Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine (éd. 1863, Le Tour du monde)/09

Neuvième livraison
Le Tour du mondeVolume 8 (p. 337-352).
Neuvième livraison

Ruines de Panbrang, district de Tchaïapoune, province de Kôrat. — Dessin de Catenacci d’après M. Mouhot.


VOYAGE DANS LES ROYAUMES DE SIAM, DE CAMBODGE, DE LAOS

ET AUTRES PARTIES CENTRALES DE L’INDOCHINE,


PAR FEU HENRI MOUHOT, NATURALISTE FRANÇAIS[1].
1858-1861. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


XXVI

La ville de Tchaïapoune. — Retour à Bangkok. — L’éléphant blanc. — Encore la forêt du Roi du Feu. — Kôrat et sa province. — Penom-Wat.

Ayant atteint la ville de Tchaïapoune le 28 février 1861, je me présentai au gouverneur pour lui demander de l’aide et le prier de me louer des éléphants ou des bœufs pour continuer mon voyage. Je lui présentai mon passe-port français, la lettre du Khrôme Luang, puis une autre du gouverneur de Kôrat ; mais tout fut inutile. Il me fut répondu que, si je voulais des bœufs ou des éléphants, il y en avait dans la forêt. J’aurais pu me passer de l’assistance de ce fonctionnaire en langouti, et louer d’autres animaux chez les habitants de la ville ; mais ceux-ci me les auraient fait payer deux ou trois fois plus cher que le prix ordinaire, et ma bourse est trop légère pour me permettre un pareil sacrifice, qui se renouvellerait probablement à chaque station. La seule chose qui me restait à faire, c’était de retourner sur mes pas, laisser un de mes domestiques à Kôrat avec mes bagages, et revenir avec l’autre, à Bangkok, réclamer près de notre consul, des ministres ou du roi lui-même ; car il y a un traité conclu par M. de Montigny, entre la France et le roi de Siam, qui oblige à donner aide et protection aux Français, et surtout aux missionnaires et aux naturalistes. C’était là une perte de temps bien regrettable et qui pouvait m’occasionner de très-sérieux inconvénients, car, si par suite de ces délais je venais à être surpris par la saison des pluies au milieu des forêts, ou même avant mon arrivée dans un lieu sain, ma santé et ma vie pouvaient être compromises.

Heureusement, depuis Kôrat, j’eus le plaisir de voyager en compagnie de cet éléphant blanc pris dans le Laos, dont j’ai parlé plus haut, et qu’un dignitaire de Bangkok, avec lequel je liai connaissance et qui me prit en amitié, était venu chercher en grande pompe. La caravane était magnifique : elle comptait plus de soixante éléphants de couleur normale, dont deux furent mis à mon service, un pour moi-même et un autre pour mon domestique.

Caravane d’éléphants traversant les montagnes du Laos. — Dessin de E. Bocourt d’après M. Mouhot.

Me trouvant donc dans les bonnes grâces du mandarin chargé d’escorter le pachyderme fétiche, je lui contai mon aventure, et il me promit de me faire obtenir tout ce que je désirais. À notre arrivée à Saraburi, nous trouvâmes les administrateurs du Laos et les premiers mandarins de Bangkok réunis en cette ville pour prendre soin de l’éléphant. Les Siamois, gens superstitieux avant tout et pleins de foi dans la métempsycose, croient que l’âme de quelque prince ou de quelque roi passe dans le corps de ce pachyderme, comme aussi dans le corps des singes blancs et de tout autre animal albinos : c’est pourquoi ils ont pour ces créatures maladives la plus grande vénération, non pas qu’ils les adorent, car les Siamois, en vrais disciples des premiers apôtres du bouddhisme, ne reconnaissent aucun Dieu, pas même Bouddha, mais ils ont la croyance que ces êtres anormaux portent bonheur au pays.

Pendant le trajet, des centaines d’hommes coupaient les branches devant l’animal et lui préparaient un chemin facile. Deux mandarins lui servaient à ses repas des gâteaux de différentes espèces dans des plats d’or, et le roi lui-même, sorte de philosophe rationaliste, vint jusqu’à Ajuthia au-devant de lui.

Grâce à ce fétiche et à l’aide de quelques présents de valeur, je réussis à obtenir des lettres un peu plus favorables pour les gouverneurs des provinces du Laos et je quittai de nouveau Bangkok, ou pendant une quinzaine de jours je reçus la gracieuse et généreuse hospitalité de mon ami Dr Campbell, un des meilleurs hommes que j’aie rencontrés jusqu’à présent, et dont la bonté, l’affabilité et la loyauté ont gagné mon cœur et mon estime.

Enfin, après une double dépense d’argent et de temps, celui-ci plus irréparable que celui-là, je pus reprendre la route du nord.

En me parlant de son voyage à Kôrat, le Dr House, le plus hardi des missionnaires américains de Bangkok et le seul blanc qui eût pénétré jusque-là depuis un grand nombre d’années, me disait qu’il n’avait éprouvé sous tous les rapports qu’une déception. J’en dirais autant, si j’étais comme lui parti avec beaucoup d’illusions ; mais j’avais une idée de la forêt du roi du Feu, que j’avais déjà traversée sur une foule de points, comme à Phrâbat, à Khao-Khoc et à Kenne-Khoé, et sous les ombrages délétères de laquelle j’avais déjà passé plus d’une nuit. Quant à des cités, je ne m’attendais point non plus à en trouver au milieu de ces bois, presque impénétrables, et où l’œil même ne peut plonger à plus de quelques pas devant soi. Dernièrement encore, je viens d’y passer dix nuits successives. Durant la traversée de cette immense et épaisse forêt, tout ce qu’il y avait de Chinois dans la caravane, heureux à chaque halte de se trouver encore au nombre des vivants, s’empressaient de tirer de leurs paniers une abondance de provisions capable de satisfaire l’appétit le plus exigeant ; ils choisissaient, à défaut d’autel, quelque gros arbre, ils disposaient leurs plats, allumaient des bougies, et brûlaient force papier doré, en marmottant des prières à genoux. À l’entrée et à la sortie de la grande forêt, ils jetaient des feuilles et déposaient des bâtons parfumés dans des espèces de chapelles élevées sur quatre pieux de bambous, ces étranges offrandes devant, selon eux, conjurer les démons et écarter la mort.

Quant aux Laotiens, quoique superstitieux, je les trouvai très-aguerris, surtout ceux qui font huit ou dix fois ce voyage par an. Ils n’ont même pas peur d’éveiller le roi du Feu en tirant sur les voleurs et le gibier qui se présentent. La mort cependant recrute journellement, et même dans la bonne saison, un ou deux individus sur dix nouveaux venus qui traversent cette forêt. Je suppose que le nombre de ceux qui payent leur tribut dans ce terrible passage, soit à la maladie, soit à la mort, doit être considérable dans la saison des pluies. Lorsque tous les torrents débordent, que la terre est partout détrempée, que d’une extrémité à l’autre le chemin n’est que fondrières, que les rizières sont couvertes de plusieurs pieds d’eau, et qu’après cinq ou six jours de marche dans la vase, le voyageur ne cesse de transpirer au milieu d’une atmosphère d’une puanteur extrême, chaude comme une étuve et chargée de miasmes putrides, que de victimes doivent succomber !

Deux Chinois de notre caravane arrivèrent à Kôrat avec une fièvre affreuse. Je pus en sauver un, parce que, prévenu à temps, je lui administrai de la quinine ; mais l’autre, celui qui paraissait cependant le plus robuste, était mort presque aussitôt que j’appris qu’il était malade.

Notre premier bivac dans le Dong-Phya-Phaye avait été sur le revers occidental de la montagne. Nous campâmes sur un coteau où nos pauvres bœufs, faute d’herbe, durent apaiser leur faim avec quelques feuilles arrachées aux arbustes. La rivière qui descend de ces hauteurs est celle qui passe près de Kôrat. Sur la colline de la rive opposée, campait une autre caravane de plus de deux cents bœufs.

Dans une gorge de cette montagne, et sur des hauteurs presque inaccessibles et excessivement fiévreuses, j’ai trouvé une petite tribu de Kariens qui naguère habitait les environs de Patawi. Pour conserver leur indépendance, ils vivent à peu près séquestrés, car la crainte des fièvres empêche les Siamois de pénétrer chez eux. Ils n’ont ni temples ni prêtres ; ils cultivent un riz magnifique et plusieurs espèces de bananes qui ne se retrouvent que chez les tribus de même origine. Beaucoup d’individus, quoique assez rapprochés d’eux, ignorent même leur existence ; il est vrai qu’ils sont un peu nomades. D’autres prétendent qu’ils payent annuellement un tribut consistant en rake, qui n’est autre chose que la gomme laque ou lake du Japon. Cependant, chose assez contradictoire, le gouverneur de la province de Kôrat et plusieurs chefs de la province de Saraburi m’ont paru dans une complète ignorance à ce sujet.

Le jour suivant, une heure avant le lever du soleil, après avoir compté les bœufs morts d’épuisement et devant servir de pâture aux animaux sauvages, après avoir chargé les marchandises sur d’autres bâts, nous nous remîmes en marche ; et vers onze heures nous entrâmes dans de longs bois couverts de taillis et de hautes herbes, où fourmillent les daims et où l’on ne tarda pas à faire halte auprès d’une source.

Le lendemain, après un détour de quelques milles au nord pour trouver un passage, on gravit une nouvelle chaîne qui court parallèlement à la première, mais couverte de blocs de grès ; la végétation reparaît avec toute sa force. L’air est pur et frais ; et grâce à des bains réitérés dans des sources d’eau vive, les pieds qui n’étaient que plaies et ampoules au début du voyage, commencent à se raffermir. Les gibbons et les calaos font de nouveau entendre leurs cris. Je tuai plusieurs faisans, des paons et un aigle qui, après avoir été écorché, fit les délices de nos conducteurs. Au delà de ce mont, le terrain redevient sablonneux et la végétation plus maigre. Nous campons de nouveau sur les bords de la petite rivière de Kôrat, à trois cents mètres d’un village décoré du nom de chef-lieu de district.

La dernière chaîne que nous venons de traverser se déroule alors à une lieue de nous comme un sombre rempart, surmonté des dômes et des crêtes de la première. Nos conducteurs sont tous des Laotiens des environs de Kôrat ; leur vieux chef est plein d’égards et d’attentions pour moi ; tous les soirs, il prépare ma place pour la nuit, aplanit la terre, coupe des branches et les recouvre d’un petit toit de feuilles pour me préserver de la rosée. La vie de ces braves gens est dure ; tous les jours et par toutes les saisons ils piétinent le sol de ces affreux sentiers, ayant à peine le temps, matin et soir, d’avaler quelques boulettes de riz gluant, et passant la plupart de leurs nuits, avec très-peu de sommeil, tourmentés par les fourmis blanches et tenus en alerte par les voleurs.

Tous les jours nous croisions une ou deux caravanes de quatre-vingts à cent bœufs, transportant des peaux de daim, de cerf, de panthère, beaucoup de soie écrue, venant du Laos oriental, des langoutis de coton et de soie, des queues de paon, de l’ivoire, des os d’éléphant, du sucre, mais ce dernier produit en petite quantité.

Les quatre jours suivants, le terrain conservait le même aspect. Nous traversâmes plusieurs villages considérables, dont un, Sikiéou, nourrit un troupeau de plus de six cents bœufs appartenant au roi. Nous avons mis dix jours pour aller de Keng-Koë à Kôrat, où je fus parfaitement reçu par le gouverneur, qui, en outre de mes autres lettres, m’en donna une pour les fonctionnaires des provinces sous ses ordres, les obligeant à me louer à ma première réquisition, autant de bœufs et d’éléphants que j’en mentionnerais. La plus grande partie de la population de cette ville vint au-devant de moi, avec Phraï en tête, et plusieurs habitants me comblèrent de présents : des sacs de riz, du poisson, des fruits, du tabac, le tout en abondance.

Le quartier chinois de cette ville compte soixante à soixante-dix maisons bâties avec des larges briques séchées au soleil, et entourées de palissades de neuf pieds de hauteur et fortes comme celles d’un rempart.

Toutes ces précautions sont de la plus grande nécessité, car Kôrat est un nid de voleurs et d’assassins, le repaire de l’écume des deux races siamoise et laotienne, bandits et gens sans aveu, échappés d’esclavage ou de prison, et attirés là sur une scène plus digne d’eux, comme les corbeaux et les loups qui suivent les armées et les caravanes. Ce n’est pas qu’ils jouissent d’une impunité complète ; le gouverneur de Kôrat, fils du bodine ou général qui soumit Battambâng et les provinces révoltées du Cambodge, est vice-roi de ce tout petit État. Il a droit de vie et de mort, et il en use, dit-on, avec un sang-froid implacable ; il coupe une tête et un poignet sans y mettre beaucoup de façons. C’est toujours la justice siamoise, justice sommaire, mais peu logique. Il n’y a ni gendarmes ni police : c’est au volé à arrêter le voleur, s’il peut, et à l’amener devant le juge ; son voisin même ne lui prêterait pas main-forte.

Il s’agissait de me caser. Je m’adressai aux Chinois pour avoir un abri un peu plus grand que celui où Phraï s’était d’abord logé avec mes bagages. En peu de temps nous trouvâmes mon affaire.

À l’extrémité du quartier chinois, qui est le bazar, commence la ville proprement dite, renfermée dans une enceinte carrée d’un demi-mille de côté, formée de blocs de concrétons ferrugineuses et de grès tirés des montagnes éloignées, et que je reconnus au premier aspect pour être l’ouvrage des Khmerdôm.

Dans l’intérieur se trouvent la résidence du gouverneur, celle de toutes les autres autorités, quelques pagodes, un caravansérail ; en outre, un assez grand nombre d’autres habitations ne sont pas comprises dans l’enceinte. Un filet d’eau de huit mètres de large, qui traverse la ville, est bordé de petites plantations d’aréquiers et de cocotiers.

La ville de Kôrat proprement dite ne doit pas contenir plus de cinq à six mille habitants, et dans ce nombre on compte six cents Chinois, en partie venus directement du Céleste-Empire, en partie dépendants de parents résidant déjà dans le pays. Tous rayonnent de Kôrat à travers la province ou sur la route de Bangkok pour leur commerce.

Autant je trouvai les Siamois venus du dehors impudents, autant je rencontrai d’affabilité et de cœur même dans les Chinois. C’était le contraste qui existe entre la civilisation et la barbarie, entre la masse de vices qu’enfante la paresse et les qualités que donne l’habitude du travail. Malheureusement, l’aisance que le commerce donne à tous ces infatigables marchands et traficants leur procure aussi le moyen de satisfaire leurs terribles passions : le jeu et l’opium. On n’en voit que trop couchés sous un hangar, leur longue et maigre échine courbée, leurs doigts crispés sur leurs affreuses cartes, ou bien plongés dans une espèce de léthargie, au fond de leurs sombres et sales réduits infects, qu’éclaire seulement la faible lumière de leur lampe de fumeur d’opium. L’argent sort à pleines mains de leurs bourses, mais finit toujours, comme à Bangkok, par retourner aux mandarins. Joueurs ou non, le commerce enrichit le plus grand nombre ; et quoiqu’ils commencent pauvres et avec des marchandises d’emprunt confiées, sur la simple recommandation d’un ami, par quelque compatriote dont les magasins regorgent, un petit nombre de voyages suffit, il paraît, pour leur donner un capital.

C’est de tout le Laos oriental, d’Oubone, de Bassac, de Jasoutone, ainsi que des villages laotiens de la province de Kôrat, que les marchandises, dont la soie, quoique d’une qualité tout à fait inférieure, fait le principal article, descendent à ce marché. Là, comme ailleurs et comme le dit le Siamois avec une fierté vraiment castillane, le Siamois ne sait produire que son riz.

Si la ville de Kôrat est peu populeuse, la province entière, qui compte une foule de villages et plus de onze petites villes ou chefs-lieux de districts, espacés à quatre, six et huit journées de distance, doit compter de cinquante à soixante mille habitants. Ce petit État est simplement tributaire de Siam, mais à la condition de fournir la première et la plus considérable levée d’hommes, en cas de guerre.

Le tribut consiste en or ou en sa valeur en argent, et monte annuellement, dans plusieurs districts, entre autres dans ceux de Tchaïapoune et de Poukiéau, à huit ticaux par individu. D’autres le payent en soie qui est pesée avec la balance des mandarins ; et ceux-ci, comme je le leur ai vu faire pour la cardamome à Poursat et pour les langoutis à Battambâng, surfont le poids et achètent pour leur propre compte, et aux prix qu’ils daignent fixer, la meilleure marchandise.

Les éléphants sont nombreux ; on en tire un grand nombre de l’est, du Cambodge et de tout le Laos septentrional jusqu’à Muang-Lang. Il se tient à Kôrat un marché de ces animaux, dont la province entière doit compter plus d’un millier. Les bœufs et les buffles y étaient autrefois d’un bon marché excessif, mais les épizooties qui depuis quelques années ont ravagé les troupeaux en ont fait doubler et tripler le prix. C’est des extrémités du Laos oriental et même des frontières du Tonkin qu’on les amène au sud.

J’ai visité à neuf milles de Kôrat, à l’est, un temple nommé Penom-Wat, très-remarquable, quoique bien moins grand et moins beau que ceux d’Ongkor. Le deuxième gouverneur me prêta un poney et un guide, et après avoir traversé d’immenses rizières sous un soleil vertical et de feu, reflété par une terre jaunâtre, j’arrivai au lieu où ma curiosité m’attirait, et qui, tel qu’une oasis, se reconnaissait dans le lointain aux panaches aériens de ses cocotiers et à la fraîcheur de sa verdure. Ce ne fut pas cependant sans avoir pris un bain forcé. En traversant le Tekon, profond de quatre pieds d’eau à peu près, je voulus, pour éviter d’être mouillé, renouveler les tours de force de l’enfance imprudente, et, imitant Franconi, je me mis debout sur ma selle ; mais, selon l’usage siamois, deux petites ficelles retenaient seules la sangle, non bouclée, si bien qu’au milieu du courant, celle-ci tourna et me fit piquer une tête qu’aurait envié le plus célèbre nageur des bains de l’École. J’en fus quitte pour rester une demi-heure vêtu à la Siamoise, et, ce temps écoulé, il ne restait aucune trace de l’accident. Penom-Wat est un charmant temple de trente-six mètres de long sur quatorze de large, et dont le plan figure assez bien une croix. Il est composé de deux pavillons ou chapelles avec toit de pierre en voûte et portiques de la plus grande élégance. La hauteur des voûtes est de sept à huit mètres ; la galerie en a trois de largeur intérieurement et deux de plus avec les murs. À chaque façade de la galerie, se trouvent deux fenêtres garnies de barreaux tournés. Du grès rouge et gris d’un grain assez grossier est entré en entier dans sa construction, et dans plusieurs endroits il commence à se décomposer. Sur une des portes se trouve une longue inscription. Les frontons de toutes sont couverts de sculptures représentant les mêmes sujets à peu près que les temples d’Ongkor et du Bassette. Dans un des pavillons sont plusieurs idoles du Bouddha en pierre, dont la plus grande a deux mètres cinquante centimètres de haut et est actuellement couverte de haillons. Les murs du pavillon ont près de deux mètres d’épaisseur. Quand on parvient au sommet, on croirait se trouver au milieu des ruines d’Ongkor : c’est la même architecture ; le même art, le même goût, ont présidé à la construction de l’un et de l’autre. Ici comme là, ce sont des blocs immenses, polis comme du marbre, se joignant comme s’ils étaient cimentés, ou plutôt comme deux planches soigneusement rabotées et collées. Barreaux, toiture, tout l’édifice en un mot est l’œuvre des Khmerdôm et non une imitation, et doit remonter aux règnes illustres qui ont laissé sur divers points de l’empire des traces de leur grandeur. L’intérieur, cependant, est loin de répondre à l’extérieur. Pénom était le temple de la reine, disent les Siamois ; celui du roi son époux est à Pimaïe, district situé à une trentaine de milles à l’est de Kôrat.


XXVII

De Kôrat à Luang-Prabang. — Versant occidental du bassin du Mékong.

Consulter les quelques cartes existantes de l’Indo-Chine pour me guider dans l’intérieur du Laos eût été une sottise, aucun voyageur, à ma connaissance du moins, n’ayant encore pénétré dans le Laos oriental ou publié des données authentiques sur ce pays. Interroger les indigènes pour des renseignements sur les lieux éloignés de plus d’un degré eût été inutile. Mon but était de gagner Luang-Prabang par terre, d’explorer les tribus dépendantes de cet État au nord, et de redescendre le Mékong jusqu’au Cambodge. En partant de Kôrat, j’avais à me diriger vers le nord tant que je trouverais des chemins praticables et des lieux habités ; indubitablement j’arriverais sur les bords du fleuve, et si je ne tombais pas directement sur Luang-Prabang, je n’aurais qu’à me diriger à l’est, lorsque je le jugerais nécessaire.

J’éprouvai de nouveau un délai de plusieurs jours à mon arrivée à Kôrat avant de pouvoir obtenir des éléphants ; enfin le vice-roi, qui par son absence m’occasionnait ce retard involontaire, revint, me reçut très-amicalement, me donna une excellente lettre pour les gouverneurs de ses provinces, deux éléphants pour moi et mes domestiques, deux autres pour mes bagages, et je me mis enfin en route pour Tchaïapoune. Avant de quitter Kôrat, le Chinois chez lequel je logeais me donna le conseil suivant :

« Achetez un tam-tam, et partout où vous vous arrêterez, faites-le résonner. Aussitôt on dira : « Voilà un officier du roi ! » Les voleurs s’éloigneront, et les autorités auront aussitôt de la considération pour vous. Si cela ne suffit pas, la chose indispensable, si vous voulez lever les obstacles que les chefs laotiens ne manqueront pas de mettre partout sur votre route, c’est un bon rotin ; le plus long sera le meilleur, et essayez-le sur le dos de tous les mandarins qui feront la moindre résistance ou n’obtempéreront pas de suite à vos ordres. Mettez votre délicatesse de côté, le Laos n’est pas le pays des Francs ; suivez mon conseil, et vous verrez que vous vous en trouverez bien. »

Arrivé à Tchaïapoune, je fus cette fois beaucoup mieux reçu et je n’eus nullement besoin du tam-tam ni du rotin, la vue des éléphants et l’ordre du vice-roi de Kôrat rendirent notre mandarin souple comme un gant ; il me donna d’autres éléphants pour aller visiter les ruines de Pan-Brang, à trois lieues au nord de cette ville, au pied d’une montagne. Les Laotiens superstitieux prétendent aussi qu’elles renferment de l’or, mais que tous ceux qui ont osé y faire des recherches ont été comme frappés de folie.

Deux chemins conduisent de Tchaïapoune à Poukiéau ; le premier, à travers les montagnes, est excessivement difficile, et, dans la crainte de briser mes instruments, nous prîmes le second, qui est censé tourner le mauvais pas, mais qui prend le double de temps. Le premier jour, partis à une heure, nous atteignîmes un village nommé Nam-Jasiea, où nous fûmes surpris par un orage épouvantable. Nous étant abrités aussi bien que nous pûmes, nous gagnâmes l’entrée d’une forêt pour y passer la nuit. Depuis ce moment, la pluie ne cessa de tomber pendant plusieurs heures durant le jour et toutes les nuits suivantes ; pendant cinq jours nous ne quittâmes plus la forêt et ne vîmes aucune habitation. Il est vrai que nos jeunes éléphants étaient très-chargés, et nous ne pouvions guère faire plus de trois à cinq lieues par jour. Les torrents avaient débordé, et la terre ne présentait plus qu’un lit de fange et d’eau ; aussi je passai là les nuits les plus pénibles de ma vie, contraint que je fus de rester constamment avec mes habits mouillés sur le dos. On ne peut imaginer ce que nous eûmes à souffrir. C’était à regretter les chasse-neige, ces ouragans de neige, très-fréquents en Russie, au milieu desquels je manquai mourir plus d’une fois.

Mon pauvre Phraï fut saisi d’une horrible fièvre deux jours avant d’arriver à Poukiéau, et moi-même je me sentis très-indisposé. Le passage de la montagne est facile, l’ascension presque insensible ; des blocs de grès obstruent le sentier en divers endroits, mais les éléphants et les bœufs, les premiers surtout, s’y frayent facilement un passage. À deux ou trois reprises seulement, je fus obligé de descendre de cheval : car j’ai acheté un de ces animaux à Kôrat, comptant bien m’en servir pendant une grande partie de mes voyages futurs.

La végétation est belle, sans être épaisse ; peu d’arbres aux fortes proportions ; ils sont en général d’un diamètre de un ou deux pieds, et souvent d’une hauteur de vingt-cinq, trente et même quarante mètres ; parmi eux, on remarque beaucoup d’arbres à résine. Sous leur ombre, les daims sont en grande quantité ainsi que les tigres ; dans la montagne, il y a beaucoup d’éléphants et de rhinocéros. Nous trouvâmes d’immenses couches de grès. En quelques endroits, nous rencontrâmes de petits monuments insignifiants, faits en brique, et contenant des idoles en pierre taillée. Pendant la route, une de mes caisses s’est détachée par les secousses de l’éléphant ; elle fut brisée, et toute la charge, consistant en instruments et en des flacons d’esprit-de-vin contenant des serpents et des poissons, eut le même sort.

Poukiéau est un village moins considérable encore que Tchaïapoune. Nous trouvâmes un bon homme dans le gouverneur de cet endroit ; la veille de notre arrivée, il revenait de Kôrat, où il avait été informé de mon passage dans son district. Il me fit bonne réception. La pauvreté et la misère règnent ici : nous ne trouvâmes pas un poisson à acheter, pas un pot de graisse, rien que du riz gluant. Aussi, dès que mon pauvre Phraï sera sur pied, je me remettrai en route.

Désormais c’est Tine-Tine qui attire le plus l’attention des indigènes ; il a le pas sur moi ; on ne crie pas : « Un blanc ou un farang ! » quand nous passons, mais : « Un petit chien ! » et tout le monde d’accourir pour voir cette curiosité ; notre tour ne vient qu’après. Dans ces montagnes, les Laotiens font aux génies locaux des offrandes de pierres et de bâtons.

Les pluies avaient commencé lors de ma seconde entrée dans le Dong-Phya-Phaye, où je reçus pour baptême un déluge épouvantable ; elles ont continué depuis, parfois avec des interruptions d’un ou de deux et quelquefois de trois jours ; mais elles ne m’ont pas arrêté un instant, quoique j’eusse à traverser une région plus redoutée encore des Siamois que cette forêt du roi du Feu, et où aucun d’eux ne s’engage volontairement.

C’est la même chaîne qui, des bords du Ménam, dans la province de Saraburi, s’étend au sud le long du golfe de Siam, entoure le Cambodge comme d’une ceinture, longe toutes les côtes du golfe, et y forme une centaine d’îles et d’îlots, tandis que de l’autre elle court directement au nord, toujours grandissant et étendant à l’est ses ramifications, qui forment mille vallées étroites et déversent toutes leurs eaux dans le Mékong.

Dans cette région de montagnes, les éléphants seuls servent aux transports ; il n’est pas de village qui n’en possède un certain nombre, et plusieurs petites villes ou bourgs en comptent de cinquante à cent ; j’appellerais volontiers cet intelligent animal la frégate des jungles et des montagnes tropicales ; sans lui, aucune communication ne serait possible pendant sept mois de l’année ; tandis qu’il n’est pas de lieu, quelque épouvantable qu’il soit, que l’on ne puisse traverser avec son secours. Il faut l’avoir vu dans ces chemins que je ne puis appeler que d’un nom, chemins du diable, qui ne sont que des ornières de deux et trois pieds de profondeur, de véritables ravins pleins de vase. Tantôt se laissant glisser, les pieds rapprochés, sur l’argile pétrie et molle des pentes escarpées et élevées ; tantôt à demi plongé dans la fange, et l’instant d’après debout sur des roches aiguës d’où l’on penserait qu’un Blondin seul pourrait se dégager, il franchit des troncs énormes, brise les jeunes arbres et les bambous qui s’opposent à sa marche, et se couche à plat ventre pour aider aux cornacs à replacer le bât qui glisse de son dos ; puis, mille fois dans un jour, passant sans les heurter entre des troncs qui ne lui livrent que juste l’espace nécessaire, sondant avec sa trompe la profondeur de l’eau et celle des bourbiers pour assurer sa marche, s’accroupissant et se relevant tour à tour, jamais il ne bronche ou ne fait un faux pas. Il faut, dis-je, l’avoir vu à l’œuvre dans sa patrie, dans les lieux qu’il hante de prédilection, à l’état de liberté, mais dressé, pour se faire une idée de son intelligence, de sa force, de sa docilité, de son adresse, et surtout de la manière admirable dont fonctionnent toutes les articulations dont on a cru pourtant pendant tant de temps ce colosse dépourvu, pour se convaincre qu’il n’est pas une grossière ébauche de la nature, mais une créature faite, non pas pour confondre l’esprit de l’homme, mais pour lui donner souvent des leçons de bonté, de patience et de prévoyance. Il ne faut pourtant pas exagérer son utilité, ou bien les bâts employés par les Siamois et les Laotiens sont susceptibles de perfectionnement ; mais la charge de trois petits bœufs, c’est-à-dire de deux-cent cinquante à trois cents livres, est tout ce que j’ai vu les plus gros éléphants transporter aisément en plaine comme dans les montagnes, et dix-huit milles sont les plus grandes distances qu’ils puissent parcourir avec un poids modéré, tandis que de dix à douze milles sont les journées ordinaires.

C’est ainsi qu’avec quatre, cinq et jusqu’à sept éléphants, je traversai toute cette mer de montagnes qu’à partir de mon entrée dans le Laos, jusqu’à Luang-Prabang, je ne cessai de monter et descendre, c’est-à-dire sur un espace de près de cinq cents milles.

Tout ce versant oriental, à l’exception de quelques villages de sauvages à ventre noir[2] enclavés dans cet État, est habité parle même peuple, les Laos ou Laotiens à ventre blanc, qui s’appellent eux-mêmes Lao, et que les Siamois, les Chinois et tous les autres peuples environnants ne connaissent que sous ce nom.

Les Laotiens à ventre noir, ou occidentaux, sont appelés par leurs frères de l’est du nom qu’à Siam et au Cambodge on donne aux Annamites : Zuène, Lao-Zuène. La seule chose qui les distingue, c’est qu’ils se tatouent la partie inférieure du corps, principalement les cuisses, et portent souvent les cheveux longs noués en torchon au sommet de la tête. Leur langue est la même quant au fond, et ne diffère guère du siamois et du lao oriental que par la prononciation et l’acception de certaines expressions qui ne sont plus en usage chez le premier de ces peuples.

Je ne tardai pas à être convaincu que sans la chaude lettre du gouverneur de Kôrat j’aurais eu partout des chefs le même accueil qu’à Tchaïapoune ; mais celle-ci est très-explicite : n’importe où je passerais on devait me fournir des éléphants et m’apporter toutes les provisions nécessaires comme si j’étais un envoyé du roi. Aussi je me réjouissais grandement à voir ces petits chefs de provinces marchant aux ordres de mes domestiques et craignant à chaque instant que, suivant l’usage siamois, je n’usasse du rotin. Un de mes hommes, pour se donner un certain relief de dignité et de pouvoir, avait attaché un de ces épouvantails aux armes dont il était porteur, et cette vue seule suffisait, avec le son du tam-tam, pour inspirer la crainte, tandis que de petits présents distribués à propos et de bons pourboires aux cornacs m’attiraient la sympathie du peuple.

La plupart des villages se trouvent situés à une journée de distance les uns des autres ; cependant il faut quelquefois marcher trois ou quatre journées avant de rencontrer une seule habitation ; on est alors forcé de coucher dans le jungle. Dans la bonne saison, je le trouverais peut-être agréable ; mais dans celle des pluies, rien ne peut donner une idée des souffrances que les voyageurs éprouvent la nuit sous un mauvais abri de feuilles élevé à la hâte au-dessus d’un lit de branchages, assaillis qu’ils sont par des myriades de moustiques attirés par la lumière des torches et des feux, des légions de taons qui, à la tombée du jour aussi bien que lorsqu’on met le pied à l’étrier, s’attaquent à l’homme autant qu’à sa monture, des pucerons presque imperceptibles qui vous entourent par essaims et dont la piqûre, excessivement douloureuse, vous cause d’énormes ampoules ; je ne parle pas des sangsues qui, à la moindre pluie, sortent de terre, sentent l’homme à plus de vingt pas, et de tous les côtés viennent avec une vitesse incroyable lui sucer le sang. Se couvrir les jambes de l’épaisseur d’une ligne de chaux est le seul moyen de les empêcher d’envahir tout le corps pendant la marche.

Le 12 avril, j’avais quitté Bangkok ; le 16 mai, j’arrivai à Leuye, chef-lieu d’un district relevant tout à la fois de deux provinces, de Phetchaboume et de Lôme, et situé dans une vallée étroite comme tous les villages et villes que j’ai rencontrés depuis Tchaïapoune jusqu’ici. C’est le district de Siam, le plus riche en minerai. Un de ses monts renferme des gîtes immenses d’un fer magnétique d’une qualité remarquable ; d’autres de l’antimoine, du cuivre argentifère et de l’étain.

Le fer seul est exploité, et cette population, moitié agricole, moitié industrielle, fournit d’instruments de labour et de coutelas toutes les provinces qui l’entourent jusqu’au delà de Kôrat. Cependant il n’y a ni usines ni machines à vapeur, et il est vraiment curieux de voir combien peu il en coûte à un forgeron pour son installation : dans un trou d’un mètre et demi carré creusé à proximité de la montagne, il entasse et fond le minerai avec du charbon ; le fer, liquéfié, se dépose dans le fond de la cavité et s’y creuse un lit d’où on le retire, lorsque l’opération est achevée, pour le transporter à la forge.

Là, dans une nouvelle cavité en terre, on établit un feu qu’un enfant avive au moyen de deux soufflets qui sont simplement deux troncs d’arbre creux enfoncés en terre et dans lesquels jouent alternativement deux tampons entourés de coton, fixés à une planchette et emmanchés à de longs bâtons, tandis qu’à la base des troncs d’arbre sont adaptés deux tubes de bambou qui conduisent l’air sur le foyer enflammé.

Dans plusieurs localités, je découvris des sables aurifères, mais aucun gîte abondant ; dans quelques villages, les habitants font à temps perdu le métier d’orpailleurs, mais ils gagnent à peine à cette besogne, disent-ils, le riz qu’ils mangent. J’ai traversé, dans ce voyage, plus de soixante villages comptant de vingt à cinquante feux, et six bourgades appelées villes et ayant une population de quatre cents à six cents habitants.

J’ai fait une carte de toute cette contrée. Depuis Körat j’ai traversé cinq rivières considérables qui se jettent dans le Mékong, et dont le lit est plus ou moins rempli, selon les saisons. La première a trente-cinq mètres de largeur, c’est le Menam-Tchie, latitude 15° 45’; la seconde, le Menam-Leuye, quatre-vingt-dix mètres, latitude 18° 3’. Le Menam-Ouan, à Kenne-Tao, cent mètres, latitude 18° 35’; le Nam-Pouye, soixante mètres, latitude 19° ; le Nam-Houn, 20° de latitude, de quatre-vingts à cent mètres de largeur.

Le Tchie est navigable depuis la latitude de Kôrat jusqu’à son embouchure, du mois de mai au mois de décembre. Le Leuye, le Ouan et le Houn, ne le sont que sur une étendue restreinte à cause de leurs nombreux rapides, et, malgré nos vieilles géographies, il n’existe pas de communication par eau entre le Ménam et le Mékong ; les hauteurs considérables qui séparent ces fleuves sont des obstacles insurmontables pour le percement de canaux.

Les Laotiens ressemblent beaucoup aux Siamois ; une prononciation différente, une accentuation lente est la seule différence que je remarque dans leur langage. Les femmes portent les cheveux longs et une jupe pendante, ce qui leur va bien quand elles sont jeunes et qu’elles sont peignées. Elles sont mieux que celles des bords du Ménam ; mais à un âge un peu avancé, leur chignon négligemment jeté sur une tempe ou l’autre, et les goîtres d’une grosseur énorme dont elles sont affectées, les rendent d’une laideur repoussante.

Homme de Laos. — Dessin de Janet-Lange d’après M. Mouhot.

Le commerce, dans toute cette partie du Lao, est peu considérable, les Chinois habitant Siam ne pouvant pénétrer chez eux, à cause des frais énormes que leur occasionnerait le transport de leurs marchandises en éléphant. À peu près chaque année, il vient une caravane du Yunnan et de Quanglee, composée d’une centaine d’individus et de quelques centaines de mulets. Les uns vont jusqu’à Kelme-Thae ; d’autres gagnent M. Nâne et Tchieng-Maïe. Ils arrivent en février et repartent en mars ou avril.

Le mûrier ne réussit pas dans ces montagnes ; mais, par contre, dans plusieurs localités on élève en quantité l’insecte qui produit la laque, et on cultive à cet effet l’arbuste dont les feuilles servent à sa nourriture.

C’est de l’extrémité nord de la principauté de Luang-Prabang, et d’un district tributaire de la Cochinchine comme de Siam, et peuplé par des Tonkinois plutôt que par des Laotiens, que vient toute la gomme benjoin qui est vendue à Bangkok.

Le 24 juin, j’arrivai à Paklaïe (lat. 19° 16’58”), qui est la première bourgade de cette principauté située sur le Mékong, que l’on rencontre en venant du sud. C’est un charmant village, très-riche, et plus grand et plus beau que ceux que j’ai rencontrés jusqu’ici dans ce pays ; les maisons y sont élégantes et spacieuses, et tout y annonce une aisance et un bien-être que depuis j’ai remarqués dans toutes les localités où je me suis arrêté. Le Mékong y est beaucoup plus large que le Ménam à Bangkok, et c’est avec un bruit pareil à celui de la mer et l’impétuosité d’un torrent qu’il se fraye un chemin entre de hautes montagnes qui semblent avoir peine à le contenir dans son lit.

Les rapides se succèdent de distance en distance depuis Paklaïe jusqu’à Luang-Prabang, que l’on n’atteint qu’après dix à quinze jours d’une marche pénible. La vue de ce beau fleuve fit sur moi le même effet que la rencontre d’un ami ; c’est que j’ai bu longtemps ses eaux ; c’est une vieille connaissance ; il m’a longtemps bercé et tourmenté. Aujourd’hui, il coule majestueux, à pleins bords, entre de hautes montagnes dont il a rongé la base pour creuser son lit ; ici, ses eaux sont boueuses et jaunâtres comme l’Arno à Florence, mais rapides comme un torrent ; c’est un spectacle vraiment grandiose.

J’étais fatigué de cette longue marche à dos d’éléphants, et je désirais prendre un bateau ; mais le chef et les habitants du village, craignant qu’il ne m’arrivât quelque malheur, me conseillèrent de continuer ma route de la même manière. J’allai donc par terre jusqu’à Thodua, quatre-vingt-dix milles plus au nord ; et pendant huit jours je passai comme précédemment de vallée en vallée, franchissant des montagnes de plus en plus élevées, et où nous fûmes encore davantage tourmentés par les sangsues. Mais, au moins, je n’eus plus à coucher dans les jungles : tous les soirs, nous atteignions un hameau ou un village où nous trouvions pour abri le toit d’un caravansérail ou celui d’une pagode. Mais, hélas ! dans ce dernier et saint asile, nous ne pouvions goûter guère plus de repos qu’en rase campagne. Les prêtres laotiens sont continuellement en prières dans les cours de leurs pagodes ; ils font, jour et nuit, un charivari affreux en psalmodiant sur tous les tons. Si le salut de l’âme se conquiert par le bruit, ils doivent nécessairement aller directement en paradis.

Je n’ai rencontré qu’un village où les tigres commissent de sérieux ravages. Mais un autre danger, qui peut devenir sérieux quelquefois dans ces lieux escarpés, c’est que souvent il se trouve parmi les éléphants de la caravane une ou deux femelles suivies de leurs petits ; et comme ceux-ci trottent et courent de côté et d’autre pour brouter et folâtrer, s’il arrive quelquefois qu’un d’entre eux trébuche et tombe dans un ravin, aussitôt toute la troupe s’y jette après lui pour l’en retirer.

Dans le journal que j’ai tenu lors de mon voyage au Cambodge, j’ai dépeint le Mékong comme un fleuve imposant, mais monotone et manquant presque totalement de pittoresque. Ici, la différence est grande. Dans les endroits les plus resserrés, il a encore plus de mille mètres de largeur, et partout il se trouve encaissé entre de hautes montagnes d’où découlent des torrents qui, de cascade en cascade, lui apportent leur tribut : c’est comme un excès de grandeur et de richesse. Sur tout le parcours de ce fleuve immense, l’œil se repose constamment sur des monts couverts d’un riche et épais manteau de verdure.

Le 25 juillet, j’arrivai à Luang-Prabang, charmante petite ville qui, s’étendant sur un espace d’un mille carré, compte une population, non de quatre-vingt mille habitants, comme le dit Mgr Pallegoix dans son ouvrage sur Siam, mais de sept à huit mille seulement. La situation est des plus agréables ; les montagnes qui resserrent le Mékong au-dessus comme au-dessous de cette ville, forment une vallée circulaire, dessinant une arène de neuf milles de largeur, qui a dû être jadis un lac, et encadrent un tableau ravissant, qui rappelle les beaux lacs de Côme ou de Genève.

Si ce n’était le soleil de la zone torride qui brille constamment sur cette vallée, ou si une douce brise tempérait la chaleur accablante qui y règne pendant le jour, je l’appellerais un petit paradis.

La ville est bâtie sur les deux rives du fleuve ; mais la partie droite ne compte que quelques habitations. La partie la plus considérable entoure un mont isolé qui a cent et quelques mètres de hauteur, et au sommet duquel on a établi une pagode. Si ce n’était par crainte des Siamois, et surtout des montagnes couvertes de jungles où réside la mort, cette principauté tomberait vite entre les mains des Annamites, qui n’osent s’avancer qu’à sept journées de marche à l’est.

Une charmante rivière de cent mètres de largeur opère sa jonction avec le fleuve à l’extrémité nord-est de la ville, et conduit à quelques villages de Laotiens sauvages qui portent ici le nom de Tiê. Ces derniers ne sont autres que ces tribus appelées « Penoms » par les Cambodgiens, Khâs par les Siamois, Moïs par les Annamites ; mots qui n’ont d’autre signification que celle de sauvages.

Toute la chaîne de montagnes qui s’étend du nord du Tonkin au sud de la Cochinchine, à une centaine de milles au nord de Saïgon, est habitée par ce peuple tout à fait primitif, divisé en tribus qui parlent divers dialectes, mais dont les mœurs sont partout les mêmes. Tous les villages qui ne sont pas à une très-grande distance du Mékong sont tributaires : les plus rapprochés de la ville travaillent aux constructions du roi et des princes, et ont toutes les corvées pénibles ; les autres payent leur tribut en riz. Leurs habitations sont situées dans les endroits les plus touffus des forêts et où ils savent seuls se frayer un sentier. Leurs cultures se trouvent sur le penchant et au sommet des montagnes. En un mot, ils emploient les mêmes moyens que les animaux sauvages pour échapper à leurs ennemis sans les combattre, et conserver la liberté et l’indépendance, qui sont pour eux, comme pour toutes les créatures de Dieu, des biens suprêmes.


XXVIII

Luang-Prabang. — Notes de voyages à l’est et au nord de cette ville. — Derniers traits du journal. — Mort du voyageur.

Le 5 août, après dix jours d’attente, j’ai été enfin présenté au roi de Luang-Prabang avec une pompe mirobolante. Tout le monde était sous les armes ; la salle du Trône, sorte de hangar comme ceux qu’on élève dans nos villages aux jours de fête, mais de plus grande dimension, était tendue de toutes les couleurs qu’on avait pu réunir. Sa Majesté, « le roi des Ruminants, » un triste sire et un sire bien triste, trônait à une extrémité de cette salle, mollement demi-couché sur un divan, ayant à sa droite quatre gardes accroupis tenant chacun un sabre ; derrière lui, une kyrielle de princes prosternés ; plus loin, les sénateurs tournant le dos au public, le nez dans la poussière, rangés sur deux files de chaque côté du parallélogramme ; puis en face de Sa Majesté, mon humble personne, tout habillée de blanc, tranquillement assise sur un tapis, ayant à sa droite des bassins, des théières et crachoirs d’argent, contemplait cette scène et avait beaucoup de peine à tenir son sérieux, tout en fumant son bouri et songeant combien il eût été facile de faire un mauvais calembour sur toute cette basse-cour.

Réception du voyageur par les rois du Laos. — Dessin de Janet-Lange d’après M. Mouhot.

Cette visite me coûta un fusil pour le premier roi, une quantité d’autres petits présents pour les princes : car on ne peut voyager dans tous ces pays sans être bien muni de cadeaux pour les souverains, princes, mandarins et autres espèces du même genre.

Heureusement, ici ce n’est plus comme à Siam, je trouve de l’aide dans les indigènes. Avec deux, trois et tout au plus quatre pouces de fil de laiton, je me procure un beau longicorne, ou tout autre insecte ; on m’en apporte de tous les côtés ; c’est ainsi que j’ai réussi, en route, à recueillir des richesses inappréciables, si bien que cinq pièces de toile rouge y ont passé ; j’ai renouvelé ma provision ici avec les économies faites en route, et j’en ai pour six mois. Tout ira de mieux en mieux, surtout chez les bons sauvages que je vais visiter.

Le lendemain de ma première audience, j’en eus une autre du deuxième roi, qui voulait aussi des cadeaux ; je fouillai dans ma caisse de bimbeloterie, qui ailleurs me ferait passer pour un marchand de bric-à-brac, et j’y découvris une loupe, une paire de lunettes du vieux style, c’est-à-dire à verres ronds, avec lesquels Sa Majesté en second a l’air d’un gorille sans poil, un petit pain de savon marbré (elle en avait besoin), un flacon d’eau de Cologne et une bouteille de cognac. Cette dernière fut ouverte séance tenante et par ma foi jugée fort bonne.

Je me mis donc en frais ; mais il fallait bien récompenser ces pauvres gens ; car enfin le roi est complaisant et bon pour moi ; il se charge de mes lettres ; c’est lui-même qui les portera à Bangkok, où il va, je crois, prêter son serment d’allégeance et de vassalité. Il est donc bien heureux qu’il ne comprenne pas le français, car si le « lâche abus » du système de curiosité postale transmis à ses descendants « par le grand roi qui trahit la Vallière… » avait pénétré jusque dans ce pays, je risquerais fort d’être pendu au sommet du plus grand arbre qu’on pourrait trouver, sans même recevoir un premier avertissement.

Je distribuai ensuite aux princes des estampes dont j’avais fait provision à Bangkok, de beaux cavaliers la lance au poing, des Napoléon le Grand à deux sous, des batailles de Magenta, des Victor-Emmanuel, des Garibaldi, très-enluminés de blanc, de bleu et de rouge, des zouaves, des clous à tête dorée, de l’eau-de vie camphrée, etc. Il fallait voir comme ils étaient heureux et contents, ne regrettant tous qu’une chose : mon départ de la capitale avant d’avoir épuisé en leur faveur le fond de mon sac à jouets.

Mon troisième domestique song, que j’avais engagé à Pakpriau, m’a demandé avec instance de le laisser retourner à Bangkok à la suite du roi de Luang-Prabang. J’ai tout fait pour le retenir, mais il paraît opiniâtre et décidé. Je ne puis le contraindre à rester. Je lui ai payé ses gages jusqu’à ce jour et lui ai donné une lettre pour Bangkok, où il touchera ce qui sera dû pour tout le temps qu’il mettra à retourner.

Je crois qu’il avait le mal du pays. J’éprouvais moins de sympathie pour lui que pour mes autres serviteurs. Il est vrai que je ne l’avais que depuis peu. Il devait ou beaucoup souffrir, ou ne pas se plaire avec moi, peut-être tous les deux. Je l’ai beaucoup prié de rester, mais en vain ; il fallait se presser, le roi devait partir le surlendemain. Je louai donc un bateau pour le conduire à la ville ; le bon petit Phraï, ce matin, l’a conduit et recommandé de ma part à un vieux bonhomme de mandarin de ma connaissance.

Je lui ai donné tout ce qui lui sera nécessaire pour son voyage, même s’il dure trois mois ; il ne manquera de rien, et à son arrivée à Bangkok il se trouvera possesseur d’un petit pécule. Au moment de partir, il est venu me saluer en se prosternant ; je l’ai relevé en lui prenant les mains : alors les pleurs, puis les sanglots, sont venus, et c’est ainsi qu’il a passé de la rive au bateau. À mon tour, lorsque je me suis trouvé seul dans ma hutte, mon cœur s’est gonflé et un torrent de larmes s’est échappé de mes yeux.

Quoique soulagé, je ne sais quand je retrouverai le calme complet, car je verrai souvent, et le jour et la nuit, ce pauvre garçon dans le bois, malade peut-être et au milieu de gens indifférents ou durs. Si c’était à recommencer, je m’opposerais à son départ, et pour rien au monde je ne céderais à son obstination ; et cependant, s’il était tombé malade ici, s’il était mort, quels reproches ne me serais-je pas adressés ! Il m’était confié par le bon P. Larnaudy. Que Dieu l’accompagne, ce pauvre enfant, et le préserve de tout accident et de toute maladie durant ce pénible voyage.

Femme de Laos. — Dessin de Janet-Lange d’après M. Mouhot.

Les Laotiens sont paisibles, soumis, patients, sobres, confiants, crédules, superstitieux, fidèles, simples et naïfs. Ils ont naturellement le vol en horreur ; on raconte qu’un de leurs rois faisait frire les voleurs dans une chaudière d’huile bouillante ; mais depuis les ravages des dernières guerres, on commence à trouver un certain nombre de voleurs poussés à la rapine par la misère ou par l’esprit de vengeance.

Outre la culture du riz et du maïs, les Laotiens s’adonnent à celle des patates, des courges, du piment rouge, de melons et autres légumes. À cet effet, ils choisissent un endroit fertile dans la forêt voisine, en abattent tous les arbres et y mettent le feu, ce qui donne à la terre une fécondité surprenante. Ils vendent aux Chinois de l’ivoire, des peaux de tigre et d’autres animaux sauvages ; ils troquent aussi de la poudre d’or, des minerais d’argent et de cuivre, la gomme gutte, le cardamome, la laque, de la cire, des bois de teinture, du coton, de la soie et autres produits de leur sol contre de la grosse porcelaine, des verroteries et autres petits objets de l’industrie chinoise.

Les Laotiens ne sont pas faits pour la guerre ; soumis dès le principe aux rois voisins, jamais ils n’ont su secouer ce joug pesant, et s’ils ont tenté quelques révoltes, ils n’ont pas tardé à rentrer dans le devoir, comme un esclave rebelle quand il voit son maître irrité s’armer d’une verge pour le punir.

La médecine est très en honneur parmi eux ; mais c’est une médecine empirique et superstitieuse. Le grand remède universel, c’est de l’eau lustrale qu’on lait boire au malade, après lui avoir attaché des fils de coton bénits aux bras et aux jambes, pour empêcher l’influence des génies malfaisants. Il faut avouer cependant qu’ils guérissent, comme par enchantement, une foule de maladies avec des plantes médicinales inconnues en Europe, et qui paraissent douées d’une grande vertu. Dans presque tous leurs remèdes il entre quelque chose de bizarre et de superstitieux, comme des os de vautour, de tigre, de serpent, de chouette ; du fiel de boa, de tigre, d’ours, de singe ; de la corne de rhinocéros, de la graisse de crocodile, des bézoards et autres substances de ce genre auxquelles ils attribuent des propriétés médicales suréminentes.

Leur musique est très-douce, harmonieuse et sentimentale ; il ne faut que trois personnes pour former un concert mélodieux. L’un joue d’un orgue en bambou, l’autre chante des romances avec l’accent d’un homme inspiré, et le troisième frappe en cadence des lames d’un bois sonore, dont les cliquetis font bon effet. L’orgue lao est un assemblage de seize bambous fins et longs, maintenus dans un morceau de bois d’ébène, munis d’une embouchure où le souffle de l’exécutant, tour à tour expiré et aspiré, fait vibrer de petites languettes d’argent appliquées à une ouverture pratiquée à chaque bambou, et obtient des sons harmonieux pendant que les doigts se promènent avec dextérité sur autant de petits trous qu’il y a de tuyaux. Leurs autres instruments ressemblent à ceux des Siamois.

Le 9 août, je quittai Luang-Prabang pour visiter les districts à l’est et au nord de cette ville.

Toute cette contrée n’est qu’une interminable succession de montagnes et de vallées ; celles-ci se creusent de plus en plus, celles-là s’escarpent davantage au fur et à mesure qu’on remonte vers le nord. Sur les sommets s’étendent d’épais jungles où retentit sans relâche le cri plaintif du gibbon, et souvent aussi le rauquement du tigre. Sur les pentes s’élèvent des futaies d’une essence résineuse, dont l’exploitation, industrie particulière du Laos, rappelle les procédés des résiniers des landes. Enfin, dans les concavités du sol, où règne le climat torride, l’arbre le plus commun est le palmier lan dont les feuilles, depuis des milliers d’années, tiennent lieu de papyrus, de parchemin et de papier aux poëtes sanskrits et aux théologiens de l’Indo-Chine.

Le 15 août, par une nuit splendide, je vins camper sur les bords du Nam-Kane ; la lune brillait d’un éclat extraordinaire, argentant la surface de cette charmante rivière, que bordent de hautes montagnes comme un immense et sombre rempart. Le cri des grillons troublait seul le calme et le silence dans lesquels mon petit cottage était plongé. De ma fenêtre, je dominais un paysage ravissant tout diapré de teintes opalées ; mais depuis quelque temps je ne puis apprécier ces choses ou en jouir comme autrefois ; je me sens triste, pensif et malheureux. Je regrette le sol natal. Je voudrais un peu de vie. Être toujours seul me pèse.

Parvenu à seize cents kilomètres au moins de l’embouchure du Mékong, je puis constater, par la masse énorme d’eau qu’il roule à travers les contre-forts des grandes chaînes sur lesquelles s’appuie la péninsule indo-chinoise, que ce fleuve, loin de prendre ses sources sur leur versant méridional comme l’Irrawady, le Saluen et le Ménam, vient de fort au delà et sans doute des hauts plateaux du Thibet. Me sera-t-il donné de faire plus ?

M. Mouhot bivaquant dans les bois de Laos. — Dessin de E. Bocourt d’après une aquarelle envoyée par le voyageur à sa famille quelques jours avant sa mort.

L’habillement des Laotiens de ces montagnes diffère peu de celui des Siamois ; les gens du peuple portent le langouti et une petite veste en coton rouge, et souvent point du tout. Hommes et femmes vont nu-pieds. Ils sont coiffés comme les Siamois. Les femmes sont généralement mieux que celles de ce dernier pays. Elles portent une seule courte jupe de coton et un morceau d’étoffe de soie sur la poitrine ; le plus souvent elles n’en ont point. Elles nouent leurs cheveux noirs en torchon derrière la tête. Les petites filles sont souvent fort gentilles, avec de petites figures chiffonnées et éveillées ; mais, avant qu’elles aient atteint l’âge de dix-huit ou vingt ans, leurs traits s’élargissent, leur corps se charge d’embonpoint ; à trente-cinq ans, ce sont de vraies sorcières, presque toutes affectées de goîtres, comme les femmes du Valais et des Grisons. Quant aux hommes, qui sont pour la plupart exempts de cette infirmité, j’ai remarqué parmi eux un grand nombre d’individus bâtis comme des athlètes et d’une force herculéenne. Quel beau régiment de grenadiers le roi de Siam pourrait recruter dans ces montagnes.

En somme, toute cette population, hommes, femmes et enfants, me rappelait les types du nord de la Polynésie, tels qu’ils sont représentés dans les grandes publications des marins français de 1820 à 1840. Certes, s’il avait été donné à l’illustre Dumont-d’Urville d’explorer les rives du Mékong, il aurait été fixé sur les origines des Carolins, des Tagales de Luçon et de ces Haraforas de Célèbes, qui lui ont apparu comme les ancêtres des Tongas et des Tahitiens.

On ne trouve dans leurs habitations ni chaises, ni tables, ni lits, pas même de vaisselle de terre ou de porcelaine ; à peu d’exceptions près, ils mangent leur riz gluant, façonné en boulettes, dans la main ou dans un petit panier tressé avec du rotin, et dont quelques-uns sont artistement travaillés.

Cabane laotienne. — Dessin de Sabatier d’après M. Mouhot.

L’arbalète et la sarbacane sont leurs armes de chasse, ainsi qu’une espèce de lance en bambou, et quelquefois, mais plus rarement, le fusil, dont ils se servent avec beaucoup d’adresse.

Dans le hameau Na-Lê, où j’arrivai le 3 septembre, j’eus le plaisir de tuer une tigresse qui, avec son mâle, causait de grands ravages dans la contrée, Le lendemain, le chef des chasseurs de ce village organisa en mon honneur une chasse aux rhinocéros, animal que je n’avais pas encore rencontré dans toutes mes courses à travers ces forêts. La manière dont les Laotiens font cette chasse est fort curieuse, fort intéressante, en raison de sa simplicité et de l’habileté qu’ils y déploient. Nous étions huit hommes, moi compris. J’étais armé d’un fusil, ainsi que mes domestiques ; j’avais placé au bout du mien ma longue baïonnette bien effilée ; les Laotiens ne portaient que de solides bambous emmanchés dans une lame de fer, tenant le milieu entre une baïonnette et un long poignard, tandis que la lance du chef était une sorte d’espadon, longue, effilée, forte et souple, mais ne brisant pas, ce qui fait la qualité de cette arme dangereuse.

Un chef laotien chassent le rhinocéros. — Dessin de Janet-Lange d’après M. Mouhot.

Ainsi armés nous nous mîmes en route dans le plus épais de la forêt, dont notre chef connaissait tous les détours et tous les gîtes à gibier. Après y avoir pénétré à peu près de deux milles, tout à coup nous entendîmes le craquement des branches et le froissement des feuilles sèches. Le chef prit les devants, nous faisant signe de la main, sans se retourner, de ralentir notre pas et nous tenir armés et prêts.

Bientôt un cri perçant se fit entendre : c’était le signal de notre chef, pour nous prévenir que l’animal n’était pas éloigné ; puis il se mit à frapper l’un contre l’autre deux tuyaux de bambou, et tous ses compatriotes poussèrent des cris sauvages pour forcer le rhinocéros à quitter sa retraite. Peu d’instants après, l’animal, furieux d’être dérangé dans sa solitude, venait droit à, nous ; c’était un mâle de la plus grande taille. Sans la moindre crainte, au contraire avec tous les signes de la plus grande joie, comme s’il était assuré de sa victoire, l’intrépide chasseur s’avança au-devant du monstre, et, la lance croisée, l’attendit à une certaine distance et comme le défiant. L’animal avançait toujours, baissant et relevant alternativement son énorme tête, la gueule grande ouverte. Arrivé à la portée de l’homme, celui-ci lui enfonça sa lance dans l’intérieur du gosier à une profondeur de plus d’un mètre et demi, et aussi tranquillement que s’il eût chargé une pièce d’artillerie. Cela fait, il abandonna son arme dans le corps de l’animal et vint nous rejoindre. Nous nous tenions à une distance respectueuse, de manière à assister à l’agonie de la brute sans avoir à craindre pour nous-mêmes. Elle poussait des mugissements affreux et se roulait sur le dos, en proie à des convulsions épouvantables, tandis que nos hommes poussaient des cris de joie. Quelques instants après, nous pûmes nous en approcher, elle vomissait des flots de sang. Je donnai une poignée de main au chef en le félicitant de son adresse et de son courage. Il me dit alors qu’à moi seul appartenait l’honneur d’achever animal, ce que je fis en lui perçant la gorge de ma longue baïonnette.

Le chasseur ayant retiré sa lance du corps du Béhémoth, me la présenta en me priant de l’accepter comme souvenir. Je lui donnai, en retour, un magnifique poignard européen…

Henri Mouhot.




À la date du 5 septembre finit le journal de voyage de M. Mouhot. Jusqu’au 25 du mois d’octobre, il à toutefois continué de tenir fidèlement son registre météorologique ; mais les dernières notes inscrites sur son carnet de route se bornent aux suivantes :

Le 20 septembre, départ de B…p.

Le 28, ordre du Sénat de Luang-Prabang envoyé à B…, enjoignant aux autorités de ne pas me laisser dépasser cette limite.

Le 15 octobre, départ pour revenir à Luang-Prabang.

Le 18, halte à H…

Le 19, je suis atteint de la fièvre.

Le 29 : « Ayez pitié de moi, ô mon Dieu !… »


Cette exclamation suprême, tracée d’une main tremblante, est la dernière que le voyageur ait confiée au papier. De violentes douleurs céphalalgiques et une prostration toujours croissante semblent lui avoir fait tomber la plume des mains. Cependant l’intrépide naturaliste avait une telle confiance en ses forces, qu’il ne paraît pas avoir eu conscience de sa fin prochaine, à en juger du moins par la réponse invariable qu’il faisait à son fidèle Phraï, chaque fois que celui-ci lui demandait s’il n’avait rien à écrire à sa famille : « Stop ! stop ! Attends ! attends ! As-tu peur ? » Le 7 novembre, le malade tomba dans un coma entrecoupé de délire. Le 10, à sept heures du soir, il n’était plus ! Vingt-quatre heures plus tard, et contrairement à l’usage du Laos, qui est de suspendre les cadavres au sommet des arbres et de les y abandonner, la dépouille mortelle de notre compatriote fut inhumée, selon le rite européen, par les soins de Phraï et de Dong, son compagnon, qui tous deux, trois mois plus tard, rapportaient à Bangkok, avec les détails qui précèdent, les collections, les effets et les papiers de leur maître.

Qu’ils soient bénis pour leur fidélité ! C’est le vœu de la veuve, du frère, de la famille entière d’Henri Mouhot. Puisse-t-il être aussi celui des lecteurs de ce récit !

Cimetière protestant, à Bangkok. — Dessin de Catenacci d’après une photographie.

En terminant, il nous en reste un encore à formuler. Henri Mouhot repose à cinq mille lieues de sa terre natale, à trois cents lieues au moins du point le plus rapproché qu’habite un Européen. N’y aurait-il pas justice à ce que l’Angleterre, dont les musées ont reçu les collections qui lui ont coûté la vie, — à ce que la France, à laquelle il a montré et ouvert le chemin du Cambodge, — lui élevassent à frais communs un modeste mais durable monument dans le cimetière chrétien de Bangkok, où sans doute il est allé rêver plus d’une fois, et dont la brillante végétation réunit sous une ombre propice la plupart des objets spéciaux de ses études : les fleurs, les insectes et les oiseaux des tropiques ?

F. de L.



  1. Suite et fin. — Voy. pages 219, 225, 241 257, 273, 289, 305 et 321.
  2. Ainsi appelés à cause du tatouage qu’ils se font à la partie supérieure des cuisses.