Voyage de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, à travers l’Amérique du Sud/25


VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE,

À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD,


PAR M. PAUL MARCOY[1].


1848-1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




PÉROU.




HUITIÈME ÉTAPE.

DE TUNKINI À SARAYACU.


Premières relations avec les Indiens Conibos. — La région des moustiques. — L’auteur accumule les interjections pour donner au lecteur une idée des tourments qu’il endure. — Fabrique de moustiquaires et atelier de couture. — Tumbuya et ses bananiers. — Où les membres de l’expédition franco-péruvienne, et l’auteur de ces lignes avec eux, sont pris pour autant de diables par les naturels du pays. — De la petite vérole chez les nations sauvages. — Massacre de tortues. — Une mauvaise nuit. — Bouillon conibo aux bananes vertes et aux œufs de tortue. — Le chef de la commission péruvienne, conseillé par la vanité, achète un esclave Impétiniri pour la somme de un franc cinquante centimes. — De la rivière Pachitea, de ses sources et de ses affluents. — Un projet de mission à Santa-Rita. — Qui traite de l’achat d’un bilboquet conibo et de la manière de s’en servir. — Les deux chefs de l’expédition lavent pour la dernière fois leur linge sale en famille. — Une proposition singulière. — Où l’auteur se compare à Hippocrate, refusant les présents d’Artaxerce. — Situations respectives. — Plaisirs et douleurs du voyage. — Théorie de la moustiquaire. — Une chasse à l’homme chez les Indiens Remos de la rivière Apujau.

Ce fut avec un véritable plaisir que nous nous séparâmes de ces indigènes, qui pendant dix jours nous avaient tenus en tutelle et traités sans plus de façon que des ballots de marchandises. Conventions faites avec les Conibos, nous quittâmes Paruitcha et mîmes immédiatement le cap au nord. Deux heures de navigation avec nos recrues, suffirent pour établir entre nous des relations intimes. Ces naturels paraissaient de tempérament lymphatique et d’humeur débonnaire, et s’ils étaient moins habiles que les Chontaquiros dans le maniement de la rame et de la pagaye, en revanche ils possédaient des qualités de douceur, de patience, d’aménité, totalement inconnues à nos pillards de Santa-Rosa. Avec ces nouveaux compagnons, nous eussions été les voyageurs les plus fortunés du monde, si le ciel, pour contre-balancer notre félicité, n’eût mêlé à son miel une forte dose d’absinthe. En mettant le pied sur le territoire des Conibos, nous venions d’entrer sans le savoir dans le domaine des zancudos ou moustiques.

Cent pages de points d’exclamation, les interjections les plus véhémentes, tous les oh ! les ah ! les ouf ! les aïe et les hélas ! des langues humaines, réunis, combinés, élevés à la centième puissance, ne donneront jamais qu’une idée imparfaite de l’horrible supplice, de l’atroce torture, de la rage incessante que vous font éprouver ces misérables insectes qui sont partout et ne sont nulle part, qui vous assaillent sans pitié, vous frappent sans relâche, trompent tous vos efforts, déjouent tous vos calculs, se rient de votre fureur comme de votre souffrance, et vous tenant haletant sous leur aiguillon, insultent encore à votre défaite par une ironique fanfare. Au seul souvenir de ce tourbillon d’aiguilles volantes, de ce simoun de flèches acérées et trempées dans un suc caustique, nous sentons un frisson courir le long de notre moelle épinière et nos cheveux se hérisser sur notre front.

Si l’Amérique avait été découverte au temps de Dante Alighieri et que le grand poëte eût pu expérimenter sur lui-même l’effet de la piqûre des moustiques, on aurait vu dans son enfer quelque misérable damné, écumant et grinçant des dents sous l’attaque de ces insectes.

Vingt-quatre heures de lutte avec ces diptères avaient allumé le sang du plus pacifique d’entre nous. Pendant le jour, grâce à la danse de Saint-Gui que nous avions exécutée, aux claques et aux coups de poing que nous nous étions appliqués sur toutes les parties du corps, nous avions pu tenir l’ennemi en échec et conserver la position ; mais la nuit !… oh ! la nuit !… Ici nous renonçons à peindre. Peu s’en fallut que nous ne devinssions enragés et que nous ne nous mordissions les uns les autres. Le lendemain de cette nuit fatale, nous semblions vieillis de trois mois. Partis à l’aurore, nous nous arrêtâmes au milieu du jour dans une habitation de Conibos appelée Tumbuya, où l’on nous vendit quelques poules. La surveille encore, nous nous fussions réjouis de cette acquisition et nous eussions affilé à l’avance, la branche de bois vert qui devait nous servir de broche ; mais depuis vingt-quatre heures, il y avait en nous quelque chose de plus véhément que le désir de manger de la poule rôtie, c’était de nous garantir de la piqûre des moustiques. Séance tenante nous avisâmes au moyen de fabriquer des moustiquaires, nos amis les Conibos ayant refusé de nous vendre les leurs[2]. Chacun fit l’inventaire des divers chiffons de sa garde-robe. Les bannes, les enveloppes de paquets, les serviettes, mouchoirs, cravates, tout ce qui présentait une surface de quelques pouces carrés, fut taillé, ajusté, cousu. Il fallait que chacun de nous se procurât un cadre d’étoffe de six pieds de long sur trois pieds de haut et trois pieds de large. Les riches de la troupe, — il s’en trouvait — firent aux pauvres, — il s’en trouvait aussi — l’aumône de quelques pieds carrés de cotonnade ; cette aumône que le maître céleste dut enregistrer immédiatement, leur sera comptée au jour du jugement final et rachètera bon nombre de leurs fautes. Nos cholos interprètes et les esclaves du comte de la Blanche-Épine, décousirent des pantalons et fendirent des bas de laine pour en arriver à parfaire la mesure exigée. La nuit où nous pûmes reposer sous l’œuvre de nos mains, entendant siffler à trois pouces de nos oreilles les hideux vampires avides de notre sang, cette nuit fut de celles qui marquent dans la vie d’un homme et dont chacun de nous a dû garder fidèlement le souvenir.

Habitation de Conibos, à Tumbuya.

À deux jours de voyage de Tumbuya, nous relevâmes toujours à notre gauche, une nouvelle habitation de Conibos entourée de bananiers si verdoyants, qu’il nous prit la fantaisie de la voir de près et de nous approvisionner en même temps de quelques régimes des fruits appétissants dont nous supposions la plante chargée. Nos rameurs, à qui nous fîmes part de ce désir, se mirent en devoir d’y satisfaire en ramant vers le point indiqué. Comme nous en approchions, une douzaine d’indigènes des deux sexes sortirent de l’ombre que projetaient les bananiers et criant, gesticulant d’un air effaré, nous firent signe de reprendre le large. Comme nos rameurs ne tenaient aucun compte de l’ordre de ces inconnus et rapprochaient de plus en plus les embarcations du rivage, les hommes frappèrent la terre de leur arc en baragouinant des menaces, tandis que les femmes poussaient des cris aigus et agitaient leurs bras au-devant de nous à la façon d’un magnétiseur chargeant de fluide le sujet qu’il veut endormir. Cependant nous continuions d’avancer, les yeux écarquillés par la surprise et ne comprenant rien aux démonstrations de ces indigènes, lorsqu’une vieille femme, maigre, hideuse, à peu près nue, véritable sorcière échappée d’un dessin de Goya, accourut, étendant vers nous ses bras décharnés et se penchant de telle sorte au bord du talus que nous crûmes qu’elle allait sauter dans l’embarcation la plus rapprochée du rivage. Mais la Sibylle à la poitrine osseuse et aux cuisses maigres, se contenta de nous regarder dans le blanc des yeux d’un air formidable et de cracher deux ou trois fois dans la rivière, comme si elle accomplissait un mystérieux maléfice. Son incantation terminée, elle nous fit une abominable grimace et, en se retirant, nous découvrit un autre aspect de sa laideur sénile.

La case aux bananiers.

L’accueil peu gracieux de ces indigènes ne nous empêcha pas d’opérer notre débarquement. À peine eûmes-nous gravi le talus où ils étaient rangés en demi-cercle qu’hommes et femmes s’enfuirent à toutes jambes vers leur demeure en poussant d’effroyables cris. Nous y entrâmes bravement à leur suite. La colère et l’effroi de ces naturels firent place alors à l’abattement de la peur. Jeunes et vieux, tremblant de tous leurs membres lorsque nous leur donnâmes l’accolade d’usage, prirent nos mains, même celles les moins lavées, et les baisèrent d’un air de componction dont nous fûmes touchés. Quelques babioles que nous leur distribuâmes, parvinrent à calmer le tremblement nerveux dont ils étaient agités.

Un peu remis de la panique que notre apparition leur avait causée, ils nous offrirent des nattes de palmier sur lesquelles nous nous assîmes à l’orientale. La pythonisse au ventre ridé qui nous avait exorcisés du haut de la berge, s’empressa d’écraser dans ses mains quelques bananes cuites, délaya la pulpe de ces fruits dans de l’eau de rivière et nous présenta à la ronde ce mazato de l’hospitalité contenu dans une écuelle. Chacun de nous feignit de goûter à l’épais breuvage, mais se contenta d’y mouiller ses lèvres. Quand l’écuelle, après avoir passé de main en main, fut revenue encore pleine à celle qui nous l’avait offerte, nous demandâmes aux maîtres de céans des explications sur la conduite étrange que d’abord on avait tenue envers nous : ces explications nous furent données.

L’exorcisme.

Il y avait trois jours, nous dit-on, qu’une pirogue montée par une famille d’Indiens Sensis[3] s’était arrêtée à l’endroit du rivage où nous venions d’aborder nous-mêmes ; cette famille pour échapper à la mortalité que la petite vérole exerçait en ce moment parmi les gens de sa tribu, avait déserté son toit de palmes, et, s’abandonnant au courant de la rivière Capoucinia, était entrée dans les eaux de l’Apu-Paro, qu’elle remontait d’aval en amont, cherchant, comme l’errante Élise de Virgile, un air pur et un endroit propice pour y édifier un autre ajoupa. À cette nouvelle, qui nous surprit un peu, mais dont nos hôtes paraissaient terrifiés, ils ajoutèrent, qu’en nous voyant venir à eux, vêtus d’habits extravagants et porteurs de barbes blondes ou noires, ils nous avaient pris pour des mauvais génies chargés par Yurima, l’esprit des ténèbres, d’apporter l’épidémie dans la contrée. Quelque peu flatteur qu’il pût nous sembler d’avoir été pris pour autant de diables, nous ne dîmes rien de désobligeant à nos hôtes en songeant à la chaude alerte qu’involontairement nous leur avions causée.

De tous les fléaux qui peuvent assaillir l’indigène, la petite vérole est celui qu’il redoute le plus. Le danger, la fatigue, les privations, le trouvent insensible ; la faim même n’a sur lui qu’une influence secondaire, car il la trompe en buvant son épais mazato. Seule, la petite vérole a le don d’émouvoir sa bile et de fondre la glace de son naturel ; à l’annonce de l’épidémie, il prend ses jambes à son cou, et, sans regarder derrière lui, dévale à travers forêts et rivières, comme si le diable l’éperonnait de ses ongles crochus. Habituellement, il ne retourne la tête que lorsqu’il a mis trente ou quarante lieues entre sa personne et l’endroit où sévit le fléau.

La petite vérole est dans son idée, la sinistre avant-courrière de la mort. La première pustule que le virus fait éclore à la surface de sa peau, équivaut au coup de faux du terrible squelette ; tant d’individus, de familles, de tribus tout entières, sont tombés sous ses yeux, victimes de ce mal étrange, manifestation de la colère du Grand-Esprit, qu’il juge parfaitement inutile de le combattre. Aux premiers symptômes de l’éruption cutanée, alors que la fièvre brûle son sang, le seul remède, ou plutôt le seul palliatif auquel il ait recours pour se débarrasser d’une insupportable chaleur, c’est de courir à la rivière, de se plonger dans l’eau jusqu’au menton et de rester immobile jusqu’à ce que le froid l’ait saisi. On devine le résultat de ce traitement[4].

Un moment de conversation avec ces Conibos nous suffit pour les rassurer et dissiper la fâcheuse opinion qu’ils avaient eue de nous. Grâce à leur changement d’humeur, nous pûmes nous procurer des poules, une tortue et des régimes de bananes. La vieille Hébé qui nous avait offert son ambroisie locale et à laquelle nous avions donné quelques perles en verre coloré pour rehausser ses charmes sexagénaires, courut après nous au moment où nous nous dirigions vers nos pirogues, et, avec une affreuse grimace qu’elle croyait être un bienveillant sourire, nous remit personnellement un petit sac en jonc artistement tressé et plein d’arachides grillées.

Durant les cinq jours que nous mîmes à atteindre l’embouchure de la rivière Pachitea, il nous échut quelques distractions à défaut d’aventures, qui rompirent un peu la monotonie du trajet et rafraîchirent notre pulpe cérébrale que menaçait de dessécher l’ardeur du soleil. Le premier jour, dans l’après-midi, une idée quelconque ayant poussé les rameurs de ma pirogue à côtoyer la berge au lieu de suivre le milieu du courant, je les entendais proférer des ché, des xi, des schisto, interjections qui dans l’idiome conibo, expriment la surprise à différents degrés, puis rapprocher l’embarcation du bord et sauter vivement en terre. Curieux de voir ce qu’ils voyaient, je les suivis. La plage, élevée de trois ou quatre pieds au-dessus du niveau de la rivière, était couverte dans un périmètre de deux cents pas, de carapaces et de plastrons de tortues, violemment séparés à coups de hache et auxquels adhéraient encore des lambeaux de chair. Les ruisseaux de sang qui avaient coulé pendant ce massacre, dessinaient sur le sable de rougeâtres sillons. Çà et là, perchés sur les testudo des malheureux chéloniens, comme des hiboux sur les tombes d’un cimetière, des vautours-urubus repus à ne pouvoir voler, se tenaient cois, le bec posé sur leur jabot dans une attitude de contemplation digestive. Je parcourus cet étrange champ de bataille sur lequel étaient restés trois cents dix-neuf cadavres. Une douzaine de Conibos, parents ou amis de mes rameurs, avaient fait à eux seuls toute cette besogne, non pour se nourrir ou s’approvisionner de viande de tortue, comme on pourrait le croire, mais seulement pour détacher des intestins de cet amphibie, certaine graisse jaune et fine qui y est attachée et qui est pour les Conibos un des articles les plus prisés de leur commerce avec les missions. Nous reviendrons sur ce genre de massacre et sur ce trafic, en traçant la monographie de ces indigènes.

Un massacre de tortues.

Notre visite à ce Waterloo des tortues avait duré plus d’une heure. Nous rentrâmes dans le lit du courant et fîmes force de rames pour rattraper nos compagnons, qu’au coucher du soleil nous rejoignîmes sur une plage, où déjà ils avaient allumé le feu du campement. Une troupe de Conibos étrangers à la caravane, s’y trouvaient avec eux. L’époque de la ponte des tortues qui était venue, expliquait la présence de ces indigènes. Pendant deux heures, ce fut entre nos rameurs et ces inconnus un échange de syllabes et de consonnes à nous rendre sourds ; puis comme les affaires de ces derniers les appelaient ailleurs, ils prirent congé de nous et se rembarquèrent.

Je ne sais si leur rencontre nous porta malheur, mais la nuit que nous passâmes sur cette plage n’eut rien à envier à celle de Sintulini qui suivit la mort de fray Bobo notre aumônier. Les éclairs, la foudre, la pluie, mêlée aux bouffées d’un vent furieux, éteignirent nos feux, culbutèrent nos moustiquaires, ébouriffèrent notre chevelure en tous sens et nous trempèrent jusqu’aux os. Si nous passâmes cette effroyable nuit à grelotter de froid et à maudire sur tous les tons le jour qui nous avait vu naître, en revanche, nous ne sentîmes la piqûre d’aucun moustique. À quelque chose malheur est bon.

Au petit jour, nous quittâmes cette plage inhospitalière et, les yeux bouffis par l’insomnie, nous nous remîmes en chemin. Sur les onze heures, nous nous arrêtâmes dans une habitation de Conibos où léon nous cuisina dans une grande jarre, un millier d’œufs de tortue mêlés à des bananes vertes, dont le principal avantage est de faire un bouillon violet. Ce ragoût d’œufs (chupé), bien que pesant à l’estomac, nous agréa fort. À dater de cette heure nous ne négligeâmes aucune occasion de nous approvisionner d’œufs de tortue, ce qui nous fut d’autant plus facile, que la ponte de chéloniens qui met en émoi tous les peuples sauvages et civilisés de ces contrées, avait lieu déjà sur quelques points privilégiés[5].

Dans la maison où nous goûtâmes pour la première fois de ce mets indigeste, se trouvait un jeune sauvage d’une dizaine d’années, nu comme un ver, mais le nez coquettement orné d’une pièce d’argent qui lui cachait la lèvre supérieure. Les traits de cet enfant, qui rappelaient le type des Quechuas, des Antis et des Chontaquiros, contrastaient si fort avec le masque rond, bonasse et souriant des Conibos, que nous nous renseignâmes sur son compte. On nous dit qu’il était né sur les berges ombreuses de la rivière Tarvita, un affluent de droite de l’Apu-Paro et qu’il appartenait à la nation des Impetiniris. Les Conibos l’avaient pris dans une razzia faite par eux chez ces indigènes, qu’ils accusaient d’être venus de nuit leur voler des bananes. Depuis un an que le jeune Impetiniri vivait sous le toit de ses maîtres qui le traitaient comme un enfant de leur famille, il feignait d’avoir oublié le lieu de sa naissance et ne parlait qu’avec dédain des auteurs de ses jours. Le cholo Anaya, à l’iustigation du chef de la commission péruvienne, ayant manifesté le désir d’acheter ce jeune indigène, les gens de la maison le lui vendirent pour trois couteaux représentant une valeur de 1 fr. 50 cent. Le capitaine de frégate fut enchanté de son acquisition. Jusqu’à cette heure, le chef de la commission française, maître d’un Malgache loué à Lima pour la circonstance et possesseur d’un Apinagé, troqué par lui contre un vieux fusil dans une traversée de l’Araguay, l’avait secrètement humilié par ce déploiement de luxe despotique. Désormais il allait avoir comme son rival, un esclave à lui, qui pourrait bourrer et débourrer sa pipe, accourir à sa voix, se coucher à ses pieds ou le suivre à distance ; cette idée fut un dictame pour les blessures de son amour-propre et comme une compensation aux pertes réelles qu’il avait essuyées.

Types d’Indiens Impétiniris.

Si la joie du capitaine de frégate était des plus vives, grande fut la consternation de l’Impetiniri, lorsque son nouveau maître le poussant devant lui, l’eut conduit au rivage et fait entrer dans sa pirogue. À peine eûmes nous pris le large que les sanglots de l’enfant allèrent crescendo. Notre teint, nos barbes, nos vêtements, notre langage, notre habitude de nous moucher dans un carré d’étoffe au lieu d’accomplir cet acte naturel en nous pressant le nez avec les doigts, tout en nous, si différent de ce qu’il avait vu jusqu’alors, lui semblait stupéfiant et formidable. Quand vint le soir et que nous eûmes allumé sur une plage le feu du campement, la vue du récipient en fer battu où cuisait le souper, épouvanta l’enfant qui redoubla ses pleurs et se prit à trembler ; peut-être croyait-il que nous allions préalablement l’égorger, puis faire une étuvée et des grillades de son individu, lesquelles, soit dit en passant, eussent été fort tendres pour un anthropophage. Inutile de dire qu’il en fut quitte pour la peur ; mais cette peur chez lui était si forte, qu’il refusa obstinément de goûter aux aliments que nous lui offrîmes et passa la nuit à geindre sur un mode cadencé que nous n’avions encore entendu nulle part. Nous ne sûmes jamais si cette mélopée lamentable était une plainte enfantine ou un chant de mort à l’usage de sa nation.

Deux jours après son installation parmi nous, le petit drôle était si fort apprivoisé, qu’aux heures des repas, il venait comme un jeune chien, s’asseoir entre nos jambes et nous retirait familièrement le morceau de la bouche. Plus d’une fois nous fûmes obligés de le rappeler à l’ordre par de légères claques appliquées sur les doigts. En peu de temps il apprit à parler le quechua avec nos cholos et lorsque nous arrivâmes à Sarayacu, la mission centrale, les néophytes des deux sexes accueillirent si gracieusement le jeune infidèle et lui firent boire tant d’écuelles de mazato, que le premier jour, en visitant les huttes du village, nous relevâmes plusieurs fois et remîmes sur ses jambes l’Impetiniri trop ivre pour se tenir debout.

Le surlendemain de l’achat du jeune sauvage, nous atteignîmes l’embouchure de la rivière Pachitea, le plus large sinon le plus long, des cours d’eau relevés en chemin. Une île placée à l’entrée, divisait son lit en deux bras. La largeur totale de cet affluent l’Apu-Paro, nous parut être de trois cents mètres. Il est formé à quatre vingt-deux lieues dans l’intérieur, par la réunion des rivières Palcaza et Pozuzo, nées sur deux points opposés de la Cordillère de Huanuco. Huit lieues plus bas, le Pichi lui porte par la droite le tribut de ses eaux, et trois rivières sans importance, le Carapacho, le Cosientata et le Calliseca, s’y jettent par la gauche.

Achat d’un jeune Indien Impétiniri.

À partir de ce point, le Tampu-Apurimac que nous avons vu après sa jonction avec le Quillabamba-Santa-Ana, prendre le nom d’Apu-Paro, ou Grand-Paro, sous lequel il est connu des indigènes, va troquer ce nom contre celui d’Ucayalé[6], que, plus tard, après sa jonction avec le Marañon, il répudiera pour adopter définitivement celui de rivière des Amazones, qu’il doit porter jusqu’à l’océan Atlantique.

Embouchure de la rivière Pachitea.

En face de l’embouchure du Pachitea, sur la rive droite de l’Ucayalé, auquel les géographes ont retiré son e final, pour y substituer un i, s’étendait une plage de sable qui aboutissait à une espèce de dune, ou de colline, dont quelques parties étaient couvertes de cécropias et de grands roseaux, et d’autres dépouillées de végétation. Un espace de quelque deux cents pas, séparait la rivière de la colline. À bord de l’eau, une vingtaine d’ajoupas, comme en construisent à la hâte les indigènes pour leurs haltes de nuit, servaient d’avant-poste à un village ou projet de mission, que les Conibos étaient en train d’édifier sur la colline, et auquel ils avaient donné le nom de Santa-Rita. C’était comme un pendant à la mission en herbe de Santa-Rosa chez les Chontaquiros.

Ce village sur lequel tombaient d’à-plomb les rayons d’un soleil de feu, offrait tant bien que mal, la disposition d’un parallélogramme. Nous y comptâmes dix habitations, dont trois grandes, et sept moyennes. Chacune de ces dernières pouvait recevoir trois familles. Toutes n’étaient pas achevées, mais le seraient bientôt, au dire de leurs constructeurs. L’habitation du centre devait servir d’église. Rien ne la distinguait de ses voisines, si ce n’est un segment formé par une rangée de pieux fichés dans le sable, et figurant tant bien que mal une abside. Une croix de bois, grossièrement équarrie à coups de hache et peinte avec du rocou, s’élevait à quelque pas de cette église. Le style de ces constructions était le même que nous avions observé dans les habitations des Chontaquiros et des Conibos. Quelques toitures étaient en roseaux ; d’autres en palmes.

Habitation de Conibos.

Derrière l’église, le long d’une ceinture de ces roseaux géants qui, pendant longtemps nous avaient tenu fidèle compagnie, s’étendaient pareils à des pièces d’étoffe cousues bout à bout, de petits morceaux de terrain, soigneusement défrichés, sarclés même, et plantés de manioc, de coton, de pastèques, dont les premières feuilles vertes tranchaient agréablement sur la fauve couleur du sable. Ces jardinets, s’ils témoignaient des intentions agricoles des néophytes, n’étaient pas en état d’assurer leur alimentation quotidienne ; un homme de bon appétit eût pu manger à lui seul en huit jours, tous les produits de cette agriculture.

Cent vingt Conibos touchés de la grâce, s’étaient réunis en ce lieu. La plupart vaguaient en ce moment dans les forêts voisines et sur les plages, occupés de chasse et de pêche ; trente individus des deux sexes étaient restés à la mission. Ces indigènes, une fois leurs constructions achevées, se proposaient d’aller à Sarayacu, demander au Préfet Apostolique des Missions de l’Ucayali, un religieux pour les baptiser et les instruire dans la foi chrétienne. Ils promettaient d’avoir grand soin de lui, et s’engageaient à ne pas le garder au delà de trois mois, si l’air de la rivière Pachitea lui était contraire, ou que l’endroit ne fût pas de son goût. Ces détails que j’écrivis sous la dictée d’un de nos interprètes, lui furent donnés par un gros Conibo à figure joviale, barbouillée de rocou, qui le promena à travers la mission, et lui fit part des embellissements projetés par les siens, pour en rendre au futur papa[7] le séjour aussi agréable que sain.

Indiens Conibos.

Ce vent de civilisation qui soufflait du nord au sud, chez les Chontaquiros, comme chez les Conibos, commençait à m’incommoder. La journée d’ailleurs avait été orageuse, — au figuré s’entend, car le temps était admirable. — De petites taquineries, de petites attaques, de petites ripostes entre les chefs des commissions-unies, à propos d’une banane ou d’un poisson offert à celui-ci par quelque néophyte et que réclamait celui-là, avaient surexcité mes nerfs et fait vibrer mon impatience au delà du diapason normal. Pour oublier momentanément les rêves de béatitude des aspirants chrétiens et les criailleries des chrétiens schismatiques, j’allai m’asseoir sur la plage en face du Pachitea, et j’aspirai avec délices le vent de barbarie qui venait de cette rivière habitée par les Cachibos mangeurs d’hommes[8]. Le soleil avait disparu ; les teintes enflammées du couchant se refroidissaient dans un ton orangé. Les croupes des forêts étaient d’un bleu roussâtre et comme sablé de poudre lumineuse par les derniers reflets de l’astre évanoui. L’eau de l’Ucayali avait la teinte de l’argent mat ; celle du Pachitea des tons d’or verdâtre. La pureté de l’atmosphère, la limpidité du ciel que ne tachait aucun nuage, l’immensité des lignes des horizons de droite et de gauche, donnaient à ce paysage un caractère de grandeur et de solennité, qui me réconcilia presque avec la mission de Santa-Rita ; je me sentis porté à excuser l’aridité du gîte en faveur de l’admirable spectacle dont on jouissait de son seuil. Pendant un moment, j’enviai le bonheur du moine inconnu qui, chaque soir, viendrait s’asseoir en cet endroit pour oublier l’homme et la terre, et comme Moïse sur l’Horeb, entrer en communication avec l’esprit de Dieu, qu’on sentait flotter dans cette vaste solitude.

Projet d’une mission chez les Conibos de Santa-Rita.

Le lendemain, sur les onze heures, nous quittâmes Santa-Rita du Pachitea, emportant un croquis de la mission future, et un bilboquet que nous avions acheté à deux sauvages quinquagénaires qui y jouaient à tour de rôle avec un imperturbable sérieux. Le manche de ce bilboquet en bois de palmier Chonta (Oreodoxa), et de la grosseur d’une baguette de fusil, était long de trente pouces, et affilé comme une lardoire. Sa boule était formée d’une tête de tortue de la grande espèce[9] dépouillée de sa chair, et soigneusement ratissée. Un fil tissé avec des folioles de palmier, l’attachait au manche. La règle du jeu de ce bilboquet conibo, comme il me fut donné d’en juger de visu, était diamétralement opposée à celle du bilboquet européen. Pour gagner la partie, il fallait manquer la boule un certain nombre de fois au lieu de la prendre. À ceux que la chose pourrait intéresser, nous dirons que ce qui de prime-abord peut sembler facile, présente au contraire quelque difficulté, la tête boule étant percée d’une douzaine de cavités naturelles et le manche-lardoire se fourrant toujours dans quelqu’une.

Joueurs de bilboquet.

À part les satanés moustiques qui ne nous laissaient ni repos ni trêve et menaçaient de nous dévorer vifs, notre navigation de l’Ucayali était maintenant la plus douce chose du monde ; aux tiraillements qui avaient signalé notre séjour de vingt-quatre heures à Santa-Rita, venait de succéder une paix profonde. Les deux chefs de l’expédition après avoir dégorgé de nouveau le trop-plein de leur cœur et s’être dit force paroles mortifiantes, s’étaient repliés sur eux-mêmes et se reposaient comme les volcans après une période d’activité. À leur exemple, j’étais rentré dans ma coquille, non pour me préparer comme eux à de nouveaux combats, mais pour m’égayer plus à l’aise sur certain arrangement que m’avait proposé l’aide-naturaliste et dont le résultat devait, selon lui, dépasser mes rêves les plus ambitieux et mes plus hautes espérances.

Cet arrangement, transaction diplomatique et commerciale, qu’au grand déplaisir du jeune homme, je ne pouvais me décider à prendre au sérieux, consistait à déposer aux pieds du chef de la commission française à titre d’hommage-lige, les dessins, cartes, plans, notes et documents que j’avais rassemblés ; puis, cette formalité remplie, à m’enrôler sous la bannière du noble personnage et à l’accompagner en France où son premier soin en arrivant, serait de faire orner la boutonnière de mon habit d’un liséré ponceau. Cette première faveur devait en amener une foule d’autres et les sinécures, les honneurs et les dignités, pleuvraient sur moi dru comme grêle. L’arrangement, comme on voit, était des plus simples, mais la façon dont il me fut proposé, était assez entortillée pour que la honte d’un refus, si je venais à refuser, retombât tout entière sur le naturaliste-secrétaire et laissât sain et sauf l’honneur de son patron. Ô diplomatie, ce sont là de tes coups ! pensai-je en écoutant le charmant jeune homme qui après avoir inutilement effeuillé sur moi toutes les fleurs de sa rhétorique, dut se retirer emportant l’éclat de rire final que je lui donnai pour réponse.

À partir de ce moment les cartes furent brouillées entre l’apprenti diplomate et moi, et les façons de son maître et seigneur changèrent complétement à mon égard. Mais à dater de ce moment aussi, ma position vis-à-vis d’eux fut plus nettement dessinée que par le passé.

Sans me déclarer ouvertement Guelfe ou Gibelin, pour York ou Lancastre et arborer la rose blanche ou la rose rouge, je pris parti en secret pour le juste contre l’injuste, pour l’oppressé contre l’oppresseur, ce que jusqu’alors je m’étais soigneusement interdit. Peut-être mes actes extérieurs traduisirent-ils à mon insu quelque chose de ma pensée intime, car le chef de la commission française daigna m’honorer d’une froideur toute particulière. Adieu les sourires fondants qu’il m’adressait jadis à tout propos et les compliments élogieux qu’il me débitait d’une voix flûtée. Le noble Monsieur évitait ma rencontre avec autant de soin qu’il l’avait recherchée, et son regard chargé d’une couche de glace, congelait mon sang malgré 33° de chaleur, quand par hasard il s’arrêtait sur moi.

Au fond, comme son estime et son amitié ne m’avaient flatté que médiocrement, son indifférence me fut à peu près insensible. Mais l’étude de son idiosyncrasie, qui, pareille à certaines couches d’humus, reposait sur un tuf aride, m’intéressa toujours, et je n’eus garde d’interrompre la série de mes observations à l’égard de ses faits et gestes. Depuis notre sortie de Santa-Rita, l’illustre personnage semblait s’être fait une loi du silence et la toilette de ses ongles l’occupait exclusivement. À le voir ainsi replié sur lui-même, on eût pu le croire calme, insensible et matériellement heureux ; mais le calme chez lui n’était qu’apparent. Une tempête grondait sourdement dans son âme et s’épanchait en flots amers sur les esclaves accroupis à ses pieds. Le tachydermiste n’était pas à l’abri de ses orages domestiques. D’aigres réprimandes et de vertes semences l’atteignirent plus d’une fois dans le trajet de Santa-Rita à Sarayacu. Mais l’aimable jeune homme se consolait de ces mécomptes en gonflant une de ses joues et frappant dessus quand son patron avait tourné le dos, ou en fredonnant le duo d’Indiana et Charlemagne qui était pour lui ce que le Tirely est pour les maisons-moussues, les renards et les pinsons, ces étudiants de la docte Allemagne, une façon de narguer la misère présente et d’attendre patiemment l’avenir.

Ces bourrasques que le chef de la commission française élevait de temps en temps autour de lui comme le turbulent Éole, servirent d’émonctoire à la bile qu’il sécrétait abondamment et détournèrent l’ictère dont il était menacé ; seule la sclérotique de ses yeux prit la nuance du safran qu’elle conserva jusqu’à Sarayacu.

Depuis que nous étions entrés dans les eaux calmes et qu’en touchant à Paruitcha, premier point habité par la nation Conibo, nous avions laissé pour toujours en arrière, les pierres, les écueils, les troncs d’arbres échoués et les canaux-rapides, l’existence nous semblait un long jour de fête ; si nous ne chantions pas comme les oiseaux en signe de sérénité et d’insouciance, notre félicité n’en était pas moins réelle. L’abondance de vivres eût suffi seule à nous tenir en joie. Dans les habitations de Conibos, nous trouvions chaque jour en échange d’aiguilles, d’hameçons et de grelots, des bananes, du manioc, du lamentin, du tapir, du singe et des tortues. Nos rameurs pêchaient de beaux poissons qu’ils nous abandonnaient, et le soir venu en abordant sur la plage déserte où nous devions passer la nuit, nous n’avions qu’à fouiller le sable pour en retirer des milliers d’œufs de tortue. Quelle antithèse entre cette chère-lie et le jeûne érémitique que nous avions observé durant seize jours chez les dignes Antis !

Recherche des œufs de tortue dans le sable des plages.

Le repas du soir achevé, nous faisions cercle autour d’un feu allumé sur la plage, non dans le but d’éloigner les moustiques, le moustique, comme le lézard de Buffon, est l’ami de l’homme et s’attache à ses pas, mais pour effrayer les jaguars et les crocodiles, animaux taciturnes et faméliques, qui vaguent dans la solitude à l’heure où tout dort ici-bas. Cette tertulia à laquelle le comte de la Blanche-Épine ne prit jamais part dans la crainte de se commettre avec des espèces, mais que nos rameurs Conibos égayaient volontiers de leur présence, était consacrée à la récapitulation des actes de la journée et au relevé topographique des lieux que nous verrions le lendemain. Les intermèdes en étaient remplis par quelques bourdes malignes de nos amis sauvages sur les nations voisines, ou par des réponses aux questions que nous leur adressions sur les us et coutumes de leur tribu. Quand l’heure du sommeil était venue, chacun déroulait sa moustiquaire et la suspendait à deux rames ou à deux roseaux fichés dans le sable. Jusque-là rien que de très-simple ; mais la difficulté, c’était de soulever les plis de ce cadre d’étoffe et de se blottir dans l’intérieur sans y introduire avec soi une légion de moustiques. Il nous semble philanthropique et tout à fait digne de nous, d’expliquer en passant de quelle façon s’exécute cette manœuvre.

La moustiquaire suspendue à deux pieux par ses deux traverses, et de manière à ce que la lisière de l’étoffe traînant sur le sol, n’offre aucun interstice par où puisse entrer l’ennemi, le voyageur muni d’une branche feuillue ou d’une poignée de roseaux qu’il agite vivement, en fait deux ou trois fois le tour. Léger de sa nature, le moustique est entraîné par le déplacement de la colonne d’air et disparaît pendant quelques secondes. L’occasion est propice et c’est surtout ici qu’il importe de la prendre aux cheveux. Jetant son éventail ou son plumeau, désormais inutiles, l’individu s’assied à côté de la moustiquaire, soulève un de ses pans à six pouces du sol, puis se laissant choir en arrière et roulant aussitôt sur lui-même, s’introduit par cet hiatus dans l’intérieur du cadre dont il laisse retomber les plis derrière lui. La durée de cette opération doit être celle de l’éclair que sillonne la nue.

Les moustiquaires.

Mais si prompte qu’elle ait été, elle a suffi néanmoins pour livrer passage à une douzaine de moustiques. À peine êtes-vous étendu qu’une fanfare éclate brusquement, donnant le signal de l’attaque. Gardez-vous d’y répondre ; laissez chaque assaillant choisir l’endroit où il frappera. Bientôt une douleur aiguë vous annonce l’introduction de sa trompe acérée. Le sang qu’il vous soutire afflue par tumultueuses ondées. Ne bougez pas ; armez-vous de stoïcisme ; invoquez mentalement Épictète et Zénon, les pères du genre. Pendant ce temps, vos ennemis boiront avec la volupté, l’oubli du monde extérieur. Quand vous sentirez faiblir leur attaque, signe que leur ventre s’emplit et que la vapeur du sang leur monte à la tête et trouble leur entendement, appliquez une claque sur la partie mordue et faites justice du vampire à la table même de son festin. Votre couronne d’athlète, ô vainqueur ! sera un sommeil d’autant plus profond et des rêves d’autant plus roses, qu’au dehors vous entendrez une véritable tempête mugir à six pouces de vos oreilles.

Ces indications charitables que nous donnons ici aux pères de famille, afin qu’ils les mettent sous les yeux de ceux de leurs fils que la lecture de Cook ou de Bougainville, pourrait décider à entreprendre, comme le pigeon de la fable, un voyage en lointain pays, ces indications étaient suivies de point en point par chacun de nous. À force de pratiquer, nous avions acquis une telle dextérité dans le maniement de la moustiquaire, qu’il nous arrivait très-souvent d’en prendre possession sans introduire à notre suite un seul ennemi. Rien de plus singulier, au reste, que ces carrés d’étoffe blanche, grise ou brune, éparpillés sur le vaste tapis des plages. Avec un peu d’imagination et l’aide d’un rayon de lune, on les eût pris de loin pour les pierres tumulaires de voyageurs morts dans une traversée du désert.

Certaine nuit que nous dormions comme des bienheureux sous nos abris de toile, un tumulte de voix sauvages retentit dans le campement. Au risque d’être mis en pièces par les moustiques, nous soulevâmes les plis de l’étoffe et jetâmes autour de nous un regard effaré. Une lune, aussi brillante que le soleil d’Europe, versait sur le paysage des torrents de lumière. On eût dit que le sable des plages était chauffé à blanc.

L’arrivée d’une douzaine de Conibos occasionnait tout ce tapage. Venus de l’intérieur des terres par la rivière Apujau qui coulait à peu de distance du campement, ils avaient trouvé la plage occupée, et reconnaissant à la clarté de la lune les moustiquaires brunes de leurs compagnons, ils s’étaient mis à brailler à tue-tête pour les avertir de leur arrivée.

En un clin d’œil tous les dormeurs furent sur pied. Les nouveaux venus racontèrent leur histoire. Ils revenaient d’une chasse à l’homme sur le territoire des Indiens Remos qu’ils accusaient de leur avoir volé une pirogue, munie de ses agrès et apparaux, c’est-à-dire de deux rames et d’une pagaye. Pour châtier l’audace de ces indigènes et reprendre leur bien, les Conibos s’étaient embarqués à la nuit tombante et avaient remonté la rivière Apujau jusqu’à la première habitation des Remos. Les chasseurs se flattaient de prendre le fièvre au gîte. Mais le choc des rames, le remou de l’eau, le frôlement de la pirogue contre les roseaux, ces bruits inappréciables pour l’Européen, avaient donné l’alarme aux sauvages. Pendant que les Conibos manœuvraient de façon à prendre les Remos par devant, ceux-ci s’enfuyaient par derrière : leur cabane avait deux issues. En attendant qu’une vengeance plus complète leur fût offerte, les Conibos avaient pillé la demeure de l’ennemi et l’avaient incendiée.

Indien Remo.

Bientôt finit le territoire de la nation Conibo et commença celui des Indiens Sipibos. La rivière Capoucinia, issue des contre-forts occidentaux de la Sierra de Cuntamana et que l’Ucayali reçoit par la droite, est la limite qui marque sans les séparer les possessions des deux pays. Conibos et Sipibos, sortis du même tronc, parlent la même langue, ont le même facies et les mêmes coutumes, et quoique séparés depuis des siècles, vivent en assez bonne intelligence.

Avant de passer outre et bien que nos rameurs Conibos dont nous apprécions de plus en plus les qualités privées, doivent nous accompagner jusqu’à Sarayacu, nous allons régler avec eux nos comptes ethnologiques : les bons comptes font les bons amis, comme disait notre ancien compagnon de voyage, le géographe ; donc, pour donner à chacun ce qui lui revient, autant que pour mettre un peu d’ordre dans notre nomenclature des Indiens Conibos, Sipibos, Schetibos, et autres naturels en os, nous tracerons séparément la monographie de leurs tribus. C’est le seul moyen d’éviter l’écueil contre lequel est venu se heurter un voyageur moderne qui trouve — « difficile de ne pas faire de confusion, quand on parle des sauvages de l’Ucayali. » — Il est vrai que ce voyageur n’en a parlé que par ouï-dire et sans les avoir jamais vus ; or, chacun sait, pour l’avoir expérimenté par lui-même ou avoir lu, dans Horatius Flaccus, un vers relatif il la chose, qu’il est difficile, en effet, d’énoncer clairement ce que l’on n’a pas bien compris. Ceci dit, sans penser à mal, nous entrons en matière.

Quand des religieux Franciscains venus de Lima[10], explorèrent pour la première fois la partie du Pérou comprise entre les rivières Huallaga, Marañon, Ucayali et Pachitea, ils trouvèrent établie sur les bords de la petite rivière Sarah-Ghéné (hodiè Sarayacu), affluent de gauche de l’Ucayali, une nation autrefois florissante et dont le type, l’idiome, les vêtements, les us et les coutumes, étaient communs à six tribus voisines qui paraissaient s’être détachées d’elle à une époque qu’on ne pouvait raisonnablement préciser. Cette nation était celle des Panos.

Primitivement descendue des contrées de l’Équateur par la rivière Morona, elle s’était fixée d’abord à l’entrée du rio Huallaga, ou paraît s’être opérée sa division en tribu. Plus tard, à la suite de démêlés avec les Indiens Xébéros de la rive gauche du Tunguragua-Marañon, elle avait abandonné ce territoire, erré longtemps à travers les plaines du Sacrement et était venue enfin s’établir à cinquante lieues sud sud-est de ses premières possessions, dans le voisinage de la rivière Ucayali, connue alors sous le nom de Paro.

Bien que cette nation, dans ses migrations du nord au sud, n’eût jamais dépassé le 8e degré, ni eu de contact ou de relations par l’intermédiaire des Chontaquiros et des Antis, avec les populations de la Sierra, dont son type d’ailleurs différait essentiellement, tout, chez elle, usages, coutumes, vêtement, pratiques du culte, rappelait les traditions du Haut-Mexique, que les peuples Collahuas, les Aymaras et plus tard les Incas, avaient importées dans cette Amérique.

Paul Marcoy.

(La suite à la prochaine livraison.)

Traversée de l’Amérique du Sud, par M. Paul Marcoy. — Carte no 6.



  1. Suite. — t. VI, p. 81, 97, 241, 257, 273 ; t. VII, p. 225, 241, 257, 273, 289 ; t. VIII, p. 97, 113, 129 ; t. IX, p. 129, 145, 161, 177, 193, 209 ; t. X, p. 129 et la note 2.
  2. C’est à cette occasion que l’un de ces indigènes fit à notre demande la singulière réponse que nous avons donnée en note au début du voyage, et à propos du rapt et du meurtre commis par l’Antis Simuco, dans la quebrada de Conversiato.
  3. La tribu des Sensis, fraction minime de la grande nation Pano, aujourd’hui éteinte, était autrefois réunie en mission. Elle habite les alentours de Chanaya-Mana, chaînon ouest de la Sierra de Cuntamana. Nous reviendrons sur ces indigènes en parlant des missions de l’Ucayali.
  4. C’est à la petite vérole, autant qu’aux guerres intestines et aux essais de civilisation tentés, d’un côté par les Péruviens, de l’autre par les Brésiliens, qu’on doit attribuer l’extinction totale ou la diminution sensible des tribus indigènes qui, au dix-huitième siècle, bordaient encore les rives du Huallaga, du Marañon, de l’Ucayali et du Bas-Amazone. Sur plus de cent vingt peuplades qu’on y comptait à cette époque, il en reste à peine trente aujourd’hui.
  5. L’avance ou le retard dans la crue ou la décroissance des eaux de l’Ucayali-Amazone et de ses grands affluents que nous verrons plus tard, tient au voisinage plus ou moins immédiat des sources de ces rivières avec les neiges des Andes. De là cette différence de quinze jours, trois semaines, un mois même, observée dans l’élévation ou l’abaissement du niveau de chacune d’elles. De là aussi, et selon le cours d’eau, une avance ou un retard dans la ponte annuelle des tortues et la récolte de leurs œufs par les riverains. Notre Apu-Paro et la rivière des Purus, malgré une distance de plus de trois cents lieues qui sépare leur embouchure, sont de tous les tributaires du Haut-Amazone coulant du sud au nord, ceux qui baissent les premiers. Dès le 15 août, leurs plages sont à sec et les tortues y déposent leurs œufs, tandis qu’elles ne pondent sur les plages du Javary, du Jurua et autres grands cours d’eau, que vers la fin de septembre.
  6. Rencontre, jonction, confluent. — Les indigènes ne donnaient autrefois le nom d’Ucayalé, qu’à l’endroit où s’opérait la jonction des deux rivières Apu-Paro et Marañon. Les missionnaires, et à leur exemple les géographes, ont pris la partie pour le tout et donné le nom d’Ucayalé à l’Apu-Paro, après sa réunion avec le Pachitea.
  7. Papa ou tayta (père). C’est le nom donné par ces peuplades à tous les prêtres, moines et missionnaires.
  8. Nous reviendrons en temps opportun sur cette tribu des Cachibos, ou mieux des Cacibos, autrefois nombreuse et redoutée de ses voisins, aujourd’hui réduite à une poignée d’hommes misérables pourchassés par les tribus voisines sous prétexte d’anthropophagie, et auxquels tout voyageur passant par là ne manque pas, sur la foi de la tradition, de jeter une pierre. Vae victis !
  9. Testudo Amasoniensis.
  10. C’est aux religieux des couvents de Lima qu’on doit la fondation des Missions du haut et du bas Huallaga, les plus anciennes du Pérou, comme celles de Maynas et du Haut-Amazone, furent l’œuvre des Jésuites de Quito. Le collége apostolique d’Ocopa, dans la province de Jauja, d’où devaient sortir un jour tant de missionnaires, n’était pas encore fondé au dix-septième siècle, et ne le fut qu’en 1738, par le P. Francisco de San-José. C’est à ce religieux et à ceux qui lui succédèrent, qu’est due la fondation des Missions du Cerro de la Sal, du Pajonal, du Pozuzo, et enfin celles de l’Ucayali. De toutes les Missions du Pérou, qui, au milieu du dix-huitième siècle, s’élevaient à près de cent cinquante, il en reste huit aujourd’hui : deux sur la rivière Huallaga, une sur celle de Santa-Catalina, voisine de Sarayacu, trois sur l’Ucayali et deux sur l’Amazone.