des Conibos, est éteinte depuis un demi-siècle.
  4. On nous saura gré, peut-être, de traduire ici au vol de la plume, quelques lignes d’une lettre adressée collectivement par les PP. Girbal et Marques, au P. gardien du collége apostolique d’Ocopa.

    Cette lettre, relative à la réédification des Missions détruites et à leurs commencements, porte la date du 3 avril 1792.

    « … Les Conibos nous ont déclaré qu’ils veulent vivre séparés des Panos, non pas dans les environs de Sarayacu, mais sur une île de l’Ucayali, située à une petite distance de la Mission. Ils donnent pour prétexte à cette détermination, la nécessité de tirer parti des défrichements qu’ils ont faits déjà sur cette île. Mais le véritable motif de cette mesure est une jalousie secrète et l’effet de leur inimitié pour les Panos, avec lesquels ils gardent néanmoins les apparences d’une bonne harmonie…

    Nos chers Panos sont assez tranquilles. Nous sommes parvenus à obtenir d’eux que les enfants de sept ans à treize, vinssent chaque jour dire la prière au couvent. Quelques-uns savent déjà le Pater Noster et le Credo. Les adultes assistent à la messe et au Salve, bien qu’avec un peu de contrainte. Nous avons beaucoup de peine à les faire agenouiller pendant la consécration. Enfin ne nous plaignons pas trop. La moisson d’infidèles est abondante et se présente bien. Une partie est déjà mûre, l’autre en train de mûrir.

    Pour la récolter en entier et ramener à Dieu toute cette gentilité (aquel gentilismo), il nous faudrait certaines choses qui nous manquent ou qui vont nous manquer. Envoyez-les-nous ; Dieu et notre bienheureux P. saint François sauront le reconnaître… Vous trouverez jointe à notre lettre la note de ces objets… 400 haches. — 600 coutelas, — 2 000 couteaux droits, — 1 000 couteaux courbes, — 4 quintaux de fer, — 50 livres d’acier, — 12 livres de petits hameçons, — 8 000 aiguilles, — 1 caisse de perles fausses, — 509 briquets à feu (eslabones), — 4 grosses de ciseaux, — 2 grosses de bagues, 3 000 croix en laiton, — 1 000 vares de calicot (tocuyo) pour couvrir la peau (pellejo) de ceux qui sont nus, — un assortiment de couleurs pour peindre notre église, — une Vierge très-pure (una purissima) et quelques ornements.

    « Nous avons besoin également de deux outres de vin, tant pour célébrer le saint sacrifice, que pour arrêter la diarrhée et le flux de sang chez les infidèles. C’est un remède souverain quand on y a fait infuser la précieuse graine du puchiri, récemment découverte…

    Je m’occupe activement ici (c’est le P. Girbal qui parle), de la commission dont m’avait chargé, en partant de Lima, Son Excellence le vice-roi, au sujet de l’escarboucle ou bézoard. J’ai rencontré, dans le trajet de Tarma à la rivière Pachitea, un Indien Piro (Chontaquiro), qui, non-seulement connaît l’oiseau dans le jabot duquel est enfoui l’escarboucle, mais qui m’a dit l’avoir tué et avoir jeté comme un objet sans valeur la pierre qu’il avait trouvée. L’Indien m’a appris, en outre, qu’il y avait deux variétés de l’oiseau en question : l’une est haute d’un demi-vare, l’autre d’un quart de vare. Le voile sous lequel il cache sa splendeur (la cortina con que cubre su resplendor) est un plumage exquis (muy extquisito), bariolé de vives peintures à l’endroit de la poitrine. L’Indien appelle cet oiseau inuyocoy. Il m’a donné sa parole de me l’apporter mort, car il est impossible de le prendre vivant.

    « J’ai traité de mon mieux cet indigène, afin qu’il me tînt parole. Il m’a quitté très-satisfait et en me promettant qu’il ne reviendrait pas sans l’oiseau. Dès que j’aurai pu me procurer un joyau si précieux (tan preciosa alhoja), je l’enverrai à Son Excellence le vice-roi… »

    Comme nous n’avons pas trouvé, dans la correspondance des PP. Narciso Girbal et Buonaventura Marques, de note relative au retard de l’Indien Piro avec un oiseau incoyocoy, nous ne pouvons dire au lecteur si l’escarboucle ou bézoard attendu par le vice-roi du Pérou lui fut envoyé par les missionnaires.

  5. Comme il nous arrivera quelquefois, dans le cours de ce récit, de parler des Indiens Panos à propos des néophytes des missions, nous avertissons le lecteur que les Panos dont il s’agit ne sont que les descendants d’anciens Panos, unis autrefois dans les Missions de l’Ucayali à des indiennes Combazas et Balzanas, transfuges des Missions du Huallaga.

    Un seul Pano pur sang, né à Sarayacu en 1793, sous le préfectorat apostolique du P. Marques, et qui plus tard avait accompagné le P. Plaza à Lima, existait encore dans la Mission à l’époque où nous nous y arrêtâmes. Cet homme, qui avait reçu au baptême le nom de Julio (Jules), à cause du mois de juillet où il était né, joignait à la connaissance de son idiome celle de l’espagnol et du quechua. Il fut tour à tour et quelquefois dans la même journée, notre maître de langue, notre domestique, notre pourvoyeur d’oiseaux et de plantes, et notre rapin. Par reconnaissance autant que par estime pour les qualités privées du dernier des Panos, nous avons fait passer ses traits à la postérité.

  6. L’encre d’imprimerie n’a pu donner, à notre grand regret et pour la justification des lignes qui précèdent, une idée du teint des Conibos, dont la nuance mixte et indécise, entre l’acajou neuf et le vieil acajou, était reproduite par nos portraits à l’aquarelle de ces indigènes.
  7. Les Xéberos ne sont pas les seuls indigènes qui fabriquent des sarbacanes ou pupuñas. Les Ticunas, les Yahuas et quelques autres tribus du Haut-Amazone en fabriquent également. Le mode de fabrication de ces tubes est trop peu connu pour que nous ne lui consacrions pas ici quelques lignes. Deux listels ou baguettes, d’une longueur qui varie de deux mètres à quatre, sur une largeur en carré de deux à trois pouces, sont prises dans le stipe d’un palmier chonta et forment le corps brut de la sarbacane. Sur une face de ces baguettes, l’ouvrier ébauche au couteau un canal ou gouttière dont les deux moitiés de cercle, en les ajustant l’une à l’autre, lui donneront une circonférence. Pour obtenir une concavité parfaite, l’opérateur, après avoir ébauché sa gouttière, en saupoudre l’intérieur de sable grenu, et s’aidant d’une forte courroie de cuir de lamentin durcie à l’air et dont un de ses compagnons tient l’extrémité, manœuvre avec celui-ci à la façon de nos scieurs de long, tirant à lui et lâchant tour à tour, et sans s’en douter mettant en pratique l’axiome de physique qui veut que, de deux corps soumis à un frottement continu, le plus dur des deux use l’autre. Deux jours de ce travail ont suffi au sable pour user le palmier. Les deux gouttières, convenablement creusées, reçoivent un dernier poli à l’aide d’un astic emprunté à l’humérus d’un lamentin et par le même procédé qu’emploient les cordonniers pour lisser les semelles. Reste ensuite à les ajuster avec le plus grand soin, à abattre les angles extérieurs et à arrondir le tout, qu’une ligature en fil relie solidement du haut en Bas. Cette ligature est dissimulée au moyen d’un mastic composé de cir, de résine de copal et de noir de fumée. Comme aucune suture ou solution de continuité n’apparaît sur ces longs tubes, il est facile de les prendre, comme l’a fait le savant Humboldt, pour la tige creuse d’une bembusacée ou le stipe fistuleux de quelque palmier nain. À l’extrémité inférieure de la sarbacane, sont soudées deux défenses de pécari qui emboîtent en forme de parenthèse les lèvres du chasseur et empêchent le tube de vaciller. Enfin un point de mire est placé sur le dos de la sarbacane, à l’endroit où nous le plaçons sur nos armes à feu.
  8. Les Indiens Combazas, néophytes des Missions du Huallaga ; les habitants de Lamas, de Tarapote et de Balzapuerto, sur la même rivière, enfin les Xéberos et les Yahuas du Haut-Amazone, font commerce de poisons fabriqués par eux pour la chasse à la sarbacane ; mais leurs toxiques sont loin de valoir le poison des Ticunas, dont un pot de la grosseur d’un œuf de poule représente, sur les marchés de l’Amazone, une valeur commerciale de quinze francs (3 piastres), tandis que les produits des autres fabricants ne sont cotés qu’à huit ou dix réaux. Au dire des riverains et des missionnaires, le sel et le sucre sont les seuls antidotes qui arrêtent et neutralisent l’effet de ce poison. Il suffit, pour rappeler à la vie l’animal blessé, d’emplir, aussitôt la blessure reçue, sa bouche, sa gueule ou son bec de sel ou de sucre en poudre. Malheureusement le sel est assez rare dans le pays et le sucre en poudre y est si peu connu, que, chez les Péruviens de l’Ucayali et du Marañon, comme chez les Brésiliens du Haut et du Bas-Amazone, on édulcore le café, les tisanes et généralement toutes les boissons avec du sirop noir ou mélasse. La prompte application d’un de ces deux remèdes, devenant par le fait difficile sinon impossible, le blessé, quel qu’il soit, n’a rien de mieux a faire qu’à se résigner à mourir.
  9. Des lances de guerre de Ticunas, d’Orejones, de Mirahñas, que nous avons en notre possession, ont leur pointe empoisonnée et incisée de façon à se rompre et à rester dans la blessure.
  10. De virer, chavirer. C’est le nom donné par les missionnaires de l’Ucayali et les riverains du Haut-Amazone aux individus qui chassent ou pêchent la tortue en courant après elle et la renversant sur le dos.
  11. La plupart des nations de cette Amérique, dont’idiome ne possède que de deux à cinq mots pour énoncer leurs nombres, suppléent à cette indigence en comptant par duplication. Ainsi devaient compter les Panos et les Conibos avant que la langue quechua leur vînt en aide.
  12. En parcourant le compte rendu d’un voyageur qui mentionne. sous la rubrique des gens du pays et en l’an de grâce 1861, cette coutume des Conibos d’aplatir la tête de leurs nouveau-nés, nous avons cru un moment être tombé sur une relation de voyage du siècle passé.

    Il serait temps que certaines appréciations et certains lieux communs ethnologiques, qui appartiennent depuis longtemps aux erreurs jugées aussi bien que certaines nations, éteintes depuis plus d’un siècle et qu’on s’obstine à faire vivre, disparussent enfin des recueils sérieux destinés à donner au public une idée exacte de l’état actuel de la science. Nous aurons plus tard l’occasion de revenir sur cette coutume de s’aplatir la tête, que des tribus de l’Amazone antérieures aux Conibos, avaient adoptée, non par originalité ou par coquetterie et pour se distinguer de leurs voisines, mais pour repousser l’accusation d’anthropophagie portée contre elles par d’autres tribus de leur nation.