Voyage de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, à travers l’Amérique du Sud/18

Départ de Chahuaris.


VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE, À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD,

PAR M. PAUL MARCOY[1].
1848-1860. — texte et dessins inédits.




PÉROU.




SIXIÈME ÉTAPE.

D’ECHARATI À CHULITUQUI.
La messe du départ. — Échange d’adieux entre ceux qui partent et ceux qui restent. — Buen viage ! — Premiers rapides et premiers baisers de la vague. — Mancureali. — Un capital énorme représenté par douze haches en fer de Biscaye. — Illapani. — Le bivac de Chulutuqui. — Confidence à laquelle l’auteur et conséquemment le lecteur étaient loin de s’attendre.

La journée s’écoula sans amener aucun incident digne d’être relaté. Le soir venu, on soupa aux lumières, puis à l’issue du souper et comme le capitaine de frégate faisait lui-même l’appel nominatif des soldats de l’escorte, il se trouva que cinq hommes sur les douze restants, avaient profité des ténèbres pour prendre à travers champs. Heureusement le cri de rage que poussa le capitaine à cette découverte, ne fut entendu que de moi, car si le comte de la Blanche-Épine eût été présent, ses réflexions ethnologiques et ses éclats de rire en apprenant cette nouvelle désertion et remarquant l’effet qu’elle produisait sur le chef de la commission péruvienne, eussent porté au comble l’exaspération de celui-ci, et fait d’une simple comédie de genre un drame lugubre.

Pour empêcher les soldats qui restaient d’aller rejoindre leurs camarades, à supposer que l’idée leur en vînt, on les réunit par couples, et après leur avoir retiré leur casaque et les diverses pièces de leur équipement, on les plaça sous la surveillance immédiate de quelques cholos d’une trempe éprouvée ; bien certain que l’escorte, ainsi gardée à vue, ne pouvait nous abandonner, le capitaine rentra dans la baraque où je le suivis. Cette soirée était la dernière que nous passions à Chahuaris. La double expédition se réunit en conseil pour convenir de l’heure du départ qui fut fixée à la majorité de sept voix sur huit, au lendemain à midi. Avant que chacun de nous se fût drapé dans sa couverture et eût pris possession de son matelas respectif, Fray Astuto nous annonça que le lendemain à dix heures, et pour appeler sur nos têtes les bénédictions du Très-Haut, Fray Bobo, chapelain de l’expédition, célébrerait le saint sacrifice, idée pieuse, à laquelle chacun s’empressa d’applaudir.

La nuit fut calme. Debout avant que le soleil eût paru, nous pûmes constater d’un coup d’œil que l’astre du jour allait se lever dans un ciel serein, comme pour sourire à notre départ. À dix heures précises, une cloche fêlée dont nous ne soupçonnions pas l’existence, fut agitée à tour de bras, pour avertir les fidèles épars sur la plage que la messe allait commencer. Nous accourûmes.

Fray Bobo avait déjà retiré d’un caisson vert, qui lui servait de malle à linge, l’aube, la chasuble, l’étole et le manipule qu’il emportait pour les besoins du voyage. Deux planches, posées de champ avec une traverse au-dessus, formaient l’autel. Le bréviaire du vieux moine, un calice et une patène en argent y avaient été placés en regard avec une certaine symétrie…

Fray Bobo venait de revêtir ses ornements sacerdotaux et attendait paisiblement que nous fussions tous réunis. Lorsqu’il nous eut vus agenouillés en cercle et convenablement recueillis, il s’avança vers l’autel, prononça l’Introibo ad altare Dei, que nous accueillîmes en nous signant. Les Indiens Antis, debout à nos côtés, paraissaient ne rien comprendre à ce spectacle, et leurs éclats de rire troublèrent à diverses reprises notre recueillement…

La messe de départ.

Après avoir donné son pain à l’âme, nous songeâmes au pain du corps. Il eût été malsain de se mettre en route l’estomac vide, et les cholos s’occupèrent du déjeuner, dont la cuisson et l’absorption employèrent deux bonnes heures.

À midi, le repas était terminé. Les marmites, poêlons et casseroles, convenablement récurés, pendaient accrochés aux colis des radeaux, comme des boucliers aux flancs des birèmes antiques. Rangés sur une seule ligne au bord de la plage, nous n’attendions plus que l’instant de partir. Le personnel de notre troupe était réparti de la façon suivante : le chef de la commission française, l’aide-naturaliste et quatre cholos rameurs avec un Antis pour pilote, devaient occuper une des deux grandes pirogues. Le chef de la commission péruvienne, son lieutenant, le caporal et Fray Bobo allaient prendre place dans l’autre pirogue pourvue d’un nombre égal de rameurs. Le géographe et moi nous avions choisi parmi les trois pirogues restantes, celle qui nous avait paru réunir les triples conditions de largeur, de solidité et de légèreté. Quant aux deux autres pirogues montées concurremment par des cholos et des Antis, elles devaient remplir l’office de mouches ou d’avisos, aller reconnaître les endroits périlleux, les havres et les criques, et se tenir en éclaireurs sur les flancs de l’escadre, que les radeaux pesamment chargés et montés par des hommes, munis de longues perches, accompagnaient en qualité de transports.

Le moment de la séparation était venu. Des curieux, des oisifs, arrivés le matin de Cocabambillas et d’Echarati, pour voir, disaient-ils : — des insensés courir à leur perte, — stationnaient sur la plage où ils décrivaient un arc de cercle dont nous formions la corde. Fray Astuto allait et venait, plein d’empressement, demandant à chacun s’il n’oubliait rien, s’il ne laissait rien, et s’il avait quelque dernier adieu, lettre ou paquet à faire parvenir à ses parents, amis ou connaissances, offrant en ce cas de l’envoyer à son adresse. Ces charitables paroles du chef de la Mission étaient entremêlées d’avis secrets coulés dans l’oreille des cholos, de recommandations prudentes et d’exhortations à bien veiller sur nos personnes. Comme nous allions enjamber le bordage de nos pirogues respectives, trois coups de fusil furent tirés sur l’ordre de Fray Astuto, pour honorer les pavillons français et péruvien, représentés par les deux plus grandes embarcations. Cela fait, le moine vint donner à chacun de nous une dernière poignée de main qu’il accompagna d’un mot affectueux en manière d’adieu. Quand ce fut mon tour, il me regarda d’un air singulier que j’attribuai à l’émotion qu’il éprouvait en ce moment suprême. — « Seigneur Français, me dit-il après une pause, rappelez-vous que vous aurez toujours en moi un ami véritable. » — Là dessus, il me quitta si brusquement que je n’eus pas le temps de le remercier de l’intérêt qu’il semblait me porter.

Cinq minutes après cette scène attendrissante, nous étions accroupis dans nos coquilles de noix, les coudes rapprochés du corps et les genoux au niveau du menton. Un dernier hourra était échangé entre nous et les spectateurs debout sur la plage, puis à l’exclamation finale de Adieu, va ! les amarres de lianes étaient coupées par nos pilotes, et la rivière dont le courant, à cet endroit, file neuf nœuds à l’heure, nous emportait avec une vitesse effrayante.

La première demi-heure de cette navigation folle, où les rameurs n’avaient rien à faire et que le pilote dirigeait seul à l’aide de sa pagaye, fut signalée par des incidents en état de refroidir, au début du voyage, l’humeur aventureuse des plus déterminés. Des roches à fleur d’eau éraflèrent en passant nos embarcations, les jetèrent brusquement sur tribord ou bâbord, sans nul souci des lois de l’équilibre, et nous arrachèrent presque des cris d’effroi. Des lames en volute, qu’on ne put éviter à temps, nous inondèrent de la tête aux pieds. Ce fut comme un prospectus des petites misères qui nous attendaient en chemin. Chacun néanmoins s’efforça de sourire en regardant son compagnon. Il eût été ridicule d’entamer sitôt le chapitre des interjections et des doléances.

Déjà un peu trempés, un peu ahuris, mais toujours entraînés avec la même vitesse que si le souffle d’Eolus eût été déchaîné après nos nacelles, nous arrivâmes devant un site aride appelé Mancuréali, où nous nous arrêtâmes d’un commun accord pour réparer quelques avaries survenues à l’un des radeaux. Pendant qu’on resserrait les lianes qui rattachaient ses troncs disjoints, nous sautâmes à terre pour nous dégourdir un peu les jambes. La posture que nous obligeait à garder l’étroitesse de nos pirogues et l’immobilité de pose à laquelle nous étions condamnés depuis Chahuaris, nous avait occasionné d’affreuses crampes qui se dissipèrent après quelques pliés et quelques jetés battus sur la plage.

Site de Mancuréali.

Mancuréali, où nous venions d’aborder, est un de ces coteaux bas ou lomas, qui forment du côté de l’est les derniers gradins de la Cordillère. De faux noyers aux drupes côtelés (pseudo-juglans), deux ou trois quercus, propres à ces latitudes, des buissons de laurinées et de vernonias odorants, de loin en loin de grands jacarandas aphylles, dépourvus pour le moment de fleurs et de feuilles et pareils à des arbres morts ou à ceux d’essence européenne, dépouillés par l’hiver, caractérisaient la végétation de ce site, d’ailleurs désert, et lui donnaient un cachet de tristesse étrange. Un petit ruisseau, descendu des hauteurs, coupait le coteau d’ouest à est et venait mêler ses eaux cristallines aux flots troublés et jaunâtres de la rivière de Santa-Ana. Sur le premier plan, des blocs de grès, couleur d’ocre jaune et de rose sèche, formaient un repoussoir vigoureux aux lignes molles et au ton fade du coteau ; des blocs de même nature encombraient la plage, et s’avançant jusqu’au milieu de la rivière où ils offraient un obstacle au courant, déterminaient une succession de rapides, dont la disposition, le mouvement des vagues et l’écume pouvaient attirer complaisamment les regards du peintre, avide d’effets pittoresques, mais que le voyageur, appelé à les franchir dans une pirogue indigène, ne considérait pas sans un certain effroi.

Rapide de Mancureali.

Les Antis qui nous accompagnaient avaient été les premiers à gravir la berge, s’aidant dans cette ascension des buissons ou des arbrisseaux placés à portée de leur main et bondissant de pierre en pierre comme de véritables chèvres. Nous les suivions, mais non pas sans efforts et sans nous essouffler un peu. Au sommet du tertre s’élevait une cabane circulaire, couverte en chaume, avec une paroi haute de trois pieds environ, formée de pieux très-rapprochés. En voyant les sauvages entrer dans ce logis qui appartenait à un des leurs, nous ne nous fîmes aucun scrupule d’y entrer à leur suite. Les maîtres en étaient absents, et, en s’en allant, avaient oublié de fermer la porte, mais cet oubli de leur part était sans danger. Le logis était parfaitement dégarni de meubles et n’offrait-que des carcasses d’oiseaux, des os de pécaris[2], des écorces de coloquintes douces et de bananes vertes, toutes choses peu susceptibles de tenter la cupidité des passants.

Examen fait de ce bouge, dont le sol disparaissait sous un détritus de cendres et de paille brisée, nous reprîmes le chemin de la plage, ou nous trouvâmes deux de nos rameurs étendus ivres-morts. Des libations copieuses faites à Chahuaris et quelques gorgées d’eau-de-vie avalées en chemin pour se donner du cœur, avaient fait de ces deux vivants deux cadavres rigides. À force de les rouler du pied et de leur vider de l’eau sur la tête, on réussit à leur rendre un semblant de vie à défaut de raison. Comme on ne pouvait les reprendre dans les pirogues qu’ils eussent fait infailliblement chavirer, on les traîna sur les radeaux où, placés entre les colis qui leur servaient de garde fous, ils restèrent étendus le ventre en l’air, dans l’attitude de poissons échoués.

Après deux heures passées sur cette plage de Mancuréali, dont le soleil avait rendu les pierres assez brûlantes pour qu’un œuf pût y cuire, nous songeâmes à continuer notre route. Les pirogues furent de nouveau rejetées dans le lit du courant, qui les emporta comme un tourbillon de vent emporterait des feuilles sèches. Deux lieues de cette marche furieuse, évaluées d’après le chronomètre et une connaissance assez exacte de la vitesse du courant[3], nous conduisirent à l’endroit où la rivière Yanatili, sortie de la vallée de Lares et grossie en chemin de la rivière d’Occobamba, vient se jeter dans celle de Santa-Ana qui à partir de Chahuaris prend le nom de Quillabamba[4]. Là ces deux cours d’eau, en se joignant à angle droit et entre-choquant avec bruit leurs ondes rapides, restent un instant immobiles comme deux taureaux qui, après s’être heurtés de front, ploient sur leurs jarrets et restent étourdis par la violence du choc.

Jonction des rivières Yanatili et Quillabamba-Santa-Ana.

Ce site, appelé el Encuentro (la rencontre), que rien ne recommande à l’attention, se peignit néanmoins avec ses moindres incidents sur la rétine de mon œil et se grava du même coup dans ma mémoire, bizarrerie qui pourrait sembler singulière si je n’en donnais la raison. Au moment où nous doublions l’angle de confluence des deux rivières, une roche à fleur d’eau, dont aucun des rameurs ne soupçonnait la présence, souleva brusquement un de nos radeaux, culbuta parmi les colis les deux hommes qui le montaient et fit glisser de dessus la machine au fond de la rivière, un ballot renfermant douze haches en fer de Biscaye. Douze haches dans le désert, c’est-à-dire une somme énorme représentant douze pirogues ou douze enfants sauvages, au choix de l’acquéreur ! Ces douze haches, hélas ! étaient à moi. Une telle perte, au début du voyage, me fut extrêmement sensible. En vain mon compagnon le géographe tenta de me consoler par des citations grecques et latines empruntées aux meilleurs philosophes ; en vain, pour me faire rire, il accumula les calembours et les coq-à-l’âne, ses maximes et ses facéties furent sans effet ; mon front ne se dérida pas d’un pli pendant tout le reste de la journée.

Nous continuâmes, non pas de naviguer, mais de fuir avec la rivière, dont la pente visible à l’œil accusait une descente de huit à dix mètres par lieue. De temps en temps un flot de bruine, ce que les marins appellent embrun, venait nous frapper au visage, ou des lames nous arrivaient en pleine poitrine, quand un coup de pagaie du pilote, donné à faux, exposait notre embarcation à leur choc. Comme la température était élevée et l’eau de la rivière douce au lieu d’être salée, nous supportions assez stoïquement ces petites misères et sans crier ni blasphémer, nous nous contentions, comme Panurge, de rendre par le bas de nos pantalons l’eau que nous avions reçue par le col de nos chemises.

À une lieue de l’Encuentro, qu’on nomme également Putucusi, bien que ce dernier point, inhabité d’ailleurs, appartienne à la vallée de Lares et non pas à celle de Santa-Ana, nous côtoyâmes, avec la vélocité de goëlands qui rasent la vague, un site du nom d’Illapani, que la civilisation exploite aujourd’hui par droit de conquête, mais qui, à l’heure où nous passâmes devant lui, était cultivé par des Indiens Antis. Une bicoque à toit de chaume, une touffe de bananiers, un laurus persea ou avocatier, un citronnier chargé de fruits, furent les seuls détails que je relevai au passage. Cette plantation dominait une anse circulaire où l’eau de la rivière, calme et transparente, dormait comme dans un bassin. Cent toises plus loin, la même rivière, redevenue bruyante et furieuse, grondait, bouillonnait, écumait. Cinq rochers noirs, formant un bâtardeau au milieu de son lit, occasionnaient cette colère et cette écume. Nos sveltes pirogues, lancées comme des chevaux dans un steeple-chase, passèrent sans encombre entre ces écueils. Il n’en fut pas de même des radeaux, que leur surface et leur volume rendaient d’une manœuvre difficile au milieu de plusieurs courants qui s’entre-croisaient. Malgré les efforts des balseros et l’aide de leurs longues perches, nous vîmes nos planchers flottants pivoter sur eux-mêmes et, poussés par un bras du courant, s’engager entre deux rochers ou, pareils à des coins enfoncés dans la pierre, ils ne bougèrent plus. Les hommes qui les montaient gagnèrent la rive à la nage et rejoignirent nos pirogues qui s’étaient arrêtées dans un remanso. On appelle ainsi tout coude de la rivière ou l’eau dort immobile. Le sauvetage des radeaux était, pour le moment, chose impossible. Le soleil baissait ; le jour allait bientôt finir ; une halte fut convenue. Nous atterrîmes à l’endroit où nous nous trouvions, afin de rester en vue du sinistre.

Cet endroit, appelé Chulituqui, au dire de nos guides sauvages, était une plage encombrée de roches de toutes dimensions, plus ou moins anguleuses, plus ou moins tranchantes, et qui devaient procurer à l’individu, s’allongeant horizontalement sur elles pour se livrer aux douceurs du sommeil, une sensation à peu près pareille à celle qu’éprouverait Micromégas en se couchant tout de son long sur les sommets des Alpes.

Notre premier soin fut d’allumer du feu, tant pour sécher nos vêtements tout ruisselants du contact de la vague, que pour nous réchauffer nous-mêmes ; car, sous ces latitudes, si les jours sont brûlants, les nuits sont presque froides. On mit ensuite en commun quelques vivres oubliés au fond des pirogues, la soute au pain grillé, le riz et autres provisions se trouvant sur un des radeaux et conséquemment hors de notre portée ; puis, quand on eut soupé tant bien que mal, chacun resserra la boucle de son pantalon et fit ses dispositions pour passer la nuit le moins mal possible.

En cherchant un endroit quelconque où je pusse étendre mes membres fatigués, j’avisai, à vingt pas du rivage, au-dessus d’un talus, deux buxus nains dont les racines noueuses sortaient d’entre les pierres. J’y suspendis mon hamac et me jetai dedans tout habillé. Le rapprochement de ses extrémités, en donnant à mon corps la forme d’un U majuscule, laissait pendre sa toile assez près du sol, pour qu’une pierre aiguë se moulât en creux dans mes reins. La position était perplexe, voire insoutenable, mais j’essayai de l’oublier en invoquant le divin Morphæus, père du sommeil et des songes. Au moment où le dieu effeuillait déjà sur mes yeux ses soporifiques pavots, — sopori ferumque papaver, comme dit Virgile, — une main toucha mon hamac, en même temps qu’une voix me dit :

« Dormez-vous déjà ? »

Halte de nuit à Chulituqui.

Je me soulevai brusquement pour voir qui me parlait ainsi. À sa haute taille et à sa maigreur, je reconnus le chef de la commission péruvienne.

« Que le diable vous emporte ! lui dis-je. De quoi s’agit-il ?

— De quelque chose que vous ignorez et qu’il vous sera désagréable d’apprendre. Avez-vous remarqué l’air singulier dont Fray Astuto vous regardait au moment du départ ?

— Oui, certes !

— Vous rappelez-vous l’assurance qu’il vous a donnée que vous auriez toujours en lui un ami véritable ?

— Je me la rappelle et j’en ai été un peu étonné.

— C’est que vous pressentiez alors qu’il disait justement le contraire de ce qu’il aurait dû dire. Le digne Franciscain vous a juré une haine immortelle.

— Bah ! et pourquoi donc ?

— Parce que vous avez écrit à son sujet deux lettres explicatives, mais peu flatteuses. Ces lettres, que vous envoyiez à Cuzco, ont été interceptées par lui et n’arriveront jamais à leur adresse. C’est de Fray Bobo, notre aumônier, que je tiens le fait. Le pauvre homme ne peut pardonner à son compagnon de l’avoir obligé d’entreprendre, à son âge, un voyage aussi périlleux que le nôtre. La-dessus, tâchez de vous rendormir. Moi je vais, de ce pas, me blottir entre les trois pierres carrées où, pour cette nuit, j’ai élu domicile. »

Un moment je restai stupéfait de la confidence, admirant avec une certaine épouvante par quels moyens secrets la Providence détourne les flèches du but et les lettres de leurs adresses ; puis la fatigue du corps réagit sur l’esprit, je sentis craquer et se rompre le fil de mes idées et je m’endormis bientôt d’un sommeil profond.


  1. Suite. — Voy. t. VI, p. 81, 97, 241, 257, 273 ; t. VII, p. 225, 241, 257, 273, 289 ; t. VIII, p. 97, 113, 129 ; t. IX, p. 129 et la note 2.
  2. Dicotyles labiatus.
  3. Ce courant, variable selon la configuration des terrains qu’il parcourt, a été mesuré maintes fois par nous, au moyen du loch et de l’ampoulette, soit en temps de crue de rivière, soit en temps ordinaire. La moyenne de sa vitesse entre Echarati et Chahuaris, est de huit milles à l’heure.
  4. Plaine de la Lune. Elle porte ce nom jusqu’à sa jonction avec la rivière Apurimac.