Voyage de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, à travers l’Amérique du Sud/27


Cérémonie funèbre du Chiruqui.


VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE,

À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD,


PAR M. PAUL MARCOY[1].
1846-1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS




PÉROU.




HUITIÈME ÉTAPE.


Funérailles chez les Conibos. — Musique et idiome. — Paysages et animaux. — Éboulement des berges de l’Ucayali. — Où plus d’une lectrice au cœur sensible frémira du danger que courut l’auteur. — Auto-da-fé de pécaris. — Arrivée chez les Indiens Sipibos. — Un ragoût de tortues au sortir de l’œuf. — La sierra de Cuntamana et ses ramifications. — Rencontre de deux chrétiens sur une plage. — Un moulin à broyer les cannes à sucre. — Quelques lignes sur le passé des Indiens Sipibos. — Arrivée chez les Indiens Schétibos. — La plage de Sarah-Ghéné-Sara-Yacu. — Transformation magnifique et soudaine du comte de la blanche-Épine. — Effet que peut produire un habit noir au milieu d’un paysage vierge.

Les Conibos ont l’idée d’un être omnipotent, créateur du ciel et de la terre, qu’ils appellent indifféremment lorsqu’il leur arrive de s’adresser à lui, Papa le père et Huchi l’aïeul. Ils se le représentent sous une forme humaine emplissant l’espace, mais cachée à leurs yeux, et disent qu’après avoir créé ce globe il s’est envolé vers les régions sidérales d’où il continue à veiller sur son œuvre. Ils ne lui rendent du reste aucun hommage et ne se le rappellent qu’à l’heure des tremblements de terre, assez fréquents dans la pampa del Sacramento[2]. Les commotions du sol, au dire des Conibos, sont occasionnées par le déplacement du grand Esprit, qui abandonne un moment sa demeure céleste, afin de s’assurer par lui-même que l’œuvre de ses mains existe encore. Alors les Conibos de sortir en foule de leurs demeures, avec des gambades et des gestes extravagants, et chacun de s’écrier, comme s’il répondait à l’appel d’une personne invisible : ipima ipima, evira iqui, papa, evira iqui ! Un moment, un moment, me voici, père, me voici !

À l’encontre de cet esprit du bien à qui nous ne connaissons d’autre nom que celui de père ou d’aïeul, l’esprit du mal, appelé Yurima, habite le centre du globe ; les maux qui assaillent la nation lui sont attribués, et les Conibos le redoutent si fort, qu’ils évitent autant qu’ils peuvent de prononcer son nom.

Les esprits forts, il s’en trouve partout, se sont attribué, au nom du diable, un pouvoir qui n’a de bases réelles que la faiblesse d’intelligence et la crédulité d’autrui. Ces grands hommes, à la fois sorciers, jongleurs et médecins, ont dans leur gibecière nombre de tours dont ils régalent leur public ingénu. Ils guérissent les piqûres des serpents, des raies et des insectes, débitent des amulettes d’heur et de malheur et jusqu’à des philtres aratoires composés avec la chair et les yeux du cétacé cuchusca (Delphinus Amasoniensis). Grâce au mystère dont s’entourent ces Yubués ou docteurs en magie, à leurs rares paroles et aux conférences secrètes qu’ils feignent d’avoir avec Yurima leur patron, au moyen d’une léthargie due à quelque narcotique, leur prestige et leur crédit sont solidement établis dans l’opinion publique. On les consulte à tout propos et à propos de tout. Il va sans dire que chaque consultation est toujours accompagnée d’un petit présent.

Mais comme il n’est pas de montagne sans vallée et de fortune sans revers, il arrive quelquefois à nos Yubués de payer cher la terreur et l’admiration qu’ils ont imposées à la foule ; le bâton de leurs admirateurs venge cruellement le malade que ces charlatans ont tué, après s’être vantés publiquement de le guérir.

À l’instar des héros scandinaves, les Conibos après leur mort habitent un ciel belliqueux dont les joutes et les tournois sont les passe-temps. Les vierges d’Odin y sont représentées par des Aïbo-Mueaï (courtisanes) qui offrent au guerrier conibo, des montagnes d’aliments et des fleuves de boisson[3].

À la mort d’un Conibo, les femmes se réunissent dans sa demeure, enveloppent le cadavre dans son Tari (sac), placent dans sa main droite un arc et des flèches, afin qu’il pourvoie à sa subsistance dans son voyage d’outre-tombe, et après l’avoir barbouillé de rocou et de genipa, elles lui emboîtent le visage dans la moitié d’une calebasse destinée à lui servir de coupe. Le défunt ainsi accoutré, est sanglé avec des courroies découpées dans le cuir frais d’un lamentin et ressemble assez à une carotte de tabac. Les femmes mettent tant de soin et d’application à le ficeler, qu’elles semblent vouloir mettre le malheureux Conibo dans l’impossibilité de se débarrasser de ses liens au jour de la résurrection. Ces formalités lugubres accomplies, les femmes disposent le cadavre sur le sol de la hutte, la tête au levant et les pieds au couchant, puis dépliant la bande de coton qui entoure leur corps la font passer entre les jambes, de façon à ce que les deux bouts, retenus par un brin d’écorce, reposent, d’un côté sur leur ventre, de l’autre sur leurs reins. Cette façon de se draper n’est usitée qu’à l’occasion des funérailles et porte le nom de Chiacquèti. La danse et le chant mortuaires du Chirinqui commencent ensuite. Nous en avons reproduit l’air pour l’édification du lecteur.

À cet air du Chirinqui mécaniquement reproduit ici, il manque deux choses, l’âme et la vie : ainsi, d’une tête de mort dans laquelle les cavités de la bouche et des yeux existent encore, mais d’où la parole et le regard sont absents. Les notes de la gamme n’ont pu rendre le style et la manière thrénodiques de cette mélopée sauvage, rauque, voilée et néanmoins d’une douceur et d’une mélancolie singulières.

Les femmes la chantent lentement, sans paroles, du fond de leur gosier, auquel on croirait qu’elles ont mis une sourdine et, tout en chantant, tournent à la file autour du cadavre gisant. Elles ont ployé leurs bras de façon que leurs mains ramenées au niveau des épaules, aient la paume tournée vers le sol. Cette cérémonie funèbre à laquelle les hommes assistent, mais en dehors de la hutte, dure près d’une demi-journée. Lorsque ces femmes sont lasses de leur promenade circulaire ou enrouées par leurs nénies, l’usage leur permet de s’arrêter pour reprendre haleine et vider une coupe. Les hommes de leur côté en boivent deux et même quatre, comme pourraient le faire en pareille occurrence, des cholos péruviens de la côte et de la sierra.

Au coucher du soleil, le cadavre est placé dans une grande jarre dont on lute l’orifice avec du bois et de la glaise, et qu’on descend en terre à l’endroit même où la ronde des femmes a tournoyé. Le sol de certaines huttes conibos est criblé de ces excavations ; de profondes gerçures dessinent le contour des puits mortuaires dans lesquels il nous est arrivé quelquefois d’enfoncer un bâton, comme pour jauger ce néant.

Les funérailles d’un enfant diffèrent de celles d’un homme, en ce qu’on efface complètement le souvenir de ce dernier en brisant ses poteries, en éparpillant les cendres de son foyer, en coupant les arbres qu’il a plantés, tandis qu’une portion de l’enfant reçoit pour la seconde fois l’hospitalité dans les entrailles paternelles ; à peine est-il mort que les femmes coupent sa chevelure et la remettent à la mère qui en fait deux parts égales. Pendant ce temps, le père est allé pêcher au bord de la rivière où sa flèche, dédaigneuse de gros poissons, n’a frappé que le fretin. Après s’être baigné, puis roulé dans le sable, il rentre sous son toit et remet à la mère le produit de sa pêche, que celle-ci fait bouillir sur-le-champ. Une moitié des cheveux de l’enfant est brûlée et mêlée à cet aliment, que les parents et l’assistance dévorent avidement. L’autre moitié est brûlée aussi et absorbée avec le breuvage. Cette dernière formalité remplie, on enterre le cadavre, et, pendant trois mois, quand gronde le tonnerre, le père et la mère viennent trépigner sur la fosse en hurlant tour à tour. Quand le sol d’une hutte est tellement couvert de sépultures que la place manque pour les nouveaux décédés, on en construit une autre à quelques pas, laissant le vieux toit s’effondrer de lui même.

Pour compléter cette monographie des Indiens Conibos, autant que par respect pour la vérité sainte et par amour de la couleur locale, nous relaterons en passant le goût décidé de ces indigènes pour leur propre vermine et celle du prochain. Un Conibo mâle ou femelle, assis la tête à l’ombre et les pieds au soleil, égarant ses doigts dans la chevelure d’un de ses semblables et y trouvant pâture à son étrange faim, est plus heureux qu’un Tériaki emporté par l’opium dans le septième ciel des voluptés.

Au goût des parasites, le Conibo ajoute la passion des diptères. Un moustique gorgé de sang lui paraît bouchée si friande, qu’il ne manque jamais en sentant le suçoir de l’insecte s’enfoncer dans sa chair, de l’observer d’un air narquois. À mesure que l’abdomen flasque et diaphane du buveur s’emplit de la liqueur vermeille, le visage du Conibo s’épanouit. Au moment où le moustique tourne au sphéroïde, l’homme l’écrase et s’en repaît.

Indiens Conihos harponnant un lamentin.

La tribu Conibo, déchue du rang qu’elle occupait au dix-septième siècle parmi les peuplades de la Pampa del Sacramento, est divisée à cette heure comme nous l’avons vu, en clans de deux à trois familles qui ne relèvent que de leurs chefs naturels et vivent éparses sur les bords de l’Ucayali et de deux affluents de sa rive gauche. Les luttes sanglantes de cette tribu avec les tribus rivales ont cessé de guerre lasse, ou comme si un armistice indéfini avait été conclu entre les parties belligérantes. La haine du Conibo contre ses voisins les Cacibos (hodié Cachibos) de la rivière Pachitea, les Remos et les Amahuacas de la rive droite de l’Ucayali, a même perdu de son intensité et semble descendue au niveau du mépris vulgaire. Autrefois ces tribus s’exécraient et s’exterminaient, aujourd’hui elles se pillent et se bafouent. De temps en temps, une lutte d’homme à homme, à propos d’un dommage causé ou d’un vol commis au préjudice de l’un d’eux, témoigne seule de l’ancienne inimitié nationale qui les divise.

Cette indifférence guerrière et cette tendance prononcée à la paix, comme disent les grands journaux, que nous signalons chez les Conibos, peuvent être observées en ce moment chez la plupart des Peaux-Rouges de l’Amérique du Sud. La soif de haine, d’extermination, de pillage, dont leurs tribus furent si longtemps possédées, paraît s’être calmée depuis un demi-siècle et leur férocité proverbiale, épouvantail des moines, des habitants de la sierra et des voyageurs, n’est plus à cette heure qu’une morne apathie.

Cet état crépusculaire entre la barbarie proprement dite, qui n’est déjà plus, et la civilisation qui n’est pas encore, nous a vivement frappé pendant le temps que nous avons passé chez les peuplades du désert et ce serait ici le cas d’en discuter les conséquences ; mais comme notre notice ethnographique touche à sa fin, nous laisserons au lecteur le soin de décider sur la foi de ces lignes et de celles qui suivront, si l’atonie actuelle de l’homme américain doit être considérée comme un reflet de l’aube de sa civilisation à venir, ou comme un acheminement rapide vers sa destruction finale. Notre opinion à cet égard est déjà formée.


IDIOME CONIBO.
Dieu, Papa, Huchi. boiteux, yedtété.
diable, Yurima. voleur, yumuedsumis.
ciel, naï. peur, racqué.
soleil, vari. arbre, giuhi.
lune, uché. feuille, puei.
étoile, huirti. pierre, maca.
jour, nété. sable, mari.
nuit, yanta. charbon, chisté.
air, niuhé. fumée, cuhi.
pluie, hui. cendre, chimapu.
aube, nété-sabataï. maison, sobo, tapi.
crépuscule, yambué. pirogue, nunti.
eau, unpas. radeau, tappa.
feu, chi. coton, huasmué.
froid, madei. sucre, sanipoto.
homme, buebo. cacao, turampi.
femme, aïbo. canelle, chitani.
mari, buene. rocou, masé.
enfant, baqué. genipahua, nané.
tête, busca. manioc, adsa.
cheveu, bu. maïs, séqui.
visage, buemana. tabac, chica.
front, buetongo. fil, yuma.
sourcil, buesco. aiguille, sumu.
œil, bueru. épine, musa.
nez, recqui. hameçon, misquiti.
bouche, quebi. arc, canuti.
langue, ana. flèche, piha.
dent, seta. sac (vêtement), tari.
oreille, pabiqui. collier, tenté.
cou, pitaniti. bracelet, uncé.
poitrine, suchi. grelot, tununuati.
épaule, bapuesco. miroir, bueiseté.
bras, puya. amadou, hisca.
main, mueque. pot, quienti.
doigt, muebi. assiette, quencha.
ventre, puru. couteau, chichica.
nombril, pucutésé. corbeille, bunanti.
jambe, vitaï. corde, risbi.
mollet, vipucu. plume, rani.
os, sau. tapir, auha.
aveugle, buedta. ours, huiso.
serpent, runi. patate douce, cari.
cochon (pécari), yaüamaeüa. pistache de terre, tama.
singe, rino. banane, paranta.
chien, huchété. papaye, pucha.
vautour, schiqui. inga, shenna.
oscoq ituri buené. ananas, canca.
poule, ituri. un, atchoupré.
œuf de poule, ituri bachi. deux, rrabui.
dinde (sauvage), cosho. trois, *
perroquet, baüa. quatre, *
perruche, tumi. cinq, *[4]
pigeon, nubué. veux-tu ? aueque mibi.
perdrix, cuma. je veux, aueque evira.
poisson, huaca. quoi ? aueiqui.
araignée, rinacuo. comment t’ap- auequenaqui mi-
mouche, nabu. pelles-tu ? bi.
moustique, xio. oui, hiequi.
fourmi, gima. non, hiccama.
papillon, puempué.


En terminant cette très-longue notice sur les Conibos, hors-d’œuvre qu’il ne nous était pas possible de retrancher du menu du repas, reprenons, avec notre route, le fil de nos observations journalières. Le lecteur doit se souvenir, ou s’il avait oublié, nous le lui rappelons, que le territoire des Conibos qu’il a traversé du sud au nord s’étend de Paruitcha à la rive gauche du rio Capouciuia, comprenant environ soixante-dix lieues de rivière ; qu’au territoire de ces indigènes va succéder celui des Sipibos, qui s’étend de la rive droite du Capoucinia à la rivière Cosiabatay, occupant une étendue de cinquante-neuf lieues, au delà de laquelle commenceront les possessions des Indiens Schetibos répandus jusqu’à la confluence de l’Ucayali-Amazone et du Marañon.

Les dangers, les privations, les souffrances qui avaient signalé les commencements du voyage, étaient passés pour nous à l’état de rêve ; mais les moustiques, cette huitième plaie biblique, inconnue à l’auteur du Pentateuque, leur avaient succédé, et ces odieux insectes nous incommodaient à eux seuls autant que l’avaient fait ensemble les averses, les rapides, les naufrages, la faim et la misère. L’Ucayali, débarrassé d’obstacles, déroulait vers le nord son cours majestueux ; bien que la vitesse de ses courants se fût singulièrement ralentie, la pente de son lit, en certains endroits, était encore visible à l’œil. Sa profondeur, toujours très-variable, même après sa jonction avec le Pachitea, n’avait pas dépassé trois brasses en moyenne.

Au delà du rio Capoucinia, notre rivière prit une allure magistrale et, comme une gigantesque couleuvre, déroula des anneaux larges de deux lieues. Ses longues plages de sable, dont la monotonie avait fatigué nos regards, furent remplacées par des talus d’ocre ombragés de hautes forêts. Les îles s’y succédèrent à des intervalles plus rapprochés, et du milieu des touffes de balisiers qui formaient leur ceinture, s’élancèrent les troncs puissants des ficus, des bombax et des capirunas ou arbres à pirogue. Comme une compensation au supplice incessant que nous infligeaient les moustiques, nous eûmes, au milieu de ravissants paysages, des aubes, des crépuscules et des clairs de lune à faire bayer d’aise les sensibles amants de la belle nature, comme on disait encore au commencement de ce siècle. Le matin surtout avait des harmonies à nulle autre pareilles ; à peine le jour avait-il paru, que les vapeurs nocturnes amoncelées sur les rivages se déchiraient par lambeaux, flottaient un moment accrochées aux branches des arbres et disparaissaient emportées par la brise. Mille bruits charmants, éclatant alors dans les bois comme une fanfare, saluaient le réveil de l’astre lumineux. La rivière Ucayali, encaissée entre deux rangées de sombres verdures, roulait dans un silence magnifique ses ondes d’un ton d’ocre pâle, dont l’immobilité contrastait avec le mouvement des feuillages, des oiseaux et des quadrupèdes. Le soleil en montant, blondissait leur masse et mettait une aigrette lumineuse à la cime de chaque flot. Une légion d’êtres cachés pendant la nuit dans les profondeurs de l’immense cours d’eau, et que le jour faisait monter à sa surface, venaient mêler leurs formes étranges aux lignes calmes ou accidentées du paysage et ajouter à sa grandeur un caractère de puissante originalité. Les caïmans rayaient d’obliques sillons le sable des plages ; les lamantins, tapis dans les roseaux, allongeaient timidement leur mufle informe pour humer l’atmosphère, saisir une tige de sara-sara (pseudo-maïs), et rentrer aussitôt dans leur domaine liquide avec cette double provision d’air respirable et d’aliments. Dans les baies solitaires, à l’abri du vent et du sillage des pirogues, les dauphins, rejetant l’eau par leurs évents, faisaient miroiter leur cuir lisse et couleur de zinc, nageaient par quatre de front, comme les chevaux d’un quadrige, ou exécutaient de folâtres culbutes. Le long du bord, sur des troncs d’arbres renversés, pêchaient de conserve des jaguars, des loutres, des hérons blancs ou gris, des jabirus et des phénicoptères. Dans le voisinage de ces animaux, trottait menu le cultrirostre, appelé paon des roses (ardea helias), avec son allure de perdrix, sa tête mignonne, son col mince, ses jambes frêles, sa chape de couleur modeste, mais plus richement ocellée que les ailes des sphinx, ce gracieux oiseau l’emportait sur les plus brillants de ses congénères : sur les couroucous, vêtus de vert d’or et de carmin ; sur les cotingas aux couleurs changeantes ; sur les orioles et les toucans ; les perroquets et les perruches, et sur le grand martin-pêcheur au dos azuré, aux ailes blanches frangées de noir, qu’on voyait raser la berge et happer en passant quelque jeune païsi[5] échappé de la nageoire maternelle.

Balisiers de l’Ucayali.

Ces lieux charmants où l’églogue et l’idylle régnaient en souveraines, étaient souvent témoins de petits cataclysmes, qui, chaque fois qu’ils se produisaient sous nos yeux, nous occasionnaient un tressaillement voisin de la peur. Ces cataclysmes ou ce qu’il vous plaira, c’était l’écroulement brusque et retentissant dans la rivière, d’une partie des berges. Ces terrains, composés de sable et de détritus végétal, sourdement minés par le flot, se détachaient tout à coup de la terre ferme sur une longueur d’un ou deux kilomètres, entraînant les arbres qu’ils avaient nourris et les faisceaux de lianes pareilles à des câbles, qui liaient entre eux ces colosses. Ces éboulements qu’on entendait souvent à trois lieues de distance, ressemblaient a de sourdes décharges d’artillerie.

Écroulement des berges de l’Ucayali.

Un épisode singulier qui pouvait tourner au tragique et me valoir l’honneur d’être décousu comme le beau chasseur aimé de Cypris, signala une de mes journées de voyage. C’était entre les rivières Tallaria et Ruapuya, affluents de droite de l’Ucayali (je ne saurais préciser autrement le lieu de la scène) ; il était trois heures de l’après-midi. Nos compagnons avaient sur moi une avance d’un quart de lieue. Ma pirogue, montée par trois Conibos, suivait le fil de l’eau en rasant la berge pour avoir un peu d’ombre. Les rameurs au repos échangeaient de loin en loin quelques paroles qu’ils ponctuaient d’une écuellée de mazato. Le pilote manœuvrait seul. Tout à coup notre oreille fut frappée par un bruit sourd comme celui que pourraient produire cent pioches excavant à la fois le sol. Ce bruit que les Indiens écoutèrent avec une attention profonde, semblait sortir de la forêt dont nous côtoyions la lisière. Las de prêter l’oreille sans rien comprendre, j’allais demander à un des rameurs ce que nous écoutions ainsi, quand, devinant mon intention, il m’imposa silence par un geste brusque. Après quelques minutes d’audition de ce bruit qui m’intriguait fort, mais dont les Conibos avaient reconnu la nature, ils se consultèrent du regard et s’étant mis à ramer vigoureusement, se rapprochèrent du rivage. Comme nous abordions, ils se dépouillèrent de leur sac, prirent leurs arcs et leurs flèches, et nus comme des vers, sautèrent en terre et s’enfoncèrent dans la forêt. Je restai seul à garder la pirogue.

Un certain temps s’écoula. Ennuyé d’attendre mes rameurs et harcelé d’ailleurs par les moustiques, j’amarrai l’embarcation à une branche et débarquant à mon tour, j’entrai dans le fourré. Un profond silence y régnait. Je m’assis sur un tronc renversé et comme j’avais pris mon album, dans l’espoir d’utiliser une de ses pages, apercevant devant moi un de ces jolis palmiers du genre Bactris, pourvu de son régime de drupes mi-parti noir et orange, j’entrepris de les dessiner. Pendant que je m’absorbais dans mon œuvre, la terre tremblait sous mes pieds. Un volcan semblait y mugir. D’un bond je me levai. Les secousses du sol devenaient de plus en plus violentes. Les oscillations paraissaient se diriger du sud au nord. Quant au bruit, c’était comme le galop lointain d’un escadron de cavalerie. Tout à coup, et comme mes regards interrogeaient avec anxiété l’ombre du taillis une troupe, ou plutôt une armée de pecaris, ces sangliers américains, débouchèrent comme la foudre à vingt pas de moi. Je cherchai de l’œil un coin pour m’y tapir, un arbre pour y grimper et n’apercevant à ma portée que des lianes pendantes, je les saisis et m’enlevai à la force des poignets comme un professeur de voltige. Le formidable troupeau passa ventre à terre, laissant après lui une odeur infecte. Je ne ses jamais quel effet j’avais pu produire sur les sangliers, ainsi suspendu par les mains et vêtu d’une robe rouge, mais au bouleversement de mes facultés, je jugeai que ces animaux m’avaient fait une peur atroce.

Les pecaris.

Derrière le bataillon des vétérans qui arrosaient l’herbe de gouttes pourpres, se pressait une escouade de marcassins. Ces bestioles, le groin au vent et la queue en tire-bouchon, galopant sur les traces des grands parents avec un empressement extraordinaire, avaient quelque chose de si grotesque, qu’en toute autre occasion je n’eusse pas manqué d’en rire ; mais ma situation m’en empêcha. Les Conibos, hurlant, jurant, riant, couraient après ces marcassins et les serraient de si près, qu’ils réussirent à mettre la main sur deux traînards. Toute cette scène avait duré cinq minutes. J’eus enfin la mot de l’énigme. Le bruit sourd que nous avions entendu, était causé par ces pecaris qui fouillaient la terre à l’entour d’un arbre pour déchausser ses racines et s’en repaître ; leur groin et leurs défenses faisaient l’office du pic et de la bêche. Les Conibos avaient interrompu à coups de flèches cette besogne de mineur. Quelques animaux avaient été blessés mortellement peut-être, mais aucun d’eux n’était reste sur le carreau.

Notre pirogue rentra dans le lit du courant. Les Conibos s’escrimant de la rame pour regagner le temps perdu, atteignirent après une heure d’un violent exercice leurs compagnons à qui ils racontèrent leurs prouesses. Les jeunes pécaris, dépouilles opimes du combat, figurèrent le soir même dans un auto-da-fé, à l’issue duquel on nous les servit parfaitement rôtis sur un plat de feuilles.

À part l’épisode que je viens de relater, rien de remarquable n’avait signalé notre entrée sur le territoire des Sibibos où nous avions trouvé d’excellent tabac que ces Indiens s’amusent à fumer sous forme de gros cigares, longs de dix pouces et assez maladroitement façonnés. La seule particularité digne d’intérêt que nous eussions notée, c’est que les Sipibos, au lieu de bâtir leurs demeures sur la seule rive gauche de l’Ucayali, comme les Antis, les Chontaquiros et les Conibos, les édifient sur ses deux rives. De ce fait insignifiant en apparence, nous avions inféré que les nations aux noms en ris qui s’étendent des vallées d’Apolobamba à la rivière Tarvita, sur une ligne d’environ sept degrés, et avec lesquelles nos Indiens de l’ouest sont en délicatesse, avaient enfin disparu de la rive droite. Le voisinage d’ennemis n’étant plus à craindre[6], les Sipibos riverains de la pampa del Sacramento, profitaient de la circonstance pour passer l’eau et prendre leurs aises. Les renseignements que nous recueillîmes à ce sujet étaient d’accord avec notre opinion.

Dans un trajet de quelques lieues seulement, nous relevâmes sur l’une et l’autre berge quatorze habitations de Sipibos, ce qui nous parut prodigieux, eu égard au petit nombre de demeures que nous avions comptées chez leurs voisins du sud. Une hospitalité patriarcale nous fut offerte sous le toit de palmes de ces indigènes, où nous mangeâmes pour la première fois de petites tortues au sortir de l’œuf. Ces animaux que les naturels recueillent par milliers sur les plages de l’Ucayali au moment de l’éclosion des œufs, sont jetés par leurs ménagères dans une marmite en terre avec un peu d’eau, un tampon de feuilles par-dessus et cuisent ainsi à la vapeur comme des marrons ou des pommes de terre. On les mange à la façon de nos crevettes, broyant à la fois sous la dent, la carapace et le plastron de l’amphibie encore sans consistance. C’est un mets étrange, délicat, d’un goût et d’un moelleux superlatifs, que je recommande en passant aux appréciateurs de Carême et de sa cuisine.

À mesure que nous remontions vers le nord, la nature déployait un luxe de végétation remarquable. Les plages nues ou bordées de roseaux ne se montraient qu’à de longs intervalles. Deux lignes de forêts placées en regards profilaient les berges de la rivière dont l’extrémité des courbes, ténue comme un fil, se perdrait dans les brumes de l’horizon. Des groupes d’îles de cinq à six lieues de circuit, couvertes d’une épaisse futaie, s’évade telle sorte, qu’il nous arrivait souvent de prendre pour la terre ferme les contours de ces archipels. Ce n’est qu’après les avoir dépassés que nous reconnaissions notre erreur. Comme correctif à la largeur phénoménale de l’Ucayali, sa profondeur était à peu près nulle. En certains endroits, et notamment devant la rivière Pisqni, affluent de sa rive gauche, la sonde avait accusé une brasse et demie. Cinq lieues plus loin elle trouvait fond par deux brasses. C’était quatre brasses de moins qu’au sortir de la gorge de Tunkini. De cette inégalité de niveau constamment observée, nous avions fini par conclure que l’Ucayali, rivière très-curieuse, très-pittoresque et la plus tortueuse peut-être de toutes celles qui sillonnent ce globe, semblait destinée à ne jamais porter que des embarcations d’un faible tirant d’eau. Quel échec pour les voyageurs et les géographes qui, depuis un siècle, s’obstinent établir un réseau de communications fluviales à travers l’Amérique du Sud, et par des combinaisons qu’ils croient ingénieuses, mais auxquelles se refuse énergiquement la nature, relient les provinces transandéennes du Pérou avec ses possessions cisandéennes. Nous reviendrons sur ce système d’hydrographie commerciale en faisant nos adieux à la rivière Ucayali.

Certain matin nous relevâmes à notre droite le chaînon est-sud-est de la sierra de Cuntamana, champignon trachytique poussé au beau milieu des parties planes du bassin de l’Ucayali-Amazone. La chose avait cela de merveilleux qu’aux alentours de la masse pierreuse, dans un périmètre de trois cents lieues, on chercherait en vain dans le sable des plages et dans l’humus des forêts, un caillou de la grosseur d’un œuf de mésange. Cette sierra violemment injectée au principe par quelque cratère ouvert dans les formations sous-jacentes, plutôt qu’épanchée sur la longueur d’une faille, dut sortir de terre tout d’une pièce et à l’état semi-liquide. La masse en s’affaissant sur elle-même et cherchant un niveau, emplit les cavités environnantes et détermina quatre chaînons qui partant du centre ou nudus, comme les jantes du moyeu d’une roue, se dirigèrent accidentellement vers les quatre vents cardinaux. Le chaînon du nord porte le nom de Cuntamana qui est celui de la sierra-mère ; le chaînon du sud est appelé Uri-Cuntamana, celui de l’est Canchahuaya, celui de l’ouest Chanaya-mana. De grandes forêts entourent la base et couvrent les versants de cette sierra dont les sommets seuls sont stériles. Ces forêts abondent en bois de construction et de placage, en salsepareille, cacao, styrax, vanille, copahu, en gommes et en résines, en miel et en cire, en plantes tinctoriales et médicinales. Les Sensis, débris de la grande nation des Panos à laquelle se rattachent les quatre tribus qui peuplent aujourd’hui la plaine du Sacrement[7], les Sensis, les plus propres, les plus avenants, les plus honnêtes de tous ces indigènes, habitent les forêts de Chanayamana où leur tribu, qui jouit dans les Missions voisines d’un excellent renom, compte douze à quinze familles représentant une centaine d’individus[8].

Sierra et pic de Cuntamana.

Trois jours de navigation seulement nous séparaient de la Mission de Sarayacu dont le Chontaquiro Jéronimo nous avait fait une description si pompeuse que, n’osant y ajouter foi, nous consultâmes nos rameurs conibos pour savoir jusqu’à quel point nous pouvions donner crédit aux affirmations du sonneur de cloches. Ceux-ci, au lieu d’atténuer les hyperboles de leur congénère, renchérirent sur elles de telle sorte que nous crûmes fermement que l’Enim, le Païtiti et l’el Dorado, tant poursuivis jadis par les conquérants espagnols n’étaient autres que l’endroit où tendaient tous nos vœux. L’anachronisme évident qu’il y avait entre la recherche de ces lieux enchantés et la fondation du village chrétien, ne parvenait pas à détruire nos illusions profondément enracinées. Il est vrai qu’aucun de nous ne songeait guère en ce moment à rapprocher les deux époques et à remarquer qu’une période de cent quatre-vingt-dix ans séparait leurs dates.

Indien Sipibo.

Les trois jours de voyage qui nous restaient à faire pour atteindre le Chanaan américain, ou, nouveaux Hébreux, nous comptions trouver à foison de la manne et des cailles grasses, ces trois jours que nos rameurs eussent pu ramener à deux, s’ils n’avaient craint de fatiguer leurs bras, avaient été divisés par eux en trois étapes de sept lieues chacune. Le soir du premier jour, nous allâmes camper sur une plage du nom de Chanaya[9], où nous trouvâmes, en arrivant, deux individus, un homme et une femme. La pirogue qui les avait transportés en ce lieu était attachée par une corde de palmier à un aviron fiché dans le sable. Ces inconnus, que nous avions pris pour des Sipibos, étaient des néophytes de la Mission de Sarayacu, qui remontaient la rivière, cherchant des troncs de cécropias pour prendre aux abeilles qui y essaiment, leur provision de miel et surtout de cire. L’homme, déjà vieux et privé de l’œil droit, avait nom Timothée ; il avait été baptisé par je ne sais quel missionnaire, en compagnie duquel il avait fait plus tard un voyage à Lima. La femme, encore, jeune, nous dit s’appeler Maria ; elle était née à Sarayacu, de parents chrétiens. Ce couple, légitimement uni, appartenait à la nation combaza, originaire des rives du Huallaga, et tombée de ricochets en ricochets dans les Missions de l’Ucayali. Le Timothée, quoique chrétien, fraternisa, sans scrupule, avec nos rameurs, but avec eux le mazato de la bienvenue, et leur offrit à la ronde du tabac râpé, contenu dans un éteignoir en fer-blanc dont il s’était fait une tabatière. Sur le refus des indigènes de puiser dans ce récipient, l’homme huma coup sur coup trois ou quatre prises ; mais sans l’aide d’un appareil et en se garnissant le nez à l’européenne, comme probablement il l’avait vu pratiquer aux chefs de la Mission. La compagne du Timothée s’était tenue à l’écart pendant cette scène. À la vue de nos Conibos, elle avait manifesté d’abord une pieuse horreur, et quand après avoir bu quelques coups avec son mari, ceux-ci s’approchèrent d’elle pour admirer naïvement les bracelets de perles rouges qu’elle avait aux poignets, elle leur tourna le dos en les qualifiant à mi-voix de chiens et de païens.

L’intolérance de cette Combaza nous choqua d’autant plus, que rien dans ses traits, son teint, son costume, ne différait des sauvagesses que nous avions rencontrées en chemin. La seule particularité qui l’eût distinguée de ces dames, était sa chevelure, qu’au lieu de porter comme ces dernières, flottante sur le dos et coupée carrément à la hauteur de l’œil, elle avait tordue et relevée à l’aide d’un peigne de corne. À part ce vain hochet de la civilisation, dont elle semblait orgueilleuse, notre chrétienne était aussi brune et aussi camarde que ses sœurs du désert ; ses formes corporelles avaient un cachet tout aussi grotesque, et pour compléter cette ressemblance elle n’usait comme elles d’autre vêtement, qu’une pampanilla, bande de coton teinte en brun, qui descendait du nombril aux rotules.

Cette femme si peu douée par la nature et l’éducation, faisant la sucrée et la renchérie, et tirant vanité de son peigne de corne, nous déplut à première vue. Peu s’en fallut que le sentiment hostile qu’elle nous inspirait, ne rejaillît sur la Mission qui l’avait baptisée. — Telle enseigne, tel vin, — fûmes-nous sur le point de nous écrier. Heureusement elle ne tarda pas à se rembarquer avec son compagnon, et tous les deux, lui ramant, elle gouvernant, continuèrent à tâtons leur récolte de cire.

Cet échantillon des deux sexes de Sarayacu avait porté un rude coup à notre enthousiasme. Depuis tant de jours qu’on exaltait autour de nous la Mission centrale, ses moines et ses néophytes, nous nous étions habitué à les considérer sous un certain jour et nous n’aurions pu les voir autrement. Dans notre esprit imbu des maximes de Chateaubriand, les vierges de Sarayacu étaient autant d’Atalas, de Milas et de Célutas ; les néophytes mâles, leurs compagnons, ne pouvaient ressembler qu’à Outougamiz le simple ou à Chactas fils d’Outalissi. Quant aux portraits des chefs de la prière, nous les avions calqués fidèlement sur celui du vénérable P. Aubry. Tous avaient le crâne nu, la barbe blanche et tombant jusqu’à la ceinture, le dos voûté et un bâton noueux pour assurer leurs pas. Si le paysage où nous placions nos personnages n’offrait ni tulipiers, ni magnoliers, ni chênes séculaires aux mousses pendantes, ni cyprès gigantesques ombrageant des puits naturels c’est que nous savions que ces arbres spéciaux à l’Amérique du Nord, ne se trouvent pas dans celle du Sud. C’était la seule concession que nous eussions cru devoir faire. Mais voilà qu’au plus fort de nos illusions, nous tombions d’Atala, fille de Simaghan aux bracelets d’or, sur une espèce de femme-guenon, au ventre ballonné, aux extrémités d’araignée, aigre, hargneuse, intolérante ; voilà que le Chactas de nos rêves se métamorphosait en un Indien borgne, prisant du tabac dans un éteignoir et buvant de la chicha avec nos rameurs. Ô poésie ! ô mensonge ! ô déplorable effet des périodes à quatre membres ! fûmes-nous au moment d’exclamer, en mesurant l’abîme dans lequel nous avait conduit une admiration irréfléchie pour l’auteur des Natchez. Maintenant que nous restait-il à faire ? devions-nous remonter de l’effet à la cause, conclure du néophyte au missionnaire ? Mais que seraient alors les pasteurs d’un pareil troupeau ! Nous avions le frisson rien que d’y songer.

L’embouchure de la rivière Pisqui qui vint bâiller à notre droite, donna à nos pensées une autre direction. Ce cours d’eau sorti d’un bras détaché de la Cordillère centrale et large d’environ trente mètres à sa confluence avec l’Ucayali, compte sur ses deux rives une douzaine d’habitations d’Indiens Sipibos.

Moulin à broyer les cannes à sucre.

Un de ces logis, édifié sur le côté gauche de la grande rivière et dans lequel nous nous arrêtâmes pour déjeuner, était pourvu d’une machine de forme singulière, dont le modèle, nous dit-on, avait été fourni par des néophytes de Sarayacu. Cette machine servait à broyer les cannes à sucre. Curieux de savoir quelle boisson locale on pouvait fabriquer avec le jus des cannes, nous questionnâmes à ce sujet le propriétaire de la machine. Bon, nous dit-il en souriant et faisant le geste d’ingurgiter un liquide quelconque. Nous comprîmes sans peine qu’il s’agissait de rhum ou de tafia ; mais ce qui nous parut incompréhensible, ce fut la façon dont l’indigène accentua cette simple syllabe et le geste enthousiaste par lequel il la commenta. Ce Sipibo qui trafiquait de cire, d’huile de lamentin et de graisse de tortue avec les Missions de Sarayacu, comprenait un peu de quechua. Avec l’aide d’un interprète et nos propres ressources, nous pûmes obtenir de lui des explications sur le goût décidé qu’il manifestait pour les liqueurs fortes. Ce goût, qu’il nous dit avoir puisé dans la fréquentation des néophytes auxquels il vendait ses denrées, était passé chez lui à l’état d’habitude. Or, l’habitude, comme on sait, est une seconde nature, et le Sipibo ne pouvant vivre désormais sans boire du rhum, s’était mis à planter des cannes à sucre et à fabriquer un Trapiche pour les broyer. Les néophytes, après l’avoir aidé à monter la machine, venaient de temps en temps lui demander un coup de rhum en témoignage de sincère amitié. L’Indien paraissait enchanté de lui-même et de son aptitude a distiller une liqueur qui lui procurait dans la même journée, et selon la dose qu’il en prenait, des rêves couleur de rose ou des accès d’humeur noire. Nous quittâmes cet homme, assez scandalisé de ses propos et tout surpris en même temps, que le voisinage des Missions et des missionnaires n’eût éveillé chez lui d’autre besoin que celui de boire du rhum.

C’est à Cosabiatay que s’achève le territoire des Indiens Sipibos, et que commence celui de leurs frères et alliés les Schétibos. Les trois Missions de Sarayacu, de Belen, et de Tierra-Blanca qui s’élèvent sur les possessions de ces derniers indigènes, ont étendu leur influence sur les lieux et les hommes, non pas en sanctifiant les uns et en civilisant les autres, comme on pourrait le croire, mais en reléguant la plupart des Sehétibos dans l’intérieur des affluents et des canaux de gauche de l’Ucayali, et en faisant du pays de ces naturels une manière de territoire neutre, où l’on trouve, alternant avec des habitations de Schétibos, des demeures de Conibos, de Chontaquiros et même de Cocamas de la grande lagune du Huallaga. Pour expliquer convenablement la chose au lecteur qui pourrait attribuer ce pèle-mêle à une fusion des tribus précitées, nous ajouterons que le territoire qu’elles occupent en commun, lequel comprend environ cent soixante-dix lieues de rivière, n’offre sur cette étendue que trois habitations de Schétibos, cinq de Conibos, quatre de Chontaquiros, une de Panos, et quelques abris provisoires de Cocamas. Grâce à cet espace de treize lieues, ménagé par le hasard entre chacune de ces demeures, leurs possesseurs, malgré la haine nationale qui les divise, vivent en paix entre eux. Nous dirons plus tard en passant devant ces logis pourquoi et comment ceux qui les habitent ont abandonne leurs tribus respectives pour vivre à l’écart.

Cosiabatay, pour revenir au point d’où nous sommes parti, est une rivière au courant rapide, large de cinquante mètres à son embouchure et habitée à l’intérieur par des Indiens Schétibos. Comme sa voisine la rivière Pisqui, elle descend des versants de la sierra de San-Carlos, un bras détaché de la Cordillère centrale, et coupe de l’ouest à l’est la plaine du Sacrement. Cette rivière portait au dix-septième siècle le nom de Manoa, d’où le nom de Manoïtas donné par les missionnaires de cette époque aux Schétibos qu’ils trouvèrent établis sur ses rives.

Indien Schétibo.

Les Sipibos et les Schétibos aujourd’hui séparés, ne formaient autrefois qu’une seule et même tribu, détachée comme cinq tribus voisines de la grande nation des Panos ; type, coutumes, langage, vêtement leur sont encore si bien communs avec les Conibos, dont nous avons tracé précédemment la monographie, qu’on peut dire qu’entre ces indigènes, il n’y a d’autre différence que celle du nom.

Vers le milieu du dix-septième siècle, quand le révérend Biedma, après une exploration de la rivière Pachitea, remonta pour la première fois l’Ucayali, les Sipibos alliés aux Casibos, étaient déjà séparés des Schétibos par suite d’une dispute à main armée, dans laquelle ces derniers avaient eu le dessous. Le temps n’avait fait qu’envenimer cette haine entre frères. Un siècle plus tard, en 1760, quand, à l’nstigation du P. Sobreviela, des religieux franciscains fondèrent les premières Missions de l’Ucayali, la rancune des Schétibos contre les Sipibos était encore si forte, que la crainte de voir ces indigènes en venir aux mains et s’assaillir en pleine église, si on les réunissait dans la même Mission, cette crainte fut cause qu’on affecta à chacune de ces tribus une Mission distincte. Santo-Domingo de Pisqui, sur la rivière de ce nom, reçut les Sipibos, et San-Francisco de Manoa réunit les Schétibos ; de leur côté, les Panos et les Conibos, les Remos et les Amahuacas, qui, malgré leur voisinage et leurs liens de parenté, se détestaient aussi cordialement que les Sipibos et les Schétibos, furent comme ceux-ci parqués dans des Missions distinctes. Sarayacu, Canchahuagua, Chunuya, Yupuano, Santa-Barbara de Achani, Santa-Cruz de Agnaytia et Sad-Miguel, s’élevèrent en même temps que Santo-Domingo et San-Francisco. Ces Missions figurent dans les statistiques de l’époque, et selon leur situation au nord ou au sud de Sarayacu, sous le nom de Cordon haut (cordon alto) et de Cordon bas (cordon bajo), des Missions de l’Ucayali[10].

Après sept ans de séjour dans leurs Missions respectives, ces tribus qui avaient eu le temps de réfléchir à la haine qui les divisait depuis tant d’années, et de reconnaître combien il était ridicule entre parents de se faire la moue, se sentirent prises un beau jour du désir de se réconcilier. Un Sipibo du nom de Rungato, fut chargé de porter des paroles de paix d’une tribu à l’autre. Le premier effet d’une réconciliation générale entre ces indigènes fut de détruire les Missions, de massacrer les missionnaires et de se partager fraternellement les articles de quincaillerie, les ornements d’église et les vases sacrés dont ils firent des objets de parure[11].

En 1790-91, lorsque les PP. Girbal et Marquès eurent exhumé de leurs ruines les Missions de Manoa et de Sarayacu, ils appelèrent à eux les tribus indigènes qui, en 1767, les avaient détruites. La tribu des Panos, et quelques Conibos, répondirent seuls à l’appel évangélique des missionnaires. Les autres aimèrent mieux rester libres et barbares. Quoi qu’il en soit de cette détermination peu orthodoxe, les Sipibos et les Schétibos ont échappé à une destruction totale, et l’on retrouve aujourd’hui ces indigènes, gais, replets, bien portants, comme leurs voisins les Conibos, mais ayant sur ceux-ci, grâce au voisinage immédiat des néophytes, l’avantage de savoir fabriquer du rhum et d’adorer cette liqueur.

Les forces numériques des Sipibos, en joignant aux quatorze habitations de ces indigènes relevées sur l’Ucayali, sept de leurs demeures édifiées sur les bords de la rivière Pisqui, nous paraissent être de huit à neuf cents hommes. Quant aux Schétibos, moins nombreux que leurs voisins et alliés, ils occupent six maisons dans l’intérieur de la rivière de Manoa-Cosiabatay, et l’on compte avec trois de leurs demeures sur l’Ucayali, cinq habitations situées au bord des canaux ou des lacs qui profilent cette rivière, entre Cosiabatay et le Marañon. Pour compléter ce calcul de statistique, si nous joignons maintenant les forces numériques des Conibos à celles des Sipibos et des Schétibos, nous obtiendrons approximativement le chiffre de trois mille individus, que des voyageurs abusés par la ressemblance des trois tribus et les confondant en un groupe unique, ont donné à la seule tribu des Conibos.

Au delà de Cosabiatay, l’Ucayali prit tout à coup une largeur inusitée. Ses plages de sable disparurent, une double muraille de végétation que perçaient de gracieuses touffes de palmes, vint encadrer ses rives dont les talus se dérobèrent sous un gazonnement de balisiers. Ce décor était admirable sans doute, mais la préoccupation de notre esprit nous empêcha de l’admirer. Nous approchions de Sarayacu, et l’idée de jeter l’ancre dans son port après quarante-trois jours de voyage, de misères sans nombre, de petites criailleries, de petits scandales et de petits propos, cette idée en absorbant toutes les autres à son profit, nous rendait pour le quart d’heure indifférent aux beautés du paysage.

Rives de l’Ucayali.

Ce port du salut, où nous n’abordâmes que le lendemain à cinq heures du soir, était une vaste plage découpée en croissant, encombrée de buissons et de touffes de faux maïs. De longs talus d’ocre et d’argile à demi voilés par une végétation épaisse, mais rabougrie, allaient en serpentant rejoindre la ligne des forêts, située à trente pieds d’élévation du niveau de la rivière. À gauche de cette plage, coulait la petite rivière de Sarayacu, venue de l’intérieur, et large seulement de trois ou quatre mètres. Ce rio d’eau jaune et vaseuse, voilé par une végétation touffue dont l’ombre estompait déjà les contours, devait être cher aux caïmans, amis du clair-obscur et du silence. Malgré la mine équivoque de cet affluent de l’Ucayali, nous nous fussions surpris à disserter sur son passé et à rechercher lequel des deux noms, de Sarah Ghéné[12], que lui donnaient autrefois les Indiens Panos, ou de Sara-Yacu[13], que lui imposèrent plus tard des métis péruviens, lui était le plus justement applicable, si des soins plus pressants que ceux des étymologies, ne nous eussent occupé en ce moment. Le soleil se couchait ; le crépuscule allait bientôt venir ; la nuit lui succéderait brusquement et nous savions par ouï-dire, que la Mission où tendaient tous nos vœux était située à deux lieues de la plage, dans l’intérieur de la forêt. Or, cette forêt que nous avions à traverser, ouvrait devant nous une bouche d’un noir opaque, d’où sortaient, aux approches du soir, des voix étranges et des bruits alarmants. La crainte de nous perdre dans ses détours, et aussi d’avoir maille à partir avec ses hôtes aux longs crocs et aux larges griffes, nous fit un devoir de remettre au lendemain notre entrée à Sarayacu.

Entrée de la rivière de Sarayacu.

Cette décision arrêtée, nous avisâmes aux moyens de passer la nuit le moins mal possible. Pendant que les uns sarclaient quelques pieds carrés de terrain pour étendre les moustiquaires, les autres allaient ramasser des bûchettes. Bientôt deux grands feux flambèrent à la fois sur la plage. Comme nous étions en train de peler des bananes pour le souper, le comte de la Blanche-Épine, que nous avions perdu de vue depuis un moment, caché qu’il était par des buissons de mélastomes, sortit tout à coup d’entre les branchages et nous apparut vêtu de noir et de blanc cravaté, comme s’il eût été de noce ou d’enterrement. Cette transformation soudaine, à laquelle nous n’étions nullement préparés, faillit nous arracher un cri de surprise. De leur côté, les Conibos qui n’avaient jamais eu l’occasion de voir un homme en pareille tenue, bien qu’à l’occasion ils se barbouillassent de noir de la tête aux pieds et portassent des cravates de perles blanches, restèrent littéralement stupéfaits. Cette livrée de la civilisation, se détachant en vigueur sur un fond de nature vierge, formait avec elle un de ces contrastes tranchés dont les esprits les plus obtus de la troupe subirent l’influence. Au silence profond qui accueillit son entrée en scène, le comte de la Blanche-Épine put juger de l’effet magique qu’il produisait.

Toilette des voyageurs sur la plage de Sarayacu.
Paul Marcoy.

(La suite à une autre livraison.)



  1. Suite. — Voy. t. VI, p. 81, 97, 241, 257, 273, t. VII, p. 225, 241, 257, 273, 289 ; t. VIII, p. 97, 113, 129 ; t. IX, p. 129, 145, 161, 177, 193, 209 ; t. X, p. 129 et la note 2, 145 et 161.
  2. C’est aux foyers volcaniques de la Mesa de Pasto dans le Popayan, situés sur la même chaîne que ceux de l’Équateur et en communication directe avec eux, qu’on doit attribuer les bouleversements géologiques de la partie N. O. du bassin de l’Amazone et les commotions qui chaque année sont ressenties dans les plaines du Sacrement. Pendant la durée du phénomène, les ondes d’ébranlement, comme on a pu l’observer maintes fois, se propagent invariablement dans la direction du N. O. au S. E. Lors de la dernière irruption du volcan de Pasto, qui eut lieu vers sept heures du soir, la colonne de matière ignée qui s’éleva de son cratère atteignit une hauteur telle, qu’elle éclaira l’espace à plus de 200 lieues. Les habitants de Sarayacu et lieux circonvoisins prirent cette clarté qui empourprait le ciel pour le reflet d’une aurore boréale. Un mois après l’éruption, la nouvelle leur en fut apportée.
  3. Nous regrettons de ne pas savoir, pour le redire à nos lecteurs, le nom du Mahomet des Panos et des Conibos, qui, pour flatter les goûts de la nation, lui promit qu’elle jouirait abondamment après sa mort des ressources alimentaires dont la recherche avait fait la préoccupation constante de sa vie. Ainsi le Prophète, dans le Coran, sut flatter la paresse et les goûts voluptueux de ses fidèles en leur promettant, au sortir de cette existence, la torpeur extatique des rêves opiacés à l’ombre de l’arbre Tupa et dans la compagnie de houris blanches, vertes et rouges.
  4. Ces nombres cardinaux n’existent pas dans la langue des Conibos, comme nous l’avons dit dans notre monographie de ces indigènes. Avant de se servir de l’idiome des Quechuas, ils durent compter par duplication, comme la plupart des tribus de cette Amérique.
  5. C’est le pira-rocou ou poisson-rocou des Brésiliens, et le vastus gigas ou le maïus osteoglossum des ichtyologistes. Ce poisson, de la taille d’un esturgeon, est cuirassé de magnifiques écailles de six centimètres carrés, d’une couleur carmin vif bordé de cobalt. Il abonde dans les affluents et les lacs du Haut-Amazone. C’est l’individu que les Péruviens et les Brésiliens de ces contrées recherchent de préférence à d’autres, pour en saler la chair qui a quelque analogie avec celle de la morue. Avec la grande consommation que font de ce poisson frais les Missions de l’Ucayali et les villages de l’Amazone, ils en expédient chaque année, à l’état de salaison, des quantités considérables dans les provinces voisines et jusqu’au Para. Les Cocamas sont, de tous les indigènes de notre connaissance, ceux qui se montrent le plus friands de pira-rocou, poisson dédaigné par les Conibos qui l’appellent huamué peu connu des Chontaquiros et tout à fait ignoré des Antis, dont il n’habite pas les rivières trop froides. La trouvaille, sur une plage de l’Ucayali, d’écailles et d’arêtes de païsi, suffit aux tribus riveraines pour leur dénoncer le passage d’une famille ou d’une troupe de Cocamas. Ce poisson est le seul que nous ayons vu dans les rivières de cette Amérique, nager entre deux eaux en compagnie de sa progéniture. Il n’est pas rare de voir, dans les baies calmes et solitaires, une énorme femelle de païsi escortée de ses petits au milieu desquels elle a l’air d’un vaisseau à trois ponts entouré de chaloupes. Les jeunes païsis, longs de douze à quinze pouces et encore sans écailles, sont d’un brun d’anguille foncé sur le dos. Cette couleur se dégrade en descendant vers les flancs et s’éteint près du ventre, dont le dessous est d’un blanc jaunâtre.
  6. Les tribus qui s’étendent des vallées d’Apolohambn à la rivière Tarvita affluent de l’Ucayali, et dont le territoire est situé entre le soixante-douzième et le soixante-treizième parallèle, sont les Cucieuris des confins de Carabaya, les Siriniris des vallées de Marcapata, Ayapata et Asaroma, les Tuyneris et les Huatchyperis des vallées de la madre de Dios, les Pucapacuris des plages du Mapacho ou Paucartampu-Camisia, enfin les Impetiniris. Ces indigènes. amis et alliés, vont nus, parlent la même langue et ont les mêmes coutumes. Les Antis, les Chontaquiros et les Conibos de la rive gauche de l’Ucayali sont en guerre avec les Pucapacuris et les Impetiniris. — Les Remos et les Amahuacas, dont le territoire succède à celui de ces indigènes et qui n’ont avec eux aucune relation, sont en butte aux taquineries des Conibos, des Sipibos et des Schétibos, bien qu’ils parlent la langue de ces derniers et soient issus comme eux de la grande nation des Panos aujourd’hui éteinte. C’est peut-être à cette parenté qui les unit dans le passé, qu’il faut attribuer l’antipathie plutôt que la haine véritable que les Conibos et leurs alliés de la rive gauche de l’Ucayali paraissent éprouver pour les Remos et les Amahuacas de la rive droite. Tout en les pillant, les houspillant et même les assommant un peu à l’occasion, ils les tolèrent et les traitent comme gens infimes et sans conséquence.
  7. Les Cacibos, les Conibos, les Sipibos et les Schétibos. — Ses autres habitants ne sont que de simples groupes de deux à trois familles d’origines diverses.
  8. Les Sensis sont des Schétibos qui se sont séparés du gros de la tribu, il y a un demi-siècle environ, pour aller s’établir sur la rive droite de l’Ucayali. Ces indigènes vivent en bons termes avec toutes les tribus voisines.
  9. Du nom du chaînon ouest de la sierra de Cuntamana, au pied duquel elle est située et qui est appelé Chanaya-Mana (cerro de Chanaya).
  10. La rivière Huallaga avait, comme l’Ucayali, son cordon haut et bas des Missions ; seulement celles de l’Ucayali étaient postérieures d’un siècle et demi à celles du Huallaga.
  11. Lors de son premier voyage à Manoa et à Sarayacu (16 octobre 1790), le P. Girbal reconnut avec douleur, au nez, au col et aux poignets des indigènes des deux sexes, des fragments de calices, ostensoirs, patènes, etc., provenant du pillage des chapelles de leurs Missions.
  12. En pano : rivière de l’abeille, de sarah, abeille, et de ghêné, rivière.
  13. En quechua : rivière du Maïs, de sara, maïs, et de yacu, rivière.