Voyage à la Nouvelle-Calédonie (Garnier)/07

Septième livraison
Le Tour du mondeVolume 18 (p. 33-48).
Septième livraison

Une habitation et une rue de Kanala (voy. p. 31. — Dessin de E. Dardoize d’après une photographie de M. E. de Greslan.


VOYAGE À LA NOUVELLE-CALÉDONIE,


PAR M. JULES GARNIER, INGÉNIEUR CIVIL DES MINES[1].


1833-1866. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


XVIII


Exploration de la côte ouest de la Nouvelle-Calédonie. — Massacre des équipages de deux bateaux-pilotes par les cannibales de la baie Chasseloup.

Dans un chapitre précédent j’ai parlé des obstacles qu’opposent à la navigation les récifs qui longent le nord-est de la Nouvelle-Calédonie. Serrant de trop près la côte, ils n’offrent pas, entre celle-ci et leurs murailles sous-marines, ce canal abrité des vents et des lames du large, que le cabotage trouve le long des rivages du reste de l’île. Les navires de guerre ne se hasardant pas dans ces parages, leur hydrographie laisse beaucoup à désirer. On n’ignorait pas que ce littoral renfermait des districts fertiles et bien peuplés, mais on savait aussi que les indigènes, protégés par cette barrière de madrépores, dont ils comprenaient bien la puissance, recevaient mal leurs hôtes, et attaquaient lorsqu’ils le pouvaient le malheureux caboteur qu’un orage ou la nuit obscure forçait à s’abriter derrière un pâté de corail non loin du rivage. Il était nécessaire de faire sentir notre puissance à ces Néo-Calédoniens et de vérifier en même temps si leur territoire n’offrait pas quelque champ à la colonisation. Pour remplir ce double but M. Banaré, lieutenant de vaisseau, commandant la Fine, fut chargé de l’hydrographie de cette côte. Depuis près de six mois cet officier séjournait dans le nord et dans l’est de l’île ; il avait terminé là ses opérations hydrographiques, et il allait commencer les études de la côte ouest. Je profitai de cette circonstance pour demander à aller partager les travaux de M. Banaré, en complétant à terre ses relevés et ses opérations maritimes. Mon projet fut adopté par M. le gouverneur, et le 7 août au matin je quittai la rade de Nouméa sur le brick goëlette la Gazelle, chargé de transporter en même temps des approvisionnements à la Fine, que nous devions rencontrer près de l’extrême nord de l’île.

Depuis le port de Nouméa jusqu’en face de la baie de Saint-Vincent, la Gazelle navigua entre les récifs et la côte ; devant Saint-Vincent elle prit le large avec une fraîche brise du sud-est qui nous poussa rapidement vers le nord.

Le surlendemain au soir la vigie signala une voile du côté de la terre et nous reconnûmes bientôt la Fine qui, nous ayant aperçus, profitait de la brise de terre pour nous accoster.

La Fine est une petite goëlette de cent tonneaux environ, achetée par le gouvernement à Sydney. Elle fut mise à la disposition de l’officier chargé de faire dans la colonie des études hydrographiques. Assez peu aménagée d’abord pour ce service fatigant, elle avait reçu plus tard de son commandant actuel M. Banaré diverses transformations qui la rendaient très-habitable. En effet, appelée à naviguer entre les récifs, sur une mer calme et sous un soleil ardent, il n’y avait aucun danger à ouvrir de vastes sabords pour laisser pénétrer tout à la fois dans les chambres l’air, la lumière et la fraîcheur, ces trois amis de l’homme. Aussi M. Banaré avait pris à l’arrière le tiers environ de la longueur du bateau pour y faire son logement, celui du second et du chirurgien. Le rouffle avait été amené à la largeur du bateau, pour former lui-même une dunette sur laquelle était placée la barre. Les cabines intérieures en étaient d’autant plus élevées. Pour augmenter encore l’espace, les couchettes avaient été supprimées et remplacées par des cadres, suspendus seulement pendant la nuit ; de nombreuses petites fenêtres et hublots, ménagés de toutes parts, favorisaient l’introduction de l’air. On avait encore eu le soin de couler le bateau pendant quelque temps avant de lui donner le dernier coup de main, c’est-à-dire de le peindre et de vernir les boiseries. De cette façon on s’était complétement débarrassé de tout animal incommode et parasite, tel que le cancrelas dont j’ai dit quelques mots et sur la description duquel je me garderai bien de revenir.

Cet aménagement était si habile que lorsqu’un étranger arrivait sur la Fine et pénétrait dans les appartements de l’arrière il était tout surpris de les trouver aussi vastes et aussi commodes qu’auraient pu l’être ceux de navires d’un tonnage bien plus élevé.

L’équipage de cette goëlette s’élevait à vingt-cinq hommes y compris les officiers. Un petit cotre, le Secret, ayant quatre hommes d’équipage et commandé par M. Gérard, capitaine au long cours, apprenti pilote, venait d’être mis à la disposition de la Fine à laquelle il devait servir de mouche et d’éclaireur dans cette navigation difficile au milieu des écueils. Comme on le voit, la Fine était un confortable bateau, mais elle avait la réputation d’être si mauvaise marcheuse que son dernier commandant l’avait surnommée l’Écuelle. Néanmoins, favorisée par la brise de terre, elle ne fut plus bientôt qu’à quelques encâblures de la Gazelle ; mettant alors en panne, elle nous envoya le cotre pour nous prier d’appareiller, ajoutant qu’elle allait nous servir de pilote. C’était une bonne fortune pour nous. Aussi bientôt notre ancre fut hissée et nos voiles déployées. La brise était faible et debout pour le retour. Nous suivîmes la Fine en imitant tous ses mouvements ; mais à cause de notre marche supérieure nous fûmes bientôt obligés de diminuer un peu notre voilure pour régler notre vitesse sur celle de la Fine. En tirant des bordées nous passions assez près l’une de l’autre pour pouvoir nous héler, et la Fine, privée de nouvelles depuis longtemps, nous en demanda au moment où nous nous croisions. « Rien d’important, » répondit notre commandant ; puis il ajouta en plaisantant : « Qu’est-il arrivé à votre goëlette, Banaré, elle va bien lentement ? » Cette question ironique était du reste la traduction des idées de tout notre équipage qui regardait d’un air de mépris par-dessus les bastingages la marche assez lourde de notre nouvelle conserve.

« La Fine marche suffisamment pour arriver une demi-heure avant vous, » fut la réponse de son commandant. Elle fit sourire les hommes de la Gazelle. Qui eût dit en effet que la Fine, l’Écuelle, battrait jamais la Gazelle, une marcheuse renommée ? C’est cependant ce qui arriva et voici comment :

La Gazelle répondit à la Fine par une nouvelle ironie. Elle diminua encore sa voilure ne conservant que sa grande voile, à demi carguée, sa misaine et un foc. Avec cette voilure et une toute petite brise, nous suivions encore très-bien la goëlette mais à la condition de courir toujours le même bord, car en virant la Fine évoluait sans perdre son aire et presque instantanément ; notre brick employait au contraire quatre ou cinq minutes pour virer et non-seulement perdait son aire mais culait encore beaucoup, puis il lui fallait un certain temps pour reprendre sa première vitesse. Profitant de nos désavantages le commandant de la Fine vira le plus souvent possible et du reste était obligé de le faire à cause des pâtés de coraux qui parsemaient notre route. Comme il nous pilotait, force nous était d’exécuter ses manœuvres, ce qui nous faisait perdre beaucoup de temps. Notre brick dut se décider, bientôt, quoiqu’à regret à reprendre peu à peu toute sa voilure. Vains efforts ! Ce fut l’histoire du lièvre et de la tortue. La brise nous refusait de plus en plus et nous n’arrivâmes au mouillage que trois heures après la goëlette ; très-penauds, je vous assure, d’autant mieux que dès le commencement de la lutte nous avions vu le Fulton arrivant sur nous à pleine vapeur. Il portait le gouverneur qui faisait le tour de l’île. Après nous avoir dépassés cet aviso alla nous attendre au mouillage, spectateur de notre défaite ; — et le soir tout le monde riait de notre jactance.

Le commandant de la Fine nous apprit le même soir que les naturels de la côte ouest, de la tribu de Pouangué, avaient attaqué un bateau caboteur la Reine-des-Îles, tué et dévoré une femme, deux indigènes et deux Français, puis après avoir pillé l’embarcation avaient coupé ses mâts avant de l’abandonner. Au moment où se passaient ces événements, trois Européens se trouvaient dans un village limitrophe nommé Gatope. Alléchés par le sang, les meurtriers s’étaient dirigés sur ce point dans l’intention de faire subir le même sort à ces trois hommes qui s’étaient établis en cet endroit pour pêcher la biche de mer. Par bonheur, les Européens avaient quelques amis dans la tribu ; ils furent avertis et eurent le temps de se mettre sur la défensive. Les Kanaks arrivèrent et de leurs zagaies atteignirent l’un d’entre eux légèrement. Faisant feu de leurs revolvers ; les trois pêcheurs, battirent en retraite vers leur embarcation dans laquelle ils parvient à se jeter et gagnèrent le large. Ils se rendirent de suite à bord de la Reine-des-Îles qui, abandonnée par les naturels, flottait au gré des flots non loin du rivage. Ils établirent, sur un tronçon de la mature brisée, le mât et la voile de leur pirogue et s’enfuirent vent arrière. Le commandant de la Fine voyant arriver sur lui ce bateau, s’étonnait de sa tournure étrange. Il fut bientôt au courant de tous les détails de ces regrettables événements.

Le gouverneur en fut d’autant plus frappé qu’il venait d’apprendre en passant à Houagap le meurtre d’un colon français nommé Taillard, commis par un Kanak de la tribu de ce Poindi-Patchili, dont j’ai déjà parlé et dont l’influence s’étendait jusque sur la côte ouest, c’est-à-dire à Pouangué, lieu des derniers massacres. Il se décida à faire immédiatement une expédition contre ces tribus et donna l’ordre à la Fine de se rendre de suite devant Pouangué, où l’équipage de la Reine-des-Îles avait été massacré, avec mission d’étudier les passes et de servir de pilote lors de l’arrivée de l’expédition projetée.

Le gouverneur décida, en outre, que je resterais embarqué sur la Fine et ne devrais me rendre à terre que pendant le jour et avec une escorte suffisante.

Le lendemain 10 août le Fulton et la Gazelle nous quittèrent. Le premier allait chercher des troupes qu’il devait débarquer dans la baie Chasseloup, où il nous donna rendez-vous pour le 1er septembre.

Conformément à nos instructions, après le départ du gouverneur, nous nous dirigeâmes vers le sud entre les récifs et la côte. La grande quantité d’écueils qui nous entourait exigeait une extrême prudence et nous n’avancions que très-lentement et relevant tous les pâtés de corail. Nous avions à bord l’un des trois hommes qui, échappés aux Kanaks, étaient arrivés, comme je l’ai dit, sur le bateau pillé la Reine-des-Îles et nous avaient mis au fait des événements. Cet homme, nommé Peterson, était Suédois et nous rendit pendant tout le temps de la campagne bien des services, soit par sa connaissance du langage des Kanaks, soit comme pilote.

C’était un de ces hommes comme les romanciers se plaisent à en décrire, simple de mœurs et de langage, quoique d’une conception rapide au moment du péril qui le laissait toujours calme ; heureux dans la solitude et dans cette vie pleine de dangers, il imposait le respect aux naturels par sa force, son adresse et son intrépidité. Depuis plusieurs années il vivait au milieu de ces tribus farouches, ne dormant que le revolver à la main et le fusil chargé auprès de lui. Il avait assisté à bien des scènes dramatiques qu’il racontait quelquefois ; son récit faisait frissonner jusqu’aux vieux matelots.

Ainsi que je l’ai dit, le gouverneur de la colonie sur la demande de M. Banaré avait envoyé depuis peu à cet officier un petit bateau-pilote, le Secret, qui devait faciliter ses travaux, dans des parages où une plus forte embarcation ne pouvait aller partout, et où il eût été imprudent de s’engager pour plusieurs jours avec les chaloupes non pontées de la Fine. — Le Secret marchait devant nous pour reconnaître les récifs.

Le 23 août, veille de la Saint-Barthélemy, vers le soir, nous arrivions à la hauteur des plateaux de Paquièpe, c’est-à-dire dans le voisinage du lieu où l’équipage de la Reine-des-Îles avait été massacré. À cause de l’heure avancée il était imprudent d’essayer de reconnaître l’étroit canal formé par ce plateau et un récif
La baie de Chasseloup, vue du sommet Pouani. — D’après un croquis communiqué par M. Banaré, lieutenant de vaisseau, commandant la Fine.
isolé situé auprès, passage qui n’a pas plus de six cents mètres de longueur et qui allait être franchi par un navire de guerre pour la première fois depuis le voyage du Duroc[2] en 1855. Nous jetâmes l’ancre à l’abri du plateau de Paquièpe[3]. Pendant ce temps le Secret mouillait, mais à deux milles et demi de nous environ ; nous fîmes peu attention à ce fait, il était dans les habitudes du patron du cotre qui, par je ne sais quelle raison, nous rejoignait rarement et seulement lorsqu’il en recevait un ordre formel du commandant de la Fine. Le lendemain 24 août, nous appareillâmes au point du jour avec une légère brise du nord-est venant de la terre ; cette brise faiblit de plus en plus et finit par nous manquer complétement au milieu du canal, dans sa partie la plus resserrée, et au moment même où nous étions drossés par le courant. M. Banaré était sur le point de mouiller, lorsque, au loin sur la mer calme, du côté du large, on vit des rides se former ; la brise arrivait en effet, de l’ouest, et nous aida à sortir de ce mauvais pas pour reprendre la route de la baie Chasseloup, où M. Banaré, suivant ses instructions, devait commencer une enquête sur la catastrophe de la Reine-des-Îles et étudier les chenaux par lesquels les navires de guerre, attendus de Nouméa, pourraient pénétrer dans la baie sous notre pilotage.

Le Secret avait appareillé en même temps que nous ; il était resté le long de terre où il ne sentait pas aussi bien que nous l’influence de la brise ; aussi fut-il très-long à arriver jusqu’au plateau de Paquièpe, et lorsqu’il y fut, voyant la mer haute, il crut pouvoir, à cause de son faible tirant d’eau, le franchir sans le contourner, et par ce moyen gagner du temps et nous rejoindre ; malheureusement il se trompait dans ses prévisions et bientôt nous le vîmes amener rapidement ses voiles ; il était échoué ! Quant à nous, poussés par une forte brise, il ne nous était guère possible de


Village de pêcheurs sous des cocotiers. — Dessin de E. Tournois d’après une photographie de M. E. de Greslan.

revenir sur nos pas ; du reste la mer était presque

calme, le Secret serait remis à flot à la marée montante ; il ne courait aucun danger ; l’échouage pour une embarcation de faible tonnage, dans des circonstances semblables n’effraye ordinairement pas un marin ; et personne à bord ne soupçonnait à ce moment l’horrible sort qui était réservé au malheureux équipage du cotre le Secret.

À midi environ nous mouillâmes dans la baie Chasseloup. Nous jetâmes l’ancre très-près du rivage qui présentait une rangée de collines assez dénudées et de moyenne hauteur. Elles suivaient les contours de la baie, ne laissant entre elles et la mer qu’une bande de faible largeur pleine de broussailles. Une seule case se voyait au bord de la mer. Cependant les flancs des collines étaient couverts de naturels et l’on en voyait constamment arriver de nouveaux qui défilaient l’un après l’autre dans un sentier qui suivait exactement l’arête supérieure des collines.

Tous ces torses nus et noirs se détachaient vivement sur l’horizon éclairé ; des villages populeux devaient exister dans l’intérieur, et leurs habitants accouraient pour voir de près la Fine, qui, pour eux, était un immense vaisseau. À notre droite était un petit îlot, sur lequel nous distinguions quelques cases et leurs habitants. Ceux-ci paraissaient peu rassurés sur nos intentions, car ils déménageaient en pirogues, à la hâte, leurs ustensiles de pêche,  etc., et fuyaient au plus vite en emportant leurs enfants. Les hommes et les jeunes gens, pour lesquels il ne restait probablement plus de place dans les pirogues, gagnèrent à la nage la grande terre. À marée basse on peut aller sur cet îlot sans perdre pied, et l’envahissement constant des palétuviers qui abondent sur les deux rives opposées ne tardera pas à les réunir.

Tous ces mouvements et l’affluence des Kanaks sur le rivage, indiquaient chez eux une certaine appréhension, peut-être aussi des intentions hostiles. Cependant, nous devions communiquer avec eux pour obtenir les renseignements dont nous avions besoin ; M. Banaré fit donc armer la chaloupe avec dix hommes bien munis de fusils et de pistolets. Je descendis avec lui dans l’embarcation ; nous emmenions aussi comme interprète le pilote Peterson et un disciplinaire, depuis longtemps attaché à mes pas dans toutes mes excursions ; ancien soldat d’Afrique, rompu à toutes les fatigues, il ne s’étonnait jamais de rien. Dans les moments difficiles que nous eûmes à passer ensemble, il releva souvent le courage prêt à faiblir de ma petite troupe, en disant de l’accent le plus convaincu : « Vous aurez beau en voir, vous n’en verrez jamais autant que j’en ai vu en Afrique. »

Avant de s’embarquer, M. Banaré jeta encore un regard dans la direction du Secret dont on voyait parfaitement le mât ; le cotre était incliné sur le flanc, car la mer était basse, mais nous comptions qu’il serait remis à flot à la marée montante. Au bout de quelques minutes, nous débarquâmes sur une plage sablonneuse où les naturels s’approchèrent, formant bientôt un groupe épais autour de notre petite escorte. M. Banaré fit demander le chef par Peterson, et nous vîmes bientôt apparaître un vieillard dont la physionomie n’avait rien de la férocité empreinte parfois sur les traits de ces sauvages. Au contraire, celui-ci paraissait doux et affable ; il témoigna une grande joie en revoyant Peterson qui, ainsi que je l’ai déjà dit, habitait ce pays quelques jours auparavant. — D’après ce que nous raconta Peterson lui-même, ce chef, dont le nom est Mango, quoique le plus vieux et le plus illustre par la naissance, n’était pas le plus influent ; autrefois à la tête de la grande tribu de Koné qui s’étend au bord de la mer vers le sud de la baie Chasseloup, il avait eu à soutenir des guerres nombreuses contre Poindi-Patchili et Gondou ; le premier, ainsi qu’on l’a vu, habitait les montagnes situées entre Houagap et Koné, au milieu de l’île ; quant au second, allié et voisin de Poindi-Patchili, sa tribu est plus rapprochée de la côte ouest et nous aurons à nous occuper bientôt de lui.

Par leurs attaques constantes contre Mango et ses hommes, ces deux chefs de la montagne réussirent à les affaiblir, d’autant mieux que, choisissant toujours pour faire leur descente le moment des récoltes, ils ne regagnaient jamais leurs montagnes qu’après avoir détruit ou dévasté toutes les plantations, réduisant ainsi la tribu entière à ne vivre que de racines ou de pêche pendant le reste de la saison. Cette existence de terreur devint à la fin insoutenable, d’autant plus que Gondou, qui, dans le principe, n’était que le chef d’une petite peuplade, avait su, par son énergie et par la crainte qu’inspirait sa nature belliqueuse et féroce, rallier à lui les petites tribus des environs qui le craignaient et exécutaient ses moindres désirs.

Devant un aussi formidable ennemi, Mango fut obligé de céder la place et de se réfugier avec tout son clan à Gatope, sur le littoral de la baie où vivait une petite tribu amie et dépendante de la sienne ; quant à Gondou, il établit alors une partie des siens sur le territoire qu’on lui abandonnait, et où les champs étaient plus fertiles que ceux de ses montagnes, mais lui-même, semblable à l’oiseau de proie et comme tous ceux qui ont la conscience un peu lourde, il continua à vivre sur ces sommets où on le disait inexpugnable.

Depuis une dizaine d’années environ, Mango était donc à Gatope ; il s’y trouvait entouré de plusieurs autres peuplades, avec lesquelles il vivait ordinairement en bonne intelligence, car les tribus ne se font la guerre que lorsqu’elles sont séparées par de grandes barrières naturelles qui empêchent les relations fréquentes : c’étaient, sur les bords de la mer, les tribus de Koniene, Pouaco et Pouangué, toutes vivant de la pêche. Puis, un peu dans l’intérieur, venaient les tribus de Gatope, de Tchapo, Temala, Pouanloïtche, qui subsistent plutôt de la culture de leurs terres. C’étaient donc les amis de Mango, quelques-uns même des siens qui avaient massacré et mangé l’équipage de la Reine-des-Îles ; aussi ce chef hésitait-il à nous donner sur cette affaire des détails qui condamnaient une tribu amie. Cependant, Peterson décida Mango et ses deux fils adoptifs, Ti et Pouagni, à nous suivre à bord où nous pourrions causer plus à l’aise qu’au milieu de la horde nombreuse qui nous entourait ; ils hésitèrent longtemps, mais, confiants dans la parole de Peterson, ils s’embarquèrent enfin avec nous dans la chaloupe, non pas sans que la plupart de leurs amis et surtout les chefs des tribus de Koniene et de Pouaco qui se trouvaient là, ne cherchassent à s’opposer d’une manière très-apparente à leur embarquement ; aussi longtemps que notre chaloupe fut à portée de leurs voix, les indigènes parlèrent au vieux chef qui écoutait en silence les paroles de ses guerriers, et semblait s’éloigner de moins en moins rassuré. Plusieurs même de ses gens des plus acharnés, nagèrent assez avant dans la mer pour l’engager à revenir.

C’était la première fois que ces hommes voyaient de près un navire. Ils montèrent lentement à bord, se tenant courbés, ainsi qu’ils le font dans les lieux sacrés ou en présence des chefs. Le commandant les fit descendre tous les trois dans sa chambre. Là, Mango subit un long interrogatoire ; maintenant qu’il sentait ou croyait son sort dans nos mains, il n’hésita plus et nous raconta que la Reine-des-Îles avait été attaquée et saccagée par les gens de Pouangué et de Pouanloïtche seuls ; il nous donna aussi une foule de détails topographiques sur la situation de ces deux tribus. À la suite de cette conversation, qui nous mit tout à fait au courant de ce que nous désirions savoir, le commandant prévint Mango qu’il pouvait retourner à terre. Il lui fit présent ainsi qu’à ses deux fils, de couvertures de laine, de tabac, etc., puis leur expliquant la situation du côtre le Secret échoué sur le banc de Pouangué, il remit une lettre à Mango, en le chargeant d’envoyer ce message au capitaine du Secret, M. Gérard, par quelques hommes qui se mettraient ensuite à sa disposition, dans le cas où il aurait besoin d’eux pour remettre son embarcation à flot. Quand ces chefs quittèrent le bord, il était quatre heures et demie du soir. Après le dîner, vers les cinq heures et demie, M. Banaré, regardant du côté du cotre échoué, fit l’observation que l’on n’apercevait plus ses mâts, qu’il avait dû se remettre à flot et chercher un mouillage dans un lieu plus abrité. Cette opinion était d’autant plus probable, que la brise à ce moment était à peu près nulle et n’aurait pas permis au cotre de nous rejoindre avant la nuit. Le soleil s’était couché ; une multitude de feux nous apprit que les naturels étaient campés sur la côte.

Au point du jour, je montai sur le pont où je trouvai le commandant, dont la physionomie atterrée me frappa :

« Je crois qu’il est arrivé malheur au Secret, me dit-il.

— Comment cela ? m’écriai-je.

— Tout à l’heure en montant ici, me répondit M. Banaré, j’ai cherché le Secret des yeux ; en ne le voyant pas du pont j’ai envoyé une vigie dans la mâture qui m’a aussitôt signalé le cotre ; mais il est toujours échoué, de plus il est démâté et une foule de Kanaks l’entourent.

— Mais, répondis-je, il a peut-être retiré son mât pour se béquiller (s’étayer), en attendant que la marée haute le remette à flot.

— Ce n’est pas probable, répondit le commandant ; dans tous les cas, je vais envoyer de suite la chaloupe de ce côté. »

Les ordres furent alors immédiatement donnés pour envoyer huit hommes armés et un patron reconnaître la cause de ces événements étranges ; il était à craindre que notre chaloupe, qui calait beaucoup d’eau, ne s’échouât elle-même sur ce vaste banc qu’à marée basse nous avions vu à découvert sur une très-grande surface. Heureusement Peterson s’offrit pour la piloter et nous la vîmes partir sous sa direction avec moins d’inquiétude, sachant que cet homme intelligent et dévoué avait parcouru tous ces parages dans sa baleinière, alors qu’il pêchait le trépang. La plus grande prudence nous était indispensable dans ce cas fâcheux ; nous n’avions à bord que dix fusils de munition, dix pistolets d’abordage sans justesse et sans portée, et si, par malheur, la chaloupe échouait et que son équipage, attaqué par les naturels, fût pris par eux, il ne nous restait que sept armes à feu ; nous avions encore deux petites espingoles, mais ces armes, avec lesquelles on ne peut ajuster, ne sont bonnes qu’à faire du bruit.

À peine la chaloupe s’éloignait-elle à force de rames des flancs de la Fine, que la vigie signala un mouvement parmi les naturels qui entouraient le Secret ; en effet, ils s’en allaient les uns après les autres du côté du rivage ; la mer était assez basse pour leur permettre de marcher sur le banc de corail et de porter même des fardeaux sur leurs épaules : en observant leurs mouvements avec nos lunettes, nous ne pouvions songer sans frémir que ces mêmes hommes étaient ceux qui avaient massacré l’équipage de la Reine-des-Îles quelques jours auparavant ; un espoir nous restait encore : parmi eux plusieurs hommes, vêtus en matelots, pouvaient être nos gens, quoique nous n’ignorions pas que ces sauvages ont l’habitude de revêtir les habits de leurs victimes ; leur départ subit au moment même ou les yeux perçants de leurs sentinelles leur signalaient du haut des rochers l’arrivée de notre chaloupe était d’un bien mauvais augure.

Nous n’osions nous communiquer toutes nos tristes suppositions, mais le désespoir et la fureur nous montaient au cerveau. Au bout de quelques heures la vigie annonça que nos hommes accostaient le cotre sans difficulté. Sur le rivage, la foule des Kanaks restait toujours stationnaire. M. Banaré me dit alors :

« Je vais descendre à terre dans la yole, je veux avoir le cœur net sur cette affaire, connaître le résultat de mon message au cotre, puis, avec ma lunette, du haut de ce pic je pourrai distinguer peut-être ce que deviennent mes hommes ; la tranquillité de ce bateau échoué et démâté m’épouvante.

— Vous savez, répondis-je, que je suis prêt à agir avec vous, usez de moi.

— Merci, dit-il, je compte, en effet, sur vous. »

Pendant qu’on armait la yole, j’allai prendre dans ma chambre mon revolver et mon fusil à deux coups chargé à balle. Mon disciplinaire avait déjà saisi sa carabine et son revolver. Ainsi préparés à tout événement, nous descendîmes dans la yole où se trouvait déjà le commandant.

En arrivant à terre, nous vîmes les naturels s’éloigner d’une vingtaine de pas, au lieu de venir au-devant de nous comme la veille. Quelques-uns seulement se montraient ; les autres se cachaient dans les épais fourrés qui bordaient le rivage. Nous débarquâmes cependant,
Néo-Calédoniens de la côte sud-ouest. — Dessin de Émile Bayard d’après une photographie de M. E. de Greslan.
en laissant deux hommes pour garder la yole ; malheureusement, nous n’avions pas Peterson pour nous servir d’interprète, et les Kanaks de ce littoral voient si rarement les blancs qu’ils devaient ignorer même cette langue conventionnelle avec laquelle on se fait ordinairement comprendre sur la côte. Toutefois il fallait en faire l’essai ; prenant donc la parole, je demandai aux indigènes pourquoi ils s’éloignaient ainsi de nous, quand nous voulions parler à Mango. Ti, l’un des fils adoptifs de ce chef, dont plus tard nous avons pu constater l’intelligence, connaissait suffisamment la langue de la côte pour me comprendre. Se tournant du côté de ses compagnons, il leur fit part du désir de notre commandant, et Mango sortant d’un fourré s’avança suivi d’une troupe de guerriers tous armés, suivant leur habitude, de tomahawks, massues,


Indigènes des tribus des chefs Mango et Kahoua. — Dessin de Émile Bayard d’après des photographies de M. E. de Greslan.

zagaies,  etc. Le plus inquiétant était qu’aucun enfant ne se

voyait au milieu d’eux, et je savais qu’ils ont soin d’écarter ceux-ci lorsqu’ils songent à se battre. J’en fis l’observation à M. Banaré, et nous résolûmes d’agir encore avec plus de prudence, si, toutefois, cela était possible. Mango étant arrivé auprès de nous, nous lui demandâmes s’il avait envoyé au cotre la lettre dont on l’avait chargé et des hommes. À toutes nos questions, le vieux chef feignait de ne rien comprendre ; enfin, pressé de plus en plus, il s’approcha subitement d’un niaouli qui se dressait près de nous, et soulevant un fragment de l’écorce de cet arbre, il en tira la lettre que la veille lui avait remise le commandant et la lui rendit. Pourquoi n’avait-il pas envoyé ce message, comme cela avait été convenu ? Comment, après s’être rendu à notre bord et avoir reçu nos présents, Mango n’avait-il pas obéi à cet ordre ? À toutes nos questions les Kanaks, qui ne comprenaient pas ou feignaient de ne pas comprendre, répondaient par des rires ironiques ; leur nombre augmentait de plus en plus et quelques-uns faisaient mine de nous entourer. Nous nous retirâmes alors lentement vers notre yole, repoussant doucement les plus pressés, et nous pûmes enfin nous rembarquer, heureux de ne pas nous être engagés trop avant. Nous venions, certainement, d’échapper à un grand danger et nous en avions tellement le sentiment que, lorsque les naturels nous entouraient, sans nous être rien dit, M. Banaré et moi avions porté doucement la main au revolver que recouvrait notre vareuse, nous l’avions armé et, le tenant par la crosse, nous étions prêts à nous en servir.

Si pressés que nous fussions d’éclaircir cette question du message non exécuté, nous sentions la nécessité de ne pas nous brouiller complétement avec Mango, dont nous pouvions avoir besoin et nous résolûmes de ne pas rechercher d’autres explications auprès des Kanaks, jusqu’au retour de Peterson ; mais, au lieu de retourner directement à bord, nous dirigeâmes notre embarcation vers le pied d’un pic qui s’avançait jusque sur le rivage et dominait les environs ; puis, laissant la yole un peu au large sous la garde de deux hommes, nous fîmes l’ascension de ce sommet. De ce point élevé et avec une bonne lunette marine nous aperçûmes parfaitement le cotre, objet de notre inquiétude ; il était à la voile, et pendant une seconde, nous sentîmes une immense joie ; mais elle fut de courte durée, car un second coup d’œil nous montra l’allure inaccoutumée de ce bateau qui prenait le large sous une seule voile très-petite, maintenue sur un mât de fortune exigu. En ce moment, ainsi que cela a ordinairement lieu tous les soirs dans ce pays, la brise avait fraîchi ; de plus, elle était tout à fait contraire au cotre, de sorte que celui-ci, gréé comme il l’était, ne pouvait avoir la prétention d’arriver jusqu’à nous. Il n’y avait que deux conclusions à tirer de ce fait : ou le cotre était monté par des Kanaks inexpérimentés ; dans ce cas quel était le destin de nos hommes ? Ou bien, solution plus consolante, les braves matelots de notre chaloupe après avoir arraché le cotre des mains des sauvages, en sauvant peut-être tout son équipage, s’empressaient de prendre le large dans la crainte de nouvelles attaques.

M. Banaré et moi fûmes bientôt tirés de nos anxieuses préoccupations par l’annonce de l’arrivée d’une foule d’indigènes. En effet, les naturels que nous avions laissés dans la plaine escaladaient d’un pas rapide le sommet où nous étions. Il était trop tard pour regagner notre embarcation avant leur arrivée, à moins d’avoir recours à une retraite précipitée, ce que nous ne pensâmes même pas à faire. Laisser croire aux Kanaks que nous avions peur eût tout perdu ; nous groupant donc les uns auprès des autres, nous attendîmes. En approchant ils ralentirent peu à peu leurs pas, puis, toute la troupe fit halte et nous observa. Mango était en tête et sans arme. Nous gardions le silence, mais massés les uns contre les autres, nos mains crispées serrant nos armes, nous dûmes laisser entrevoir à ces barbares la résolution qui nous animait. Ils étaient bien cinq ou six cents ; mais l’indécision régnait parmi eux ; plusieurs d’entre eux, des chefs sans doute, se tenaient autour de Mango et parlaient vivement. Ils semblaient tenir conseil ; enfin, le vieux chef s’avança seul vers nous ; en nous abordant, il se mit à pousser plusieurs cris semblables à des gémissements. Je connaissais ces cris pour les avoir entendus souvent dans les funérailles. Aussi, dans ce moment me faisaient-ils courir un frisson dans le corps. Enfin, le vieux Kanak, d’une main montrant au loin le cotre, de l’autre élevant ses cinq doigts en l’air, s’écria : « Allsame man oui oui belong boat mate mate kai kai, » « autant que cela Français du bateau sont morts et mangés. » Je traduisis cette phrase à mes compagnons ; M. Banaré ne pouvait en croire ses oreilles et secouait par l’épaule Mango pour la lui faire répéter ; ce vieillard, dont le naturel pacifique, timide même, nous sauva certainement du massacre dans cette circonstance, avait la voix tremblante lorsqu’il répéta : « les Kanaks de Pouangué ont mangé autant que cela de Français. » Il n’y avait plus de doute, nos malheureux compagnons avaient été les victimes d’une horrible infortune. Sans nous séparer de Mango, qui nous servait pour ainsi dire d’otage, nous regagnâmes notre embarcation et retournâmes à bord, pour nous consulter sur le parti à prendre. Les naturels nous suivirent jusqu’au rivage ; les éclats de rire ironiques, farouches même qu’ils poussaient a chaque instant, leurs zagaies qu’ils lançaient de toutes parts pour montrer leur adresse, nous faisaient bouillonner le sang dans les veines. Certes, si à ce moment nous avions été attaqués, nous aurions vendu chèrement notre vie.

De retour à bord, le commandant réunit le second M. Napias, aspirant de marine, et le chirurgien M. Deplanche ; il nous fit d’abord l’exposé de la situation, puis, à cause de sa gravité, il nous demanda notre avis sur la marche à suivre. L’opinion de tous fut que l’on attendît le retour des hommes de la chaloupe avant de prendre aucun parti relativement aux naturels de Pouangué. Après nous être ainsi entendus sur ce point, le commandant résolut de retourner à terre afin d’avoir, s’il était possible, de nouveaux détails sur l’affaire du Secret. M. Banaré me proposa de l’accompagner. Les naturels étaient toujours sur le rivage dans un grand état d’agitation ; aussi, arrivés près du bord, sans descendre de la yole, nous demandâmes Mango manifestant l’intention de causer avec lui. Ti, son fils adoptif, nous montrant la broussaille, nous dit : « Il est la ! — Eh bien, ajoutai-je, va le trouver et dis-lui que le commandant veut lui parler. » Sur un signe de Ti, un naturel s’élança à travers le fourré. Quelques secondes plus tard, ce messager était de retour, annonçant que si le commandant désirait que Mango s’avançat jusqu’à lui, le chef Mango, de son côté, désirait que le commandant allât lui parler, ne pouvant se déranger maintenant. C’était assez peu poli ; nous insistâmes cependant, rappelant à Ti, avec quelle bonté et quelle générosité nous avions reçu son père, et lui-même à notre bord. Nous ajoutâmes que nous voulions seulement causer avec le chef et lui demander de nouveaux renseignements sur le meurtre de nos compagnons. À ce moment, Mango sortit d’un épais fourré situé au bord de la mer, mais, à quelque distance de nous, il nous fit signe d’aller près de lui ; il était accompagné de deux autres Kanaks, dont la physionomie farouche était loin d’inspirer la confiance. Nous appelâmes encore le vieux chef, l’engageant à venir jusqu’au bord de la mer, auprès de notre embarcation, mais il persista à s’y refuser. Nous ne commîmes pas l’imprudence de nous avancer ainsi à découvert près d’un fourré qui pouvait cacher un guet-apens, mais, longeant le rivage dans notre embarcation, nous nous approchâmes le plus possible du point où se trouvait Mango. Là ce chef et ses deux compagnons nous appelèrent encore de la main ; puis, voyant que nous ne débarquions pas, ils disparurent subitement derrière les broussailles.

Attristés par l’insuccès de cette entreprise, nous reprîmes la direction de notre bord, toujours très-inquiets sur le sort de nos compagnons de la chaloupe ; on hissa les feux de position et on attendit.

La nuit était venue ; une des plus splendides et indescriptibles nuits des régions tropicales. Réunis sur l’arrière, après un repas que notre anxiété avait fort abrégé, nous gardions le silence et laissions errer notre imagination surexcitée par tant d’événements si bizarres, si imprévus, qu’ils nous semblaient l’effet d’un cauchemar. La brise à peine perceptible nous arrivait de la terre saturée du parfum des plantes qu’elle avait caressées ; la mer nous envoyait de fraîches exhalaisons, et une houle légère soulevait la Fine, qui parfois retombait brusquement et brisait la surface polie des eaux, les éparpillant en mille gouttelettes brillantes comme des globules de feu. Le calme de cette belle nature associé dans mon esprit au massacre de nos compagnons par les cannibales, y formait un contraste des plus saisissants. Tout à coup un bruit régulier produit par des avirons battant l’eau en cadence et se heurtant contre les tollets, arriva jusqu’à nous ; ce bruit, faible d’abord, s’éleva graduellement et nos yeux purent enfin distinguer une embarcation qui courait sur nous ; puis, nous reconnûmes la chaloupe, qui bientôt accosta. Notre première idée fut de compter et de reconnaître les hommes ; c’étaient seulement ceux qui étaient partis le matin, et voici le rapport que le patron de l’embarcation fit à M. Banaré :

« En nous dirigeant sur le Secret, nous fûmes obligés, à cause des récifs, de longer un peu la terre dont nous étions à une faible distance. Les Kanaks cachés dans un marais de palétuviers en profitèrent pour nous lancer quelques pierres, au moyen de leurs frondes ; mais la distance était assez grande ; les hommes souquaient vigoureusement et personne de nous ne fut atteint. Je répondis cependant à cette attaque en envoyant au jugé quelques balles dans les palétuviers. Cette agression nous engageait vivement à nous bien tenir sur nos gardes ; aussi une fois arrivés le long du Secret, toujours couché sur le flanc, car la marée était assez basse, nous avions nos armes à la main en sautant à bord. Mais il n’y avait plus là ni amis ni ennemis. Nous vîmes du sang partout ; le mât était mutilé à coups de hache, le pont défoncé ; un large trou creusé dans les bordages juste au-dessus du doublage en cuivre, devait faire couler le bateau dès qu’on eut cherché à le relever ; le gréement, les sacs des hommes, le compas, en un mot tout ce qui était portatif avait été enlevé et le reste saccagé et haché. La mer montait rapidement ; il fallait songer à remettre à flot ce malheureux bateau. Nous halâmes donc l’ancre à bord. Le trou dans les bordages fut bouché avec nos couvertures ; le mât et la voile de la chaloupe furent ajustés sur le tronçon du mât du cotre ; la pompe qui, heureusement, pouvait fonctionner encore, fut mise en mouvement pour vider l’eau qui avait commencé déjà à envahir toute la cale ; nous fûmes saisis d’horreur en voyant que cette eau était rouge de sang !… À la marée haute le cotre flotta. Nous hissâmes la voile et nous pûmes sortir de ce récif funeste, mais le vent était debout pour le retour. Nous essayâmes de louvoyer et nous reconnûmes bientôt que notre voilure était beaucoup trop faible pour nous permettre de gagner au vent. Nous luttâmes cependant jusqu’à ce que le courant, suivant la marée, nous devînt encore contraire. Du reste, à ce moment, la nuit s’avançait et nous dûmes forcément mouiller le cotre au large a l’abri d’un pâté de corail. Nous nous sommes ensuite embarqués dans la chaloupe et nous voici. Quant au malheureux équipage du Secret, les seules traces que nous ayons pu en retrouver, c’est du sang sur le pont, dans les chambres, dans la cale, du sang partout ! »

D’après les renseignements que nous avait donnés Mango, le village de Pouangué avait un rivage bordé partout par des récifs ou des marais couverts eux-mêmes d’une forêt inextricable de palétuviers. Le débarquement était donc très-difficile ; pour se rendre dans ce village par terre, on avait aussi à traverser plusieurs marécages et rivières. Certes, si M. Banaré, ses officiers et l’équipage n’eussent écouté que la colère que surexcita dans les esprits le récit des hommes de la chaloupe, on eût fait, malgré la nuit et les difficultés de l’atterrissage, une descente chez ces sauvages, afin de tirer une vengeance éclatante de leur perfidie et de leur cruauté, mais la raison commandait d’attendre. En effet, il fallait d’abord exécuter les ordres reçus, c’est-à-dire reconnaître exactement les récifs et une passe communiquant avec le large. Il fallait aussi ne pas brusquer la situation déjà si tendue avec les naturels de Gatope, dont nous aurions certainement besoin. Enfin, notre équipage était peu nombreux, mal armé, et peu exercé au maniement des armes. Une défaite aurait eu les conséquences les plus malheureuses. Quant à une victoire, elle n’aurait peut-être pas été assez complète.

Le lendemain, le commandant et Peterson descendirent à terre. Mango, à la vue de son ami Peterson, consentit à s’approcher et même à revenir à bord ; là, le commandant lui promit que son clan et lui n’avaient rien à craindre des Français ; que la vengeance s’exercerait seulement sur ceux qui étaient coupables, et que lui, Mango, devait être franc avec ses amis. C’est alors que le vieux chef raconta ainsi les détails du drame sanglant qui s’était passé à bord du cotre le Secret :

« Lorsque ce bateau échoua sur les récifs, les gens de Pouangué encouragés par leur succès, quelques jours auparavant, dans l’attaque de la Reine-des-Îles, se préparèrent à s’emparer de cette nouvelle proie. Derrière le village de Pouangué se dresse une montagne assez élevée dont le flanc à pente douce est sillonné par de nombreux et fertiles ravins, dans lesquels
Nouveau poste de Gatope. — Dessin de E. Dardoize d’après une photographie de M. E. de Greslan.
sont éparpillés de petits groupes de cases habitées par une portion de la tribu de Pouantloïtche. Ces montagnards apercevant l’échouage du Secret, descendirent dans la plaine pour venir en aide à leurs amis de Pouangué. Le soir, à marée basse, toute la troupe s’avança vers le cotre, marchant sur le récif en partie découvert. Il est, en Calédonie, un fait souvent funeste à l’Européen, c’est que le Kanak marchant toujours avec ses armes, on ne sait, lorsqu’on le rencontre dans les explorations, si l’on a affaire à un ami ou à un ennemi. Cette horde d’anthropophages s’avança donc impunément jusqu’au bateau, l’entoura, et monta à bord sans résistance. L’équipage du cotre croyait-il à une simple visite de ces naturels qui viennent à bord des bateaux côtiers pour y faire des échanges ? C’est probable. Trois matelots étaient avec le capitaine sur le pont, le quatrième dans son hamac dormait à l’entre-pont ; à un signal connu, quatre Kanaks désignés portèrent simultanément un coup de casse-tête ou de tomahawk à chacun des quatre blancs qui venaient de les recevoir ainsi sans défiance ; du premier coup, deux matelots tombèrent, le crâne fendu et mortellement atteints ; quant au capitaine, il put esquiver la première attaque. C’était un homme très-vigoureux et dans toute la force de l’âge. Il lutta contre la mort avec énergie ; son fusil à la main, il bondit en arrière pour se dégager et faire feu, mais un de ces démons saisit son arme par le canon, s’y cramponna, et pendant que le malheureux Gérard essayait de l’arracher des mains de son ennemi, un second coup de tomahawk lui fendit le crâne. Le quatrième blanc était un jeune novice de seize ou dix-sept ans, nommée Bonnin. Nons avions tous remarqué la physionomie pleine d’intelligence et de douceur de ce matelot ; sa famille l’avait recommandé à quelques officiers résidant à la Nouvelle-Calédonie. Il avait de


Case du chef Mango. — Dessin de E. Dardoize d’après une photographie de M. Robin.

l’instruction et étudiait pendant ses loisirs les sciences

qui lui étaient nécessaires pour passer son examen d’enseigne, quand il aurait eu l’âge voulu. Cet infortuné, qui avait pu esquiver le premier coup, s’était ensuite réfugié au haut du mât où les Kanaks l’assiégèrent à coups de zagaies. Situation terrible ! Le pauvre garçon implorait la merci de ces cannibales, mais ni ses pleurs, ni sa jeunesse, ni sa beauté ne réveillèrent la pitié de ces monstres altérés de sang. Enfin, une flèche mieux lancée fit tomber sur le pont le cadavre sanglant du malheureux novice. Quant au cinquième matelot couché dans sa cabine, un coup de casse-tête le fit passer du sommeil à la mort.

« Les Kanaks, maîtres du navire, passèrent une partie de la nuit à emporter à terre les cadavres, les voiles, les vêtements,  etc. ; le matin ils achevaient le pillage et défonçaient le cotre à coups de hache, lorsque notre embarcation leur fut signalée et les fit partir. Les cadavres des cinq matelots, aussitôt transportés à terre, furent partagés. La tribu de Pouangué en garda deux, deux autres furent envoyés au village principal de la tribu de Pouanloïtche situé dans une vallée spacieuse derrière le premier plan de montagne qui domine Pouangué. Enfin, le cinquième cadavre fut dépecé en différents morceaux destinés à être offerts en présent, selon l’usage, aux diverses tribus des environs. Tous ces détails, d’après ce que nous dit le vieux Mango, lui avaient été donnés par les gens de Pouangué, chargés de lui apporter la jambe d’un de ces malheureux. »

Mango ayant terminé ce récit, nous assura par mille protestations qu’il avait en horreur la plus profonde l’acte commis par ses compatriotes et qu’il se mettait lui et ses guerriers à notre entière disposition pour le cas où nous voudrions faire une expédition contre les tribus de Pouanloïtche et de Pouangué. Le commandant remercia le chef, lui remit un pavillon français en signe d’alliance et le congédia après lui avoir encore donné l’ordre d’envoyer des messages à ses collègues de toutes les tribus voisines qui n’avaient point pris part aux derniers massacres, pour qu’ils vinssent à bord de la Fine, reconnaître l’autorité française.

Les jours suivants, le commandant reçut successivement la visite des chefs de diverses tribus. Avertis par les messages de Mango, ils venaient, plutôt attirés par la curiosité et nos façons urbaines que par le véritable désir de nous être utiles. Notre petit nombre ne pouvait les effrayer ; toutefois ils manifestèrent les meilleures intentions. M. Banaré profita de ces bonnes dispositions pour renouveler la provision d’eau, poursuivre activement les travaux hydrographiques et étudier la position des villages coupables. Des naturels de Gatope et de Pouaco poussèrent l’obligeance jusqu’à aller en pirogue à bord du Secret et le ramenèrent à l’aviron près de la Fine. Tout était pour le mieux ; cependant les Kanaks se demandèrent bientôt pourquoi nous attendions si longtemps pour marcher avec eux contre les gens de Pouangué et de Pouanloïtche, ainsi que nous le leur avions annoncé. Ils ignoraient encore que des troupes devaient arriver vers le 20 du mois de septembre ; aussi, à peu près vers cette date, le commandant informa les différents chefs amis qu’ils eussent à se tenir prêts, car des bateaux chargés de soldats allaient arriver. L’étonnement, bien naturel du reste de ces sauvages, fut grand à l’annonce de cette nouvelle qui les trouva pour la plupart incrédules. Plusieurs jours s’écoulèrent et rien n’arrivait ; les Kanaks paraissaient avoir de moins en moins confiance dans nos paroles et encore moins de crainte à l’égard de nos armes ; ils prenaient, sans doute, pour de la lâcheté nos retards constants. Nous nous aperçûmes bientôt des sentiments qui les animaient et nous dûmes redoubler de précautions. Des sentinelles armées veillaient toute la nuit dans la crainte d’une attaque par mer, soit à la nage, soit en pirogues. Cependant, attirés par nos présents, ils nous apportaient toujours des poissons, des bananes, etc. ; surtout deux espèces de petites tortues qui avaient au plus cinquante centimètres de longueur et habitaient les marais saumâtres du bord de la mer. Elles y étaient très-abondantes et je n’avais pas encore rencontré cette espèce dans l’île.

La confiance des naturels augmenta au point qu’un jour un enfant, seul dans une pirogue, nous apporta soixante-cinq francs en pièces de cinq francs, demandant en échange du tabac et des pipes. Informations faites, nous apprîmes que cet argent provenait du pillage de la Reine-des-Îles, ce que l’on chercha à peine à nous dissimuler. Nous ne pûmes rien obtenir de plus. Nous laissâmes partir cet enfant sans l’inquiéter, mais quelques jours après deux ou trois Kanaks arrivèrent en pirogue et l’un d’eux dit à M. Banaré qu’il avait le compas de la Reine-des-Îles et le donnerait pour un certain nombre de couvertures. Peterson connaissait ce misérable comme étant du village de Pouangué, et de plus une franche canaille. Certes j’avais rarement vu une tête plus ignoble et plus féroce que la sienne. Ses longues lèvres étaient bestiales, ses paupières rougies recouvraient des yeux qui se mouvaient lourdement de tous côtés comme ceux d’une bête féroce, et son corps mal proportionné annonçait cependant une force prodigieuse. Il s’était sans façon assis sur le pont attendant la réponse du capitaine ; soit stupidité, soit force de caractère, sa physionomie n’exprimait pas la plus légère inquiétude, le moindre souci, pendant que Peterson nous donnait sur lui des renseignements qu’il termina ainsi : « He is a very bad man (c’est un très-mauvais homme). » M. Banaré mit immédiatement cet homme sous la surveillance de trois ou quatre matelots, puis se faisant apporter un fusil du bord, il y introduisit lui-même une cartouche devant le Kanak qui, impassible, regardait tous ces apprêts. Menacé d’être fusillé, il se contenta de détourner lentement la tête, tandis qu’un sourire dédaigneux, comme les sauvages seuls en ont le secret, se dessina sur sa figure : « Tu es venu ici de ton plein gré, je n’abuserai pas de ta confiance, » lui dit le commandant, en ajoutant que, quant au compas de la Reine-des-Îles il fallait qu’il le rapportât au plus tôt à bord de la Fine s’il voulait éviter plus tard un sévère châtiment. Aucune sensation de joie ne put se lire sur la figure de ce Kanak lorsqu’on lui annonça qu’il était libre. Il se leva simplement, franchit les bastingages et se laissa glisser dans sa misérable pirogue amarrée le long du bord, avec le calme et l’agilité de ses pareils ; prenant sa pagaie il s’éloigna doucement dans la direction de Pouangué ; il ne détourna pas une seule fois la tête et ne paraissait pas plus s’inquiéter de nos balles que s’il n’en avait pas connu la puissance et la portée.

Nous n’entendîmes jamais plus parler du compas de la Reine-des-Îles ; quant à l’audacieux qui était ainsi venu à notre bord, il fut, à quelques jours de là, trouvé parmi les morts, lors de la première attaque du village de Pouangué.

Pendant nos rares et courtes excursions à terre, nous n’avions pas encore tenté de franchir la chaîne de collines qui borde, ainsi que je l’ai déjà dit, la baie Chasseloup. C’était derrière ces mamelons que, d’après les naturels, était situé leur village. Un jour donc, sans prévenir nos amis les Kanaks, M. Banaré, dix matelots et moi, nous nous engageâmes tous bien armés dans un sentier assez praticable qui montait le long du flanc de ces collines. Au bout d’un quart d’heure de marche environ, nous étions au sommet de la chaîne et nous voyions se dérouler devant nous un paysage splendide, une vaste plaine circulaire qu’entouraient une rangée de montagnes. La partie de cette chaîne sur laquelle nous nous trouvions s’ouvre seulement sur deux points, l’un à gauche, l’autre à droite, pour livrer passage à deux rivières qui vont se jeter dans la mer après avoir formé mille méandres au milieu de la plaine où elles reçoivent encore le tribut d’un grand nombre de petits ruisseaux dont les sources sont étagées sur les flancs des montagnes. Au milieu de la verdoyante surface ainsi étalée à nos pieds nous devinions de nombreux villages aux légères colonnes de fumée qui s’élevaient çà et là au-dessus du niveau de la végétation. Après avoir un instant reposé sur cette perspective nos yeux et nos esprits fatigués et inquiets, nous descendîmes rapidement vers la plaine dont l’abord est un peu marécageux, puis bientôt nous pénétrâmes au milieu d’immenses plantations de cannes, de bananiers, de taros etc., qui, dans cette concavité, abrités des vents violents de l’hivernage, offraient aux regards de magnifiques spécimens. Ce délicieux endroit excitait notre admiration et je ne saurais trouver des termes qui puissent en donner une idée à ceux qui n’ont pas vu la végétation tropicale dans tout son luxe exubérant.

En parcourant ce vaste jardin naturel nous arrivâmes au village de Mango qui, ne s’attendant pas à notre visite, fut tout en émoi.

Les villages de cette partie de la Nouvelle-Calédonie diffèrent essentiellement de ceux des autres districts, où les cases sont distribuées çà et là sans ordre apparent ; ici elles sont placées suivant deux alignements comme les maisons de nos villes et sont séparées par une véritable rue, large de douze à quinze mètres environ ; mais à la place de nos pavés si durs elles sont recouvertes d’un tapis moelleux d’une herbe verte, fine et épaisse comme la mousse de nos bois. À droite et à gauche s’élèvent des myriades de cocotiers, tandis qu’à leur pied la canne à sucre, le papayer et d’autres plantes précieuses couvrent le sol.

Les cases sont aussi mieux construites dans ces parages ; celle de Mango, ornée de figures sculptées, présentait une particularité remarquable. Un nid de guêpes était placé à l’entrée et de telle sorte que celui qui ignorait cette circonstance touchait en entrant une gerbe de paille. Celle-ci frôlait alors la demeure du vindicatif et dangereux animal qui s’élançant en troupe serrée sur l’importun au corps nu, ne lui laissait de ressources qu’une retraite précipitée. Si Mango craignait d’être assassiné dans son sommeil par quelque émissaire des tribus ennemies, il ne pouvait choisir de meilleurs gardes du corps. De plus, comme on le voit dans la planche de la page 45, cette maison commençait à menacer ruine ; je m’étonnai d’abord qu’un aussi grand chef que Mango habitât une case en aussi mauvais état, mais l’on m’apprit qu’à la naissance d’un chef on lui bâtissait une demeure que l’on ne réparait jamais ; si elle devenait par trop inhabitable son possesseur l’abandonnait, mais ce fait était considéré comme d’un malheureux présage. Les maisons étaient, du reste, disposées et bâties dans le même style que celui des autres tribus, c’est-à-dire que l’habitation des guerriers se distinguait par son élévation, par la sculpture du tabou qui en surmontait la toiture et les montants de la porte, par sa forme conique et par les crânes humains qui, fixés près de l’entrée, à l’extrémité de longues perches, blanchissaient au soleil.

La case des femmes et des jeunes filles du chef se distinguait de la sienne par son peu d’élévation, sa simplicité et sa forme rectangulaire.

Après avoir fait le tour du village, bu le lait de quelques noix de cocos que l’ardeur du soleil rendait encore plus délicieux, nous prîmes congé de Mango et de son escorte de guerriers aux allures farouches, et nous revînmes à notre bord sans encombre.

Enfin, le 6 septembre 1865, nous aperçûmes au loin la fumée du Fulton ; nous appareilâmes de suite pour prendre le large, l’attendre devant la passe et lui indiquer sa route. Ce steamer avait à sa remorque le transport la Bonite chargé de troupes ; quelques heures après nous étions tous abrités dans la baie Chasseloup. Le gouverneur lui-même était à bord du Fulton, où le commandant de la Fine se rendit aussitôt que les ancres eurent mordu le fond, afin d’annoncer au chef de la colonie les funestes événements qui venaient de se passer. La fatale nouvelle se répandit bientôt et jeta la consternation dans l’esprit de tous. Chacun regardait ce malheureux cotre le Secret démâté, déchiqueté, et se représentait en imagination les scènes terribles dont il avait été le théâtre. Dans ces circonstances, ce qui augmente encore l’horreur, c’est moins la mort même des victimes que la pensée du festin qui la suit ; aussi le mot vengeance se lisait-il sur tous les visages et l’on n’attendait plus qu’un mot du chef pour agir.

Nous avions donc à punir dans cette partie de la Nouvelle-Calédonie, outre le meurtre du colon Taillard assassiné en juillet dernier à Houagap, le massacre des équipages de la Reine-des-Îles et du cotre pilote le Secret à Pouangué.

L’assassin de Taillard était un Kanak du clan du chef Poindi-Patchili dont j’avais visité le village en compagnie du docteur Vieillard, ainsi que je l’ai dit plus haut. Ce chef et son allié, le turbulent Gondou, ne laissaient aucune paix à leurs voisins et en étaient détestés. Gondou surtout avait parmi les Kanaks une grande réputation de férocité ; un indigène, nous parlant de cet homme farouche, nous disait dans le langage usité sur la côte : « Gondou, he no allsame man he allsame poika ; he look one Kanak he houo-houo ; he kai kai plenty man. » Gondou n’est pas comme un homme, mais comme un chien. S’il voit un Kanak, il aboie contre lui ; il mange beaucoup d’hommes. »

Ces deux chefs se croyaient bien en sûreté dans leurs montagnes et étaient loin de s’attendre à notre visite ; s’ils ne s’étaient jamais présentés à nous pour faire leur soumission, on n’était pas non plus allé dans leurs montagnes pour l’obtenir. Cette fois les
Kanaks de la baie Chasseloup dans une pirogue. — Dessin de Jules Noël d’après une photographie de M. E. de Greslan.
mesures les plus sévères furent prises. Le gouverneur fit partir de Houagap un petit corps de troupes, chargé de venir nous rejoindre à la baie Chasseloup après avoir traversé les territoires des chefs Gondou et Poindi-Patchili dont-il devait exiger la soumission absolue ; il avait ordre de passer par les armes tout ce qui résisterait à la marche de la colonne. Ce détachement, commandé par le capitaine d’infanterie de marine Billès, se composait d’un sous-lieutenant et de soixante hommes, sous-officiers et soldats suivis d’un contingent de cent quatre-vingt-dix Kanaks, conduits par six chefs alliés. M. Billès devait calculer sa marche de façon à opérer sa jonction à Koné avant d’arriver à la baie Chasseloup avec un autre corps expéditionnaire parti le 8 septembre de la côte ouest.

Parti de Houagap le 5 septembre, le capitaine Billès avait atteint Gaté le huitième jour de son départ. Après avoir châtié les tribus hostiles, il se rendit dans la tribu des Hounouas commandée par le jeune chef Dongo, heureux de faire alliance avec nous dans cette circonstance et de pouvoir enfin se venger de ce redoutable Gondou qui envahissait sa tribu à chaque instant, et, lorsque le 8 au matin le corps expéditionnaire quitta la tribu des Hounouas, se dirigeant vers la baie Chasseloup, ce jeune chef suivit la marche de la colonne à la tête de ses guerriers.

J. Garnier.

(La suite à la prochaine livraison.)


  1. Suite. — Voy. t. XVI, p. 145, 161, 177 et 193 ; t. xviii, p. 1 et 17.
  2. Frégate à vapeur qui, peu après, en revenant en France, se perdit sur l’îlot Melish entre la Nouvelle-Calédonie et le détroit de Torres et dont le naufrage excita en France un intérêt dû tout à la fois à l’héroïque fermeté de son commandant, à la présence de sa jeune femme et de leur petite fille, et à l’admirable discipline de tout l’équipage.
  3. Voyez la carte, page 35, et le croquis ci-joint, que je dois, l’un et l’autre, à l’obligeance de M. Banaré.