Voyage dans l’Asie centrale, de Téhéran à Khiva, Bokhara et Samarkand/02

Deuxième livraison
Traduction par Forgues.
Le Tour du mondeVolume 12 (p. 49-65).
Deuxième livraison


VOYAGE DANS L’ASIE CENTRALE,

DE TÉHÉRAN À KHIVA, BOKHARA ET SAMARKAND,


PAR ARMINIUS VAMBÉRY[1],
SAVANT HONGROIS DÉGUISÉ EN DERVICHE.
1863. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


IV

Avertissement salutaire de Hadji Bilal. — Je distribue des bénédictions et des souffles sacrés. — Un docteur turkoman. — La muraille d’Alexandre. — Une mosquée nouvelle. — Mes excursions chez le Atabeg et les Goklen. — Les tumuli antiques. — Richesses archéologiques et traditions singulières. — Un vol. — Police sacerdotale. — L’esclavage chez les Turkomans. — Institutions. — Repos. — Fiançailles. — Préparatifs de départ pour Etrek. — La Barbe grise. — Retour d’une razzia.

Le 13 avril, je m’éveillai pour la première fois sous une de ces tentes turkomanes appelées tchatma par les Ymuts, aladja chez la plupart des autres tribus. L’excellente nuit que j’avais passée, la construction élégante et légère de l’habitation portative ou je me trouvais, donnaient à mon cœur une élasticité, un ressort inouïs ; j’étais sous le charme de toutes ces choses nouvelles, et ma joie, que je ne pouvais réfréner, attira l’attention d’Hadji Bilal. Il me proposa une courte promenade avec lui, et quand nous fûmes à certaine distance de la tchatma, il me fit remarquer qu’il était grand temps de dépouiller absolument mon caractère d’effendi pour devenir un derviche de corps et d’âme.

« Vous avez pu déjà observer, me dit cet ami sincère, que mes compagnons et moi, nous distribuons au public les bénédictions (fatiha) qu’il attend de nous, et vous devez faire de même. Je sais bien que telle n’est pas la coutume dans le pays de Roum ; mais ici vous surprendriez tout le monde si, vous donnant pour un derviche, on vous voyait omettre un rite aussi caractéristique. Vous en connaissez la formule : prenez donc un visage sérieux et ne marchandez pas vos fatiha ; vous pouvez aussi accorder vos nefes (souffles sacrés) aux malades près desquels vous serez appelé : seulement, en pareil cas, n’oubliez jamais de tendre la main, car il est notoire que les derviches firent leur subsistance de ces menus offices religieux, et l’on tient toujours en réserve un petit présent à leur offrir. »

Tout en me donnant ces conseils, Hadji Bilal s’excusait de me régenter ainsi : mais c’était, disait-il, pour mon bien, et il me rappelait l’histoire de ce sage voyageur qui, parvenu dans un pays dont les habitants étaient borgnes, se condamna, pour marcher de pair avec eux, à ne se servir que d’un œil.

Quand je l’eus chaudement remercié de ses bons avis, il n’apprit aussi que Khandjan et plusieurs autres Turkomans s’étaient enquis avec une insistance particulière de ce qui pouvait me concerner ; il avait eu la plus grande peine du monde à leur ôter de la tête que je fusse un personnage officiel. Je devais être chargé, selon eux, d’une mission politique, et ils penchaient naturellement vers cette idée, que j’étais dépêché par le sultan vers les princes de Khiva et de Bokhara pour contre-balancer auprès de ces derniers l’influence russe. Comme ils avaient le plus grand respect pour Sa Hautesse, Hadji Bilal ne tenait pas à leur ôter d’une façon trop complète cette croyance qui pouvait nous servir. Mais en même temps il fallait se garder de déposer un seul instant mon masque de derviche, car ces sortes d’énigmes et de situations ambiguës conviennent essentiellement au naturel des gens chez lesquels nous étions.

Une fois ceci convenu, nous rentrâmes au logis, où notre hôte nous attendait avec un certain nombre de ses amis et de ses parents. Il commença par nous présenter sa femme et sa vieille mère qu’il recommandait l’une et l’autre à notre puissante intercession, à nos bénédictions inappréciables. Nous fîmes ensuite connaissance avec les autres membres de la famille. Quand nous eûmes rendu à tous les services réclamés par eux, Khandjan nous fit observer qu’il était dans les mœurs du pays de regarder un hôte comme l’égal du parent le plus proche ; nous étions donc libres désormais d’aller et venir à notre gré, non-seulement sur les domaines de son clan, mais dans tout le territoire possédé par les Yomuts ; si quelqu’un s’avisait de toucher à un cheveu de nos têtes, le keste (ainsi s’appelait son clan) se regarderait comme tenu d’exiger une réparation éclatante.

« Il vous faudra, poursuivit-il, demeurer ici jusqu’à ce qu’une caravane soit prête à partir pour Khiva, et ceci vous retardera au moins de deux semaines ; profitez de ce répit pour visiter nos ovas les plus lointaines. Jamais un Turkoman ne laissa sortir un derviche de sa tente sans l’avoir gratifié de quelques présents. Vous ne vous trouverez pas mal d’avoir garni vos besaces, car vous ferez bien du chemin avant de pouvoir renouveler vos provisions, puisque vous voulez absolument pousser jusqu’à Khiva et Bokhara. »

Cette liberté complète donnée à nos mouvements comblait précisément mes vœux les plus chers. Je ne voulais rester à Gömüshtepe que le temps strictement nécessaire pour étudier un peu plus à fond les gens de l’endroit et me familiariser avec l’usage de leur dialecte.

Pendant les premiers jours, toutes les fois que Khandjan, son frère, ou quelque autre ami intime de la famille allait en tournée de visites, je ne manquais jamais de l’accompagner. Un peu plus tard, je suivis soit Hadji Bilal, colportant à droite et à gauche ses pieuses bénédictions, soit Hadji Salih, dont l’assistance médicale était de plus en plus sollicitée. Dans ces dernières occasions, pendant que mon collègue appliquait le remède, je récitais à voix haute la formule de bénédiction, après quoi on ne manquait jamais de m’offrir tantôt un petit tapis de feutre, tantôt un poisson séché ou quelque autre bagatelle analogue. Soit que notre double traitement eût rencontré tout d’abord d’heureuses chances, soit en vertu de la curiosité qu’inspirait généralement le hadji turc (hadji roumi, — c’est ainsi que j’étais désigné), ma clientèle s’étendit rapidement. Cinq jours après notre arrivée à Gömüshtepe, mes compagnons s’étonnaient déjà de voir se presser à mon lever une quantité de malades, ou soi-disant tels, à qui je distribuais, selon l’occurrence, tantôt ma sainte bénédiction, tantôt le « souffle sacré, » tantôt des sentences écrites de ma main et destinées à servir de talismans, le tout sans manquer jamais de percevoir les honoraires qui m’étaient dus. Çà et là je tombais sur quelque politique profond qui, me regardant comme un agent de la diplomatie, se permettait de révoquer en doute la sainteté de mon caractère ; mais ceci n’était qu’un inconvénient mitigé, puisque personne après tout ne soupçonnait mon véritable rôle et ne songeait à reconnaître en moi un homme d’Europe. Aussi éprouvais-je une grande satisfaction et me sentir en état de circuler librement sur une terre jusqu’ici presque inaccessible aux gens de ma race.

Mes relations devenaient plus nombreuses de jour en jour. Je comptai bientôt parmi elles les principaux du pays et les plus influents. Néanmoins, l’amitié qui me profita le mieux fut celle de Kizil Akhond (son véritable nom était Murad), docteur turkoman des plus distingués, avec lequel j’étais dans les meilleurs termes et dont la recommandation m’ouvrit toutes les portes. Jadis, quand il étudiait à Bokhara, Kizil Akhond avait mis la main sur un livre écrit en turc-osmanli, une espèce de commentaire explicatif des sentences et des principaux termes du Koran. Certaines parties de cet ouvrage lui restaient inintelligibles. J’en possédais la clef, et ma collaboration lui fut par conséquent des plus agréables ; aussi vantait-il de tous côtés mon érudition et me représentait-il comme profondément versé dans la littérature islamite. Je nouai aussi des rapports amicaux avec Satlig Akhond, prêtre vénérable dont le savoir était au-dessus du médiocre. Lorsque je le rencontrai pour la première fois, il remercia solennellement la Providence pour lui avoir permis de contempler face à face un musulman de Roum, cette source de la vraie foi ; et quelqu’un des assistants ayant trouvé une remarque à faire sur la blancheur de mon teint, le bon prêtre s’écria que telle était la couleur de l’Islam (nur üt Islam), dévolue aux seuls croyants occidentaux comme une marque de la bénédiction divine. Je cultivais également avec assiduité la connaissance du Mollah Durdis, investi des fonctions de kazi-kelan (juge supérieur), car j’avais promptement acquis la conviction que, chez ces peuples sauvages, la seule classe des Oulémas exerce une influence réelle, et que l’ascendant des Aksakal (ou barbes grises), regardé chez nous comme supérieur à tout autre, n’a pas à beaucoup près l’importance qu’on lui prête.

La confiance toujours croissante que me témoignaient mes nouveaux hôtes justifiait à mes yeux la ligne de conduite que j’avais adoptée avec une imprudence apparente. Ils m’en donnèrent une preuve bien marquée, lorsque, se décidant à bâtir une mosquée avec quelques débris des anciennes ruines grecques auxquelles Gömüshtepe doit son nom, on me pria d’indiquer l’emplacement du mihrab (autel), d’après la recommandation de Kizil Akhond qui m’avait désigné comme le derviche le plus instruit et le plus expérimenté de la bande.

Jusqu’au moment dont je parle, et sauf les constructions que les Grecs ont élevées, à ce qu’on assure, dans le voisinage de Gömüshtepe, on aurait parcouru le district tout entier sans y trouver le moindre semblant de murailles ; et il faut certainement regarder comme l’indice d’un progrès quelconque dans les voies de la civilisation, l’idée de bâtir un édifice consacré au culte, dans cette espèce de camp dont les Yomuts semblent avoir fait leur capitale. Depuis quelque temps déjà, chacun des pieux coreligionnaires s’imposait le devoir de transporter à pied d’œuvre un certain nombre de ces belles briques carrées qu’on détache des fortifications élevées par Alexandre, et comme les matériaux semblaient en quantité suffisante, un des Turkomans venait d’être expressément investi des fonctions d’architecte. Ses affaires l’avaient à plusieurs reprises conduit du côté d’Astrakhan, et on lui attribuait certaine expérience en matière de constructions ; aussi était-il chargé de la besogne tout entière. Lorsque, avec le secours de la boussole, je leur eus indiqué fort exactement la direction où se trouve la Mecque, ils se mirent à dresser les murs sans s’inquiéter en aucune manière d’en creuser les fondations, négligence qui offrait d’assez pauvres garanties pour la solidité du monument, auront peut-être à se louer sous d’autres rapports. Étant donné, qu’il reste assez longtemps debout, les Russes, effectivement, pourraient s’en servir un jour ou l’autre comme ouvrage avancé de quelque forteresse, et les vastes desseins du conquérant macédonien se trouveraient profiter en définitive à l’ambition rivale d’un Romanov.


Jeune fille turkomane. — Dessin d’Émile Bayard d’après Vambéry.

Après une semaine ainsi passée à Gömüshtepe, j’avais de par les protections que je viens d’énumérer, une foule de connaissances diverses. Elles me mirent en état de percer à jour les relations sociales établies entre ces gens-ci, de suivre dans leurs nombreuses ramifications les éléments dont une tribu se compose, de fixer approximativement mes idées sur la nature du lien qui les rattache et fait vivre ensemble ces intérêts si compliqués et si discordants ; tâche moins facile que je ne l’avais supposé au premier abord. Pour peu qu’il m’arrivât d’effleurer une question relative au train de la vie quotidienne, de manifester ma curiosité à propos de tel ou tel objet mondain, mes interlocuteurs se demandaient, avec étonnement, pourquoi un derviche, exclusivement voué aux préoccupations religieuses, se mêlait ainsi des affaires transitoires d’ici-bas. Il fallait suivre cette enquête avec toute sorte de précautions, et la prudence la plus vulgaire m’interdisait d’y procéder par voie de questions directes. Heureusement pour moi, cependant, les Turkomans, dont la vie se passe, déduction faite du temps consacré à leurs maraudes, dans l’oisiveté la plus absolue, se laissent facilement aller à perdre des heures entières en débats prolongés sur tout incident qui intéresse l’existence nationale, et je n’avais alors pour m’instruire qu’à les écouter en silence. Assis au milieu d’eux et comme perdu dans mes rêveries, j’ai souvent eu l’occasion, tout en égrenant mon chapelet, d’étudier ainsi l’histoire de leurs razzias (alaman), de leurs relations avec Vilayet (la Perse), le Khan de Khiva, et les autres peuples nomades[2].



Je profitai de cet intervalle de repos pour me faire conduire par Kizil Akhond, d’abord chez les Atabeg, tribu des Yomuts qui réside beaucoup plus à l’est, et aussi chez les Turkomans appelés Goklen, excursion très-intéressante pour moi, car elle me fournit l’occasion d’examiner une bonne portion de la muraille bâtie par Alexandre, quand il voulut opposer une barrière aux redoutables incursions des cavaliers du Désert. Nous marchions dans la direction de l’est, mais il nous fallut faire de longs et fréquents détours, afin d’éviter des marécages couverts de roseaux, et nous tenir à l’abri des sangliers sauvages qui infestent par centaines ces lieux inhabités. Les marais dont je parle proviennent de la Görghen, que gonflent les pluies de printemps et qui déborde sur une étendue de plusieurs milles son lit envahi par elles. Il devait en être ainsi dans un temps déjà loin parlé fut élevée, en arrière de la rive septentrionale, à une distance qui varie entre quatre et six milles anglais, et comme elle suivait autant que possible les points les plus élevés de la plaine, c’est encore le long de ces murs, aujourd’hui ruines, que passe la route la moins exposée en toute saison. C’est dans le même voisinage, et sans doute par le même motif, que nous trouvions la grande majorité des tentes ; il ne nous arrivait guère de marcher une heure de suite sans en rencontrer un groupe plus ou moins considérable. Je n’ai pas poussé jusqu’à l’extrémité occidentale de ces antiques fortifications et ne me sens aucunement disposé, dès lors, à tenir pour le moins du monde fondées les traditions fabuleuses dont on me régalait en leur honneur. Je crois, en revanche, avoir constaté que du côté de l’est, la muraille commence sur deux points différents ; le premier au nord-est de Gömüshtepe, où un amas de ruines plus considérable que les autres indique, sur la plage même, le début de l’énorme boulevard ; le second à vingt milles anglais environ, au midi de la rivière Etrek, également dans le voisinage de la mer. Ces deux sections se réunissent un peu au-dessus de l’Altin Tokmak. Quant à celle qui part de Gömüshtepe, j’ai pu la suivre, deux jours durant, sur un parcours de dix milles géographiques dans la direction de l’ouest au nord-est. Elle se distingue sans peine, élevée qu’elle est de deux ou trois pieds au-dessus du sol adjacent. Pris dans son ensemble, l’ouvrage offre assez bien l’aspect d’une longue ligne de retranchements que flanquaient, de mille en mille pas, les tours dont on aperçoit encore le relief ; autant qu’on en peut juger, ces dernières étaient de dimensions à peu près égales.

Parallèlement à ces murs, on voit aussi quelques autres monticules considérables dont je léguerais volontiers l’exploration aux voyageurs qui doivent me succéder, n’ayant moi-même aucun renseignement, ni même aucune hypothèse raisonnable à fournir sur ce qui les concerne. Quelques-uns des plus petits ont été fouillés par les Turkomans, et d’après ce qui me fut dit, on y aurait trouvé, à l’intérieur d’un bâtiment carré, une urne colossale, mince comme du papier, laquelle renfermait des cendres bleuâtres, un petit nombre de pièces d’or et quelques autres objets de prix. De là vient que, dans le pays entier, la muraille est appelée Kizil Alan (celle qui reçoit de l’or). Il ne faudrait pas confondre les monticules dont je parle ici avec ces yoska que les Turkomans élèvent en commémoration de leurs plus illustres défunts. Mon guide, Kizil Akhond, si instruit qu’il fût, paraissait fort étonné de me voir prendre tant d’intérêt au « mur d’Alexandre » (Seddi Iskender[3]). Suivant lui, ce rempart avait été élevé par les génies (djins), d’après les ordres du souverain tout-puissant : « Alexandre, me disait-il, était un musulman bien autrement pieux que nous autres, et c’est pour cela que les esprits souterrains lui devaient, bon gré mal gré, une obéissance absolue… » Là-dessus, il allait sans doute me raconter la descente mythologique d’Alexandre dans le royaume des ténèbres, lorsqu’il resta muet tout à coup en me voyant occupé à détacher violemment une des briques du mur sacré : — ce n’était pas une petite affaire, attendu que ces carreaux, d’un rouge vif, semblent, pour ainsi dire, fondus dans le massif auquel ils appartiennent ; il est souvent plus facile de les briser que de les en extraire.

Tous ces environs ne sauraient manquer d’offrir quelque jour un texte précieux aux dissertations archéologiques. On y trouve non-seulement les traces nombreuses de la domination grecque, mais encore les monuments enfouis de l’antique civilisation iranienne ; en effet, les historiens arabes font de fréquentes allusions à l’importance du Bas-Görghen, cité dont les ruines existent encore à l’endroit appelé Shehri Djordjan. Kumbezi-Kaus (le dôme de Khaus) lui-même — monument écroulé dont j’ai ouï parler sans qu’il m’ait été donné de le voir — mérite, selon toute probabilité, plus d’attention que ne lui en ont accordé jusqu’ici, dans leurs rapides voyages, les explorateurs britanniques.

J’étais fort surpris de voir que Kizil Akhond — auquel j’avais jusqu’alors accordé les priviléges de la science, mais non ceux de la richesse possédait, sur différents points, des tentes, des femmes et des enfants, le tout composant une famille nombreuse, issue de trois mariages consécutifs. Après avoir été présenté par lui, successivement, au sein de ses différents ménages, je commençai à comprendre que sa petite tournée n’était peut-être pas uniquement une affaire de magistrature. Au surplus, l’accueil qui lui était fait chez les siens, et celui dont il était honoré par les étrangers, ne différait pas d’une manière essentielle. Le Mollah — on le désignait ainsi par excellence — n’entrait guère dans une tente turkomane sans s’y trouver, comme chez lui, maître et seigneur de toutes choses. Même dans le camp des tribus hostiles, on ne se contentait pas de le traiter avec mille égards, et il n’en sortait guère que chargé de présents. Réputé son disciple, j’obtenais par ricochet les bénéfices de cette popularité si universelle : jamais je n’étais omis dans les libéralités dont il était l’objet, et l’on m’offrait soit des namdzdji (nattes pour s’agenouiller pendant la prière), soit un manteau turkoman, soit un de ces grands bonnets de feutre dont se coiffent les cavaliers nomades. Quand je l’avais posé sur ma tête, et qu’une écharpe roulée tout autour s’était transformée en un léger turban, mon costume se trouvait absolument semblable à celui des Mollahs du pays.

Rentré à Gömüshtepe, j’y trouvai mes collègues fort inquiets de mon absence prolongée, et regrettant de ne s’être pas opposés avec plus d’énergie à l’excursion que j’avais voulu tenter. Je m’informai naturellement de tous et de chacun. Hadji Salih, m’apprit-on, avait tiré bon parti de sa médecine et réalisé de notables profits. Hadji Kari Meszud, logé dans une mosquée, — c’est-à-dire dans une tente affectée au service du culte, — y avait été victime d’un vol. Après de longues et inutiles recherches, l’ishan (ou prêtre) déclara qu’il lancerait immédiatement l’anathème sur le voleur, si l’objet du larcin ne se retrouvait pas. Vingt-quatre heures étaient à peine écoulées, lorsque le criminel, bourrelé de remords, vint se dénoncer lui-même, rapportant, en sus de ce qu’il avait pris, une offrande expiatoire.

On me fournit aussi des renseignements favorables sur le sort d’une caravane, alors dirigée du côté de Khiva. Mes amis me racontèrent que le khan de cette principauté, auquel les médecins recommandaient l’usage habituel du lait de buffle, avait expédié tout exprès à Gömüshtepe son chef de caravane (kervanbashi[4]) chargé de lui acheter deux couples de ces animaux, qui ne sont pas encore naturalisés dans le pays où il règne. Ce personnage officiel avait poussé jusqu’à la ville d’Astrabad, et nous devions profiter de son retour pour assurer à notre voyage toute garantie de succès. C’était effectivement mettre bien des chances de notre côté que de marcher sous la direction d’un homme qui, mieux que tout autre, devait avoir pratiqué les invisibles chemins du Désert.

Une chose m’étonnait : c’était la répugnance marquée de beaucoup de mes compagnons de route pour ce pays où leur était prodiguée une hospitalité si généreuse. Déjà las de vivre au milieu des Turkomans, ils affirmaient que, pour tout homme, doué de quelques sentiments humains, le spectacle des tortures infligées aux malheureux captifs persans devenait à la longue un véritable supplice : « Certes, disaient-ils, il ne s’agit que d’hérétiques, et pendant que nous traversions la Perse leurs compatriotes ne nous ont guère épargnés ; mais ce que souffrent ici ces misérables n’est véritablement pas à tolérer. » La compassion manifestée par ces hommes, dans le pays desquels le commerce des esclaves ne s’est pas introduit, et les imprécations que leur arrachait l’inhumanité des karaktchi (brigands) suffisent pour donner une idée de la misérable condition à laquelle étaient en effet réduits les infortunés prisonniers du Turkestan.

Essayons de nous figurer ce que doivent être les impressions d’un villageois des frontières persanes — fût-il compté parmi les plus pauvres de sa race — lorsque, victime d’une surprise nocturne, il se voit arraché à sa famille, et quand il arrive, souvent couvert de blessures, dans un lieu comme celui-ci. Il lui faut d’abord échanger ses vêtements habituels contre quelques haillons turkomans qui couvrent à peine une partie de son corps ; les entraves dont il est chargé meurtrissent ses chevilles endolories et lui infligent à chaque pas une souffrance nouvelle ; pendant les premiers jours, quelquefois pendant les premières semaines de sa captivité, on le soumet à la diète la plus rigoureuse. La nuit, pour prévenir toute tentative d’évasion, on charge aussi son cou d’une karabogra (anneau de fer) fixée à une cheville, de telle sorte que le bruit du métal trahit ses plus légers mouvements. Ses souffrances n’auront de terme que si ses parents ou amis peuvent payer sa rançon. Dans le cas contraire, il sera vendu sur place ou conduit, à marches forcées, du côté de Kiva et de Bokhara.


Un esclave persan chez les Turkomans. — Dessin de Émile Bayard d’après Vambéry.

Mes oreilles ne s’habituaient pas au grincement de ces chaînes odieuses, bruit sinistre qu’on ne manque jamais d’ouïr sous la tente de tout Turkoman qui occupe un certain rang et affiche certains dehors. Notre ami Khandjan lui-même possédait des esclaves, — deux jeunes gens de dix-huit à vingt ans, — et j’éprouvais une indicible émotion à voir chaque jour ces malheureux, presque enfants encore, traîner ainsi leur boulet. Il me fallait par surcroît écouter, sans mot dire, les injures, les imprécations dont on les chargeait au moindre mécontentement. Le plus léger témoignage de pitié aurait d’autant plus vite excité les soupçons que ma connaissance de leur langue natale portait ces infortunés à m’interpeller fréquemment. Le plus jeune de ces esclaves, un bel Irani aux cheveux noirs, me supplia d’écrire pour lui à ses parents qu’il adjurait de vendre maison et troupeaux pour le tirer de sa captivité ; on pense bien que je ne lui refusai pas ce service. Un jour que je me croyais à l’abri de tout regard, je me permis de lui offrir une tasse de thé ; mais par malheur, au moment où il étendait la main pour la prendre, je ne sais quel importun pénétra inopinément sous la tente ; il fallut, modifiant mon geste, feindre une tout autre intention, et même, pour plus de vraisemblance, frapper légèrement ce malheureux.

Pendant mon séjour à Gömüshtepe, il ne se passa pas une nuit sans qu’un coup de fusil, parti du rivage, nous annonçât l’arrivée de quelque bateau-pirate chargé de butin. Le matin venu, j’allais réclamer, des héros victorieux, la dîme due aux derviches, ou plutôt, je dois le dire, voir les pauvres Persans aux prises avec les premières angoisses de la captivité. Mon cœur saignait devant ces horribles scènes ; mais il fallait bien se bronzer là-dessus pour étudier, comme ils méritaient de l’être, ces contrastes frappants de vertu et de vice, de tyrannie et d’humanité, d’honnêteté scrupuleuse et de brigandage sans frein.

Une quinzaine s’était à peine passée, que je commençais, moi aussi, à me lasser de cette résidence et à jeter malgré moi des regards d’envie sur les frontières de la Perse. Nous n’en étions guère qu’à quelques lieues ; mais par les mœurs, les habitudes, la manière de voir, Turkomans et Persans diffèrent aussi bien que si les deux peuples étaient placés à d’énormes distances l’un de l’autre, tant sont puissantes l’influence de la religion et celle des traditions historiques. Je souris parfois en songeant que les Turkomans qui, à certains égards, se montraient si féroces, à ce moment-là même se mettaient en frais de pieuses réjouissances (lillah) auxquelles était nécessairement conviée toute notre société de pèlerins. Ces invitations se réitéraient plusieurs fois chaque jour. Je n’acceptais guère que les deux premières, témoignant par mon attitude que je désirais être dispensé de la troisième ; en pareil cas, celui par qui j’étais invité prétendait, par ses bourrades, me contraindre à quitter ma tente, et, d’après les règles de l’étiquette indigène, plus rudes étaient les coups de coude dont il régalait mes côtes, plus sincère et plus cordial se manifestait son désir de me voir assis à sa table. En pareille occasion, notre hôte étalait devant la tente quelques pièces de feutre, voire un tapis s’il voulait se montrer particulièrement magnifique, sur lequel les convives s’asseyaient en rond, par groupes de cinq ou six ; à chacun de ces groupes était départie une vaste écuelle de bois dont les dimensions et le contenu correspondaient au nombre et à l’âge de ceux qui devaient y puiser. Nous y plongions tour à tour, jusqu’à épuisement complet, nos mains entr’ouvertes. Je ne crois pas que la qualité des mets qui nous étaient servis ou la façon de les apprêter puisse intéresser nos gastronomes ; aussi me bornerai-je à remarquer, en passant, que la viande de cheval et de chameau faisait le fond habituel des repas, et je me garderai de mentionner celles qui nous tenaient lieu de venaison.

Pendant mon séjour chez Khandjan, il fiança son fils, qui n’était pas âgé de plus de douze ans, à une jeune fille alors dans sa dixième année. Cet événement domestique fut célébré par une fête à laquelle nous, ses hôtes, ne pouvions nous dispenser d’être présents. En pénétrant sous la tente de la fiancée, nous trouvâmes celle-ci absorbée dans un travail de broderie. Elle ne se dérangea pas un moment et ne parut pas s’apercevoir que nous étions là ; pendant deux heures que dura cette visite, elle ne témoigna qu’une fois — par un regard furtif dont je surpris la direction — qu’elle se savait en présence d’étrangers. Durant le repas, composé en mon honneur de riz bouilli dans du lait, Khandjan nous fit remarquer que la cérémonie des fiançailles avait été d’abord fixée à l’automne suivant, mais qu’il en avançait le terme pour qu’elle pût avoir lieu sous nos auspices, et afin que nos bénédictions fussent acquises à l’hymen projeté.

Je ne dois pas oublier que nous fûmes aussi reçus dans cette occasion par un karakichi, qui, tout seul, à pied, non content de forcer trois Persans à se rendre, les avait chassés devant lui, comme autant de moutons, pendant plus de huit milles. Il nous paya les dîmes du butin, telles qu’on les perçoit au nom de l’Église ; elles ne montaient qu’à la modique somme de deux krans, et Dieu sait avec quelle joie le brave homme nous entendit entonner, d’une voix unanime, la fatiha (bénédiction) qu’il avait si bien méritée !

Trois semaines s’étaient écoulées à Gömüshtepe, — bien contrairement à mes désirs, on peut le croire, — lorsque le zèle hospitalier de Khandjan lui permit de se prêter aux préparatifs de notre départ. Acheter des chameaux nous eût entraînés à trop de dépense, et nous décidâmes que nous en louerions un par chaque couple de pèlerins, pour transporter notre farine et notre eau. L’exécution de ce plan n’eût pas été facile, si nous n’avions eu le bonheur de trouver dans Ilias Beg, charge de notre bétail, un conseiller excellent. Peut-être n’était-il pas au fond très-religieux, et notre caractère de hadjis paraissait lui inspirer un respect médiocre, mais il n’en montrait pas moins la plus grande exactitude à remplir ses devoirs hospitaliers et à nous donner satisfaction sur toutes choses, fût-ce au prix de véritables sacrifices. Ilias, Turkoman de Khiva, fait partie de la tribu des Yomuts ; chaque année, il traverse pour ses affaires le désert de Gömüshtepe : pendant son séjour, la protection de Khandjan le met à l’abri des périls qui, sans cela, le menaceraient comme tout autre étranger. Il arrive généralement en automne, et s’en retourne au printemps avec vingt ou trente chameaux chargés, ou de marchandises à lui, ou de celles que des tiers ont consignées en ses mains. Ayant cette année à ramener avec lui quelques chameaux de surplus, la petite somme que nous lui payerons pour la location de ces animaux est un profit imprévu qui lui tombe du ciel.

Khandjan nous a d’ailleurs recommandés à lui de la manière La plus expresse : « Ilias, lui a-t-il dit, votre vie répondra de la leur. » Et cette formule solennelle atteste assez l’importance qu’il attache à notre sécurité. Ainsi interpellé, Ilias — baissant les yeux comme font ces nomades, quand leur attention est fortement sollicitée lui a répondu très-bas et sans presque remuer les lèvres : « Je vois bien que vous ne me connaissez pas. »

Le singulier sang-froid des deux Turkomans ayant quelque peu agacé mes nerfs encore à demi européens, je me permis certaines observations, sans prendre garde que Hadji Bilal et mes autres compagnons, auditeurs de ce dialogue, étaient demeurés complétement impassibles, et je regrettai de ne pas les avoir imités en voyant mes interpellations inopportunes rester, plusieurs fois de suite, sans réponse. La négociation, ainsi menée en dehors de nous, aboutit à ce que chaque chameau nous coûterait deux ducats d’ici à Khiva. Quant à notre farine et à notre eau, Ilias s’en chargeait à titre purement gratuit.

La modique somme d’argent que j’avais emportée avec moi, cousue et cachée dans les diverses pièces de mon misérable déguisement, encore accrue des dons que j’avais reçus en ma qualité de hadji, m’aurait mis à même de louer un chameau pour moi tout seul ; mais j’en fus dissuadé par Hadji Bilal et Sultan Mahmoud. Selon eux, la meilleure garantie de sécurité, parmi ces tribus nomades, était justement un extérieur misérable, fait pour exciter la pitié ; tout au contraire, le moindre symptôme de richesse devait, en éveillant leur cupidité, appeler maint et maint danger sur nos têtes. Le meilleur de nos amis nous deviendrait hostile pour peu qu’il nous soupçonnât d’être bons à dépouiller. Ils me nommèrent plusieurs de nos hadjis, pourvus d’abondantes ressources, et qui, néanmoins, par prudence, en étaient réduits à se couvrir de haillons et à voyager sans monture. Forcé de reconnaître qu’ils avaient raison, je me bornai à la location d’une montée de chameau, stipulant seulement que je pourrais me servir d’un kedjeve[5], attendu que, boiteux comme je l’étais et ne pouvant marcher, il serait trop fatigant pour moi de rester jour et nuit, pendant quarante stations, étroitement pressé, sur la même selle de bois, contre un de mes compagnons. Ilias n’accepta pas tout d’abord cette combinaison ; il objectait, et à bon droit, que le kedjeve constituerait un double fardeau pour le pauvre animal appelé à nous porter dans le Désert. Khandjan, à la longue, finit par calmer ses scrupules. Je me trouvais donc assuré de pouvoir quelquefois me livrer au sommeil pendant ce voyage de Khiva que nous devions accomplir en vingt jours et dont tout le monde nous parlait dans les termes les moins rassurants ; mais ce qui me plaisait le plus, dans cet arrangement, c’était la certitude d’avoir pour vis-à-vis, pour contre-poids, si l’on veut, dans le kedjeve correspondant au mien, Hadji Bilal, mon meilleur ami, dont la société me devenait peu à peu indispensable.

La conférence terminée, nous payâmes d’avance, ainsi que l’exige la coutume, le prix de location dû au chamelier. Hadji Bilal récita un fatiha, et lorsque Ilias eut promené ses doigts à travers sa barbe, composée à vrai dire de quelques poils très-clair-semés, l’affaire se trouva définitivement conclue. Nous n’avions plus qu’à lui demander de partir aussitôt que possible. À cet égard, il ne voulut s’engager par aucune promesse ; tout dépendait du kervanbashi envoyé par le khan, et qui devait, avec ses buffles, prendre la direction de la caravane.

En peu de jours nous fûmes prêts à partir pour Etrek, notre point de rendez-vous, et dès lors je me sentis doublement pressé de quitter Gömüshtepe. Effectivement, nous y avions déjà perdu un temps précieux ; je constatais les approches toujours plus imminentes de la saison chaude ; et nous avions à craindre que les eaux de la pluie, celles du moins que le Désert conservait encore, ne devinssent de plus en plus rares. D’autre part, je commençais à me sentir gêné par les absurdes rumeurs qui circulaient touchant ma personne. Tandis qu’en général j’étais simplement regardé comme un pieux derviche, certains faiseurs de conjectures ne pouvaient renoncer à l’idée que j’étais un homme influent, un envoyé diplomatique du sultan, régulièrement accrédité auprès de l’ambassadeur turc à Téhéran, ayant à ses ordres un millier de fusils, et engagé dans je ne sais quel projet mystérieux contre la Russie et la Perse. Ceci venant aux oreilles des Russes d’Ashourade, ils auraient certainement pris la chose en plaisanterie ; toutefois, ils pouvaient être amenés à s’enquérir de l’étranger qui attirait ainsi l’attention, et, si mon déguisement leur était révélé, je risquais une captivité cruelle, destinée peut-être à durer autant que ma vie. Mainte et mainte fois, en conséquence, je suppliai Hadji Bilal, ne dussions-nous pas pousser très-loin, de quitter au moins Gömüshtepe ; mais l’impatience qu’il avait d’abord témoignée s’était changée en une indifférence complète, du moment où Ilias se fut engagé vis-à-vis de nous. Comme j’insistais, il alla même jusqu’à me reprocher l’empressement puéril avec lequel je voulais courir ainsi au-devant des arrêts de la destinée.

« C’est en vain que tu te hâtes, disait-il ; tu devras, bon gré mal gré, demeurer sur les bords de la Görghen jusqu’à ce que le Nasib (le sort) ait décrété que tu as à te désaltérer ailleurs ; et personne ne peut savoir si cette volonté d’en haut se manifestera plus tôt ou plus tard. »

Qu’on imagine l’effet produit par une réponse si parfaitement orientale, sur une impatience légitime et fondée ! Je n’en voyais pas moins, et trop clairement, hélas ! la nécessité de me soumettre, l’impossibilité de me dérober au péril.

Il arriva sur ces entrefaites que certains karaktchis, dans le cours d’une de leurs razzias, réussirent par trahison à capturer cinq Persans. L’un de ceux-ci était un riche propriétaire. Les bandits, remontant en bateau jusqu’au delà de Karatepe, s’étaient présentés devant un village de Perse comme pour y faire emplette d’une cargaison. Le marché fut bientôt conclu ; mais à peine les vendeurs sans méfiance étaient-ils arrivés au bord de la mer, eux et leurs denrées, qu’ils furent saisis, garrottés des pieds et des mains, enterrés jusqu’au cou dans leur propre froment, et transportés ainsi à Gömüshtepe. J’étais présent lorsque ces malheureux furent « déballés, » pour ainsi dire. L’un d’entre eux avait reçu de plus un mauvais coup, et les Turkomans eux-mêmes s’accordaient à reconnaître l’infamie de pareils procédés. Bien qu’étrangers à toute l’affaire, les Russes d’Ashourada se crurent en demeure d’intervenir et menacèrent de débarquer à main armée si les prisonniers n’étaient aussitôt rendus à la liberté. Comme les bandits refusaient obstinément de lâcher leur proie, je supposai que les autres Turkomans, émus par une menace qui pesait sur toute la communauté, forceraient leurs compatriotes à céder ; cependant, il n’en fut rien. De toute part, au milieu de l’agitation générale, on vit circuler des armes et des munitions de guerre ; chacun s’apprêtait à recevoir chaudement les Russes, s’ils osaient venir à terre. À mon grand déplaisir, je fus appelé, moi aussi, à porter le mousquet, et ce n’était pas sans une vive émotion que je songeais à l’ennemi sur lequel j’aurais à faire feu. Par bonheur, il ne fut pas donné suite à ces projets belliqueux[6]. Le lendemain, il est vrai, un steamer russe manœuvra de façon à raser la côte ; mais le conflit fut ajourné au moyen d’une transaction politique, les Turkomans ayant consenti à donner des otages pour l’avenir, mais non à livrer les Persans, qui restèrent définitivement prisonniers. Le plus riche de ceux-ci en fut quitte pour une rançon de cent ducats ; un autre, qui était sorti estropié de la bagarre et ne valait plus la vingt-cinquième partie de cette somme, fut relâché spontanément en l’honneur des Russes ; mais les trois derniers, gaillards robustes et de bon emploi, furent chargés de fers encore plus lourds et conduits à Etrek, le dépôt où la torture façonne ces malheureux à l’esclavage. Ce nom d’Etrek, qui s’applique en même temps à une rivière et au district désert qu’elle arrose, est, pour les natifs du Mazendrau et du Taberistan, un symbole d’effroi et de malédiction. Il faut qu’un Persan soit particulièrement irrité quand il se permet cet anathème : Etrek biufti ! (Puissiez-vous être mené à Etrek !)

Comme les membres de la caravane s’y étaient donné rendez-vous, je ne pouvais manquer de visiter sous peu de temps cet affreux séjour. Khandjan avait eu aussi la bonté de me recommander aux soins hospitaliers de Kulkhan le Pir (la Barbe grise) des karaktchis. Ce vieux bandit vint fort à propos faire connaissance avec nous. Sa physionomie était des moins sympathiques, et quand je lui fus désigné comme son hôte futur, ses démonstrations ne furent pas autrement amicales. Longtemps il examina mes traits, marmottant çà et là quelques paroles à l’oreille de Khandjan, fort disposé, semblait-il, à voir en moi autre chose que le personnage pour lequel on m’avait pris jusqu’alors.


Kulkhan-le-Pir. — Dessin de Émile Bayard d’après Vambéry.

Je découvris bientôt la cause de cette méfiance. Dans sa jeunesse, Kulkhan avait traversé les provinces méridionales de la Russie, en compagnie de Khidr Khan, alors au service du czar. Il avait aussi passé plusieurs mois à Tiflis et s’était assez familiarisé avec nos manières européennes.

« Ayant vu, disait-il, mainte et mainte nation, il ne connaissait pas encore celle des Osmanlis ; on lui avait appris néanmoins qu’elle était issue d’une tribu turkomane, origine attestée par une ressemblance frappante avec les gens de celle-ci ; par conséquent, il avait lieu d’être surpris en me trouvant une physionomie toute différente. »

Hadji Bilal le mit en garde contre des informations inexactes, déclarant pour son compte avoir passé plusieurs années dans le pays de Roum, sans que jamais observation pareille lui eût été suggérée. Kulkhan, là-dessus, nous annonça que deux jours après, et de bonne heure, il comptait rentrer dans son ova d’Etrek, ajoutant que nous ferions bien de nous apprêter instantanément pour le voyage, attendu que lui seul pouvait nous faire traverser sans encombre la distance qui nous séparait d’Etrek, bien qu’il s’agît tout au plus de douze milles ; il n’attendait, quant à lui, que le retour de son fils Kulumali, parti pour un alaman (une razzia) sur les frontières persanes, où il était allé chercher quelques juments de bonne race.

Ceci nous fut dit tout naturellement, et avec l’accent de la satisfaction la plus légitime. Kulkhan nous prévint aussi qu’en prenant la peine de l’accompagner à quelque distance en aval de la Görghen, nous assisterions probablement au retour de son fils, qui ne devait plus guère tarder, et que nous aurions alors un spectacle curieux. Libre en ce moment-là de toute occupation, j’acceptai très-volontiers l’ouverture qui m’était faite, et me trouvai, peu après, au sein d’une foule qui attendait, avec la plus grande impatience, le moment où les bandits se montreraient à l’horizon. Huit cavaliers turkomans parurent bientôt sur la rive opposée, menant en laisse une dizaine de chevaux. Je m’attendais, de la part de la multitude excitée par un long délai, à des clameurs, à des hourras enthousiastes ; ce fut, au lieu de cela, un silence complet, une admiration muette qui se trahissait seulement par des regards enflammés de convoitise. Les heureux brigands qui en étaient l’objet se précipitèrent dans la Görghen, qu’ils traversèrent à la nage pour aborder sur la rive où nous étions. Là, mettant pied à terre, ils tendaient la main à leurs proches avec une sérénité, une majesté radieuse qui défie toute description. Tandis que les anciens examinaient d’un œil attentif le butin de la campagne, nos jeunes héros s’appliquaient à réparer le désordre de leur toilette, et, soulevant leurs pesants bonnets fourrés, ils étanchaient la sueur ruisselante sur leurs fronts.


Retour d’un alaman (razzia) chez les Turkomans. — Dessin de Émile Bayard d’après Vambéry.

Le tableau, pris dans son ensemble, était d’un pittoresque achevé. Malgré mon mépris pour de tels brigands et leurs abominables exploits, je ne pouvais m’empêcher de regarder avec un étrange plaisir ces jeunes athlètes qui, dans leur court vêtement de cheval, le regard fier, la poitrine comme inondée de leurs longs cheveux bouclés, déposaient leurs armes en souriant. Parmi les assistants, je n’en voyais aucun qui ne leur fût complétement sympathique. Kulkhan lui-même, le sombre Kulkhan s’était déridé : il nous présenta son fils, et nous ne nous quittâmes que lorsque Hadji Bilal eut appelé sur la tête du jeune vainqueur les bénédictions célestes. Il était convenu que le lendemain matin nous quitterions Gömüshtepe pour nous rendre à Etrek en même temps que la « Barbe grise, » son heureux fils et les chevaux enlevés.


V

Conduite hospitalière. — Grandes tombes turkomanes. — Un émir en croupe. — Rencontre désagréable. — Je risque de mourir impur. — Chez Allah Nazr. — Les esclaves persans. — La muraille noire. — Procédés suspects de maître Kulkhan. — Rose-de-Fête. — Un hypocrite. — À Etrek. — L’esclave russe. — Un verre d’eau. — Ambassade pacifique. — Les trois routes.

Le jour suivant, vers midi, je quittai Gömüshtepe avec ceux de mes compagnons que j’appréciais le mieux ; Khandjan et mes autres amis nous accompagnèrent à une certaine distance. Celui-ci, se conformant à la coutume des nomades quand ils veulent témoigner à leurs hôtes une estime particulière, fit ainsi plus d’une lieue à pied, malgré mes instances réitérées : il voulait, disait-il, remplir ponctuellement tous les devoirs de l’ancienne hospitalité turkomane, afin que je ne pusse jamais, dans l’avenir, élever contre lui le moindre sujet de plainte. S’il faut dire la vérité, j’éprouvai un réel serrement de cœur en me dégageant de sa dernière étreinte, car je l’avais reconnu digne de toute estime. Sans aucun motif intéressé, non content de nous garder dans sa propre maison, moi et cinq autres pèlerins, il m’avait donné à profusion les renseignements que je sollicitais. Même aujourd’hui je regrette de ne pouvoir lui témoigner ma reconnaissance et, peut-être plus encore, d’avoir été réduit par les circonstances à tromper une amitié comme la sienne.

Notre route nous conduisait au nord-est, et nous éloignait toujours davantage de la côte, dans la direction des deux grandes buttes, dont l’une est connue sous le nom de Köresofi, l’autre sous celui d’Altin Tokmak. Outre celles-ci, on aperçoit de distance en distance de nombreux yoska[7] ; mais, à cela près, le sol du district n’est qu’une immense plaine. À un quart de lieue de Gömüshtepe, commencent de magnifiques prairies dont l’herbe, montant jusqu’aux genoux, exhale une odeur délicieuse ; elle sèche sur pied sans servir à qui que ce soit, car les habitants du pays sont ce qu’ils appellent tchomru (c’est-à-dire qu’ils n’élèvent pas de troupeaux). Quels charmants villages pourraient animer cette région si bien arrosée ! Au lieu de ce silence de mort, comme on aimerait à y entendre les mille bruits, les rumeurs vivantes du labeur rustique !

Notre petite caravane, composée des chameaux d’Ilias et des six chevaux de Kulkhan, marchait en bon ordre et sans se disperser, notre guide nous répétant volontiers que nous avions à craindre l’attaque de certains karaktchis sur lesquels son pouvoir ne s’étendait pas, et qui ne manqueraient pas de nous attaquer s’ils croyaient pouvoir le faire impunément. Ilias, pour cette fois, voulut bien m’épargner la fatigue du transport à dos de chameau ; il se fit prêter par Kulkhan un des chevaux enlevés, sur lequel je devais faire route jusqu’à Etrek. Malheureusement, ainsi que l’événement le prouva, l’émir Mehemed, le tyriak afghan de Karatepe, qui s’était impatronisé parmi nous de façon ou d’autre et n’avait pu se procurer aucune monture, réclamait mon assistance chaque fois qu’il s’agissait de traverser un bourbier, un marécage quelconque ; et, quand je l’avais admis à partager ma selle, il se cramponnait à moi de telle sorte, que je me sentais en grand risque de perdre les arçons. Cette communauté devint tout à fait périlleuse quand il nous fallut traverser de vastes marais couverts de roseaux et peuplés de sangliers sauvages, qui littéralement y fourmillaient. Ilias et Kulkhan chevauchaient devant nous, cherchant des circuits qui nous fissent éviter la rencontre de ces animaux incommodes dont le voisinage nous était révélé, tantôt par leurs grognements incessants, tantôt par le craquement des roseaux qu’ils dérangent et brisent à chaque pas.

Je marchais l’oreille au guet, lorsque mon cheval prit peur tout à coup, et s’écarta vivement. Avant que j’eusse pu tourner la tête pour voir de quoi il s’agissait, nous nous trouvâmes par terre, mon camarade et moi. Aux rires bruyants de nos compagnons qui nous suivaient de fort près, se mêlèrent aussitôt de singuliers petits cris. En cherchant à me relever, je m’aperçus que j’étais tombé sur deux sangliers en bas âge ; c’était leur mère qui avait effrayé notre cheval, et maintenant, excitée par l’appel plaintif de sa progéniture, elle s’était arrêtée à peu de distance de nous, qui, dans la plus ridicule posture du monde, restions exposés à l’atteinte de ses redoutables défenses. Elle nous eût inévitablement chargés, si un cousin d’Ilias, nommé Shirdjan, venant à notre aide, ne lui avait barré le passage avec sa longue lance. Je ne saurais dire si la bravoure du jeune Turkoman, ou le silence des petits verrats, maintenant délivrés de leur gêne première, fut le principal instrument de notre salut ; quoi qu’il en soit, cette mère exaspérée battit en retraite, et, sans cesser de faire face à l’ennemi, rentra dans sa bauge que nous nous étions empressés d’évacuer. Dans l’intervalle, le fils de Kulkhan avait trouvé moyen de rejoindre notre cheval échappé. En me le rendant, il me fit remarquer que je pouvais m’estimer heureux d’avoir été soustrait à une mort infamante. Le musulman le plus pieux, mis à mort par un animal de la race porcine, arrive nedjis (c’est-à-dire impur) dans l’autre monde, où cent années de purgatoire ne suffisent pas pour effacer sa souillure.

Après environ quatre heures de marche dans la direction ci-dessus indiquée, parmi les marécages et les prairies, je constatai que nous étions parvenus sur les flancs inclinés du plateau qui s’étend au nord de Gömüshtepe. En effet, on voyait disparaître peu à peu, non-seulement les élévations dont j’ai parlé, mais aussi les montagnes qui marquent les frontières de la Perse. Quelques groupes de tentes, autour desquelles paissaient des chameaux, se rencontraient à peine de distance en distance, et bien que l’œil enchanté n’aperçût de toute part que les pâturages les plus verdoyants, ce district est encore moins peuplé que celui où m’avait naguère conduit Kizil Akhond. Il y manque une rivière comme la Görghen, et l’eau de source, qui sert aux usages quotidiens, se trouve épuisée avant que ces riches prairies aient suffisamment engraissé les troupeaux qu’on y mène. Aussi n’y voit-on de tentes que pendant les mois de mai et de juin. Nous devions passer la nuit dans un de ces groupes, peuplés par les gens de Kulkhan, attendu qu’Etrek était encore à six milles[8] de là, ce qui constituait pour nos chameaux lourdement chargés une étape bien complète. Au surplus, nous avions été dûment annoncés, et la fumée qui s’élevait, augure favorable, présageait un bon souper à nos appétits en éveil. Bien que nous fussions à quatre milles seulement de Gömüshtepe, le voyage nous avait pris environ huit heures, et nous étions, bêtes et gens, presque à bout de forces.


Une fâcheuse rencontre. — D’après Vambéry.

Un jeune homme, le neveu de Kulkhan, vint nous souhaiter la bienvenue à dix pas en avant de sa résidence ; son oncle se chargea de loger Ilias et l’Afghan, nous laissant, les Hadjis et moi, sous l’étroite tente d’Allah Nazr, bon vieux Turkoman que mettait hors de lui la pensée de recevoir des hôtes envoyés par le ciel. En dépit de toutes nos protestations, il tua une chèvre, la seule qu’il possédât, pour nous offrir un meilleur souper, et le lendemain, au déjeuner, le brave homme parvint à se procurer du pain, aliment de luxe qui depuis plusieurs semaines lui était complétement étranger. Tandis que nous attaquions son rôti savoureux, il était assis en face de nous et versait littéralement des larmes de joie. Jamais Allah Nazr ne voulut garder la moindre parcelle de la chèvre tuée en notre honneur : les cornes et les sabots eux-mêmes, préalablement réduits en cendres, et qui servent ainsi à panser les plaies des chameaux, furent par lui remis à Ilias. Quant à la peau, enlevée d’une seule pièce, il voulut m’en faire une outre, et me la donna effectivement après que, frottée de sel, il l’eut fait sécher au grand soleil.

Il fallut attendre ensuite l’arrivée d’un esclave, — l’un des cinq dont j’ai raconté, dans mon dernier chapitre, la capture obtenue par trahison. Ce pauvre diable était envoyé par manière de punition au redoutable Kulkhan, notre hôte ayant, à ce qu’il paraît, des moyens particuliers pour tirer d’un captif les renseignements nécessaires et vérifier s’il peut être mis à rançon ou si, dépourvu de parents et d’avoir personnel, il faut l’envoyer sur le marché de Khiva.

La première de ces deux alternatives est, de beaucoup, la plus agréable aux Turkomans qui peuvent élever à leur gré le chiffre de leurs prétentions. Le Persan, même dans le malheur, conserve l’esprit de ruse qui caractérise sa race ; il cherche invariablement à dissimuler sa position réelle et s’attire par la les traitements les plus durs, jusqu’au moment où ses proches, attendris par les lamentations qu’il leur transmet, se sont laissé arracher la somme requise, en général la plus forte qu’on ait pu tirer d’eux. Les tortures ne cessent qu’à l’arrivée de l’argent. Dans l’autre hypothèse, au contraire, les deux parties se trouvent lésées. Le capteur, après beaucoup de frais exposés, n’obtient jamais que le prix courant de l’objet qu’il envoie sur le marché aux esclaves, et le malheureux Persan, transporté à une distance énorme de son pays natal, est à peu près certain de ne le revoir jamais. On comprend ce que vaut en ces matières l’expérience d’un homme pareil à Kulkhan, et quelle pitié mérite le malheureux destiné à passer par les épreuves dont il a le secret. Sa dernière victime lui fut livrée avant le soir, et dès le lendemain matin nous nous remîmes en route, après qu’Allah Nazr, d’ailleurs aussi bon Turkoman que notre guide, nous eut chaleureusement pressés sur son cœur.

Ce jour-là, je fis connaissance avec le panier de bois qui devait me servir d’équipage ; quelques sacs de farine me tenaient en équilibre, Hadji Bilal se privant pour cette fois du plaisir problématique de voyager à dos de chameau. Nous marchions toujours vers le nord ; et à peine avions-nous fait deux lieues que, la verdure cessant tout à coup, nous nous trouvâmes sur les terres salées du Désert, dont l’odeur forte et l’aspect sinistre ne flattaient ni le nez ni le regard. Nous en avions sous les yeux un excellent échantillon dans cette espèce de promontoire bas qu’on appelle Kara Sengher (muraille noire) qui se dresse à huit milles de distance, au nord de Gömüshtepe. Plus nous nous rapprochions de cette hauteur, plus le sol devenait mou ; à la base du promontoire, un véritable marais se rencontra sous nos pas, et nous n’avançâmes plus qu’avec des difficultés toujours croissantes au milieu de cette boue presque liquide, où le pied spongieux des chameaux glissait pour ainsi dire à chaque pas. Ma monture témoigna de telles dispositions à me précipiter dans la fange, moi et mon panier, que je préférai descendre proprio motu. Après avoir piétiné pendant plus d’une heure dans une espèce de bouillie noire et puante, nous arrivâmes enfin à Kara Sengher (muraille noire). Non loin de là se trouvait l’ova de Kulkhan, où nous fûmes bientôt rendus.

Une grande surprise m’y attendait. Notre hôte m’ayant immédiatement conduit dans sa tente, — avec recommandation très-expresse de n’en pas sortir jusqu’à ce qu’il m’appelât, — je ne me trouvai pas tout à fait à mon aise quand je l’entendis invectiver ses femmes, les accuser de ne jamais savoir où étaient les chaînes, et leur enjoindre de les lui apporter sans retard. Les cherchant lui-même d’un air sombre, il rentra mainte et mainte fois près de moi sans m’adresser une seule parole ; de plus, Hadji Bilal ne se montrait pas, lui qui m’abandonnait si rarement à moi-même. Plongé dans les réflexions les moins rassurantes, j’entendis enfin le tintement des anneaux de fer glissant l’un sur l’autre, et je vis arriver, traînant après ses pieds meurtris une chaîne pesante, le pauvre Persan que nous avions emmené avec nous ; c’était pour lui qu’avaient eu lieu tous les préparatifs dont je m’étais si fort préoccupé. Notre hôte ne tarda pas à paraître. Quand nous eûmes pris le thé qu’il nous fit servir, il me pria de le suivre et me conduisit sous une tente qu’il avait fait dresser dans l’intervalle, afin de me ménager une surprise. Tel était le secret de sa conduite énigmatique. Nonobstant cette marque de courtoisie, je ne me sentais aucun attachement pour cet homme, et la différence qui existait entre lui et Khandjan sera suffisamment manifeste aux yeux du lecteur, quand on saura que cette première tasse de thé fut l’unique aliment dont il me gratifia pendant les dix journées ou je résidai chez lui. On m’informa plus tard de certaines trahisons qu’il avait préméditées à notre égard et auxquelles il eût certainement donné suite, si Kizil Akhond, dont il avait grand’peur, ne lui eût recommandé de me traiter avec tous les égards imaginables.

La tente que j’occupais maintenant en commun avec dix de nos associés n’était point la propriété de Kulkhan, mais bien celle d’un de ses compatriotes qui s’était joint à nous, ainsi que sa femme, issue de la tribu des Karakalpak, et qui, avant leur union, lui avait appartenu comme esclave. L’objet de leur voyage à Khiva était que cette femme, enlevée la nuit par surprise à son mari qu’elle avait laissé couvert de blessures, pût faire constater le décès de ce premier époux. Elle désirait aussi savoir par qui ses enfants avaient été achetés, s’ils vivaient encore, et dans quels parages ; enfin, — son souci principal, — ce qu’était devenue sa fille, une enfant de douze ans, belle entre toutes, et dont elle ne parlait jamais que la larme à l’œil. Laborieuse et fidèle au delà de ce qu’il pouvait attendre, cette pauvre femme avait si bien captivé son nouveau maître, qu’il avait consenti à faire avec elle ces recherches. Je m’amusais parfois à lui demander ce qui arriverait si le premier mari avait survécu, mais cette perspective ne lui inspirait aucune crainte, la loi du pays lui garantissant l’état de choses actuel : — « Le Nasib (le destin), disait-il, le Nasib a voulu que Heidgul (Rose-de-Fête) devînt ma compagne ; et qui donc a jamais prévalu contre le Nasib ? »

Parmi les autres voyageurs récemment arrivés pour se placer sous la conduite d’Ilias, je dois mentionner aussi un derviche, nommé Hadji Siddik, hypocrite consommé, qui allait à peu près nu et voulut, pendant la traversée du Désert, servir de groom à nos chameaux. Une fois arrivés à Bokhara, — mais seulement alors, — nous apprîmes que ses misérables loques recélaient une soixantaine de ducats.

Nous logions tous pêle-mêle dans les tentes encombrées, espérant bien que le kervanbashi de Son Altesse le Khan ne nous ferait pas attendre indéfiniment le jour du départ. Ce temps d’arrêt ne plaisait à personne ; pour mon compte, je voyais diminuer si rapidement ma provision de farine que je crus dès lors devoir me réduire à la portion congrue, et retrancher deux poignées de ma ration quotidienne. Je pris également soin de ne pas mettre de levain dans le pain que je cuisais sous la cendre ; le produit ainsi obtenu est plus considérable, il traverse moins vite les voies digestives, et l’aiguillon de la faim se fait sentir à de plus longs intervalles. Il nous fut permis, fort heureusement, de pratiquer çà et là quelques excursions de mendicité ; fort heureusement aussi les Turkomans d’Etrek — qui n’en sont pas moins de grands voleurs — se montrèrent aussi généreux que les autres. Il était rare, par exemple, de passer devant une de leurs tentes sans y voir deux ou trois Persans courbés sous le poids des fers.

Ce fut encore à Etrek, sous la tente d’un notable de l’endroit, nommé Kotchak Khan, que je découvris un Russe, jadis matelot à bord d’un des navires qui forment la station d’Ashourada. Nous étions entrés, pour y faire la sieste, chez ce personnage éminent ; à peine lui avais-je été présenté en qualité de Roumi[9] que notre hôte nous dit, avec une satisfaction marquée : — « Je puis te servir un plat de ton goût. Nous savons dans quels termes, vous êtes avec la Russie : tu vas contempler un de tes ennemis, réduit à l’état le plus abject[10]. » Il fallut alors affecter une joie que j’étais loin de ressentir. On amena le pauvre Moscovite, qui traînait après lui des chaînes massives ; son visage blême, sa physionomie attristée faisaient peine à voir. Je n’eus garde, cependant, de laisser percer la moindre émotion :

« Comment traiteras-tu cet effendi, disait Kotchak Khan à son prisonnier, si tu venais à le rencontrer dans ton pays, que le ciel maudisse ?… Va maintenant lui baiser les pieds !… »

Le malheureux s’apprêtait à obéir, mais je l’écartai du geste, prenant soin de faire remarquer que je venais, ce jour-là même, de procéder à ma grande purification (gusl), et que je ne me souciais pas de contracter une nouvelle souillure en tolérant le contact d’un infidèle :

« Il me serait agréable, ajoutai-je, qu’on voulût bien l’ôter de mes yeux le plus tôt possible, attendu que les gens de ce pays m’inspiraient une aversion toute particulière. »

On lui fit signe de s’éloigner, et il se hâta d’obéir, mais en me jetant un regard d’intelligence. J’appris plus tard qu’un de ses camarades avait été enlevé en même temps que lui ; l’autre était mort en captivité dans le cours de l’année précédente. Leur gouvernement avait offert de payer leur rançon, mais les Turkomans exigeaient une somme exorbitante (cinq cents ducats par tête), et comme, durant les négociations à ce relatives, Tcherkes Bay, le frère de Kotchak Khan, vint à tomber aux mains des Russes, qui l’envoyèrent mourir en Sibérie, l’affranchissement des deux infortunés marins devint encore plus difficile à obtenir. Le survivant n’était pas en état de supporter beaucoup plus longtemps les rigueurs de la captivité ; je pense qu’il n’aura pas tardé à rejoindre son camarade[11].

Ainsi chez ces tribus nomades se multiplient des contrastes appelés à produire sur l’esprit du voyageur les impressions les plus opposées. Il m’est arrivé, rentrant chez moi chargé de présents et pénétré de reconnaissance pour leurs vertus hospitalières, de me voir implorer par cet esclave persan dont j’ai parlé plus haut, et que je trouvais en butte aux souffrances de la soif la plus intolérable. Il sollicitait avec instance un verre d’eau que ses maîtres impitoyables lui avaient, disait-il, refusé, pendant toute une journée de travail passée à cultiver leurs champs de melons, et durant laquelle il avait vécu de poisson salé. Lorsqu’il me fit ce triste récit, nous étions heureusement seuls sous la tente ; l’aspect de cet homme et les larmes qui ruisselaient sur sa barbe épaisse me firent oublier les dangers auxquels m’exposait une imprudente pitié ; je lui passai mon outre, bien garnie d’eau, et tandis que je veillais à la porte, il put se désaltérer tout à l’aise. Après quoi il s’enfuit, mais non sans m’avoir chaleureusement remercié. Ce pauvre garçon, devenu le plastron de toute la famille, était plus spécialement harcelé par la seconde femme de Kulkhan, Persane d’origine et jadis captive, qui voulait par là faire preuve d’une conversion sincère.

Déjà ces cruels tableaux me révoltaient à Gömüshtepe : qu’on juge de mes sentiments lorsque je pus me convaincre que ce séjour était, auprès d’Etrek, et relativement parlant, la dernière étape de la civilisation et de l’humanité. Les tentes ainsi que leurs habitants ne m’inspirèrent plus qu’horreur et dégoût. Bien que la caravane se trouvât maintenant au grand complet, le kervanbashi ne donnait pas signe de vie ; de nouvelles relations, de nouvelles amitiés se formaient, et j’assistais à des conférences ou se débattait la question de savoir quelle route choisirait probablement le guide officiel.

Nous traitions un jour ce sujet, lorsqu’un habitant d’Etrek nous apporta un renseignement bien venu : les Tekke, particulièrement redoutables aux caravanes engagées sur la route de Khiva, venaient d’envoyer aux Yomuts une ambassade pacifique ; ils proposaient enfin une réconciliation, et lorsqu’elle serait conclue, une alliance offensive qui leur permît de tomber, avec leurs forces combinées, sur leur ennemi commun, c’est-à-dire le Persan. Comme je dois revenir un peu plus loin sur cette transaction politique, je me bornerai à dire que c’était là, pour nous, une circonstance éminemment favorable. Il me fut expliqué qu’il existait, d’Etrek à Khiva, trois différentes routes entre lesquelles on avait à choisir, suivant la manière dont les caravanes étaient composées et surtout selon qu’elles étaient plus ou moins nombreuses. Voici ces trois routes : 1o La première longe le bord de la mer Caspienne en passant derrière le Balkan supérieur, direction qu’elle suit au nord de ces montagnes pendant deux journées de marche ; puis, après dix autres étapes, le voyageur se dirige du côté de l’orient, où se trouve Khiva. Ce chemin n’est accessible qu’aux plus petites caravanes, par la raison que l’eau s’y rencontre très-rarement ; mais en revanche on n’a guère à craindre d’y être attaqué, si ce n’est aux époques de troubles extraordinaires, ou les Cosaques (Kirghiz) et les Karakalpaks envoient leurs alaman de ce côté.

2o La route moyenne suit aussi la direction du nord, mais seulement jusqu’à l’ancien lit de l’Oxus, et passant alors entre les deux Balkans, le Grand et le Petit, elle tourne au nord-est, du côté de Khiva.

3o La troisième est de beaucoup la plus directe et la moins longue, puisque la première exige vingt-quatre jours, la seconde vingt, et que celle-ci peut être faite en quatorze étapes. Dès qu’on est sorti d’Etrek, on prend la direction du nord-est en traversant les pays habités par les Turkomans Göklen et Tekke. À chaque station se rencontrent des sources ou puits d’eau douce ; mais pour que le transit soit possible, il faut naturellement vivre en bons termes avec les tribus que je viens de nommer, et si la caravane compte moins de deux à trois mille hommes, elle ne peut guère se promettre une sécurité complète.


Un puits dans le Désert (entre Samarkand et Karshi). — Dessin d’Émile Bayard d’après Vambéry.

Ma joie fut grande quand je vis les difficultés s’aplanir ainsi, et lorsqu’un messager d’Ata Bay vint nous avertir dans la soirée que le kervanbashi, s’apprêtant à lever le camp dès le lendemain matin, nous donnait rendez-vous pour le jour suivant, à midi, sur l’autre bord de l’Etrek ; nous allions donc commencer ensemble la traversée des grands Déserts. Ilias nous mit tous en demeure de compléter nos préparatifs dans le plus bref délai possible. Dès le soir même, en conséquence, chacun mit en bon ordre sa provision de pain, et nous passâmes au sel, une fois de plus, les quartiers de chameau que les nomades nous avaient donnés en échange de nos fréquentes bénédictions.

A. Vambéry.
Traduction de Forgues.

(La suite à la prochaine livraison.)




La caravane des Hadjis dans le Korantaghi. — Dessin d’Émile Bayard d’après Vambéry.

  1. Suite. — Voy. page 33.
  2. Les Turkomans se donnent le nom de Turkmen ou Turcs par excellence. Ils occupent principalement l’espace de terre, généralement inculte, qui s’étend au delà du fleuve Oxus, depuis les rivages de la mer Caspienne jusqu’à Belkh, et au sud du même fleuve jusqu’à Hérat et à Straband. Les Turkomans e divisent en huit khalks (ou peuples) dont voici les noms. Tchandor, Ersari, Alidi, Kara, Salor, Sarik, Tekke, Göklen et Yomut.
  3. L’histoire du héros macédonien a revêtu chez les Orientaux tous les caractères d’un mythe religieux, et malgré la distinction que prétend établir tel ou tel de leurs écrivains entre Iskender Zul Karnein (l’Alexandre à deux cornes), leur héros mythologique, et Iskenderi Roumi (l’Alexandre grec), j’ai pu constater jusqu’à présent que ces deux appellations s’appliquaient à un seul et même personnage.
  4. Le kervanbashi, guide en chef des caravanes, est en général nommé par le Khan, et, généralement aussi, connaît à fond les diverses routes. Chacune d’elles a son kervanbashi particulier qui lui emprunte son nom et se trouve ainsi suffisamment distingué des autres.
  5. Ce qu’on appelle à Bayonne « un cacolet, » c’est-à-dire une paire de paniers de bois accrochés aux deux flancs d’une bête de somme.
  6. Que le lecteur ne s’étonne pas de voir les autorités russes garder une attitude si équivoque. La Perse envisage tout débarquement des forces moscovites sur les rivages de la mer Caspienne comme une invasion hostile de son propre territoire ; elle aime mieux supporter les déprédations des Turkomans que de les voir réprimer à son profit par l’entremise de ses dangereux voisins, toujours prêts à lui faire payer beaucoup trop cher leurs services à double intention.
  7. Il a été dit plus haut que ce mot désigne les monticules artificiels élevés par les Turkomans en mémoire de leurs plus illustres personnages.
  8. On voudra bien ici et ailleurs se rappeler qu’il s’agit de milles allemands.
  9. Synonyme d’Osmanli.
  10. Les Turkomans, ainsi que les mahométans en général, admettent qu’il existe quatre livres sacrés, le Pentateuque, les Psaumes de David, l’Évangile et le Koran. Ils admettent, en outre, que les juifs possèdent deux de ces livres, le Pentateuque et les Psaumes, tandis que les chrétiens croient à l’Évangile. Or quiconque croit à un de ces quatre livres reçoit d’eux le nom de Sahib K’taab (mot à mot Possesseur du Livre), et quiconque est Sahib K’taab a droit non-seulement au respect de sa personne, mais au respect de ses pratiques religieuses. Il suit de là qu’un Sahib K’taab ne saurait être esclave, de telle sorte que les juifs et les chrétiens échappent à la servitude… Mais, nonobstant ces priviléges étendus aux chrétiens et aux juifs, un Turkoman asservira fort bien un shiite, quoique celui-ci soit mahométan, parce que, dit-il, le shiite a contribué à corrompre le Koran. De même fera-t-il son esclave d’un Russe ou d’un païen, alléguant, par ignorance, que le Russe ne croit pas à l’Évangile, et mettant le païen hors la loi parce qu’il ne possède aucune espèce de Livre. — Travels and adventures of Dr Wolf. Deuxième édit., t. I, p. 52. (Note du traducteur.)
  11. Lorque plus tard j’ai pu raconter aux Russes cette misérable histoire, ils donnèrent pour excuse qu’ils ne voulaient pas, en accordant de si fortes rançons, encourager, stimuler l’avidité des Turkomans, d’autant mieux disposés à persister dans leurs déprédations que celles-ci leur rendraient de plus beaux profits.