Voyage de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, à travers l’Amérique du Sud/19


SEPTIÈME ÉTAPE.

DE CHULITUQUI À TUNKINI.
Hymne à l’aurore. — Effets désastreux d’une nuit passée en plein air. — La plage de Mapitunuhuari. — Chasse au radeau. — Où la situation s’aggrave et se complique. — Qui rappelle à trois mille ans d’intervalle, les débats du bouillant Achille et du superbe Agamemnon. — Du jambon cru considéré comme toxique. — Pendant que l’expédition franco-péruvienne ne sait à quel saint se vouer, l’auteur s’amuse à relever des altitudes. — Monographie du coq de roche.

Nous fûmes réveillés au petit jour par les gazouillements de quelques oiseaux, qui se détachaient comme le chant des flûtes dans un orchestre, sur le mugissement des rapides et les hurlements des guaribas (Simia Belzébuth). Ceux d’entre nous qui entendaient pour la première fois les sons rauques produits par la glotte cartilagineuse de cette espèce de singes, furent tentés de les attribuer à une douzaine de taureaux beuglant de concert. Quant à ceux dont les oreilles étaient familiarisées avec ce bruit étrange et discordant, ils appelèrent de tous leurs vœux le lever du soleil, qui seul pouvait y mettre un terme, les quadrumanes en question n’élevant la voix qu’aux approches de l’aube et du crépuscule, pour dire bonjour ou bonsoir à Phébus.

Cette première nuit passée en plein air, au milieu des pierres et sous les pleurs de la rosée, avait éprouvé la constitution des plus délicats de la troupe : les uns avaient le tour des yeux violet et le bord des paupières rouge, les autres le visage bouffi et les lèvres d’un bleu livide ; en outre, tous se sentaient la tête lourde et les membres endoloris.

Un maigre déjeuner, fait à l’aide de provisions trouvées dans les pirogues — nos munitions de bouche étaient restées sur les radeaux, — dissipa quelque peu le malaise de nos amis et coupa court aux propos de nos hommes, déjà rebutés par les obstacles et les contrariétés qui signalaient les débuts du voyage. Un quart d’heure suffit à notre réfection. Nous envoyâmes les balseros, accompagnés de deux Antis, dégager les radeaux, et, les laissant à la besogne, nous nous embarquâmes et prîmes les devants.

À une lieue de là, force nous fut de débarquer et de longer à pied la rive, pendant que nos rameurs guidaient les pirogues à travers des îlots de sable et de cailloux qui faisaient un archipel à la rivière et divisaient la masse du courant en plusieurs bras sans profondeur, mais d’un mouvement furieux.

(Ici nous croyons devoir ouvrir une parenthèse pour avertir les lecteurs que le verbe guider, deux fois souligné et qui reviendra souvent dans le récit de cette traversée, n’est pas employé par nous dans le sens de conduire et de diriger que lui donne le dictionnaire, et n’exprime ici qu’une action passive que nous essayerons d’expliquer. Dans les passages dangereux nous mettions pied à terre, ou, si la locution peut sembler vicieuse, nous débarquions. Les rameurs attachaient, en guise de câble, une liane à l’arrière des pirogues ou des radeaux, abandonnaient ensuite la machine au courant, puis, pour ralentir sa marche alors trop rapide et l’empêcher de se briser contre les écueils, ils pesaient à deux mains et de tout leur poids sur l’extrémité de la liane. On comprend que cette façon de guider une embarcation en se faisant traîner par elle, étant tout à fait opposée à celle que chacun a pu voir pratiquer le long de nos rivières par des hommes ou des chevaux, il était de notre devoir de la signaler en passant à ceux qui nous font l’honneur de nous lire. Ceci dit une fois pour toutes, nous refermons la parenthèse.)

Après deux heures de navigation, coupées par de petites haltes qui devaient donner aux radeaux le temps de nous rejoindre, ne les ayant pas vus paraître, nous nous arrêtâmes, pour y camper, sur une plage appelée Mapitunuhuari. Ce nom bizarre, au dire des Antis, qui, en leur qualité de pseudo-chrétiens, baragouinaient un peu de quechua, était celui d’un individu de leurs amis qu’ils qualifiaient de capitaine et dont ils vantaient les prouesses. La demeure de ce sauvage, située au fond d’une gorge étroite sombre sinueuse était si bien défendue à l’entrée par des buissons hérissés de dards et d’épines, que la crainte d’y déchirer notre chemise et notre peau nous empêcha, quelque désir que nous en eussions, d’aller présenter nos civilités à ce valeureux capitaine.

Les doubles rives du Quillabamba-Santa-Ana, que depuis Chulituqui je n’avais pu voir qu’à la hâte et dans leur ensemble, les écueils du chemin et la rapidité de la navigation ne permettant pas de les étudier en détail, me parurent d’un intérêt secondaire sous le rapport de la topographie et d’un attrait médiocre comme végétation. Les blocs de grès observés depuis Chahuaris avec leurs mêmes nuances d’ocre jaune ou de rose sèche, debout, inclinés ou couchés, en formaient la décoration principale, et servaient comme de gradins à des cerros lourds et trapus. Ces cerros, enchevêtrés les uns dans les autres de façon à produire, à distance, un tout homogène et compacte, donnaient au paysage un air de tristesse ennuyée qui alourdissait la paupière et provoquait le bâillement. En quelques endroits, la couche minérale venant à s’interrompre, la végétation reparaissait soudain, d’autant plus vigoureuse qu’elle avait été longtemps étouffée. Des coins de paysage ravissants d’ombre et de fraîcheur se montraient resserrés et comme encadrés dans la pierre. Les talus des deux rives se revêtaient d’une herbe verte et fine, pareille au ray-grass des pelouses anglaises. Des sabliers, des ingas, de faux noyers, des chênes, des guayaques et des jacarandas aphylles mariaient artistiquement leur feuillage plus ou moins sombre à leurs fleurs plus ou moins brillantes. De loin en loin un palmier tarapote, au stipe fuselé, debout sur son piédestal de racines, donnait au site un caractère tropical qui contrastait, plutôt qu’il ne s’harmonisait, avec une lumière encore diffuse, et un encombrement de pierres qui rappelaient la Cordillère et son voisinage immédiat.

Palmiers tarapote.

Une partie de la journée s’écoula sans que les radeaux eussent reparu. Assis au sommet des plus hauts rochers de la plage et interrogeant du regard les profondeurs de la rivière, nous nous demandions l’un à l’autre, comme dame Barbe-Bleue à l’Anna soror : Ne vois-tu rien venir ? Mais le jour déclinait, le soleil rougeoyait, l’horizon se voilait de brume et rien ne paraissait encore. L’attente était pour nous d’autant plus cruelle, que nous avions fort peu déjeuné le matin, et que le grand air, le changement de lieux et le laps de temps écoulé, nous ayant creusé l’estomac, nous ne savions comment apaiser ses vagissements, nos provisions se trouvant, comme je l’ai dit, sur un des radeaux. Au moment où le désespoir allait s’emparer de nous, l’exclamation joyeuse d’une des vigies nous apprit que quelque chose était en vue. Tous les regards se tournèrent aussitôt dans la direction que le bras de l’homme indiquait. Une masse grise et mouvante apparaissait au fond de la perspective et, poussée par le courant, se rapprochait rapidement de nous. Nous reconnûmes un de nos transports ; mais, à la façon dont il descendait la rivière, nous constatâmes avec une secrète épouvante qu’il était abandonné à lui-même et qu’aucun balsero ne le guidait. Comme il allait passer devant la plage où nous étions tous rassemblés, un cri retentit sur les eaux, et une tête échevelée et ruisselante, qu’on eût pu prendre pour celle d’un monstre marin, mais que nous reconnûmes pour celle d’un Antis, se montra dans le sillage de la machine. À la façon dont l’homme tirait sa coupe, il était facile de deviner qu’un accident quelconque l’avait séparé du radeau et qu’il s’efforçait de le rattraper. Nos cris et nos gestes l’encouragèrent dans cette œuvre. Il redoubla d’efforts, parvint à saisir une des poutrelles de la machine et remonta dessus. À l’aide d’une perche qu’il trouva sous sa main, il put alors la diriger vers le rivage, ou ses camarades l’accueillirent avec transport. Hinpiato, ainsi se nommait l’intrépide chuncho qui venait d’effectuer cette belle manœuvre de sauvetage, reçut nos félicitations d’un air modeste. Au nombre des menus objets par le don desquels nous reconnûmes le service qu’il venait de nous rendre, se trouvait un bouton d’uniforme neuf et luisant qu’il attacha à un fil et passa dans la cloison de ses narines.

La joie que nous éprouvions s’effaça bien vite en remarquant l’état dans lequel se trouvaient nos munitions de bouche placées sur ce radeau : le pain grillé et le biscuit, après avoir trempé toute la nuit dans la rivière, s’étaient ramollis et ressemblaient à de la panade ; le riz était gonflé à crever, le mouton fumé se détachait de l’os comme s’il eût été cuit, et la chair rose de certain jambon, entamé de la veille, offrait une nuance indescriptible de vert, de lilas et de bleu, que nos Parisiens, en coloristes qu’ils étaient, comparaient à celle des noyés qu’on expose au quai de la Morgue.

Pendant que nous déplorions les rigueurs du sort, les radeaux et leurs balseros abordaient au rivage après une absence d’une journée. Ces derniers paraissaient de fort mauvaise humeur. Une distribution d’aliments fut faite à la ronde. Chacun avala goulûment sa portion de pain détrempé et de viande livide, et fit ses dispositions pour passer la nuit. Des feux furent allumés sur la plage ; on amarra solidement les embarcations, et après un échange mutuel de civilités, chacun alla s’étendre entre les pierres dont il avait fait choix.

Halte de nuit à Mapitunuhuari.

La nuit que nous passâmes à Mapitunuhuari, fut à peu près semblable à celle que nous avions passée à Chulituqui. La seule différence que nous notâmes, fut dans le nom des plages et le volume de leurs pierres, d’un tiers plus grosses ici que là. Aussitôt levés, nous réunîmes nos pellons et nos couvertures, ficelâmes le tout et rentrâmes dans nos pirogues en donnant l’ordre aux rameurs de pousser au large. Les balseros larguèrent les amarres des radeaux et se préparèrent à nous suivre.

Un large rapide, du nom de Quenquerutiné, que nous trouvâmes à cent toises de la plage que nous quittions, fut le seul obstacle que nous eûmes à vaincre jusqu’à Umiripanco, distant de quatre lieues. Nous nous arrêtâmes sur ce dernier point pour déjeuner et donner aux radeaux le temps de nous rejoindre. Bien que notre appétit fût prodigieusement ouvert par la rapidité de la navigation et l’air piquant de la rivière, force lui fut de se tenir pour satisfait de quelques cuillerées de panade et d’une tranche de jambon cru. Les sauvages reçurent leur part de ces mets, et après les avoir flairés à plusieurs reprises comme pour s’assurer de leur nature, les mangèrent sans trop de répugnance, bien qu’ils fussent nouveaux pour eux. Ce maigre repas achevé, chacun s’ingénia de son mieux pour passer le temps. Les uns essayèrent de se distraire en faisant un somme ; les autres s’amusèrent à calculer combien de temps pourrait vivre un adulte à raison d’un zeste de jambon et de deux cuillerées de panade par jour ; enfin ceux-ci, et c’étaient les plus philosophes, s’assirent à l’écart et charmèrent le vol des heures en griffonnant sur leur genou, laissant ceux-là faire des reprises perdues à leurs pantalons endommagés par les incidents du voyage.

Sur ces entrefaites, midi étant sonné à toutes les montres sans que nos gens et nos radeaux nous eussent rejoints, deux Antis furent chargés d’aller à leur rencontre ; en prenant à travers bois et suivant une ligne droite, c’étaient trois quarts d’heure de marche. Nos envoyés, qui devaient recevoir quatre hameçons pour prix de la course, partirent du pied gauche et furent bientôt de retour. Le rapport qu’ils nous firent était désastreux. Nos radeaux et leurs charges avaient sombré dans le rapide de Quinquerutiné, et les balseros s’occupaient à dégager les uns et à repêcher les autres. C’était à croire que le diable brouillait les cartes pour nous arrêter en chemin.

Les retardataires nous rejoignirent sur les cinq heures. Nous nous attendions à des excuses de leur part, ou tout au moins à quelque manifestation sympathique qui prouvât que nos ennuis et nos tribulations étaient partagés par eux ; mais notre attente fut trompée. Au lieu d’un sourire amical, nous ne reçûmes d’eux qu’une laide grimace, et quant à s’excuser de leur absence prolongée, s’ils y songèrent ce fut seulement pour se plaindre du surcroît de travail qu’elle leur avait occasionné. En outre, trouvant que la ration de vivres qui leur fut immédiatement délivrée n’était pas en rapport avec leur appétit, ils profitèrent d’un moment où nous avions le dos tourné pour alléger les sacs de provisions d’une partie de leur contenu.

Leur faim apaisée, ils se retirèrent à l’écart en invitant nos rameurs à les suivre et faisant signe aux sauvages de les accompagner. La conversation qui s’établit entre eux, fut suivie d’une discussion animée dont nous pressentions le sujet sans trop le comprendre. De ces pourparlers orageux, comme des nuages qui recèlent la foudre, s’échappait de temps en temps un éclat de voix qui arrivait jusqu’à nous et, pareil à l’éclair, nous montrait la situation sous son jour véritable. Une révolte, qui paraissait flotter dans l’air ambiant, obscurcissait notre horizon. À quel moment donné et de quelle façon éclaterait cette révolte, c’est ce qu’aucun de nous ne pouvait prévoir.

Au milieu de cette effervescence des esprits, baril de poudre auquel il ne manquait que l’étincelle, les chefs des commissions-unies qui, depuis notre départ de Chahuaris, éprouvaient un besoin réel de se dire des choses désagréables, virent dans l’attitude hostile de nos gens une occasion de le satisfaire ; le comte de la Blanche-Épine démasqua le premier sa batterie et commença le feu en faisant placer en lieu sûr le reste de nos provisions, et donnant pour prétexte à cette mesure, que chaque balsero péruvien travaillant moins qu’un homme et mangeant comme quatre, il importait, dans l’intérêt général, d’accoutumer son estomac au régime de la simple ration. À cette volée de son adversaire, le commandant de frégate riposta sur-le-champ que lorsqu’on transformait ses nationaux en cormorans et qu’on les employait du matin au soir à pêcher des objets submergés au fond d’une rivière, on devait convenablement les nourrir ; qu’au reste, sans la surcharge de fallacieuses grosses malles et de caissons à peu près vides que la commission française traînait à sa suite pour se donner grand air, la marche du voyage n’eût pas été ralentie à chaque pas par des incidents de tout genre. Cet échange de phrases incendiaires entre les chefs rivaux, dura jusqu’à ce que la nuit eut étendu sur nous ses voiles sombres. Comme la veille, des feux furent allumés sur la plage, et comme la veille, nous nous étendîmes entre les pierres, appelant le sommeil qui devait calmer la trépidation nerveuse dont chacun de nous était agité.

Nos gens fraternellement mêlés aux Antis, passèrent une partie de la nuit à se chauffer et à cuisiner sous nos yeux et dans nos marmites, les provisions que le soir ils avaient volées. Comme le jour allait paraître, cinq balseros prirent la clef des champs, emportant avec eux des sabres, des fusils et des havre-sacs appartenant aux soldats de l’escorte. Restés sans moyen de défense, mais ayant conservé l’usage de leurs yeux et de leurs deux bras, ces soldats pouvaient nous servir de rameurs en remplacement de ceux que nous venions de perdre. Nous leur proposâmes donc de s’armer de la perche et de monter sur les radeaux, proposition qu’ils acceptèrent, mais dont l’effet fut ajourné par eux. Blessés dans leur orgueil et considérant comme un déshonneur d’avoir été dépouillés de leurs armes par des churupacos (pékins), ils ne nous demandèrent que le temps d’en tirer vengeance, jurant qu’avant une heure ils seraient de retour et ramèneraient morts ou vifs les drôles qui avaient osé se frotter à eux. Avant que nous eussions ouvert la bouche pour leur répondre, ils avaient déjà disparu sous bois. Comme voleurs et volés, bourgeois et militaires ne reparurent plus, nous pensâmes que cette double fuite, était le résultat d’un plan conçu pendant la nuit et tout en la déplorant vivement, nous tachâmes de l’oublier.

Il est probable que nous y aurions réussi, si les sauvages, jusque-là spectateurs indifférents de ces débats, n’eussent manifesté à leur tour, l’envie d’aller à la recherche de quelqu’un ou de quelque chose. Telle du moins, fut notre idée en les voyant rassembler leurs arcs et leurs flèches et passer à leur bras le cabas en coton tissé dans lequel ils mettent leur peigne, leur pot de rouge, leur miroir et leur tabatière. Comme ils se dirigeaient vers les pirogues, les chefs des commissions-unies se précipitèrent au-devant d’eux en les priant de considérer qu’ils avaient reçu à l’avance des haches et des couteaux pour nous conduire jusqu’au pays des Chontaquiros, et que nous abandonner en chemin, comme ils semblaient avoir l’intention de le faire, ce serait tromper notre bonne foi et contrevenir au traité fait en partie double. Dans le trouble de leur esprit, le comte de la Blanche-Épine et le commandant de frégate s’étaient exprimés, l’un en français et l’autre en espagnol. Or, les Antis peu versés dans ces langues et n’ayant rien compris à la harangue dont ils étaient l’objet, éclatèrent de rire au nez des harangueurs. Il y eut un moment de tumulte et de confusion où chacun disputant, opinant, concluant dans sa propre langue, l’antis, le quechua, le castillan et le français, heurtèrent à grand bruit leurs voyelles et leur consonnes. On se fût cru sous les murs de Babel, le jour de la dispersion des travailleurs ; peu à peu le calme se rétablit. Un cholo de la Mission, apte à parler l’idiome des Antis, fut désigné par notre aumônier Fray Bobo pour servir de drogman. Grâce au dialogue qui s’établit entre le drôle et les sauvages, nous eûmes sur notre situation personnelle des renseignements détaillés, mais très-alarmants ; sans le savoir, nous marchions sur un sol miné, qui d’un moment à l’autre pouvait nous engloutir.

D’abord les deux naufrages successifs des radeaux, que nous avions cru l’effet du hasard, étaient le résultat d’un complot formé à l’avance. L’intention des balseros, en les échouant, était de s’approprier les objets qui composaient leur chargement et dont ils avaient offert une moitié aux Antis, si ceux-ci consentaient à les aider dans leur œuvre de rapine.

Ensuite, et c’était là le côté dramatique de la situation, ces mêmes balseros, pour persuader aux sauvages que le pillage de notre bien auquel ils les conviaient, n’était qu’un acte de justice, nous avaient signalé à eux comme des punarunacunas (hommes des plateaux), sans foi ni loi, sans feu ni lieu, sans roi ni Dieu, qui les conduisaient à leur perte. Les aliments que nous leur avions offerts à Mapitunuhuari, et notamment la tranche de jambon, étaient empoisonnés : si les Antis avaient absorbé sans danger la mort-aux-rats que nous leur avions préparée, c’est que leur estomac était doublé et chevillé de cuivre ; mais à la prochaine occasion nous doublerions la dose, et pas un de nos alliés n’en réchapperait.

On comprend l’effet de pareilles insinuations sur l’esprit obtus des sauvages. Nous eûmes toutes les peines du monde à les dissuader de l’idée que nous avions voulu attenter à leurs jours. Fray Bobo dut intervenir en personne et appeler à son aide les ressources oratoires de la chaire. Il alla jusqu’à présenter aux Antis un petit crucifix, en leur offrant de jurer sur la sainte image que nos intentions avaient toujours été pures et nos cœurs pleins de bienveillance à l’endroit de nos alliés.

À peu près convaincus par les discours de notre chapelain que nous n’avions jamais eu l’intention de nous défaire d’eux, les sauvages parurent disposés à rester encore avec nous. Quelques articles de bimbeloterie que nous leur distribuâmes sur-le-champ, des sourires et des nasardes amicales que nous y ajoutâmes comme appoint, rendirent un peu de sérénité à leurs âmes troublées. Nous profitâmes de l’embellie survenue dans leur humeur pour nous préparer au départ, rallier nos pirogues et inviter gracieusement nos alliés à y prendre place avec nous ; à peine y furent-ils assis, que nous fîmes pousser au large. Cinq minutes après, la plage d’Umiripanco, témoin des débats polyglottes dont l’issue avait failli nous être fatale, disparaissait derrière nous.

Si la boussole et le chronomètre que j’avais eu constamment sous les yeux depuis mon départ ne m’eussent indiqué en ce moment la direction de la rivière, un simple regard jeté sur ses berges m’eût fait pressentir que nous portions de plus en plus à l’est. Les cerros et les entassements du grès nous tenaient toujours, il est vrai, fidèle compagnie, mais l’aridité de leurs plans était dissimulée par la végétation qui semblait se réveiller de son long sommeil. Çà et là s’ouvraient des gorges profondes où moutonnaient, pressés comme les vagues d’une mer, des touffes et des massifs, qu’à leurs feuilles cordiformes, à leurs panicules de fleurs blanches ou lilas, jaunâtres ou carnées, je reconnaissais pour des cinchonas. Nous traversions en ce moment, sans que nos compagnons parussent s’en douter, la zone climatologique que les botanistes assignent pour demeure aux diverses espèces de quinquinas. C’était le cas de reconnaître, avec ces messieurs, l’infaillibilité du système des lignes isothermes et d’admirer avec quel ordre méthodique la nature a placé tels et tels végétaux dans telles et telles régions, régions d’ailleurs si nettement délimitées, qu’un herboriste, simple vendeur de bourrache et de camomille, ne pourrait s’y tromper.

Malheureusement ma bile agitée et mes nerfs agacés par les rivalités mesquines de nos compagnons, la perfidie et la désertion de nos hommes, me rendaient pour le moment peu tendre aux sollicitations des théories et surtout peu disposé à admirer quoi que ce fût. J’éprouvais au contraire un besoin de trouver de nouvelles taches dans le soleil et comme une démangeaison de dire son fait à quelqu’un ou à quelque chose. Donc, au lieu d’apporter au système de la distribution climatologique des plantes mon tribut d’observations personnelles et d’aperçus nouveaux, je m’avisai de remarquer, tant mon humeur était aigre et maussade, que la plupart des chiffres pris comme base d’altitude par certain traité de géographie — « entièrement refondu et mis au courant de la science » — étaient singulièrement arbitraires quand ils n’étaient pas erronés.

Ainsi la végétation des quinze ou vingt variétés de chênes qu’offrent les parties chaudes de cette Amérique du Sud, au lieu de ne commencer qu’au-dessus de dix-sept cents mètres d’élévation, comme l’assure le traité de géographie en question, se maintient constamment au-dessous. Ces arbres, de troisième et de quatrième hauteur, soit dit en passant, ne croissent guère qu’entre douze cents et huit cents mètres d’altitude. Dans quelques vallées du Pérou et sur une étendue de plusieurs degrés, la région des fougères arborescentes domine parfois de quatre à cinq cents mètres celle des quinquinas ; parfois encore ces deux régions distinctes sont si bien confondues, qu’il est impossible d’assigner à chacune d’elles des limites précises. En beaucoup d’endroits la zone climatologique occupée par les variétés actives des cinchonas, — ne pas confondre avec leurs variétés inermes presque toujours plus rapprochées de la Cordillère, — cette zone est inférieure de trois à quatre cents mètres à la région qu’habitent les palmiers ceroxylon, tarapote et yuyu. Le bananier, qui d’après les bases fixées par le même traité ne donnerait plus de fruits mûrs à dix-huit cents mètres au-dessus de la mer, en produit de très-savoureux à Huiro, dans la vallée de Santa-Ana, c’est-à-dire à deux mille six cents mètres d’élévation. Quant à la région des graminées, représentées aux revers des Andes par les genres jarava, stypa, panicum, agrostis, avena, dactylis, etc., région que le traité de géographie précité ne fait commencer qu’à quatre mille deux cents mètres d’élévation, elle commence, n’en déplaise au même traité, à la hauteur d’environ mille mètres, sur les assises inférieures de la sierra de San-Carlos et les derniers versants du Pajonal.

Cette critique de détail, qui prouve qu’il est aussi dangereux de croire à la vertu des chiffres que de ne pas y croire, cette critique, d’ailleurs très-anodine, ayant quelque peu calmé notre bile et détendu nos nerfs, nous en continuerons l’application comme remède. Seulement, par égard pour la prescription de l’axiome non bis in idem, nous passerons du contenant au contenu, de la région des quinquinas que nous traversons, aux oiseaux qui l’habitent, et signalerons une erreur que des voyageurs plus enthousiastes que sensés, ont accréditée parmi nous. Cette erreur a trait aux coqs de roche péruviens que ces voyageurs ont vus se rassembler par douzaines au sommet d’un tertre ou d’une éminence, et exécuter, sous les yeux des passants, des danses effrénées, des galops fantastiques, qui rappelaient la ronde du sabbat de Louis Boulanger.

Avant de passer outre, constatons d’abord que Cuvier a fait de ces oiseaux un genre de la famille des manakins dans l’ordre des passereaux ; qu’avant lui, Linnée les avait rangés dans son genre pipra, d’où Brisson les a séparés sous le nom générique de rupicola ; puis, ceci constaté, proposons ensuite de substituer à l’épithète de rupicola, donnée par Brisson, adoptée par Wieill et leurs continuateurs, le nom de tunki, qui est celui de l’oiseau au Pérou. Ce nom patronymique, pour peu que les savants consentent à y ajouter le qualificatif peruvianus, aura l’avantage d’apprendre au lecteur ce qu’il avait ignoré jusqu’ici : le nom véritable de notre oiseau et celui du pays qu’il habite.

Tunki peruvianus.

Le tunki du Pérou était connu des anciens Mexicains qui l’appelaient iquequemilt, à cause du cri de l’animal qu’on pourrait exprimer par la syllabe , trois ou quatre fois répétée d’un ton rauque et traînant. Après la conquête du Mexique et l’introduction par les Espagnols de quelques-uns de nos oiseaux de basse-cour, les Aztèques et à leur exemple les nations limitrophes, ayant donné au coq domestique, l’alector des Grecs, le gallus des Latins, le nom de chiacchialacca (chiac-chia-lacca), qui dans la langue de ces peuples est l’onomatopée du cri de l’animal, comme chez nous celle de co-que-ri-co, ils crurent devoir appliquer ce même nom à l’iquequemilt, tant à cause des instincts pulvérulateurs de cet oiseau qui leur paraissaient le rapprocher des coqs et des poules de basse-cour, que de sa manie de fouiller la terre comme eux pour y chercher une pâture.

Le coq de roche péruvien, pour lui conserver son appellation vulgaire, diffère de l’individu de la Guyane, le rupicola aurantia de Wieill, par sa taille, la couleur de son plumage et surtout par ses habitudes. Il a comme le premier la tête surmontée d’une huppe longitudinale en figure de demi-courbe, formée d’une double rangée de plumes, mais plus haute et plus épaisse que celle de son congénère. L’œil de l’oiseau, d’un mauve pâle, est terne et atone comme celui du geai européen. La couleur de son plumage est un vermillon orangé très-vif et très-brillant, les remiges et les rectrices sont d’un beau noir. Le croupion est d’un cendré bleuâtre. Le bec et les pattes sont jaunes ; les ongles noirs ; sa taille égale celle d’un ramier, mais est plus trapue. Chez ces oiseaux, la femelle est plus petite que le mâle et d’une nuance générale marron lavé de carmin. Au lieu de vivre solitaire dans la profondeur des cavernes, comme son émule le coq de roche de la Guyane, à qui les naturalistes ont donné les mœurs du hibou, le tunki du Pérou, habite, par groupes de cinq à six individus, les taillis ombreux et se plaît dans le demi-jour des clairières. On le trouve entre la région des fougères arborescentes et celle des quinquinas où il occupe une zone d’environ dix lieues de largeur qu’il ne franchit jamais. Son vol est lourd et de peu d’étendue ; quand il se perche, c’est sur les basses branches des arbres, habituellement il se tient à terre pour y chercher des vers et des insectes qu’il déterre à l’aide de son bec et de ses pieds robustes pourvus de quatre doigts, dont trois en avant, l’externe uni à l’intermédiaire au-dessus de la seconde articulation et l’interne soudé à la base de ce doigt. Le pouce, dirigé en arrière, est très-fort et armé d’un ongle crochu. Chez ces oiseaux, le nombre des mâles l’emportant sur celui des femelles, on peut voir à l’époque de leurs amours (décembre, janvier), sept ou huit d’entre eux poursuivre une femelle de démonstrations passionnées et exécuter autour d’elle ces haut-le-corps, ces enlacements circulaires, accompagnés de renflements de gorge, qui caractérisent la gymnastique amoureuse de nos pigeons. Pendant que ces coqs témoignent ainsi leur ardeur à la poule de leurs pensées, celle-ci, perchée à quelques pas, les regarde faire d’un air distrait et presque indifférent ; elle attend, pour s’attendrir et donner sa patte et son cœur, que le plus brave et le plus fort de ces soupirants emplumés ait mis à coups d’aile et de bec ses rivaux en fuite et soit resté maître des lieux.

C’est cette pantomime amoureuse des coqs de roche, que des voyageurs enthousiastes ont prise pour une valse de Faust, exécutée par ces oiseaux, et que par pur amour du pittoresque, ils leur font danser au sommet d’un tertre, à ciel découvert et en vue des passants. — Dieu nous garde d’un pareil enthousiasme !

L’humeur craintive de ces oiseaux, leurs habitudes solitaires, les retiennent invinciblement au fond des forêts comme nous l’avons dit. Ils semblent fuir l’éclat du jour et ne se hasardent jamais dans le voisinage des endroits habités. C’est dans leurs retraites, plus mystérieuses qu’inaccessibles, que le chasseur doit aller les surprendre. Habituellement on les tire à l’affût. Sans être tout à fait communs, ils sont néanmoins assez répandus dans toutes les vallées du Pérou. Sur quinze ou vingt de ces oiseaux que nous aurons tués dans les différentes excursions que nous avons pu faire en douze années, nous ne comptons qu’une femelle. Leur chair dont nous nous sommes sustenté quelquefois, est insipide, sèche et coriace. Dans la vallée de Santa-Ana, le versant oriental de la montagne Aputinhia, sœur jumelle de l’Urusayhua, paraît être pour les coqs de roche un séjour de prédilection, à cause de ses grands bois pleins de fraîcheur et de silence. Si nous citons ce point de préférence à d’autres, c’est qu’il nous est arrivé, dans une journée de chasse, hélas ! trop bien remplie, de faire passer de vie à trépas cinq de ces beaux oiseaux, crime de lèse-ornithologie que nous ne commettrions plus aujourd’hui.

Quand le temps de la ponte est venu, la femelle du coq de roche fait choix, pour y placer son nid, de la cavité d’un de ces rochers moussus, comme il s’en trouve au bord des petites rivières qui coulent sans bruit au revers oriental des Andes. Dans ce nid grossièrement construit avec des bûchettes, des graminées et quelques flocons de soie végétale enlevée aux bombax, la femelle du tunki pond deux œufs blancs, sphériques, un peu plus gros que ceux du pigeon et qu’elle est seule à couver. Durant les derniers jours de l’incubation où elle n’abandonne pas son nid, le mâle lui apporte sa nourriture. Au sortir de l’œuf, les petits oiseaux sont revêtus d’un duvet brun roussâtre, et les premières plumes qui lui succèdent ont la couleur de celles de la mère. Toutefois sur cette livrée uniforme, on peut observer déjà chez les jeunes mâles quelques taches orangé clair qui les distinguent des femelles.

Maintenant que nous avons dit ce que nous croyions devoir dire, et que nous nous sentons, sinon tout à fait calmes, du moins un peu calmés, rattrapons nos pirogues et nos radeaux qui, pendant que le lecteur parcourait ces lignes, descendaient la rivière à raison de dix mètres par lieue.

Au sortir d’Umiripanco, nous avions côtoyé une île de roseaux, longé un banc de sable, évité quelques grosses pierres, et quand nous nous trouvâmes par le travers de Chapo, ayant fait deux petites lieues, nous avions déjà franchi sept rapides. La journée, comme on voit, promettait d’être bien remplie.

Chapo, situé sur la rive droite du Quillabamba-Santa-Ana, est un point de ralliement, un lieu de halte adopté par les Antis qui y ont élevé deux ajoupas provisoires sous lesquels ils se mettent à l’abri de la pluie, et passent la nuit au besoin quand leur caprice, leurs parties de chasse ou de pêche les conduisent en aval ou en amont de la grande rivière. Un affluent large de cinq à six mètres, issu des derniers versants de la sierra de Huilcanota, entre les vallées de Lares et d’Occobamba, et que recommande à l’attention un charmant bouquet de palmiers qui l’ombrage à son embouchure, se jette à cet endroit dans le Quillabamba-Santa-Ana, après un cours de seize à dix-huit lieues.

Site et rivière de Chapo.

Aucune affaire ne nous appelait à Chapo, et nous nous contentâmes de le saluer en passant, après nous être renseignés sur son compte. À une courte distance nous relevâmes à notre gauche le site de Chacamisa parfaitement désert, mais recommandable par la profusion de petits palmiers en train de grandir sur la berge. Vers onze heures, et toujours poussés par l’infernal courant qui ne nous laissait ni repos ni trêve, nous arrivâmes, convenablement aspergés par les vagues d’une douzaine de rapides trouvés en route, devant la plage de Coribeni, ou d’un commun accord nous nous arrêtâmes pour déjeuner.

Ce déjeuner, composé de riz et de viande, eût été semblable au souper de la veille, si depuis la veille, le riz entré en fermentation, n’eût eu le temps de tourner à l’aigre et le fumet de la viande de se changer en puanteur. Un moment nous espérâmes que la quantité de ces aliments nous dédommagerait de leur qualité, mais cet espoir fut de courte durée. Une ration modeste fut délivrée à chacun de nous, et tout en soupirant bien fort, nous mangeâmes mal et très-peu. Nos gens, plus stoïques que nous, s’abstinrent de manger. En recevant leur ration de riz et de viande, ils raillèrent insolemment sur son insuffisance, se la montrèrent en ricanant, et l’ayant flairée d’un air de dégoût, ils la jetèrent par-dessus leur épaule. Après quelques pourparlers à voix basse, ils quittèrent le campement en faisant signe aux Antis de les suivre. Nous les vîmes disparaître dans la direction d’une petite rivière, affluent du Quillabamba-Santa-Ana, qui coupait la plage à cent pas de l’endroit où nous avions fait halte. Sur les berges de ce rio s’élevaient, comme nous le sûmes plus tard, des cahutes d’Indiens Antis.

Après deux heures d’absence, nos gens n’avaient pas encore reparu. Pensant que la journée serait perdue pour le voyage, nous fîmes nos dispositions pour passer la nuit. Ces dispositions consistaient simplement à chercher les endroits de la plage les moins humides et les plus dépourvus de pierres. Les chefs des deux commissions, amoureux de leurs aises, cherchèrent comme nous. Tout en cherchant, ils se faisaient l’un à l’autre des yeux terribles et se lançaient des regards orageux — procellosi oculi. — L’expression de leur physionomie que j’étudiais, révélait clairement la nature de leurs pensées. Chacun d’eux semblait attribuer à son rival les désagréments que nous subissions en commun. « Avec d’autres hommes que tes misérables cholos, disait le visage de l’un, mon voyage n’eût pas été retardé à chaque minute ; » — « Sans ton amour-propre féroce et ton surcroît de caisses vides, exprimaient les traits de l’autre, notre voyage se fût poursuivi sans encombre. » Cette mimique qui me distrayait sans me divertir, dura une partie de la journée. Au coucher du soleil, les deux chefs, las de mimer, s’apostrophèrent : des mots piquants, des paroles acidulées furent échangés par eux comme des coups de pistolet. Un moment je craignis qu’ils n’appelassent à leur aide des arguments plus décisifs, mais je me rassurai en remarquant que plus leurs attaques étaient virulentes, plus ils manifestaient d’einpressement à se tourner le dos ; d’où j’inférai que ce combat à la façon du Parthe, se bornerait à un échange d’épigrammes, et n’entraînerait après lui ni voies de fait, ni effusion de sang. La nuit venue, nos héros discuteurs allaient camper aux deux bouts de la plage. Malgré les avances amicales qui me furent faites de part et d’autre, je restai neutre et m’établis sur la limite des deux camps, me comparant tout bas à Polichinelle placé entre le diable qui l’appelle et le confesseur qui lui tend les bras.

Nos gens ne revinrent qu’à la nuit close. Quelques écuelles de mazato ou chicha de manioc, vidées par eux chez leurs bons amis les sauvages, avaient troublé leur cerveau et accru leur insolence naturelle. Les réflexions qu’ils firent assez haut pour que nous pussions les entendre, témoignaient clairement de leurs intentions futures à notre égard. Tous ne parlaient rien moins que de nous laisser continuer seuls le voyage, donnant pour prétexte à cet abandon : — « qu’il était bien stupide à eux de risquer leur peau pour le plaisir d’étrangers de rien[1], venus on ne sait d’où. » — En ce moment aucun d’eux ne se rappelait que ses peines et soins étaient non-seulement rétribués au double du taux ordinaire, mais qu’il en avait reçu le prix à l’avance. Les propos de ces hommes tenus en espagnol, étaient inintelligibles pour les sauvages ; mais aux regards de ces derniers incessamment fixés sur nous, regards niais et curieux plutôt que méchants, on devinait sans peine qu’ils savaient à quoi s’en tenir sur la discussion du moment, et qu’à l’exemple des cholos, ils nous eussent abandonné très-volontiers, tout en gardant à titre de souvenir nos couteaux et nos haches.

Dans la soirée, les symptômes de mutinerie devinrent assez alarmants pour que les commandants des commissions-unies, rappelés à eux-mêmes par l’imminence du danger commun, se réunissent en conseil. Nous fûmes invité à y prendre part. La séance dura dix minutes à peine, juges et assesseurs ayant opiné du bonnet. Le résultat de la délibération fut que chacun de nous ferait à tour de rôle une faction de deux heures, afin d’empêcher les mutins de s’emparer des pirogues, que, pour plus de sûreté, j’allai moi-même attacher avec des cordes auxquelles j’ajoutai un cadenas. Deux ou trois cholos des plus influents de la bande par leur position sociale à Cocabambillas et qui nous étaient restés fidèles, allumèrent par notre ordre un grand feu sur la plage. À huit heures, chacun de nous se drapait en romain dans sa couverture et tâchait de dormir en attendant son tour de garde. Le capitaine de frégate, qui avait eu l’idée de la chose, voulut payer d’exemple en faisant la première faction nocturne. Armé d’un fusil de fantassin, que pour plus de commodité il portait sur l’épaule et la crosse en l’air, je le voyais aller et venir sur la plage, se détachant en noir sur le ciel étoilé. Sa haute taille et sa maigreur, jointes à l’air belliqueux et au pas cadencé qu’il avait adoptés pour la circonstance, lui donnaient un aspect si surnaturel que je regrettai de n’être pas nyctalope pour pouvoir faire un croquis de sa personne.

Paul Marcoy.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Estrangerotes. Au lecteur qui pourrait nous croire assez d’imagination pour avoir inventé de pareils détails, nous répondrons simplement qu’ils ont été relevés jour par jour et heure par heure sur nos livres de notes, étalés devant nous pendant que nous écrivions.