Voyage de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, à travers l’Amérique du Sud/17

Mission de Cocabambillas.


VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD,

PAR M. PAUL MARCOY[1].
1846-1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS[2].




PÉROU.




SIXIÈME ÉTAPE.

D’ECHARATI À CHULITUQUI.


Fray Astuto et Fray Bobo. — Toute la vérité, rien que la vérité. — Visite à la Mission de Cocabambillas. — Le verre de limonade et la cuiller d’argent : Apologue. — Qui prouve qu’en diplomatie un moine franciscain est plus fort qu’un voyageur artiste. — Détails et portraits. — L’auteur accomplit un pèlerinage pieux à travers l’hacienda de Bellavista. — Epître familière. — Le secrétaire d’une altesse sérénissime. — Nec pluribus impar. — Un flambeau de la science. — Grâce à quelques verres de vin d’oranges, l’auteur apprend une foule de choses qu’il ignorait. — Ne touchez ni à la hache ni à l’amour-propre. — Départ pour la plage de Chahuaris. — Indiens Antis. — Manière de s’assurer si la race des chiens muets est perdue comme le prétendent quelques savants. — Où le voyageur, en herborisant, trouve à la fois des fleurs et des gibernes.

En rentrant dans la cour de l’hacienda de Bellavista[3], j’aperçus d’un coup d’œil, sous le hangar qui servait tour à tour de salle à manger et de salon de conversation, un plat de viandes fumantes placé au centre de la table. En regard se trouvaient deux assiettes en terre brune. La nudité de ce service me remit en mémoire une chose à laquelle depuis longtemps je ne songeais plus : c’est que le compatriote avait des goûts simples et mangeait seulement pour vivre, au lieu de vivre pour manger. Nous déjeunâmes. Quand le plat fut vide, on nous servit quelques oranges à titre de dessert ; une tasse de café filtré à la chaussette, selon l’usage du pays, mais dont la nuance un peu louche était rachetée par un arome pénétrant, couronna la séance. Chacun de nous alluma un cigare, et, tout en nous renvoyant mutuellement des bouffées de fumée au visage, j’entretins mon hôte de mes affaires et lui appris que mes bagages, pouvant arriver de Cuzco d’un moment à l’autre, il était urgent que je me rendisse à la Mission de Cocabambillas pour y traiter de la location d’une pirogue et de deux rameurs qui m’étaient nécessaires. Avec cette embarcation, je comptais descendre la rivière de Santa-Ana jusqu’au premier village des Antis ; arrivé là, je renvoyais ma pirogue et mes rameurs civilisés ; j’en empruntais ou j’en louais d’autres aux Indiens sauvages, je traversais avec ceux-ci les plaines du Sacrement et j’atteignais Sarayacu, la Mission centrale où les moyens de transport ne me manqueraient pas. À l’exposé de ce plan que je croyais simple et d’une exécution facile, je vis le compatriote hocher la tête d’un air qui ne présageait rien de bon.

« Connaissez-vous les maîtres de Cocabambillas ? » me demanda-t-il.

Je lui répondis que j’avais vu quelquefois, à Cuzco, Fray Bobo, le plus âgé des deux chefs de la Mission, que j’avais même dîné avec lui chez un Espagnol, son compatriote, mais que Fray Astuto m’était inconnu.

« Tant pis, me dit-il. Fray Astuto est l’âme et la tête de l’association commerciale ; Fray Bobo n’en est que le bras. Quant à leur histoire, si vous l’ignorez, je puis vous la dire. Le premier est Catalan, le second Biscayen ; tous deux appartiennent à l’ordre de Saint-François ; tous deux sont sortis du collége apostolique d’Ocopa, il y a de cela quelque trente années, pour venir s’établir à Cocabambillas, mission que les Jésuites avaient fondée et qu’ils furent contraints d’abandonner lors de leur expulsion du pays. En disant adieu aux doux loisirs du monastère et à la grasse vie que mènent les moines dans leurs couvents de la sierra, Fray Astuto et Fray Bobo n’avaient probablement qu’un but unique et qu’un désir, celui de ramener au culte du vrai Dieu de pauvres idolâtres, d’adoucir leurs mœurs, de les civiliser et d’en faire un peuple de frères. Mais en arrivant ici les idées de nos Franciscains se modifièrent quelque peu. Ils s’aperçurent que les Indiens sauvages, qu’ils avaient cru trouver établis aux alentours de la mission, en étaient éloignés de vingt-cinq à trente lieues, qu’un seul chemin conduisait sur leur territoire de chasse et que ce chemin était une rivière torrentueuse dont la navigation offrait mille dangers. Cette découverte refroidit le zèle des deux moines ; après mûr examen de la situation, ils se dirent qu’il serait ridicule et même assez sot de leur part de s’exposer à souffrir la misère et-la faim, à subir le martyre ou à laisser leurs os au fond d’une rivière, et cela pour la gloriole de ramener à la vraie foi quelques douzaines de Peaux-Rouges ; que mieux valait se fixer à Cocabambillas, troquer le bâton blanc du missionnaire contre la bêche du fermier, et, profitant des défrichements pratiqués par les Jésuites, cultiver la canne à sucre et la coca, le cacao et le café, et s’arranger une existence honnête, douce et laborieuse. Par suite de ce raisonnement, qui ne manquait ni d’égoïsme ni de logique, nos moines jetèrent le froc aux orties, laissèrent croître leurs cheveux et ne songèrent plus qu’à leurs intérêts matériels. Si, de loin en loin, ils disent encore une messe, c’est moins pour l’acquit de leur conscience que pour garder certain prestige aux yeux des dévots du pays, et rendre ces ouailles plus faciles et plus coulantes dans les opérations commerciales qu’elles peuvent tenter de compte à demi avec leurs pasteurs »

Ici je crus devoir interrompre le narrateur pour lui dire que sa version ne s’accordait guère avec ce que j’avais appris de Fray Bobo lui-même. Mais sans me donner le temps de poursuivre :

« Fray Bobo, me dit-il, vous aura conté qu’en 1806, mû par le désir d’être utile à de pauvre sauvages qu’il appelait ses frères, il s’était embarqué sur cette rivière de Santa-Ana, l’avait descendue jusqu’à Sarayacu, et prenant ensuite à travers terres, avait gagné Moyobamba, puis Chachapoyas, et était arrivé à Lima où la population lui avait tressé des couronnes…

— Eh bien ! que trouvez-vous à redire à cela ?

— Que le fonds de l’histoire, c’est-à-dire le voyage de Fray Bobo est exact et réel. Mais le motif qui le détermina est parfaitement controuvé. Voici ce qui eut lieu. En 1806, Fray Astuto et Fray Bobo se prirent de querelle ; le sujet de cette querelle touchait à la question d’argent. L’un des moines est avare, l’autre prodigue. Où le premier entassait réal sur réal, le second aimait à semer les piastres. Un jour qu’il avait perdu au jeu une assez forte somme sur parole, — on jouait alors gros jeu chez nos hacenderos, à l’occasion des fêtes patronales, — et qu’il ne savait comment s’acquitter, il entendit parler d’une prime de 4 000 piastres que le vice-roi Abascal offrait à l’explorateur assez hardi pour tenter le voyage de Santa-Ana à Lima, par les cours d’eau de l’intérieur. L’occasion était magnifique, et Fray Bobo la saisit aux cheveux. Il effectua ce voyage, toucha la somme offerte, et comme apparemment il ne pouvait vivre sans son compagnon Astuto, il vint après un an d’absence le rejoindre à Cocabambillas. Depuis, ils ont continué d’habiter ensemble et de travailler en commun, se chamaillant sans cesse, se boudant quelquefois, mais finissant toujours par s’entendre.

— Vous êtes si bien renseigné sur le compte de vos voisins, dis-je à mon hôte, qu’on croirait à vous entendre que vous avez eu maille à partir ensemble…

— Qui peut vous donner cette idée ?

— La façon charitable dont vous parlez d’eux. Feraient-ils par hasard concurrence à votre commerce de cacao ? »

Le compatriote se mit à rire.

« Nous avons toujours été bien ensemble, me dit-il. À mon arrivée ici, ils sont venus me rendre visite et je les ai visités à mon tour. Là se sont bornées nos relations ; quant à la concurrence commerciale dont vous parlez, elle est impossible entre nous. Ils cultivent la canne à sucre et moi le cacao. Toutefois, pour vous punir de la mauvaise idée qui vous est venue, je bornerai là mes explications. Si vous tenez à avoir sur ces Franciscains des renseignements plus précis, vous irez à Cocabambillas les leur demander à eux-mêmes.

— Soit. Comme il est à peine trois heures, je puis faire cette course aujourd’hui. Quelle distance y a-t-il jusqu’à la Mission ?

— Cinq kilomètres au plus, et je puis vous donner un guide.

— Merci, j’ai mon mozo d’Occobamba qui connaît le chemin. »

J’envoyai chercher mes mules au pacage, je les fis seller, et dix minutes après je quittai Bellavista en compagnie de Miguel qui trottait près de moi. Chemin faisant, le brave garçon m’avoua que la vallée de Santa-Ana, malgré ses beautés pittoresques, ses haciendas et ses cultures, lui plaisait moins que le pueblo d’Occobamba. C’était me dire clairement qu’il serait charmé de revoir ses pénates, et je me promis, de retour à Bellavista, de lui procurer ce plaisir en lui signant son exeat, c’est-à-dire en soldant son compte.

Le chemin qui conduit d’Echarati à Cocabambillas, côtoie la base des cerros qui bordent la vallée dans l’aire du sud, et domine d’une hauteur de quelque deux cents mètres le fond de la même vallée, sur lequel le regard plonge constamment ; à travers les plantations de cannes à sucre et de coca, les champs de maïs et les terrains incultes, couverts d’une végétation vivace plutôt que puissante, on voit fuir et se dérouler la rivière, dont la couleur d’étain, ravivée çà et là par la blanche écume de quelque rapide, se détache en clair sur le fond sombre des verdures. Ce chemin tantôt plan et horizontal, tantôt montueux et creusé par le lit d’un torrent ou la crevasse d’une ornière, offre des détails curieux et pleins d’intérêt au passant assez désœuvré pour chercher des distractions dans le paysage ; des fromagers, des robinias au tronc puissant, au feuillage étalé en ombelle, coupent ce chemin de grandes zones d’ombre bleue ; des azalées aphylles ou jacarandas, aux corolles caduques, le jonchent de fleurs blanches, jaunes ou violettes ; des fougères arborescentes décorent ses talus de splendides aigrettes ; et des massifs de passiflores, de convolvulus et d’érytrhrine rouge vif à laquelle sa fleur papilionacée, dont l’étendard d’une couleur singulière et figurant un nez superlatif, a valu en quechua le nom de Yahuar Cencca (le nez sanglant), ornent ce chemin de courtines mobiles et d’élégantes draperies.

La liane Yahuar Cencca (le nez sanglant). — Erythrina splendens. — Dessin de Rouyer d’après Marcoy.

Au plus fort de mon admiration pour toutes ces jolies choses, je vis se dresser devant moi, à l’extrémité du chemin qu’il barrait comme un poteau indicateur ou comme une borne, un arbre corpulent de la famille des mimoses, dans lequel je reconnus un algaroba. Derrière lui apparaissait un groupe de murailles basses à toiture de chaume.

« Voilà Cocabambillas, me dit Miguel, et l’arbre que vous voyez est venu d’une graine plantée par les Jésuites ; il doit avoir cent cinquante ans.

— Comment sais-tu cela ? lui demandai-je.

— Parce que tout le monde le sait, » me répondit-il.

Je n’eus pas le temps de m’étonner d’être seul à ignorer une chose aussi simple, nous arrivions devant la Mission, longue et basse chaumière d’un aspect assez misérable, et le bruit de nos pas venait d’attirer quelqu’un sur le seuil. Ce quelqu’un était un individu d’une cinquantaine d’années, haut de taille, maigre de corps et de visage, avec des traits accentués, un teint blême et des cheveux plats. Il était vêtu d’une soutanelle en étoffe gros-bleu et coiffé d’un vaste sombrero en paille de latanier. Une voix secrète m’avertit que ce personnage était le moine Fray Astuto, et j’allais le comparer au Basile de Beaumarchais, si le regard qu’il me jeta ne m’eût rappelé le méditantis ictum obliquum du verrat d’Horace, s’apprêtant à découdre un ennemi.

Bien que ce regard coloré de pourpre et de feu par un reflet du soleil couchant, n’eût rien de sympathique ou même d’attrayant, je ne m’en émus pas, et mettant pied à terre, je saluai le personnage et m’informai à lui si Sa Révérence le P. Juan Bobo était à la Mission. Fray Bobo est de mes amis, ajoutai-je ; je l’ai connu à Cuzco, chez un de ses compatriotes où nous avons fait de joyeux dîners, et j’aurais été charmé de lui serrer la main.

Fray Bobo et Fray Astuto.

En m’entendant me réclamer de son collègue et parler de notre amitié née à table, au bruit des verres et au doux glouglou des flacons, comme l’eût pu faire un membre de l’Ancien Caveau, le révérend ébaucha un sourire et m’invita à entrer sous son toit pour m’y reposer un instant. Je le suivis, et comme, après m’être assis sur un banc qu’il me désigna, j’essuyais avec mon mouchoir mon front ruisselant de sueur, il m’offrit un verre de limonade que j’acceptai, et qu’il me prépara lui-même avec du sucre brut et le jus d’un citron. Pour opérer un mélange parfait du doux et de l’acide, il alla prendre dans une armoire une petite cuillère en argent, remua le breuvage et me pria d’y goûter pour savoir s’il n’y manquait rien. J’en bus une gorgée, l’assurant qu’il était exquis ; puis comme je portais de nouveau le verre à mes lèvres, je m’aperçus que la cuillère en avait été retirée. Comme Fray Astuto me voyait pour la première fois, et conséquemment devait ignorer si j’étais susceptible ou non de dérober une pièce d’argenterie dans les maisons où j’étais accueilli, je ne me formalisai point de sa défiance. J’allai même jusqu’à trouver évangélique et rationnelle l’idée qu’il avait eue de mettre sa cuillère hors de ma vue et de ma portée, afin que je ne succombasse pas à la tentation de me l’approprier.

Pendant que je buvais ma limonade, il m’apprit que son collègue était allé porter le viatique à un hacendero de la vallée, près de paraître devant Dieu. L’absence de Fray Bobo, continua-t-il, pourra durer huit jours, dix jours, une quinzaine, car il profitera de sa sortie pour confesser quelques personnes pieuses, visiter des malades, secourir des pauvres et consoler des affligés… Mais à son retour, je ne manquerai pas de lui annoncer votre bonne visite, et je puis à l’avance vous exprimer le regret qu’il aura de n’avoir pu vous voir.

Cette dernière phrase était de celles que dans un salon parisien on considère comme une formule polie de congé et après laquelle on n’a plus qu’à se lever, prendre son chapeau, saluer et se retirer au plus vite, sous peine de passer pour une espèce ou pour un homme arrivant du Monomotapa. Mais j’étais à Cocabambillas et non à Paris, circonstance qui atténuait singulièrement la portée des choses et la valeur des mots : donc, au lieu de partir comme je l’eusse fait dans la capitale du monde civilisé, je m’établis sur mon banc le plus carrément possible, je tirai de ma poche mon étui à cigarettes et le présentai tout ouvert à Fray Astuto pour qu’il en prît une ; j’en pris une moi-même, et l’ayant allumée à l’aide de mon mechero, je la tendis au moine, afin qu’il y allumât la sienne. Comme cette manœuvre de ma part parut lui causer une certaine inquiétude, je jugeai convenable d’y mettre un terme, en lui apprenant le motif véritable de ma visite. Je terminai par la demande d’une pirogue et de deux rameurs que j’offris de payer au taux usité, soit 15 francs ou la valeur de cette somme en marchandises, par chaque étape de dix lieues.

En m’écoutant, le révérend moine avait pâli et rougi tour à tour, donné des signes d’impatience, et lorsque j’en étais arrivé à la demande en location d’une pirogue et de rameurs, sa face s’était contractée comme celle d’un nouveau-né qui a la colique.

« Mais ce que vous demandez-là est impossible, s’écria-t-il quand j’eus fini.

— Bah ! fis-je ingénument, moi qui croyais la chose des plus simples.

— Écoutez, me dit-il, vous êtes l’ami de Fray Bobo et à ce titre je vais être franc envers vous. Je n’ai pas de pirogue, et quand même j’en aurais une, je me garderais bien de vous la prêter, car ce serait aider à votre perte et vous fournir en quelque sorte un pistolet pour vous suicider. Quant aux rameurs que vous demandez, c’est en pure perte ; vous offririez cinq cents piastres aux mozos du pays, pour tenter avec vous un pareil voyage, qu’ils refuseraient net. Tous ont une peur affreuse des Chunchos, et pour rien au monde ne voudraient se hasarder à mettre le pied sur le territoire de ces infidèles. Croyez-moi, renoncez à votre projet, que je considère comme une suggestion perfide du mauvais esprit !

— Impossible ! dis-je au révérend qui semblait guetter ma réponse, un ami m’attend au Brésil, et je lui ai donné ma parole d’aller le rejoindre.

— Comment ferez-vous ? La rivière est le seul chemin praticable, et à moins que de la descendre à la nage ou de marcher sur ses eaux comme notre divin Sauveur sur celles du Génézareth, je ne vois pour vous aucun moyen d’aller rejoindre votre ami.

— Moi, j’en vois un, dis-je. La fête du Carmen tombe dans six jours. Chaque année à cette époque les Indiens Antis viennent troquer avec les habitants d’Echarati des singes et des perroquets contre des haches des couteaux et des verroteries ; je profiterai du départ de ces naturels pour prendre passage dans leurs pirogues. Le reste me regarde. »

Un imperceptible sourire glissa sur les lèvres du moine.

« C’est un moyen, en effet, me dit-il, mais il est chanceux.

— D’accord, mon révérend ; mais comme vous voyez, je n’ai pas l’embarras du choix. »

Désormais la conversation entre nous ne pouvait que traîner en longueur. Je pris congé du moine, j’enfourchai ma monture et revins à Bellavista assez contrarié du triste résultat de ma négociation. Le compatriote m’attendait avec impatience. Avant que j’eusse ouvert la bouche, mon air refrogné lui avait appris que j’apportais de mauvaises nouvelles.

« Eh bien ! » me dit-il.

Je lui racontai dans tous ses détails mon entrevue avec Fray Astuto, la conversation que nous avions eue ensemble, et je terminai en déplorant l’absence de Fray Bobo dont l’influence en cette occasion eût pu m’être utile.

« Fray Astuto vous a joué comme un enfant, me dit-il. Son refus de vous prêter une pirogue, prouve à n’en pas douter que le voyage que vous voulez entreprendre lui porte ombrage et qu’il en redoute les conséquences. Au reste, vous n’êtes pas le seul à qui notre voisin ait interdit en quelque sorte la descente de la rivière. Depuis longtemps il considère l’intérieur du pays comme un jardin des Hespérides et s’en est constitué le dragon officieux. »

Le style imagé du compatriote me paraissant assez obscur, je le priai de me tenir un langage plus simple, afin que je pusse comprendre, non-seulement ce qu’il disait, mais ce qu’il avait l’intention de dire en parlant de l’ombrage que pouvait porter au moine de Cocabambillas ma traversée du Pérou au Brésil.

« Voilà, dit-il. Les relations que Fray Astuto entretient avec les Indiens Antis et les Chontaquiros, par l’intermédiaire de ses cholos, lui ont appris que l’intérieur du pays abondait en cacao, en vanille, en salsepareille, sans compter les plantes médicinales, tinctoriales et les bois de construction dont l’industrie et le commerce pouvaient tirer parti. Sa crainte, et cette crainte l’empêche de dormir, est qu’un explorateur, après avoir vérifié ces ressources, n’en fasse un rapport détaillé au gouvernement péruvien et n’obtienne de lui l’autorisation d’exploiter à son profit cette mine de richesses. De là les difficultés et les obstacles de tout genre que notre missionnaire suscite au voyageur et au curieux que l’amour de la science ou l’attrait de la nature peut attirer au delà de Cocabambillas. Dans chaque passant inconnu Fray Astuto voit un industriel prêt à s’emparer d’une fortune dont il ne jouit pas précisément, mais qu’il s’est habitué à considérer comme sienne. Commencez-vous à comprendre ?

— J’avoue que j’ai quelque peine à croire…

— Bien. Vous comprendrez tout à fait en sachant que Fray Astuto, qui vous a dit manquer d’embarcation, est propriétaire de quatre pirogues en état de service ; qu’en outre, il dispose d’une douzaine de chenapans aptes à les conduire et prêts à tout entreprendre sur un signe de lui. Quant au prétexte qu’il a cru devoir employer pour expliquer l’absence de son collègue, il est mensonger de tous points. Fray Bobo, au lieu d’aller porter le viatique à un mourant, est allé, en compagnie de quelques cholos, explorer une forêt de quinquinas en deçà de Putucusi, où s’opère la jonction des rivières de Lares et de Santa-Ana. Maintenant que vous êtes instruit de tout ce que vous deviez savoir, à quoi vous décidez-vous ?

— J’attendrai l’arrivée des Antis et je profiterai de leur départ pour entreprendre mon voyage. C’est un retard de six jours, mais qu’y faire ! Je tâcherai de rattraper le temps perdu.

— Avez-vous fait part de votre projet à Fray Astuto ?

— Oui certes !

— Vous auriez mieux fait de le lui cacher. Dieu veuille qu’il n’ait pas l’idée d’envoyer un exprès à ses bons amis les Chunchos, pour les avertir que cette année la petite vérole sévissant à Cocabambillas, ils aient à rebrousser chemin pour échapper à la contagion du fléau.

— Mais c’est donc le diable en personne que votre Fray Astuto ?

— C’est un moine sans foi doublé d’un négociant, voilà tout. »

Comme on venait de servir le dîner, nous nous mîmes à table. Ma visite à la Mission et la contrariété que j’avais éprouvée m’avaient ôté l’appétit. Si je ne pus manger, le compatriote mangea pour deux, ce qui revint au même. Le soir venu, je réglai mes comptes avec Miguel ; j’ajoutai à la petite somme que j’étais convenu de lui payer le don d’un pourboire, et le laissai libre de partir pour Occobamba quand bon lui semblerait…

Mon sommeil de cette nuit fut entrecoupé de soubresauts et de rêves pénibles où la figure blême du moine Astuto passait et repassait devant mes yeux, tantôt de profil et tantôt de face, éclairant comme une pâle lune un paysage brumeux ou grouillaient, sautillaient, rampaient une foule d’êtres bizarres, rougeâtres, demi-nus, armés d’arcs et de flèches et coiffés de plumes multicolores. Ces larves hideuses, brillant d’une lueur émanée d’elles-mêmes, se montraient et disparaissaient tour à tour, pareilles à ces étincelles qu’on voit courir sur du papier brûlé. Les premières clartés de l’aurore mirent fin à ce cauchemar. Ce fut avec un inexprimable plaisir que je saluai son apparition et que j’allai respirer l’air frais du matin. À l’occident, le ciel présentait une succession de teintes bleues, lilas et citron qui, en s’avançant du côté de l’est, où s’allait montrer le soleil, s’amalgamaient et se fondaient dans un admirable ton de rose à cent feuilles. Jamais je n’avais si bien compris la vérité locale de l’épithète de rododactulos que le Mélésigène donne à la fille de Titan et de Ghè.

Tout dormait encore dans l’hacienda, jusqu’aux chiens de garde, molosses hargneux et terribles, redoutés des Indiens. En me voyant traverser la cour, ils entr’ouvrirent un œil somnolent et battirent le sol de leur queue, comme pour me dire qu’en qualité d’ami de la maison je pouvais aller et venir sans crainte. Je pris au hasard le premier sentier qui s’offrit à moi. Bientôt je me trouvai au milieu de terrains incultes, couverts de grandes broussailles et de hauts buissons que dépassaient les têtes des ingas et des genipahüas. Une ombre bleuâtre voilait encore ces fourrés. Des bruissements inquiets agitaient leurs branchages. Les becs-fins, les sitelles, les tangaras s’éveillaient, secouaient leurs plumes, étiraient leurs ailes et commençaient mezzo voce leur prière à Dieu, que les premiers rayons du soleil allaient changer en hymne d’allégresse.

Les diverses parties de l’hacienda m’étaient assez connues pour que je pusse retrouver mon chemin à travers ce labyrinthe végétal dans les détours duquel un autre se fût égaré. Tournant le dos au sud, je marchai vers le nord, écartant de mon mieux les épines, les dards, les aiguillons de cent plantes hostiles qui me harcelaient au passage, et j’arrivai sur le bord de la barranca ou talus à pic qui termine la ferme de Bellavista du côté de la rivière et de l’Urusayhua. La vieille montagne que je revoyais après cinq ans d’absence, avait toujours cet aspect formidable qui m’avait frappé lors de ma première visite. Non-seulement elle dominait tous les environs, mais elle donnait aux objets voisins des proportions lilliputiennes. Près d’elle, les blocs énormes échoués sur la plage n’étaient plus que des cailloux ordinaires, et les arbres de cent pieds de hauteur, debout sur ses assises inférieures, semblaient de frêles graminées. Les rayons du soleil, qui venaient de dépasser l’horizon, éclairaient en plein la tête et les épaules du colosse, mais n’avaient pas encore atteint sa base. Toute cette partie du paysage, coupée de l’ouest à l’est par le rio de Santa-Ana, flottait dans un brouillard léger ravivé par des glacis bleus et argent d’une suavité incomparable. L’absence momentanée d’oiseaux et d’insectes, l’immobilité du feuillage, qu’aucun vent n’agitait, donnaient à ce site, encore endormi dans les vapeurs du matin, un caractère de beauté juvénile, de splendeur voilée et de calme sérénité.

Vue de la montagne Urusayhua.

Pour m’orienter et retrouver les bâtiments de l’hacienda sans revenir par le même chemin, il me suffisait de tourner le dos à la rivière et de me frayer un passage à travers les fourrés. Comme je cherchais de l’œil un endroit dépourvu de mimoses, d’acacias, de cactées, plantes féroces toujours prêtes à mordre et à déchirer, j’aperçus l’entrée d’un ravin qui coupait le plan du talus. Une végétation épaisse qui l’enveloppait d’ombre et de mystère lui prêtait en même temps un faux air de tanière de bête fauve. J’y pénétrai résolument. Quand mes yeux se furent accoutumés par degrés à l’obscurité verdâtre qui régnait en ce lieu, je relevai çà et là des détails charmants…

De cette miniature de forêt vierge, j’entrai sans transition dans le cacabual de la propriété, vaste plantation dont la tenue, je l’ai dit déjà, ne laissait rien à désirer. Les cacaoyers, disposés en quinconce, semblaient âgés d’une vingtaine d’années et avaient atteint toute leur croissance. Leurs troncs, diaprés de fleurs rougeâtres, offraient en même temps de lourds cocons d’un beau jaune orangé, que l’opposition d’un feuillage sombre faisait paraître d’or.

Comme j’étais en train de supputer les produits présumables de leur récolte, mon nom plusieurs fois répété me fit dresser l’oreille. Je reconnus la voix du compatriote et courus dans la direction d’où partait son appel.

Au tournant d’une allée, je l’aperçus hurlant mon nom aux échos d’alentour, à l’aide de ses deux mains dont il s’était fait un porte-voix. Je hâtai le pas et le rejoignis.

« Vos bagages viennent d’arriver, me dit-il. L’arriero que vous aviez chargé de leur transport m’a remis cette lettre à votre adresse, en me priant de vous la faire parvenir dans le plus bref délai. L’homme, sans s’expliquer davantage, est parti sur-le-champ pour Cocabambillas, chargé d’un message que le préfet de Cuzco adresse à nos négociants tonsurés. Que diable le préfet du département peut-il vouloir à ces moines ? »

Pendant que le compatriote me parlait, j’avais décacheté la lettre et l’avais parcourue. « Voici la réponse à votre question, » lui dis-je en lui présentant cette lettre que m’écrivait un de nos amis communs, homme de savoir et d’esprit, mais dont les coups de langue blessaient comme des coups d’épée. Cette missive, écrite en espagnol et que je conservai, est en ce moment sous mes yeux et j’en traduis les quelques lignes.

« Un diplomate français, prince ou duc de la Blanche-Épine, je ne sais au juste, est arrivé hier à Cuzco, accompagné de son secrétaire intime, d’un géographe et de deux esclaves. Il vient de Lima, où notre président, par égard pour le rang du personnage et la mission dont il dit être chargé par le roi son maître, l’a bien accueilli. Cet illustre Français se rend au Brésil. Comme il a l’intention de s’embarquer dans la vallée de Santa-Ana et de faire exécuter sur la rivière de ce nom quelques travaux hydrographiques, le président de la république, dans le but d’être utile au pays, lui a adjoint un capitaine de frégate, afin que ces mêmes travaux fussent faits en commun. Vingt soldats escorteront les deux chefs de l’expédition franco-péruvienne, à qui les autorités civiles et militaires, les curés des villages et les préfets apostoliques des Missions, sont tenus de donner aide et protection.

« L’altesse sérénissime doit quitter Cuzco après-demain. Elle arrivera probablement dans la vallée de Santa-Ana deux jours après ma lettre. Libre à vous de l’attendre, si vous avez envie de lui baiser la main, ou de décamper au plus vite, si vous ne tenez pas à faire sa connaissance. Je pourrais ajouter un post-scriptum à ma missive, mais j’aime mieux y joindre une boîte de sardines à l’huile, en prévision de la famine qui vous attend plus tard.

« Bonne chance et revenez bientôt nous raconter votre odyssée. »

« Pardieu ! cela tombe à merveille, me dit le compatriote, vous allez voyager en bonne compagnie.

— Cela tombe fort mal, au contraire, car je tenais beaucoup à voyager seul.

— En ce cas, prenez les devants. Vous arriverez au Brésil avant cette altesse.

— Vous oubliez que je n’ai pas d’embarcation.

— C’est vrai, fit mon hôte en se frappant le front. Mais la fête du Carmen est proche.

— Oui, dis-je, il faut seulement attendre cinq jours, et les personnes que nous annonce cette lettre seront ici après-demain… »

Nous rentrâmes à l’hacienda. Après avoir déjeuné à la hâte, le compatriote s’en alla au village d’Echarati, me laissant vérifier mes bagages que l’arriero avait entassés dans un coin du hangar. Quand je me fus assuré qu’aucun d’eux n’était resté en route, j’écrivis à mon officieux ami de Cuzco pour le remercier de sa lettre d’avis et de sa boîte de sardines. Je lui parlai de Fray Astuto et des difficultés que m’avait suscitées le digne Franciscain. Une fois entré dans la voie des confidences, je ne m’arrêtai qu’après avoir épanché dans le sein de l’amitié toute la bile que j’avais sécrétée depuis vingt-quatre heures. Comme cette première lettre me soulagea un peu, je pensai que si j’en écrivais une seconde, je serais tout à fait guéri, et me mis incontinent à l’œuvre. La rédaction de cette seconde épître, adressée au préfet de Cuzco, me coûta une heure et demie de travail ; il est vrai qu’elle contenait des détails explicites sur la Mission de Cocabambillas et des renseignements sur le tripotage commercial dont m’avait parlé le compatriote…

Deux jours s’écoulèrent, que j’employai tout entiers à défaire mes ballots, à classer et à répartir leur contenu dans des paquets d’un faible volume, plus faciles à arrimer dans une pirogue, et que je pouvais avoir sous la main pour m’en servir à l’occasion. Le compatriote m’avait obligeamment aidé dans ce travail abrutissant. Déjà nous commencions à nous étonner de n’avoir ni vent ni nouvelles de l’expédition annoncée, quand dans l’après midi du troisième jour, et comme mon hôte m’avait laissé seul un moment, je vis brusquement apparaître un jeune homme tout de gris habillé, coiffé d’un chapeau de paille et portant un fusil de chasse en bandoulière. Il vint à moi, et retirant civilement son couvre-chef :

« Monsieur, me dit-il dans un mauvais espagnol qui me fit sourire, mais avec un pur accent parisien qui m’alla au cœur : je suis attaché à une expédition savante en tournée. Le gouverneur d’Echarati, chez qui mes compagnons et moi nous sommes descendus, nous a dit que le propriétaire de cette hacienda était un Français, et j’avais hâte de m’en assurer par moi-même. Pourriez-vous me dire s’il est chez lui ?

— Il est absent pour le moment, répondis-je en français à mon interlocuteur, mais il ne peut tarder à revenir… »

Travaux scientifiques.

Le jeune homme ne me laissa pas le temps d’achever ma phrase et de lui offrir, pour s’asseoir, un banc à défaut d’une chaise ; emporté par un élan qu’il ne put maîtriser, il prit ma main, la serra dans les siennes et me dit impétueusement : « Ah ! vous êtes Français ! » Ce geste et cette exclamation, si spontanés, si vrais, si naturels, furent comme une échappée par laquelle j’entrevis le fond du cœur de ce jeune inconnu. Il est de ces natures simples et sans artifice qu’on déchiffre et qu’on juge à première vue. Un quart d’heure de conversation lui suffit pour m’apprendre son nom et son âge, me dire les pays qu’il avait visités et les amitiés qu’il laissait derrière lui. À ces renseignements déjà suffisants, il allait probablement ajouter le récit de ses amours nomades et de ses équipées, si l’arrivée du compatriote ne l’eût interrompu. Après l’échange des premières civilités, notre jeune homme le félicita d’être possesseur d’une ferme aussi vaste, aussi belle, aussi bien cultivée que celle de Bellavista, et vanta surtout le nombre et la sage disposition des bâtiments. Comme je cherchais un sens à ces politesses flatteuses pour l’amour propre du compatriote, le Parisien ajouta négligemment :

« Nous sommes bien mal logés à Echarati ; nous y manquons de tout. Heureusement nous le quittons bientôt. » Ces quelques mots valaient un long discours, et je m’émerveillai que notre voyageur unît dans un âge encore tendre, — il comptait vingt-trois printemps, tant d’amabilité et d’enjouement à tant de réflexion. Mais la diplomatie, pensai-je, est une serre-chaude qui développe de bonne heure les facultés de l’homme, et cet apprenti diplomate est un beau fruit mûr avant sa saison. Le jeune homme s’en alla comme il était venu, mais en promettant de revenir nous voir le lendemain.

Resté seul avec le compatriote, j’entrepris, au nom de la France et de l’empire qu’elle exerce sur tous les cœurs bien nés, de le décider à offrir à l’altesse et aux cinq personnes de sa suite, la table et le logement pendant la durée de leur séjour à Echarati. D’abord cette idée lui parut extravagante, et il refusa de l’admettre, sous prétexte que n’ayant jamais logé de princes sous son toit, il ignorait parfaitement le cérémonial qu’on observait à leur égard. Mais lorsque je l’eus assuré que les princes dont il se faisait des épouvantails étaient des hommes comme lui, mangeant et buvant à leurs heures, et que celui-ci en particulier serait tenu de se conformer à notre genre de vie, sous peine de retourner vivre chez son hôte d’Echarati, il se laissa persuader. Séance tenante, nous convînmes que je donnerais ma chambre à l’altesse, que le secrétaire et le géographe s’établiraient dans le séchoir au cacao, et que les deux esclaves pourraient dormir avec les poules. Quant au capitaine et aux soldats de l’escorte, je ne voyais aucun inconvénient sérieux à ce qu’ils continuassent d’habiter le village d’Echarati. Toutes ces choses réglées à mon entière satisfaction, je priai le compatriote d’aller sur-le-champ, et malgré l’induité de l’heure, faire ses offres de service. Il ne prit que le temps de changer de chemise, de se donner un coup de peigne et partit, ruminant les phrases qu’il comptait débiter à l’altesse. Une demi-heure après, il revint, enchanté de l’accueil du prince, qu’il avait trouvé en train de manger des œufs à la coque, comme eût pu le faire un simple mortel. Ses offres de table et de logement avaient été acceptées avec empressement. Tout en me racontant les divers incidents de cette entrevue, il me montra naïvement sa main que l’altesse, dit-il, avait prise et serrée à plusieurs reprises. La chose semblait l’enthousiasmer si fort, que je lui conseillai bien vite de couper cette main à l’endroit ou le carpe s’unit au radius et au cubitus et de la conserver dans un bocal d’esprit-de-vin, en souvenir de la pression illustre qu’elle avait subie. Mais il préféra la garder au bout de son bras, comme il en avait l’habitude.

Le lendemain, à onze heures, le prince vint à l’hacienda. Son géographe, ainsi que je le sus bientôt, et son secrétaire intime, dans lequel je reconnus mon Parisien de la veille, marchaient à sa droite et à sa gauche, comme le diacre et le sous-diacre aux côtés du prêtre. Ses deux esclaves, l’un adolescent, l’autre enfant, le suivaient à distance. En apercevant le noble personnage, le compatriote courut à sa rencontre et le conduisit, avec force salamalecs, sous le hangar, qui tenait lieu de salle et de salon. En ce moment, j’achevais de peindre un de ces convolvulus grandiflorus dont la corolle blanche, striée de vert, a jusqu’à six pouces de diamètre, et j’examinais à la loupe l’insertion de ses étamines. Par égard pour les visiteurs, je jetai la fleur sous la table, fermai mon album et mis ma loupe dans ma poche.

« Nous vous dérangeons peut-être, monsieur, me dit gracieusement l’altesse ?

— Non, lui répondis-je, j’avais fini.

— En ce cas, permettez-moi de voir la fleur que vous venez de peindre. »

Je tendis au prince mon album, qu’il ouvrit à la page humide.

« Ah ! c’est une aristoloche ! » dit-il.

Si je ne répondis pas à l’altesse qu’elle se trompait lourdement en prenant un convolvulus pour une aristoloche, c’est que je pensai que la réponse en soi serait peu convenable, et qu’un prince, obligé par état de connaître les hommes, n’était pas rigoureusement tenu de se connaître en fleurs…

Tout en causant de omni re scibili et quibusdam aliis, il m’apprit une chose que j’étais loin de soupçonner : c’est qu’il avait appris à Cuzco le motif pour lequel je m’étais mis en route, et que ma traversée du Pérou au Brésil ne s’écartant pas trop de son propre itinéraire, il serait charmé que nous voyageassions ensemble. À cette proposition tout aimable, il ajouta tant de choses gracieuses, il accorda de tels éloges à mon double talent de botaniste et de dessinateur, qu’il ignorait probablement aussi bien que moi-même, bref, il me brûla sous le nez tant d’encens d’une qualité inférieure, que le cœur me tourna et que j’en fus incommodé…

L’arrivée des bagages de l’altesse mit fin à une conversation que je commençais à trouver pesante. Pendant que le prince emménageait dans ma chambrette et surveillait avec sollicitude le transport de quelques paquets, renfermant, me dit-il, des échantillons précieux des trois règnes, je proposai au géographe et au secrétaire de faire un tour de promenade dans le cacahual ; ils acceptèrent avec empressement. Sur l’observation de l’un d’eux qu’il faisait chaud et que la soif était à craindre, j’emportai une bouteille de vin d’oranges. Nous étions déjà loin, quand je m’aperçus que j’avais oublié deux choses importantes : un tire-bouchon et un verre. Comme je me reprochais cet oubli, mes compagnons me dirent qu’il était facile d’y remédier en cassant d’un coup de pierre le goulot du contenant et buvant à même le contenu. La franchise de leurs façons, ou mieux leur sans-façon, me mit parfaitement à l’aise. Je les laissai libres de découronner la bouteille et de boire le vin, ce qui fut fait en un clin d’œil. Sous le coup de la boisson traîtresse qui fermenta bientôt dans leur cerveau, nos jeunes gens s’animèrent, et, dépouillant leur gravité d’emprunt, se montrèrent à moi sous leur véritable physionomie. Le secrétaire entonna l’air de la Bourbonnaise, qu’il illustra de grimaces comiques, tandis que le géographe exécutait un pas chorégraphique de sa composition, qui, nous dit-il, lui avait valu deux heures de violon au dernier bal de l’Opéra. Surexcités par le vin d’oranges, nos apprentis diplomates firent assaut de verve, et échangèrent les saillies les plus folles et les calembours les plus saugrenus. Je jugeai l’instant favorable pour hasarder quelques questions sur son altesse le prince de la Blanche-Épine, et m’enquérir discrètement du but de son voyage ; mais j’avais à peine décliné les titres du personnage, que le géographe éclatait de rire.

« Prince ! altesse ! s’écria-t-il, où donc avez-vous pris cela ? Mais notre Blanche-Épine n’est qu’un petit comte !…

Nous revînmes à l’hacienda. Grand fut mon étonnement, en entrant dans la cour, d’apercevoir sous le hangar nos moines de Cocabambillas en conférence avec le chef de la commission française. L’air animé de Fray Astuto prouvait clairement que la conversation l’intéressait au dernier point. J’allai saluer Fray Bobo, qui m’accueillit comme une ancienne connaissance. Le digne homme me parut bien vieilli, bien cassé, depuis deux ans que je ne l’avais vu. Son compagnon sourit en me reconnaissant, mais d’un sourire singulier qui ne releva qu’un des coins de sa bouche. La conversation, interrompue un moment par notre arrivée, se renoua sur nouveaux frais et roula tout entière sur le message officiel qu’avaient reçu les missionnaires. Fray Astuto portait seul la parole ; Fray Bobo se contentait d’approuver de la tête ou du geste, selon le cas, ce que disait son compagnon. Après avoir suffisamment protesté de son respect pour le chef de l’État et d’une entière soumission à ses ordres, l’orateur annonça qu’il se mettait à la disposition des savants franco-péruviens, et qu’il ferait tout son possible pour faciliter leur voyage, bien que ce voyage, au point de vue de la seule navigation, offrît selon lui des dangers sans nombre. Comme clôture des débats, il fut convenu que le surlendemain, dans la matinée, nous quitterions Echarati, qu’en passant à Cocabambillas nous y prendrions les deux missionnaires, et que nous nous rendrions ensemble sur la plage de Chahuaris, où devait s’opérer notre embarquement. Après une distribution de poignées de main et de demi-sourires faite à la galerie, Fray Astuto et Fray Bobo montèrent sur leurs mules et s’en retournèrent à la Mission.

Le soir venu et pendant que nos hôtes, assis autour de la table éclairée par deux suifs, causaient de leurs affaires et préparaient, chacun de son côté, les matériaux destinés à l’édifice de leur célébrité commune, l’aide-naturaliste en empaillant un perroquet, le géographe en mesurant des degrés sur une carte, le comte de la Blanche-Épine en se faisant les ongles avec un canif, je pris le bras du compatriote et l’entraînai lui-même dans la direction du village. La visite des moines de Cocabambillas, la brusque conclusion de l’affaire qui les avait amenés a l’hacienda, avaient éveillé ma curiosité ; n’ayant assisté qu’à la fin de la conférence, je désirais avoir quelques détails sur le commencement. Toutefois, avant d’aborder ce sujet de conversation, je crus devoir communiquer au compatriote les renseignements que nos amis les Parisiens m’avaient donnés sur leur patron, et comment celui-ci, déchu du rang de prince, était réduit aux proportions de comte, détail insignifiant sans doute, mais qui ôtait aux poignées de main dudit personnage un peu de leur valeur honorifique…

En retour de ma confidence, je sus que Fray Astuto, après lecture du message que lui adressait le préfet de Cuzco, s’était hâté d’envoyer à Putucusi un exprès à son compagnon pour l’avertir de ce qui se passait et le prier de revenir bien vite à Cocabambillas. Le vieillard avait abandonné ses recherches de quinquinas et était venu rejoindre son allié. Une conférence secrète avait eu lieu entre les deux missionnaires, conférence dont le sujet était facile à deviner. Contraint de céder à la force des circonstances, Fray Astuto avait dû se résoudre à laisser explorer ses domaines ; mais pour que le résultat de cette exploration, à supposer qu’elle en eût un, lui fût immédiatement profitable, il avait exigé que Fray Bobo s’adjoignît aux explorateurs, et surveillât leurs faits et gestes. C’était un œil qu’il plaçait dans l’expédition avec mission d’épier ce qu’il ne pouvait voir lui-même. Quant aux rameurs, guides et interprètes que nécessitait un pareil voyage, Fray Astuto les choisirait probablement parmi les cholos qu’il entretenait à sa solde ; et comme ces gens, sur lesquels il pouvait compter, recevraient encore de lui, au moment du départ, des instructions très-détaillées, le moine était presque certain que tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Je demandai au compatriote comment il s’était procuré ces renseignements :

« En écoutant ce qu’on m’a dit et en devinant ce qu’on me cache, » me répondit-il.

Cette causerie nous avait entraînés au delà de l’allée d’agaves qui conduit au village d’Echarati. Une grande clarté qui brillait à travers les arbres nous fit croire à un incendie ; nous hâtâmes le pas. En arrivant à l’entrée du pueblo, nous reconnûmes que le prétendu sinistre était un feu de bivac que les soldats de l’escorte avaient allumé sur la place et autour duquel ils se chauffaient paisiblement. Moitié par curiosité, moitié par intérêt pour mes futurs compagnons de voyage, je proposai au compatriote de m’accompagner chez le gouverneur, où devait se trouver le capitaine de frégate, un des chefs de l’expédition. Comme la chose lui était à peu près indifférente, il me suivit sans répliquer. En entrant dans le logis du fonctionnaire, nous aperçûmes deux hommes couchés sur un lit de camp ; une lampe fumeuse était placée à leur chevet. Au bruit de nos pas ils tournèrent la tête, murmurèrent des paroles que je ne pus comprendre et se mirent sur leur séant. Tout en m’excusant d’avoir interrompu leur sommeil, je demandai lequel d’entre eux était le capitaine de frégate, commandant de l’escorte. Le plus âgé, le plus long, le plus maigre des deux, comme j’en pus juger quand il se leva, me dit qu’il était celui que je demandais et nous invita du geste, mon compagnon et moi, à prendre place à ses côtés. Nous nous assîmes sur le lit de camp. En regardant de près le capitaine, je m’aperçus qu’il était borgne, un peu camard et que son visage était criblé de trous de petite vérole. Sans m’arrêter à ces détails infimes, je lui parlai du voyage que nous étions à la veille d’entreprendre en commun et du plaisir que j’avais à faire sa connaissance. Il parut charmé de la nouvelle et me rendit sur l’heure, en belles pièces blanches, la monnaie de mes compliments. De fil en aiguille, nous en vînmes à parler de Lima, du doux climat de cette ville, de l’humeur de ses habitants, des grâces de ses habitantes. Par un hasard singulier, il se trouva que certaines dames de ma connaissance avaient été les amies du commandant. Sa joie fut extrême en apprenant que nous avions admiré les mêmes visages, loué les mêmes perfections, encensé les mêmes idoles ; rien ne rapproche davantage deux hommes dans la solitude, que ces souvenirs du passé, surtout quand le temps et l’éloignement ont refroidi leur ferveur primitive. Cette découverte fut comme un shibboleth qui nous fit reconnaître l’un à l’autre pour des initiés aux mêmes mystères et nous mit sur-le-champ en rapport immédiat. Le capitaine m’assura qu’à partir de cette heure, ses sympathies et sa confiance m’étaient acquises à tout jamais. Pour m’en donner une première preuve, il m’avoua que les façons hautaines de mon compatriote, le comte de la Blanche-Épine, l’avaient étrangement choqué ; que vingt fois, dans le trajet de Lima à Cuzco, il avait été sur le point de lui rompre en visière, et que la crainte seule d’amener un conflit entre la France et le Pérou l’en avait empêché. Une illusion déplorable et complaisamment caressée par le chef de la commission française, était cause de tout le mal. Ce personnage n’ayant vu, dans la commission péruvienne que lui avait adjointe le président de la république pour partager ses fatigues et ses travaux, qu’une escorte d’honneur destinée à donner à sa marche l’apparence du triomphe, l’avait traitée avec un suprême dédain. Dans les villes et les villages de la sierra qu’il avait traversés, on l’avait entendu parler des gens de sa suite, qui s’obstinaient à rester en arrière, quand, par respect pour sa personne et pour son rang, ils auraient dû ne pas s’écarter un instant de lui.

Si les allégations du capitaine de frégate étaient véridiques, et je ne sais pourquoi le vrai me paraissait ici singulièrement vraisemblable, l’amour-propre péruvien, fils naturel de l’orgueil espagnol, devait saigner chez lui par plus d’une blessure. Je tentai néanmoins d’atténuer la gravité des choses en objectant au capitaine qu’on avait pu répandre de faux bruits, mal interpréter de simples paroles, et qu’il était puéril de sa part d’y prêter attention. Mais je m’aperçus bientôt que j’insistais en pure perte et prêchais au désert. Le coup avait profondément porté, et le front du capitaine ne se dérida pas d’un pli ; ce que voyant, je pris congé de lui, en lui annonçant que nous partirions le surlendemain dans la matinée, selon conventions faites entre le comte de la Blanche-Épine et les missionnaires de Cocabambillas. Je l’engageai à venir nous rejoindre à l’hacienda, et le compatriote ayant ajouté à ma proposition l’offre d’une bouteille de vin d’oranges à boire au succès du voyage, nous laissâmes le capitaine de frégate se recoucher à côté de son lieutenant…

Vue des fermes de Choquechima et de Sahuayaco.

La journée du lendemain fut consacrée tout entière aux apprêts du départ. Les malles, les caisses, les hardes, les chaussures, entr’ouverts ou éparpillés dans un pittoresque désordre, donnaient à la cour de l’hacienda l’aspect d’un bazar commercial et d’une friperie. À cinq heures du soir, malles, caissons, paquets, cloués, ficelés et pourvus d’adresses, étaient symétriquement alignés et n’attendaient plus que l’arrivée des mules chargées de leur transport. Après le dîner, chacun s’alla coucher un peu courbatu par le travail de la journée, laissant aux chiens de garde le soin de veiller à la sûreté des colis.

Le soleil se leva dans un ciel sans nuages. À dix heures, les muletiers vinrent à l’hacienda et arrimèrent nos bagages sur le dos des bêtes de somme. Comme ils achevaient cette opération, l’escorte péruvienne, avec son commandant en tête, son lieutenant sur le flanc et son cabo ou caporal à la queue, déboucha dans la cour au pas accéléré et vint s’aligner en bon ordre devant le hangar où nous étions réunis. En se revoyant après deux jours d’absence, les chefs des deux commissions se mesurèrent des yeux comme deux coqs rivaux, mais sans hérisser toutefois leurs plumes ou leur crête. Un silence glacial avait succédé à l’échange des premières civilités. Pour dissiper le malaise moral qui régnait dans l’assemblée, oppressée à son insu par le fluide que dégageaient les plexus nerveux des deux antagonistes, le compatriote fit servir des biscuits et déboucher quelques bouteilles de vin d’oranges…

À midi précis, nous quittions l’hacienda de Bellavista, chargés des vœux et des souhaits de son propriétaire, à qui j’avais promis d’écrire une relation de notre voyage.

En arrivant à Cocabambillas, nous trouvâmes les deux moines équipés et prêts à nous suivre…

De Cocabambillas à la plage de Chahuaris, où devait s’effectuer notre embarquement, on compte quatre petites lieues d’Espagne, équivalant à six mortelles lieues de France. Le paysage accidenté, verdoyant par places, est resserré entre une double rangée de montagnes à croupes rondes, dont l’inclinaison violente au nord-nord-est, semble annoncer au voyageur qu’il approche de l’endroit où la Cordillère, cette épine dorsale du continent américain, à laquelle ses nudus servent de vertèbres, ses punas d’apophyses, et ses vallées de côtes, va s’affaisser et disparaître pour toujours à ses yeux.

La pente continue des terrains précipitait la marche de nos mules, qui trottaient insoucieuses, avec de petits mouvements de croupe plaisants à voir. Après deux heures de voyage, nous atteignions Choquechima, petite ferme sans importance devant laquelle nous passions sans nous arrêter. Un peu plus loin nous relevions Sahuayaco, une propriété du même genre, et nous arrivions à l’hacienda de Chahuaris, qui donne son nom à la plage lieu de notre rendez-vous.

Ferme de Chahuaris.

Cette hacienda, vouée à la culture de la coca, appartenait à un colonel du génie domicilié à Cuzco, et avec qui j’avais visité autrefois les sources de l’Apurimac. J’eusse volontiers renouvelé connaissance avec cet ancien compagnon de voyage, que des circonstances indépendantes de sa volonté, avaient détourné de sa condition de paisible bourgeois pour faire de lui un savant recommandable à bien des titres[4]. Mais la porte de son logis était fermée. Je me rappelai d’ailleurs qu’il ne le visitait qu’une fois l’an. Avant de passer outre, je confiai aux échos d’alentour toutes sortes de bons souhaits pour ce colonel du génie, avec prière de les lui transmettre fidèlement à sa première visite. Ils répétèrent plusieurs fois mes paroles, afin de les graver dans leur mémoire, mais j’ignorai toujours s’ils s’étaient acquittés de ma commission.

La plage de Chahuaris, où nous arrivâmes sur les cinq heures, est la borne-frontière qui sépare la civilisation de la barbarie ; à ce titre, elle possède une baraque treillissée et couverte en chaume, à laquelle se rattachent quelques communs. La porte de cette demeure, simple baie sans vantaux, est ouverte à tout venant et ne se ferme jamais, ainsi qu’il convient à un asile neutre, où le sauvage et le civilisé peuvent concurremment s’abriter contre le soleil ou la pluie. Sept à huit cholos du même acabit que ceux qui nous suivaient depuis Cocabambillas, lesquels me rappelaient, je ne sais trop pourquoi, ces « loups aux côtes maigres » dont parle Chanfara le poëte, étaient assis sur la plage autour d’un feu de branchages. Ils nous saluèrent de leurs clameurs et vinrent féliciter les deux missionnaires sur leur arrivée.

Le paysage qui encadrait cette plage, dont la baraque et ses dépendances occupaient le centre, n’avait rien de bien récréatif : derrière nous, une suite de talus boisés, montant jusqu’à la région des Lomas ou montagnes basses ; çà et là, sur le sable, des espaces irréguliers couverts de gazon ras, avec quelques maigres buissons et des touffes d’une herbe large, rude et tranchante ; devant nous et barrant toute la partie du nord-ouest, une coulée de basalte au sommet revêtu de végétation. La rivière, verte et rapide, frôlait la base de ce mur, et, creusant dans sa fuite des remous et des tourbillons, disparaissait à notre droite. Un enchevêtrement d’arbres et de taillis, dont l’œil ébloui distinguait à peine les silhouettes dans la fournaise ardente de l’astre à son couchant, bornait toute la partie du paysage placé à notre gauche.

Notre premier soin, après avoir mis pied à terre, fut de faire opérer le déchargement des bêtes de somme et de transporter nos bagages dans un angle de la baraque, en les disposant de façon à avoir toujours l’œil sur eux.

L’intérêt curieux avec lequel les cholos de Cocabambillas les examinaient, les palpaient ou en évaluaient approximativement le contenu, motivait de notre part une telle mesure. La nuit nous surprit au milieu de ces soins divers.

Un repas composé de mouton fumé et de racines bouillies nous fut servi sur le sein nu de la mère Cybèle, seule table, seul siége, seul lit, seul oreiller que nous dussions avoir désormais. La course et le travail avaient aiguisé notre appétit, et nous fîmes honneur à ce repas frugal qu’éclairait un suif attaché au bout d’une perche.

La question du coucher fut débattue ensuite et résolue à l’unanimité. Chacun dressa son lit comme il l’entendit, choisit son voisin selon ses sympathies, et bientôt un chœur de ronflements, que dominait la basse-taille des deux moines, s’éleva harmonieusement dans le silence de la nuit.

Le lendemain, au réveil, je remarquai, non sans surprise, que le personnel de notre troupe s’était augmenté d’une demi-douzaine de sauvages Antis établis dans les environs, comme je l’appris un moment après. Aux noms de Pedro, de Juan, de José, de Maria, de Pancha, d’Anita, que leur donnaient les cholos de Cocabambillas, non moins qu’à l’aptitude des nouveaux venus à se servir indifféremment de l’idiome quechua et de celui de leur caste, je compris que j’avais devant moi un spécimen de ces Indiens abâtardis que le baptême a pu faire enfants de Dieu et de l’Église, mais à qui la civilisation n’a donné que ses vices, tout en leur retirant les qualités de l’homme naturel.

Ces Indiens étaient vêtus d’un sac en coton écru, avec des ouvertures pour la tête et les bras ; ils portaient la chevelure en queue de cheval, et leur visage gardait des traces mal essuyées de rouge et de noir qui dénotaient chez eux l’usage du rocou et du genipahüa. Tous, du reste, il faut leur rendre cette justice, avaient l’air stupide et parfaitement abruti.

Bixa Orellana (rocou). — Dessin de Rouyer d’après une aquarelle de M. Marcoy.

L’exacte ressemblance du costume et de la crinière chez les mâles et les femelles, les mêmes chapelets de graines qu’ils portaient suspendus au cou ou passés en sautoir, confondaient si bien les deux sexes, que ce n’est qu’en les entendant parler qu’on pouvait, au timbre de la voix, distinguer les fils d’Adam des filles d’Ève, puisque tous, tant que nous sommes, hommes blancs, jaunes, rouges et noirs, nous avons, d’après la tradition, la même origine.

Ces sauvages de piètre mine, fort sales et fort laids d’ailleurs, malgré la patène d’argent que plusieurs d’entre eux portaient suspendue à leur nez, étaient accompagnés de petits chiens à l’échine saillante, aux oreilles pointues et droites, lesquels nous regardaient d’un œil hagard et semblaient nous flairer avec inquiétude. En examinant ce triste échantillon de la race canine, je me rappelai l’alcco ou chien muet de la Sierra Nevada, dont l’espèce très-répandue du temps des Incas s’est perdue, dit-on, depuis la conquête. L’idée me vint alors que la variété que j’avais sous les yeux pouvait bien être celle dont nos zoologistes européens déplorent aujourd’hui la perte.

Pour m’en assurer et résoudre un problème scientifique qui m’eût fait le plus grand honneur, je ne vis rien de mieux que de présenter à un de ces chiens qui rôdait près de moi un morceau de biscuit. Affriandé par cet appât, l’animal s’approcha en remuant la queue.

Au moment où sa gueule se refermait sur l’objet convoité, je lui saisis l’oreille et la lui tortillai au nom de la science. Il lâcha le biscuit et s’enfuit en poussant quelques cris aigus qui m’éprouvèrent qu’il n’était pas muet comme je l’avais cru et comme un voyageur français, qui le croyait aussi, s’est hâté de l’écrire.

En attendant le déjeuner qu’on nous préparait et qui devait être semblable au souper de la veille, à en juger par les détails que je surpris, les chefs de l’expédition franco-péruvienne, leurs attachés, et les deux moines se réunirent pour traiter de la question du départ.

J’assistai comme assesseur à cette délibération qui dura vingt-cinq minutes et se termina très-bourgeoisement. Fray Astuto offrit de prêter trois pirogues, qui, en y joignant les deux pirogues des Antis, arrivés le matin, formaient une flottille de cinq embarcations en état de contenir une vingtaine de personnes. Restait à trouver un moyen de transport pour les soldats, les bagages et les munitions de bouche.

Comme il était inutile de songer à se procurer d’autres pirogues, un des membres de l’assemblée proposa de couper des troncs d’arbres et de fabriquer avec eux des balsas ou radeaux, sur lesquels les soldats entourés de colis, seraient à merveille. L’idée trouvée ingénieuse fut adoptée à l’unanimité. Par hasard je jetai les yeux sur les individus dont il était question en ce moment, et je m’aperçus à l’expression de leur physionomie, que le mode de transport que nous avions cru de voir adopter sans les consulter, était loin d’avoir leur assentiment. Toutefois, je bornai là ma remarque, et laissant les membres du conseil féliciter de nouveau celui d’entre eux à qui était venue l’idée de ces planchers flottants, j’allai découvrir la marmite et donner un coup d’œil à son contenu.

La transparence du bouillon ou perlaient de loin en loin quelques yeux de graisse, m’apprit qu’une bonne demi-heure s’écoulerait avant que le chupé fût cuit à point.

Pour me distraire, j’ouvris mon album, taillai mes crayons et croquai deux ou trois Antis en attendant le déjeuner.

Comme ce travail m’obligeait à regarder tour à tour ma feuille blanche et les sauvages mes modèles, ceux-ci, remarquant ce manége, s’approchèrent de moi, et m’ayant entouré, se mirent à chuchoter entre eux. Je ne doutai pas un instant qu’ils ne critiquassent mon œuvre.

Pour apprendre à ces fils du désert que si la critique est aisée, l’art est difficile, mais que, nonobstant les difficultés qu’il présente, j’étais de force à défier leurs jugements, je fis immédiatement le portrait en pied de l’un d’eux et le présentai à l’individu, afin qu’il pût juger lui-même de sa ressemblance. Il le prit, le tint un moment les jambes en l’air et la tête en bas, façon neuve et toute sauvage d’envisager les choses au point de vue plastique, puis quand il l’eut suffisamment examiné et mis sous les yeux de ses camarades, il me le remit en éclatant de rire, une manière à lui, neuve et sauvage encore, d’exprimer son admiration, ainsi que me l’apprit un des cholos de la Mission qui se trouvait présent à cette scène.

Après le déjeuner fait à la hâte et en commun, on songea à se procurer le bois nécessaire à la construction des radeaux.

Des cholos, munis de haches et de couperets, allèrent chercher aux environs les arbres au bois poreux avec lesquels on les fabrique habituellement.

Vers quatre heures, ils étaient de retour, rapportant sur leurs épaules ou sous leurs bras, et sans plus d’efforts apparents que s’il se fût agi de simples perches, des troncs de toroh (cecropia), d’une longueur de dix à douze pieds, sur trente à quarante pouces de circonférence. Ces troncs, plus légers que le liége, insubmersibles comme lui, furent solidement reliés l’un à l’autre au moyen de lianes et traînés ensuite à la rivière, où une grosse liane, faisant l’office de câble, les retint au rivage. Comme la nuit vint sur ces entrefaites, on remit au lendemain leur chargement.

Ce jour était le dernier que nous devions passer à Chahuaris. Dès le matin, chacun revêtit son accoutrement de voyage, recloua ses caissons, refit ses paquets et se prépara à l’événement.

Pendant qu’on chargeait les radeaux, j’allai, par manière d’acquit, battre les fourrés d’alentour, afin de voir quelles familles végétales s’abritaient à leur ombre. Mes premières trouvailles furent assez heureuses. Je relevai un épiphyllum truncatum, d’une taille géante, un capparis couvert de fleurs, cinq ou six variétés d’enothœres, quelques verveines microphylles à odeur de citron, et un hippæastrum a fleurs d’un rose tendre, que je dessinai, à cause de sa rareté, et tout en regrettant de ne pouvoir emporter son oignon pour en faire don à la science.

Alléché par ces découvertes et dans l’espoir d’en augmenter le nombre, je m’enfonçai de plus en plus dans les fourrés, interrogeant de l’œil leurs profondeurs ombreuses. Tout à coup un objet mi-parti blanc et noir et d’une forme inusitée, m’apparut dans la pénombre du taillis. Je hâtai le pas, m’imaginant mettre la main sur quelque échantillon étrange de la Flore de Chahuaris, mais au lieu d’une fleur que je m’attendais à cueillir, je ne ramassai qu’une giberne de soldat, pourvue de ses buffleteries.

Comme j’allais me récrier, trouvant le cas au moins bizarre, j’aperçus une seconde giberne accrochée aux branches d’un arbre. Dix pas plus loin j’en découvris une troisième, une quatrième, bref, je recueillis sept gibernes, éparses dans un périmètre de trente pas. La chose, on en conviendra, tenait du prodige ! J’abandonnai bien vite mes recherches botaniques, et saisissant par leurs courroies de cuir les sept récipients à cartouches, je pris ma course vers la plage, où tout notre monde était rassemblé.

Là j’eus l’explication d’un fait qui tout d’abord m’avait semblé inexplicable. Neuf soldats, sur les vingt dont se composait notre escorte, avaient déserté pendant la nuit, emportant leurs fusils et leurs sabres pour les vendre à quelque amateur, mais abandonnant leurs gibernes, qui n’eussent fait que ralentir leur marche. Cet événement, dont chacun s’était alarmé, n’avait pourtant rien que de simple et d’ordinaire, et se reproduit chaque fois qu’on met des soldats péruviens face à face avec des sauvages. Au pays de Manco Capac, l’homme habillé s’effraye et tremble, sans trop savoir pourquoi, devant son frère, l’homme nu. De là, l’épouvante instinctive des fantassins qui nous accompagnaient, en se trouvant sur le terrain des Infidèles, et leur empressement à s’en éloigner. Après avoir glosé quelque temps sur l’affaire, on cessa de s’en occuper. Toutefois, je notai pour mémoire que le chef de la commission française, en faisant assez haut pour qu’on l’entendît, des réflexions ethnologiques sur la désertion de ces hommes, et accompagnant ces mêmes réflexions de rires plus sonores qu’il n’eût fallu, venait d’ajouter chez le chef de la commission péruvienne, la blessure de l’amour-propre national à la blessure encore saignante de l’amour-propre personnel.

Rive gauche de Chahuaris.

Si ce capitaine de frégate, comme en peut juger le lecteur, pouvait avoir quelque raison de détester cordialement le comte de la Blanche-Épine, je n’avais, moi, qu’à me louer des procédés du susdit comte, et je le déclare ici hautement, dût ma déclaration, faite en public, effaroucher sa modestie. Depuis l’heure où, abusé par la grandeur d’une corolle, et prenant le convolvulus géant que je dessinais pour une aristoloche, cet aimable et noble monsieur m’avait honoré d’une attention toute particulière, ses manières à mon égard ne s’étaient jamais démenties. Chaque fois qu’une occasion s’était offerte de m’adresser un mot gracieux ou flatteur, plus souvent flatteur que gracieux, il l’avait saisie avec empressement, et cette occasion lui paraissant tarder un peu, il avait su la faire naître. Une telle affectation de bons procédés devait inévitablement éveiller ma reconnaissance et lui valoir mes sympathies. Mais certaines natures sont ainsi faites, et la mienne apparemment est de ce nombre, que plus on les charge de liens pour les contraindre, comme au vieux Proteus, gardien des troupeaux de Neptune, plus elles mettent d’empressement à s’y dérober. Chaque pas que le comte de la Blanche-Épine avait fait au-devant de moi avait donc été neutralisé par celui que j’avais fait en arrière, de sorte que tout en ayant l’air de nous entendre à demi-mot, nous aurions pu faire le tour de l’orbe sans nous comprendre et surtout sans jamais nous joindre.

Parmi les gracieusetés de tout genre dont je fus l’objet de sa part au début du voyage, je citerai l’empressement avec lequel il me glissait entre les mains son album cartonné, de format in-4o, en accompagnant cette action d’un sourire fondant et d’une variante de la formule que Dinarzade adressait à sa sœur Scheherazade : « Mon cher monsieur, si vous n’avez rien de mieux à faire, faites-moi donc un de ces beaux dessins que vous savez. » Le moyen de rester sourd à cette prière ! J’ouvrais donc le livre à une page blanche, et après avoir taillé mon crayon ou mouillé mon pinceau, j’exécutais quelque dessin de pensionnaire, qu’on qualifiait sans hésiter d’œuvre de maître, et qui attirait sur ma tête un tel déluge d’hyperboles, sans compter les remerciements, que, stupéfait, étourdi, effaré, je me hâtais d’achever le dessin et de rendre l’album à son propriétaire.

Ces souvenirs qui dormaient oubliés dans un casier de ma mémoire, sont réveillés en ce moment par l’épisode des gibernes, dont il a été fait mention plus haut. J’avais à peine déposé sur le sable les sept récipients en question, qu’il me fallait, quelque peu d’envie que j’en eusse, dessiner un groupe d’Antis se montrant du doigt ces gibernes, mémento pittoresque, que le comte de la Blanche-Épine désirait garder, me dit-il, de notre séjour mutuel sur la plage de Chahuaris.

Paul Marcoy.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Suite. Voy. t. VI, p. 81, 97, 241, 257, 273 ; t. VII, p. 225, 241, 257, 273, 289 ; t. VIII, p. 97, 113 et 129.
  2. Les dessins qui accompagnent le texte de M. Marcoy ont été exécutés d’après ses albums et sous ses yeux par M. Riou.
  3. Voy. t. VIII, pag. 144.
  4. Scènes et paysages dans les Andes, 1re série. — Paris, Hachette, 1861.