Voyage à la Nouvelle-Calédonie (Garnier)/06

Sixième livraison
Le Tour du mondeVolume 18 (p. 17-32).
Sixième livraison

Le pont des Français. — Dessin de E. Dardoize, d’après une photographie de M. E. de Greslan.


VOYAGE À LA NOUVELLE-CALÉDONIE,


PAR M. JULES GARNIER, INGÉNIEUR CIVIL DES MINES[1].


1863-1866. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


XVI


Excursions au nord et à l’ouest de Nouméa.

Après quelques semaines passées dans le chef-lieu pour y classer les échantillons minéralogiques que j’avais rapportés du nord de l’île, je recommençai autour de Nouméa une série d’excursions ayant pour but de relier mes travaux précédents à ceux que j’avais l’intention de diriger vers la côte occidentale de l’île. Je revis la route de Koé et Pont-des-Français, élevé en 1859 sur une petite rivière qui est le cours d’eau le plus rapproché de la ville. Bien qu’à dix kilomètres de Nouméa, ce point est ordinairement le but des promenades des citadins, tant ils aspirent à goûter de l’eau vive ; en ce moment même (1868) des marchands transportent cette eau au chef-lieu, où elle se vend, je crois, à raison de cinq francs la barrique.

Je visitai aussi les établissements de la mission de Saint-Louis, fondée en 1850 par le P. Rougeyron, qui y amena du nord de l’île, de Poëbo et de Balade, plus de cent naturels convertis au christianisme ; ils s’établirent dans la spacieuse plaine de Saint-Louis, par laquelle la presqu’île de Nouméa se rattache au sol calédonien, et c’est là que je les rencontrai, eux et leurs descendants. En arrivant sur le territoire de la mission, on rencontre d’abord la Conception, résidence du provicaire apostolique. Cet établissement, agréablement situé sur un monticule qui domine la mer, est entouré de plantations, de cases indigènes. Au delà de la Conception s’étale en larges ondulations la plaine de Saint-Louis, où les bœufs de la mission pâturent en nombreux troupeaux dans de gras herbages ; au bout d’une heure de marche environ, on arrive à la mission proprement dite. Elle s’élève sur une éminence. Les Pères, au nombre de trois ordinairement, ont des logements spacieux et bien distribués ; la plaine qui s’étend au pied de cette habitation est parfaitement arrosée et cultivée ; elle se termine à la mer par une anse bien abritée ; la rivière de Saint-Louis met en mouvement, par une roue hydraulique puissante, une scierie destinée à débiter les magnifiques futaies qui couvrent les flancs des montagnes voisines ; les planches sorties de cette usine sont livrées au commerce de Nouméa, qui leur trouve toujours un débouché facile dans les constructions de la colonie.

Au moment de mon passage, les missionnaires achevaient une belle goëlette de cent cinquante tonneaux environ, toute construite avec les bois de leurs montagnes.

Ma visite en ce lieu avait pour but l’étude d’une veine d’anthracite que j’y avais reconnue quelque temps auparavant. Je traversai ensuite la rivière de Dumbéa, quelques collines plus ou moins élevées et couvertes de gras pâturages et j’arrivai en trois heures et demie environ à Païta, belle plaine qui s’étend jusqu’au bord de la mer dans le fond du port Laguerre et le long de la petite rivière de Kataramonan. Ici le terrain est très-fertile et déjà un village complet s’y est fondé. Les habitants sont à peu près tous Allemands ou Irlandais, c’est-à-dire qu’ils appartiennent aux deux races du monde les plus propres à ce genre de colonisation qui exige la patience, le travail et la sobriété.

Ces familles, établies là depuis 1859 seulement, font plaisir à voir. Arrivées avec de faibles ressources, elles ont eu l’heureuse chance de ne pas se tromper dans le choix du sol à cultiver. Après avoir construit de petites cases suffisantes comme premier abri, elles ont défriché tout autour de cette habitation autant de terrain que leurs bras le leur permettaient ; à la saison des semis elles ont pu mettre en terre du maïs, des pommes de terre, des haricots, des patates, des légumes divers. En attendant la levée de la récolte, les champs en culture ont été entourés d’une barrière (fence) composée de troncs de jeunes niaulis placés à deux mètres de distance environ les uns des autres et reliés par trois rangs de gros fils de fer pour empêcher le bétail de venir piétiner sur les plantes, et manger le maïs en herbe. Ces colons avaient d’abord acheté quelques vaches venues de Sydney ; les premiers frais avaient été assez élevés. Mais, par la suite, ces animaux paissant librement l’herbe tendre et abondante de la plaine se sont multipliés et ont augmenté le bien-être de leurs possesseurs ; car le lait, naturel ou transformé en beurre et fromage, variait l’alimentation des premiers jours qui consistait principalement en bœuf salé et biscuit ; que l’on ajoute à cela une basse-cour complète de poulets, de canards, etc…, un verger dont les fruits sont excellents, et on comprendra comment l’aisance la plus parfaite régnait au bout de quatre ou cinq ans au milieu de ces familles qui, à leur arrivée, étaient presque misérables.

Qu’un étranger se présente aujourd’hui dans ces demeures, l’accueil le plus franc lui est offert, et ce qui prouve le mieux le bien-être dans lequel vivent ces colons, c’est la grande quantité de beaux enfants frais et roses que chaque famille possède et dont le nombre s’accroît régulièrement tous les ans. Tous ces rejetons viennent curieusement vous examiner et vous saluer en kanak, en français, en anglais et en allemand. Au moment de mon passage à Païta, ces familles prévoyantes venaient de se réunir et de décider qu’entre elles toutes elles payeraient un maître d’école qui viendrait au milieu d’elles instruire leurs enfants. Ce projet, favorisé du reste par le gouverneur, fut bientôt mis à exécution. Quelques mois plus tard une chapelle était aussi élevée et un missionnaire, le révérend P. Montrougi, savant remarquable, qui a enrichi l’histoire naturelle de précieuses découvertes, fut appelé à ce vicariat. La plupart des colons, d’origine allemande, étaient protestants ; mais, au sein de cette vie calme et laborieuse, l’esprit de l’homme s’élargit, et tous comprirent qu’une question de dogmes ne devait pas les diviser. Tous ensemble, catholiques ou protestants, se réunissent à la même heure dans l’enceinte élevée au Dieu des chrétiens.

En remontant le long de la côte ouest, au nord de Païta, on trouve, un peu avant d’atteindre la baie de Saint-Vincent, la station de Tongoin, habitée par un Chinois qui m’accueillit avec un empressement et une hospitalité qui font le plus grand honneur aux us et coutumes de l’Empire du Milieu. Je vois encore d’ici, et non sans émotion, le brave Jemmy, c’est son nom, venant à ma rencontre, menant son seul cheval en laisse sur lequel il me fallut monter et me laisser emmener à la case où je dus manger et boire. Ce fut dans cette circonstance que, pour la première fois, je mangeai du trépang, ce mollusque si recherché des Chinois. La préparation culinaire de cet animal est fort longue. Les Chinois seuls, je crois, en connaissent la recette. Cependant le résultat final est loin d’être exquis, et, en cherchant dans mes souvenirs gastronomiques, je ne puis guère comparer ce mets qu’à de la couenne de lard tendre. Mes hôtes chinois de Tongoin font largement leurs affaires ; ils sont très-actifs, intelligents, laborieux, économes et assez sobres. Ils cultivent surtout le maïs et les haricots ; ils élèvent des porcs avec les fruits de nombreux goyaviers qui couvrent en partie les environs de leurs habitations, et, enfin, possesseurs de quelques embarcations, ils font la pêche du trépang.

On n’a pas encore importé le travailleur chinois en Nouvelle-Calédonie, malgré les immenses services que ces hommes peuvent rendre et que j’ai bien pu constater dans d’autres colonies ; dans celle-ci nous ne possédons encore que quelques Indiens amenés de Bourbon et des gens des Nouvelles-Hybrides.

Au nord de Tongoin sont les belles plaines de Saint-Vincent, que l’on traverse en allant à Kanala et qui sont arrosées par trois beaux cours d’eau, la Tamoa, la Tontouta et l’Ouenghi. Ces fertiles contrées auraient offert un emplacement admirable pour établir le chef-lieu de la colonie ; rien n’eût été facile comme de créer des routes et des chemins au milieu de cette grande surface plane. Aucune tranchée n’y eut été nécessaire. Le terrain, bien arrosé par trois rivières et une multitude de ruisseaux, pourrait nourrir en liberté de nombreux troupeaux de chevaux et de bétail. Les jardiniers auraient pu s’établir autour de la ville, qu’ils auraient approvisionnée de légumes. Cette plaine contient aussi, disséminé de toute part, le niaoulis qui eût servi aux constructions ; plus loin en s’élevant le long des rivières et des ruisseaux sur les flancs des montagnes qui forment la ceinture de ces plaines, abondent aussi de magnifiques futaies. Enfin, la rade de Saint-Vincent, une des plus vastes du monde, est



garantie à l’ouest contre les flots du large par trois

grands îlots qui la protégent ; les navires peuvent entrer et sortir presque par tous les vents, car il y a une passe à l’ouest-nord-ouest et une autre au sud-sud-ouest.

Au milieu de la baie sont plusieurs îlots fertiles, entre autres celui de Parseval, qui communique avec la terre à la marée basse et possède plusieurs mouillages bord-à-quai, avantage qui manque ordinairement sur les autres points de cette côte. Il eût donc été facile, dès le principe, de venir décharger là les bâtiments. Cette observation répond aux objections que l’on a toujours faites contre la baie de Saint-Vincent, comme emplacement de ville.

Il est vrai que, suivant la règle générale en Nouvelle-Calédonie, dans les pays de plaine les bords de la mer sont presque partout encombrés de palétuviers (rhizophora mangle ? Linné). Cet arbre pousse sur le bord de la mer, le tronc en est maintenu en l’air par de nombreuses racines très-minces qui s’élancent en divergeant de toutes parts, et s’enfoncent dans la mer où elles forment sur les rivages une barrière impénétrable. Mais un des grands avantages de cet arbre, c’est que ses racines retiennent au milieu d’elles tous les débris qui y sont apportés par le temps ; le niveau du sol s’élève alors peu à peu, et lorsqu’il arrive à dépasser celui de la mer, le palétuvier s’étiole, disparaît et fait place à une végétation différente. Souvent aussi alors le palétuvier s’avance dans les eaux de la mer, agrandissant ainsi les rivages de l’île. C’est ainsi que plusieurs îlots ou pâtés de coraux qui se trouvaient assez loin du rivage y ont été réunis à la longue. La marche de ces palétuviers est assez rapide pour que j’aie pu constater ce fait d’un mois à un autre.


Vue de la ferme modèle d’Yahoué. — Dessin de E. Dardoize, d’après une photographie de M. E. de Greslan.

Les marais de palétuviers sont le séjour de nombreuses bandes de canards sauvages. On y pénètre quelquefois en marchant sur les racines qui s’élèvent en cerceaux au-dessus du niveau de l’eau (voy. p. 29) et l’on traverse ainsi parfois de grands espaces inondés. Dans le nord, à Gatop par exemple, ces racines de palétuviers sont recouvertes d’une multitude d’huîtres de la grosseur de celles d’Ostende ; en coupant à la hache une racine, on peut se procurer quelques centaines d’excellentes huîtres.

Le bois de cet arbre sert au chauffage. Il contient beaucoup de tan que l’industrie pourrait utiliser. Enfin ses fruits sont comestibles, quoique bien peu savoureux. Tous les points où cet arbre est absent sont plus que suffisants pour l’abordage ordinaire.

Les îles Ducos et Hugon qui ferment, ainsi que je l’ai dit, la rade de Saint-Vincent, sont en ce moment le théâtre d’une excellente exploitation. Des colons ont loué au gouvernement ces îles couvertes de bons pâturages et possédant des sources d’eau douce. M. G. Martin, un de ces colons, a placé il y a quelques années sur l’île Ducos quatre cents brebis ; deux ans après, sans autres gardiens qu’un Européen et deux kanaks, il y avait environ dix-huit cents têtes dans ces prairies.

Les quatre cents brebis achetées à Sydney avaient coûté, y compris le transport dans la colonie, environ douze mille francs et les dix-huit cents têtes valaient en ce moment quarante francs l’une, c’est-à-dire soixante douze mille francs. Les frais de surveillance montaient environ à dix mille francs. Il restait un bénéfice de cinquante mille francs.

Le mouton vient très-bien sur ces îlots où l’air toujours frais de la mer chasse les mouches et les insectes qui, dans les pays chauds, s’introduisent dans la laine de ces animaux ; de plus, ces points sont suffisamment rocheux pour que le mouton, usant facilement la corne de son pied, ne contracte pas la maladie que l’on désigne sous le nom de piétin et qui se manifeste chez lui lorsqu’on le fait séjourner dans les pays bas et marécageux.

On prétend ordinairement que sur la grande terre le mouton vient mal ; aussi ne s’y livre-t-on pas à l’élevage de cet animal si productif. Je crois que cette opinion est erronée et que le manque de réussite provient de ce qu’on a mal étudié la question. On avait choisi pour les premiers essais des endroits humides et mal
Mission de la Conception. — Dessin de E. Dardoize, d’après l’album de M. le lieutenant Testard.
aérés. On attribuait surtout la mortalité de ces animaux à la présence d’une certaine graminée (andropogon austro-caledonicum) très-abondante en Nouvelle-Calédonie. Cette plante, lors de la maturité des épis, présente des soies assez rigides pour pénétrer à travers la peau des moutons. Cependant sur l’île Ducos, où les animaux de la
Mission de Saint-Louis. — Dessin de E. Dardoize, d’après l’album de M. le lieutenant Testard.
race ovine se propagent si bien, comme nous l’avons la seule herbe est l’andropogon austro-caledonicum.

Du reste, il est facile de neutraliser à peu près entièrement l’action de cette herbe par un procédé peu coûteux : jeune, c’est une excellente nourriture pour les troupeaux ; ce n’est que lorsqu’elle porte la graine revêtue d’une barbe pointue et rude qu’elle est nuisible ; mais à ce moment la plante est sèche et s’enflamme facilement, il suffit donc alors d’incendier les prairies qui la contiennent. Le feu détruit les graines, et quelques mois après une herbe différente remplace en grande partie la première.

L’île Ducos contient aussi de petits filons de cuivre natif, carbonaté bleu et vert oxydulé,  etc. C’est là que pour la première fois j’ai trouvé du cuivre en assez grande abondance ; malheureusement aucune fouille importante n’a pu être opérée ni dans ce filon même, ni dans les environs.

La planche de la page 25 représente M. Martin G., le propriétaire des troupeaux de l’île Ducos. Il est à cheval et surveille au bord de la mer la construction d’une case qu’élèvent des naturels des Nouvelles-Hébrides engagés pour quelques années. J’ai passé plusieurs jours sous le toit de ce jeune Anglais, qui a transplanté sur cette plage lointaine les meilleures traditions d’hospitalité de notre vieille Europe.

L’île Ducos est, paraît-il, la première terre de la côte ouest où les Anglais abordèrent. Les Français ne s’avancèrent pas dans la baie de Saint-Vincent, à laquelle ils donnèrent le nom de Havre trompeur, à cause probablement du nombre assez considérable de bancs de sable et de récifs qui s’y rencontrent. En revanche les Anglais trouvèrent dans l’île Ducos un port petit, mais excellent. En s’y dirigeant du large on distingue, étagées l’une derrière l’autre, les rangées de montagnes qui forment la charpente de la Nouvelle-Calédonie.

Quoique la plaine de Saint-Vincent soit déjà à une certaine distance de Nouméa, tous les jours de nouveaux colons viennent s’y établir, et je ne doute pas que dans quelques années ils ne se trouvent assez nombreux dans cette plaine large, fertile et bien arrosée, pour qu’il s’y crée une petite ville. Les naturels ne sont pas rares dans ces parages, mais ils sont dispersés en petits villages dans la plaine, au bord des rivières ou sur le rivage.

Au nord de la baie de Saint-Vincent se trouve la petite tribu de Ouitchambo, dont une partie vit au bord de la mer sur une plage assez vaste et marécageuse. Je la visitai un jour et je reconnus en elle une des plus misérables de la Nouvelle-Calédonie. Cependant, en parcourant le sol qu’elle habite, j’y vis de belles plaines
Vue des montagnes habitées par la tribu de Jacques Qouindo (prise du large).
quelque peu accidentées, bien arrosées et complétement négligées par les Européens, quoiqu’on n’y soit pas très-loin de Nouméa, ce qui devrait pousser à la colonisation de ces parages.

À dix heures environ au nord de la baie de Saint-Vincent, on rencontre une deuxième baie au fond de laquelle est un village. C’est Houraye, dont les cases
Vue de la baie de Saint-Vincent (prise du large).
sont échelonnées le long d’une large rivière qui, suivant le fond d’une riche et belle vallée, remonte vers l’intérieur dans la direction de Kanala et offre ainsi la voie la plus naturelle et la plus facile pour traverser l’île d’une côte à l’autre.

Les habitants de ce village, comme tous les Calédoniens qui habitent près de la mer, sont plus pêcheurs que cultivateurs. Quoiqu’ils fussent à cette époque la dernière tribu de la côte occidentale avec laquelle on eût encore quelques relations, ils se montrèrent toujours dévoués et bons à mon égard.

En jetant les yeux sur la carte de cette colonie, on comprend de suite la raison pour laquelle on a jusqu’ici très-peu exploré les parages de la côte ouest. Dans toutes les autres parties de l’île les récifs laissent entre eux et le rivage un large canal, mais ici ils commencent à se rapprocher beaucoup de la terre sur un espace de plusieurs lieues (jusqu’au village d’Houraye), puis ils se joignent au rivage lui-même ou bien n’ont aucune régularité, se divisant en mille bancs qui forment autant d’écueils dangereux.

Les environs des récifs sont ordinairement très-poissonneux. J’ai été témoin de bien des pêches où l’on n’avait qu’à laisser tomber la ligne pour prendre du poisson. Quelques-uns étaient énormes et pesaient jusqu’à soixante livres. Mais il faut ici se défier de ceux que l’on ne connaît pas bien. Il est même toujours prudent de ne pas y goûter avant qu’un kanak les ait déclarés bons, et encore quelquefois les hommes du pays s’y trompent-ils, car tel poisson bon à une époque ne l’est plus à une autre. On attribue ces changements de la qualité des poissons à leur nourriture aux diverses saisons de l’année. Quoi qu’il en soit, les Européens ont eu fréquemment à déplorer la mort de quelques-uns des leurs empoisonnés par le poisson.

Un exemple des plus douloureux est celui offert par le bateau de l’État le Catinat, dont cinq hommes moururent après avoir mangé des sardines. Or, il est certain que ces sardines, dont j’ai bien souvent mangé, ne sont vénéneuses qu’à une certaine époque, et il est facile de s’en apercevoir, car elles sont alors très-maigres. À ce moment les naturels n’y touchent pas.

J’ai été moi-même empoisonné deux ou trois fois par le poisson. On éprouve des tranchées excessivement violentes pendant quelques heures, après quoi le mal cesse subitement, mais l’on reste dans un grand état de faiblesse et pendant vingt-quatre heures au moins on ressent de vives démangeaisons sur tout le corps. Il y a plusieurs degrés d’empoisonnement et il arrive souvent qu’après avoir mangé du poisson on ne ressent que ces démangeaisons auxquelles on ne prête pas beaucoup d’attention.

Je citerai encore un exemple d’empoisonnement qui est remarquable, en ce qu’il montre bien que dans quelques cas les espèces de poissons les plus communes peuvent être vénéneuses.

Le 8 septembre 1866 l’équipage de l’aviso à vapeur le Marceau pêcha en rade de Kanala une bécune de un mètre cinquante centimètres de longueur et pesant dix kilogrammes. Ce poisson est assez abondant autour des îles du Pacifique, où on le recherche à cause de la délicatesse et de la saveur de sa chair. L’équipage du Marceau était donc tout joyeux de cette bonne aubaine et fort loin de se douter que cet aliment si connu pût être la cause d’aucun accident. Mais sur les treize personnes qui en mangèrent, douze furent atteintes à un degré plus au moins sérieux pendant la nuit qui suivit le repas. Des douleurs très-vives dans les muscles des membres tourmentèrent ces malheureux qu’une lassitude et une faiblesse générale accablaient. Ils ressentaient en même temps un picotement général à la peau
Port de l’île Ducos, baie de Saint-Vincent. — Dessin de Jules Noël, d’après une photographie.
des mains et à la plante des pieds. Heureusement, dans cette circonstance on n’eut à déplorer la mort de personne.

Ces intoxications anormales et sans lois appréciables étonneront moins si l’on remarque que les naturels eux-mêmes ne savent pas toujours se préserver de ces accidents. À l’île Houen, il y a quelques années, plusieurs indigènes périrent empoisonnés par un poisson d’espèce connue. Ces sauvages s’imaginent que de mauvais génies se cachent quelquefois dans les corps des poissons pour leur jouer de mauvais tours.

Cette superstition n’empêche pas les insulaires du littoral, au sud surtout, d’être essentiellement pêcheurs. Ils déploient comme tels autant d’intelligence que de hardiesse. Il faut les voir poursuivre jusque sous les eaux une tortue qui leur a échappé à la surface de la mer et lutter avec elle corps à corps sur les récifs madréporiques. Pour éviter l’asphyxie, la tortue agit comme l’homme et remonte à la surface, entraînant avec elle son ennemi qui la tient par la queue ou par la patte. C’est le moment que saisissent les compagnons du plongeur pour lui venir en aide et soulever jusque sur leur pirogue le pesant animal. Cette lutte n’est jamais sans danger, car, outre les requins toujours rôdant le long des récifs, ceux-ci recèlent dans leurs anfractuosités des raies gigantesques, dont la queue, armée d’une forte scie double, fait d’horribles blessures difficiles à guérir. J’ai vu ainsi un plongeur, atteint par une de ces affreuses bêtes, remonter dans sa pirogue avec la cuisse labourée et ouverte jusqu’au fémur. Il mourut le lendemain.

La plus curieuse pêche indigène dont j’aie été témoin dans la Nouvelle-Calédonie eut lieu pendant mon séjour à Balade. Il était environ cinq heures du soir ; assis sur le bord de la mer près du village de Mahamat, j’étais occupé à calmer mon appétit avec un assez maigre repas, lorsque des cris s’élevèrent de toutes parts autour de moi, et j’aperçus les naturels, dans un grand état d’agitation, courir vers la mer, s’y précipiter et gagner le large à la nage. Leurs cris aigus attiraient à chaque instant de nouveaux hommes qui prenaient aussitôt, sur la vague, la direction de leurs devanciers. Je remarquai que les derniers venus portaient de solides cordes faites en fils de banian tressés qu’ils poussaient devant eux en nageant. J’étais curieux de connaître la cause de cet émoi. Je me levai et cherchai à poser quelques questions ; mais l’agitation était si grande parmi les enfants et les femmes qui bordaient la plage que je ne pus les décider à quitter du regard pour me répondre les mouvements des nageurs. Je me résignai donc à les imiter et je suivis de l’œil, dans l’eau, toutes les évolutions des Kanaks. On les voyait alors réunis en un groupe nombreux, à cinq cents mètres environ de la plage, plongeant tous au même point les uns après les autres, pour reparaître un instant après, prendre l’air un moment et plonger de nouveau. Bientôt arrivèrent ceux qui portaient les cordes. Ils plongèrent aussi, puis tout à coup de longs hurlements de joie annoncèrent que les nageurs étaient satisfaits, et je les vis alors, tous attelés à une même corde, nager vigoureusement du côté du rivage. L’objet qu’ils halaient ainsi devait présenter une grande résistance ; ils n’avançaient que lentement et avec peine, quoique à chaque instant de nouveaux renforts partis du rivage arrivassent à la nage. Enfin toute la troupe prit pied, et continuant à haler avec ensemble, ils amenèrent sur la plage un énorme dugong (animal de la famille des phoques) qui avait une longueur de quatre mètres environ et près de deux mètres de circonférence. Son mufle, très-analogue à celui du bœuf, était armé de deux défenses qui devaient être assez terribles ;
Station de Paddon, à Païta. — Dessin de E. Dardoize, d’après une photographie de M. E. de Greslan.
néanmoins ces habiles et courageux Calédoniens, qui avaient aperçu le dugong au moment où il venait prendre l’air, l’avaient entouré dans ce petit havre peu profond, avaient plongé sur lui, l’avaient saisi tous ensemble aux nageoires et à la queue pour l’empêcher de s’enfuir ; à mesure qu’un plongeur avait besoin de respirer, il donnait sa place à un nouvel arrivé et allait changer l’air de ses poumons. Bientôt le dugong à demi asphyxié ne résistait plus que faiblement ; c’est alors qu’on l’entoura d’un nœud coulant embrassant tout son corps et retenu par les nageoires antérieures ; il était prisonnier.

La chair du dugong, rouge et fibreuse comme celle du bœuf, est privilégiée ; lorsque les Kanaks prennent un de ces amphibies en l’absence du chef, celui-ci est de suite averti pour qu’il vienne lui-même dépecer la proie et faire les parts ; car seul il a le droit d’agir ainsi.


XVII


Excursion de Nouméa à Kanala.

Les cent quarante kilomètres qui séparent Nouméa de Kanala, souvent parcourus par les colons, l’ont été maintes fois déjà par les touristes, malgré les difficultés que présente incessamment le passage des torrents, des ruisseaux ou des rivières. Avant d’arriver à Kanala il faut traverser l’île en franchissant les pentes raides et abruptes de l’amas de montagnes qui forment la charpente de l’île ; si l’on ajoute à ces difficultés l’isolement complet au milieu des insulaires dont on connaît les effrayants appétits, on admettra aisément qu’il faut une bonne dose d’énergie pour entreprendre un pareil trajet, surtout lorsqu’une certaine habitude des longues marches dans les montagnes et un long sevrage des aliments d’Europe n’ont pas encore endurci les muscles et l’estomac du voyageur.


Travailleurs des Nouvelles-Hébrides construisant une maison. — Dessin de A. de Neuville, d’après une photographie de M. E. de Greslan.

Ces observations, plusieurs fois répétées avec l’autorité que donne l’expérience, n’ayant pu décourager quelques personnes de passage à Nouméa et qui, prêtes à rentrer en France sur la Sibylle, voulaient faire avec moi la traversée de l’île, nous nous donnâmes rendez vous à Païta, comme point de départ. Une troupe de Kanaks devait nous servir de guides et d’escorte ; nous avions en outre le disciplinaire qui me suit dans toutes mes explorations, et que sa qualité d’homme débrouillard recommandait pour cette excursion.

Païta, c’est presque Nouméa ; aussi, avant de nous engager dans les montagnes, nous pûmes encore une fois nous asseoir devant un confortable déjeuner servi sous le toit hospitalier de M. Witt, gérant de la maison Paddon. Le 24 mars, à midi, pleins d’ardeur, nous quittâmes Païta, accompagnés des souhaits et des shake-hands de notre hôte.

Nous voulions aller camper à quelques heures au delà du village du chef Jacques Qouindo qui commande la première tribu indigène que l’on rencontre, mais l’aspect attrayant de ce village et l’allure paisible de ses habitants nous décida à y passer la nuit. La case de Qouindo est située sur une élévation dominant la plaine de Païta ; elle est bâtie à l’européenne et se compose de deux pièces, dont l’unique ameublement est un mauvais lit de bois qui n’a pas plus de un mètre quarante centimètres de longueur ; cette dimension suffit en général à un nègre calédonien, qui pendant le sommeil se tient toujours en raccourci. Cette maison est réservée aux réceptions, le Kanak ne pouvant dormir que dans une case à ouverture étroite, qu’il peut complétement et aisément remplir de fumée pour chasser les moustiques.

Jacques Qouindo, averti de l’arrivée de voyageurs importants, ne tarda pas à se présenter devant nous, vêtu d’un képi de chef de bataillon et d’une chemise ; il nous secoua cordialement la main et nous offrit une poule ; nous ne restâmes pas en arrière et l’invitâmes à dîner.

Pendant le repas la nuit était descendue. Bientôt des feux en assez grand nombre s’allumèrent autour du nôtre, éclairant les profils accentués des indigènes qui s’occupaient gravement et en silence de la cuisson de quelques taros, et paraissaient assez peu préoccupés de notre présence.

Couchés en plein air, sous un ciel brillant, nous sentions notre poitrine se gonfler en aspirant les douces et fraîches brises du soir ; mais cette jouissance se paye cher. Comme les médailles, toutes les belles choses ont un revers. En effet, au plus doux moment de notre enthousiasme, un bourdonnement, d’abord confus, étouffé et lointain, puis bientôt perçant et menaçant, s’abattit sur nous : en même temps mille coups d’épingle nous atteignirent même à travers les couvertures, notre sang jaillit, notre peau se gonfla et se déchira, sous l’ongle qui croyait chasser la douleur et l’augmentait… Nous étions la proie des moustiques.

Nous nous réfugiâmes dans la case, mais mes compagnons inexpérimentés n’avaient qu’une moustiquaire pour quatre ; en y joignant la mienne, cela faisait deux pour cinq ; c’était peu. Enfin, trois sous l’une et deux sous l’autre, nous essayâmes de goûter un peu de repos… ce fut impossible. Les moustiquaires, trop petites pour leur contenu, présentaient des brèches par lesquelles, au moindre mouvement, des myriades de nos ennemis, dont nous entendions tout autour de nous les recherches et les fureurs, se précipitaient altérés de sang. Mais à quoi bon s’appesantir sur ce triste sujet ? qu’il suffise de savoir que pendant tout le voyage nos nuits se ressemblèrent ; que nos corps se couvrirent de cloches ; que toutes les malédictions que peut inventer un homme furent prodiguées à la race des moustiques ; et que dès le lendemain un de nos compagnons de route, officier d’infanterie de marine, jeune et vigoureux, renonça à l’expédition, vaincu par l’insomnie et les diptères. Il reprit le chemin de Nouméa avec un guide kanak et son domestique. Attristés un instant par ce départ, nous fûmes bientôt rendus à notre bonne humeur par l’aspect riant et varié des contrées que nous traversions.

Le lendemain, de bonne heure, nous prîmes congé de Jacques Qouiudo ; en quittant son village, nous aperçûmes ses plantations de taros, échelonnées sur les flancs des montagnes, suivant toutes leurs ondulations avec une pente régulière. Mais les passages sont affreux ; tantôt on marche dans une boue vaseuse, en s’y enfonçant profondément ; tantôt on se hisse péniblement sur un sol incliné, humide et glissant ; tantôt le sentier est étroit et domine un abîme profond.

Toutefois aux vastes plaines, dont les hautes et grasses herbes nous avaient enveloppés en entier, succédaient de charmantes oasis perpétuellement rafraîchies par un cours d’eau limpide, capricieux. Là croissent le banian gigantesque, avec les arcs-boutants qui l’environnent, le maintiennent et paraissent le défendre ; le bancoulier de la noix duquel le Kanak tire une huile dont il se noircit le visage et le corps dans les circonstances solennelles et donne à sa laineuse chevelure le brillant de l’ébène poli ; enfin, le tamanou, qui s’élève droit et haut comme nos pins, et dont le bois rouge est si estimé de l’Européen.

Sur les bords de la Tontouta, le sol sablonneux nourrit une végétation un peu moins riche. Le niaouli, le plus triste, mais le plus véritablement utile des arbres de l’île, dont il couvre ordinairement le sol, est en partie remplacé par d’abondantes tiges de bois de fer (casuarina nodosa), qui soupirent, comme une harpe éolienne, à la plus légère brise effleurant leur abondante et fine chevelure.

Puisque le cours de mon récit me ramène à parler du niaouli dont j’ai cité plusieurs fois le nom dans les pages précédentes, que le lecteur me permette de consacrer ici quelques lignes plus spéciales à cet arbre auquel la Nouvelle-Calédonie doit son cachet le plus caractéristique, car il domine dans tous les paysages où, par son aspect, il frappe toujours l’œil du voyageur.

Le niaouli (melaleuca viridiflora) se rencontre dans toute la Nouvelle-Calédonie. Il abonde dans toutes les plaines et se montre souvent sur les collines et parfois sur les flancs des hautes montagnes. Dans les plaines, il forme très-rarement des bosquets serrés, de telle sorte que, d’habitude, il n’est pas d’un grand obstacle au défrichement. Du reste le colon a toujours besoin de bois pour construire sa maison et ses barrières, et le niaouli est encore assez abondant pour suffire à cet usage. Comme toutes les essences dominantes, le niaouli tue sans pitié tous les autres arbres qui, dans la plaine, essayeraient de croître dans son voisinage ; quant à lui, en certaines saisons, ses rejetons sortent du sol de toutes parts, mais le feu qui visite toujours périodiquement les prairies, s’oppose au développement de ces jeunes pousses et ne laisse, comme dans un parc, que des groupes espacés.

Le tronc du niaouli est ordinairement courbé et tordu de façon à former parfaitement une véritable spire. Quelquefois cependant il est droit et ses fibres sont rectilignes ; dans le premier cas, on peut l’employer pour faire des courbes de navires, des travaux d’ébénisterie, de charronnage, etc. ; dans le second, il sert aux travaux de charpente.

Le bois du niaouli est excellent pour les pilotis et autres constructions immergées ; il se conserve fort longtemps sous l’eau sans se pourrir.

Le tronc de cet arbre est recouvert d’une écorce blanche formée d’une grande quantité de feuilles minces et transparentes superposées. Le tout est parfaitement imperméable et, comme cette écorce peut s’enlever facilement et par grandes plaques, elle est très-précieuse pour recouvrir les maisons et en tapisser les parois intérieures, car elle est imprégnée d’une substance résineuse qui la rend imperméable à l’eau et lui donne encore l’utile avantage de pouvoir former d’excellentes torches qui éclairent toujours pendant la nuit la marche des naturels. Les Européens ont aussi essayé d’utiliser cette écorce pour la fabrication du papier ; j’ai vu des lettres écrites à l’encre sur une feuille faite de cette matière et aussi mince que le papier pelure d’oignon.

En distillant les feuilles du melaleuca, on obtient une huile volatile qui paraît identique à l’huile de cachepu que la médecine emploie. J’ai suivi des expériences faites à cet égard par mon excellent ami M. Bavay, pharmacien de la marine. Elles lui ont démontré que les feuilles de cet arbre abandonnaient facilement un pour cent en poids d’huile et que la fabrication en grand coûterait au plus deux ou trois francs le kilogramme. Il serait certainement très-intéressant d’examiner si cette huile peut s’employer comme celle de cachepu, dont le prix est très-élevé.

En concordance avec une loi assez ordinaire de la création, le melaleuca viridiflora cache ses bonnes qualités et ses vertus sous l’aspect le plus triste et le plus malheureux. Son tronc tordu paraît de loin d’un blanc sale et comme déguenillé. Ses branches sont rares et sans symétrie. Ses feuilles, presque microscopiques, sont d’un vert sombre. Ses fleurs ont une odeur repoussante. Enfin, le seul animal que l’on voie quelquefois se poser sur ses branches, est le hideux vampire qui s’y abat en troupe à l’époque de la graine dont il se nourrit. — Il est en Europe un arbre qui, par son aspect, a quelque analogie avec le melaleuca : c’est aussi un arbre bien utile, l’olivier.

Les plus mauvais terrains de la Nouvelle-Calédonie produisaient autrefois un végétal encore plus précieux, le santal, que je n’ai jamais trouvé dans mes nombreuses excursions qu’à l’état de jeunes rejetons, poussant sur les souches de leurs ancêtres. Une exploitation aveugle, excitée par les hauts prix qu’on obtenait de ce bois sur les marchés en Chine, où on l’emploie comme parfum, en a dépeuplé les forêts de l’île. Depuis quarante ans au moins les Anglais, connaissant l’abondance de ce bois précieux en Calédonie, y venaient faire de nombreux chargements. En échange, ils donnaient aux naturels des pipes, du tabac, des étoffes, voire même des fusils et des munitions, objets dont les chefs sont toujours si avides ; aussi ces derniers, peu soucieux de l’avenir, envoyaient-ils les hommes de leur tribu chercher sur tout leur territoire les bois de santal qu’on y pouvait trouver, les faisaient conduire au rivage, et pour un fusil à deux coups on en complétait la charge d’un navire. C’est ainsi que lors de la prise de possession tous les arbres de santal avaient été coupés Aujourd’hui on exploite les souches qu’alors on ne prenait pas la peine d’arracher. À Port-de-France, le santal débarrassé de son aubier se vend deux francs le kilogramme.

Malgré la rareté relative de ce bois dans notre colonie, le gouverneur donna, peu avant mon départ, à un colon anglais, le capitaine Henry, le monopole de l’exploitation de ce bois sur une grande étendue du territoire du nord-est de l’île.

En présence d’un prix si élevé, on entrevoit de suite la possibilité d’une spéculation des plus productives, surtout lorsqu’on sait que le santal croît avec la plus grande facilité ; qu’on le rencontre même le plus ordinairement non loin des rivages de la mer sur des hauteurs un peu arides et pierreuses, là où l’on saurait à peine tirer partie du terrain comme lieu de pâture et encore moins comme lieu de culture. Si l’on ajoute à ces premiers avantages que la rapidité de croissance de cet arbre est analogue à celle du chêne ordinaire de France, on verra bientôt qu’un semis de santal vaudrait la peine d’être entrepris par les colons. Il leur faudrait attendre de vingt à trente ans une première coupe, mais chaque pied qui leur aurait coûté une somme insignifiante dans un terrain à peu près inutile, pourrait leur rapporter après ce laps de temps au moins un poids de cinquante kilogrammes de bon santal qui doit valoir certainement en Chine plus de deux francs le kilogramme.

Le santal vit très-bien en famille : son développement s’augmenterait aussi par les soins que l’on pourrait lui donner ; de plus, cet arbre est très-vivace, car, constamment ravagé par l’incendie des herbes, on voit toujours surgir des vieilles souches noircies de jeunes et vigoureux rejetons.

Pour mettre ce projet à exécution, on pourrait recueillir dans les campagnes les nombreux rejetons de santal que l’on y rencontre, ou mieux encore à l’époque voulue en récolter les graines. Ce moyen serait moins coûteux et plus expéditif.

Le bivac de notre troisième nuit de voyage fut établi sur les bords de la Tontouta, sous un léger abri élevé par nos guides pour nous défendre contre les fortes rosées de la nuit, et notre sommeil fut bercé par le murmure des eaux de cette rivière, coulant rapidement sur un fond de rochers.

La route que nous suivions est la plus longue, mais la plus commode ; elle se dirige le long du pied de la grande chaîne de montagnes qui s’étend nord 45° depuis le mont d’Or jusqu’à l’embouchure de la Tontouta ; là, doublant cette chaîne, près du rivage de la mer, nous commençâmes à remonter au nord et au nord-est en suivant le plus petit axe de l’île.


Maison d’habitation de M. Pion, planteur à Kanala. — Dessin d’Émile Bayard, d’après une photographie de M. E. de Greslan.

Nous franchîmes à gué, dans la matinée du 26, la belle rivière d’Ouenghi ; traversant de grandes prairies, notre marche était facile et agréable, nous apercevions de loin le beau pic presque isolé et arrondi de Ouitchambo. Nous l’atteignîmes sur le soir, et après avoir traversé la petite rivière d’Ouaia, nous entrevîmes les cases de Bouloupari pittoresquement échelonnées sur le flanc des collines ; alors nous dûmes dire adieu aux plaines et par conséquent à la marche aisée et facile.

Nous établîmes notre camp à Tando-Ourouma, dernier village de Bouloupari ; il est placé sur un petit plateau qui s’élève au milieu d’une longue et profonde vallée bien arrosée. Vue du haut de la montagne, cette vallée est si verdoyante que l’œil ne peut en un seul point distinguer le sol. Cette mer de verdure est encore embellie par les myriades d’oiseaux qu’elle protége et nourrit. En descendant, nos yeux cherchaient sur les hautes branches le gros pigeon calédonien, le pigeon ordinaire analogue à notre ramier ; les deux variétés si charmantes de pigeons jaune et vert comme le feuillage qui les abrite ; la perruche aux plumes brillantes,  etc.

Nous eûmes dans ce trajet plus d’une occasion de montrer notre adresse aux indigènes ; le fusil Lefaucheux de l’un de nous excitait surtout leur admiration.

Saïma, petit chef de Tando-Ourouma, nous reçut avec un long discours, tenant dans ses mains des ignames et un morceau d’étoffe qu’il nous offrit ensuite ; ses paroles rapides nous souhaitaient la bienvenue, et nous recommandaient aux indigènes du village. Saïma est tout à fait sauvage ; bien peu de blancs


À travers les palétuviers. — Dessin de E. Dardoize, d’après un croquis de M. Garnier.

sont encore venus le visiter dans son île de verdure ;

aussi nous divertissait-il beaucoup par ses grimaces en buvant du cognac, et par son hésitation à mettre entre ses dents un morceau de sucre qu’il prenait sans doute pour une pierre.

Le lendemain, 27 mars, sortis de ce village de très-bonne heure, nous atteignîmes bientôt la petite rivière de Bougoué. Du sommet de la montagne qui domine cette rivière, nous vîmes une dernière fois la mer de la côte ouest, et, descendant dans la vallée où se trouvent la rivière et le village de Méné, nous nous dirigeâmes enfin directement sur Kanala. Nous découvrîmes le soir le village d’Ourou situé sur un plateau, au pied d’une très-haute et abrupte montagne ; nous la gravîmes, malgré les instances du chef d’Ourou qui voulait nous retenir, et nous campâmes au pied du versant opposé au bord d’un frais ruisseau.

Le seul incident de cette nuit fut qu’un de nos compagnons, en proie aux moustiques jusqu’à en avoir la fièvre, crut, dans son délire, voir s’avancer sur nous une troupe de Kanaks ; il cria : « Qui vive ! » arma son fusil et son revolver, et allait faire feu sur quelques troncs de niaoulis, noircis par le dernier incendie des herbes de la vallée, lorsqu’il se réveilla et reconnut son erreur.

Le lendemain, après deux ou trois heures de marche, nous aperçûmes la magnifique cascade de Gao-Quoindi, qui doit avoir plus de cent mètres de hauteur ; nous ne pûmes malheureusement la voir que de loin ; nous avions traversé le village de Quoindi, le soleil était ardent, la fatigue s’appesantissait sur nous, et nous sentions quelque découragement de ne pas encore voir la mer de l’Est. Kanala est placé de façon que, lorsqu’on aperçoit sa baie, on n’en est plus éloigné que de deux heures environ. Nous ignorions cette circonstance ; de plus, un de nous fut saisi d’une telle douleur au genou qu’il lui fut impossible de continuer la marche. Nous voulûmes le faire porter sur une civière par les Kanaks ; ils s’y refusèrent. Nous leur fîmes alors entendre que le malade était un grand guerrier qui, à la guerre, avait reçu une balle dans la jambe ; la ruse eut un plein succès et l’on se disputa dès lors l’honneur de porter un brave. Enfin, gravissant notre dernière montagne, nous découvrîmes les immenses plaines de Kanala et de Nakéty ; nous étions près du poste, qu’une décharge générale de nos armes avertit de notre arrivée. Son commandant, le capitaine Garcin, vint lui-même au-devant de nous et nous accueillit de la façon la plus cordiale. Bientôt un repas à l’européenne, présidé avec la plus grande amabilité par madame Garcin, nous fit oublier nos fatigues.

Kanala est située au fond d’une baie découpée et profonde, qui offre un abri sur aux navigateurs. Sa large vallée est environnée de toutes parts de hautes montagnes descendant en pentes assez douces jusqu’à la mer. Parfaitement arrosé, le sol est d’une fertilité des plus remarquables ; des forêts de cocotiers s’y montrent de toutes parts ; tout y fait espérer un avenir prospère pour les colons. Chacun de nous admira cette heureuse situation. Déjà, du reste, on y trouve des maisons particulières solides, bien construites, que ne renierait pas une grande ville (voy. p. 33).

Les colons établis à Kanala s’y livrent principalement à la culture du riz. Cette céréale doit surtout être plantée par les propriétaires qui, comme la plupart des concessionnaires de Kanala, sont favorisés par l’abondance d’eaux irrigatrices ; une cause qui milite encore en faveur des rizières, c’est qu’il n’est pas ici nécessaire de disposer, comme pour le sucre et le café, de capitaux relativement considérables afin de pouvoir attendre la récolte et ses bénéfices. Le caféier jusqu’à ce jour est assez délaissé à la Nouvelle-Calédonie, quoiqu’il pousse avec vigueur et donne de beaux produits, mais on craint trop pour lui les effets désastreux des ouragans. Dans tous les cas, on ne pourra se hasarder à le cultiver en grand que dans les vallées bien abritées de l’intérieur. Cette graine précieuse sera cependant d’un rapport excellent, une véritable source de fortune pour celui qui pourra bien aménager ses plants, les protéger contre les vents par des plantations d’arbres vivaces, et, enfin, attendre d’abord pendant quatre ou cinq ans que les caféiers produisent une première récolte.

La planche de la page 28 représente un des établissements les mieux tenus de cette partie de l’île.

Ce que nous venons de dire de la plaine de Kanala est également applicable à la vallée de Nakéty, qui en est toute voisine, et qui ne lui est inférieure ni par la richesse de son sol, ni par l’abondance et la beauté de ses bois de construction, déjà exploités avec profit par le gouvernement.

À l’époque de notre passage à Kanala, la récolte des ignames venait de se terminer, et cette circonstance était pour les indigènes du district l’occasion d’un splendide Pilou-Pilou. Kaké et Gélima, chefs de la tribu, crurent de leur devoir de nous inviter à cette fête, et nous ne pûmes nous dispenser d’acquiescer à leurs désirs. À vrai dire, ces deux fonctionnaires, parfaitement francisés, avec pantalons blancs, habits bleu de roi et médailles d’or au bout d’un ruban tricolore, avaient beaucoup plus l’apparence d’officiers de paix que d’anciens cannibales.

Comme toujours la fête devait avoir lieu à une heure assez avancée. M. Marie, chirurgien du poste, voulut bien nous y conduire à dix heures du soir et nous donner, avec une grande bienveillance, tous les renseignements qu’un long séjour en Nouvelle-Calédonie lui avait appris.

Je n’entreprendrai pas de décrire de nouveau un Pilou-Pilou ; je craindrais d’ailleurs d’en avoir déjà fatigué mes lecteurs ; celui-ci cependant avait un cachet particulier. C’était au milieu de l’obscurité d’une nuit sans lune ; l’œil distinguait d’abord une grande masse mouvante, de laquelle s’échappaient tantôt des hurlements, tantôt des chants bizarres pleins d’expressions diverses de tristesse, de joie, de douleur, de colère ou de fureur, accompagné du bruit sourd des bambous que l’on frappe, d’écorces arrondies que l’on choque entre elles, du sifflement cadencé et haletant des danseurs, des cris gutturaux et des hurlements des guerriers… Puis quelques torches de niaoulis apparurent et nous permirent d’entrevoir des centaines de guerriers de bronze, au corps nu, tatoué et noirci, dansant en rond et brandissant en cadence leurs casse-têtes, tomahawks ou zagaies ! Que disaient-ils dans ces chants qui font briller leurs yeux d’un éclat si terrible ? Et que veulent ces vieilles femmes semblables aux harpies, qui, munies de torches, courent avec une rapidité surhumaine autour du cercle ? Elles sont en ce moment silencieuses comme des ombres ; l’homme sauvage parle, la femme se tait…

Il faut que l’excitation produite par ces fêtes sur les Kanaks soit bien grande, puisqu’ils peuvent supporter la fatigue de ces danses pendant plusieurs jours et plusieurs nuits sans prendre aucune nourriture. Si encore, comme nous l’observions, ils buvaient des spiritueux, on expliquerait cette longue surexcitation. Cependant, en dépit de ce jeûne prolongé, vers la fin de ces scènes, les hurlements deviennent d’une force diabolique, les danseurs font des bonds et des trépignements que des muscles blancs ne pourraient supporter pendant un quart d’heure. C’est alors, dit-on, que dans le centre du cercle sont immolées et dévorées palpitantes les malheureuses victimes de leur horrible passion, festins suivis de saturnales, dont le cadre est cette haie de démons qui hurlent et trépignent. Les artistes familiers avec les visions infernales du Dante pourraient seuls reproduire une pareille réalité.

J’ai souvent pensé qu’au fond de ces fêtes grossières, dans ces orgies bestiales consacrées au retour périodique des récoltes, il y avait peut-être eu autrefois un sens symbolique, aujourd’hui perdu ; que ces
Quai de Kanala. — Dessin de E. Dardoize, d’après une photographie de M. E. de Greslan.
chœurs frénétiques, où domine le cri du triomphe de la bête de proie, renfermaient peut-être, comme le Pihé des Neo-Zélandais, des fragments de traditions cosmogoniques et d’hymnes religieux depuis longtemps oubliés. Dans la Nouvelle-Zélande, il y avait un corps de prêtres ou de chantres sacrés, chargés du soin de la tradition et de conserver intact, de génération en génération, le culte des origines. Mais ici qui pourrait infirmer ou corroborer la vague supposition que je viens d’émettre ?… Ce n’est certes pas le bon Kaké, boutonné comme un sergent de ville, et médaillé comme un sauveteur de la Seine.

Quant au cannibalisme, voici, sur sa hideuse nature et sa crédulité bestiale, les aveux dépouillés d’artifice que j’ai obtenus à l’île Ouen, d’un de mes aides indigènes qui se distinguait de tous ses confrères par son intelligence et sa bonne mine.

À la chasse, à la pêche, il était infatigable et des plus habiles ; plus civilisé que ses compagnons, il avait été matelot à bord d’un bateau pilote, et s’exprimait assez facilement en français. J’aimais à le faire causer des mœurs anciennes de sa tribu ; il en parlait du reste avec une philosophie naïve inimitable. Un jour ayant entamé le chapitre de l’anthropophagie, je lui dis : « Mais pourquoi mangez-vous les Kanaks ennemis ? — Parce que, répondit-il, c’est beau et bon, aussi bon que porc et vache. » J’essayai alors de lui faire comprendre combien notre nature se révolte contre une semblable nourriture, mais j’en fus pour mes frais d’éloquence et je me convainquis que ce sentiment d’horreur que nous éprouvons à l’idée de manger de l’homme est tout à fait absent chez le Kanak. Cette corde manque comme tant d’autres à son sens moral. On ne pourra l’empêcher de manger de l’homme que si l’on en fait une question religieuse, analogue à celle qui empêche un catholique de manger de la viande un jour maigre. Un long échange d’objections de la part de Toki et de raisonnements de la mienne l’amena à conclure ainsi : « Je comprends, vous avoir beaucoup de viande ; vous faire la guerre et laisser pourrir les morts. »

Les gens de l’île Ouen, me disait Toki, ne mangeaient jamais les grandes personnes de leur tribu, même lorsqu’elles étaient vieilles, tandis qu’à Kanala et sur plusieurs autres points, lorsqu’un habitant de la tribu était jugé trop vieux, on faisait une espèce de cérémonie à la suite de laquelle il était immolé et mangé. Quelquefois cependant, à l’exemple des Massagètes, ils se contentaient de l’immoler et de l’enterrer ensuite. La victime ne faisait du reste aucune récrimination, ce qui prouve encore combien peu ces races font cas de l’existence dès qu’elle commence à perdre de sa force, soit sous l’influence de l’âge, soit sous celle de la maladie.

Toki m’avoua cependant qu’à Ouen on mangeait jadis ceux qui, coupables d’une faute grave, tombaient sous le tomahawk d’un chef. On dévorait aussi les enfants lorsqu’ils n’étaient pas bien conformés ou que la famille était trop nombreuse ou le père malade et incapable d’aller chercher toute la nourriture nécessaire. Dans le cas où l’on avait décidé du sort du pauvre enfant et qu’il devait mourir, le père et la mère aussitôt après sa naissance portaient ce petit être au bord de la mer le lavaient bien, puis le faisaient cuire dans la terre à la mode ordinaire avec des taros et des ignames. « Ça faisait beaucoup de bien à la mère, » ajouta Toki comme conclusion.


Faké, chef kanala. — Dessin de Neuville, d’après une photographie de M. E. de Greslan.

En sa qualité d’ancien matelot, Toki avait peu de préjugés et, au lieu de cacher tous ces odieux détails, il les racontait avec un admirable sang-froid et une profonde insouciance, différant en cela des autres indigènes qui n’osent pas parler aux blancs de ces anciens usages de leurs tribus. L’horreur qu’ils nous inspirent et qu’on ne leur cache pas les rend plus honteux que repentants, car la plupart d’entre eux en sont encore à regretter le bon vieux temps.

Pressés de rejoindre la frégate la Sibylle, qui, d’un moment à l’autre, pouvait quitter pour la France le port de Nouméa, mes compagnons d’excursions ne purent, en dépit de leurs désirs et des miens, prolonger beaucoup leur séjour à Kanala. Nous prîmes pour retraverser l’île une route plus orientale que celle que nous avions suivie en venant ; elle est peut-être aussi plus courte, quoiqu’elle soit plus accidentée, et j’engage les voyageurs à la préférer toutes les fois qu’ils ne sont pas chargés de bagage et que le temps est beau. Elle passe par les points ou les stations suivantes : de Kanala à Quoindi, quatre heures de marche ; de Quoindi à Dembacoué, trois heures ; de Dembacoué à Ahouhoui, trois heures ; de Ahouhoui à Ehia, trois heures ; de Ehia à la rivière de Ouenghi, deux heures ; de cette rivière à celle de Tontouta, trois heures ; des bords de la Tontouta à ceux du Bangou, quatre heures ; de Bangou à Nehoué, trois heures ; de Nehoué à Païta, deux heures ; de Païta à Port-de-France, cinq heures.

Nous ne franchîmes pas cette dernière étape sans nous arrêter à mi-chemin, à la station que mon ami M. E. de Greslan a élevée sur les bords de la Dumbéa. Fixé depuis longtemps dans la colonie, admirateur passionné du beau et artiste plein de goût, il applique avec succès la photographie à la reproduction des scènes et des paysages de sa patrie insulaire, et c’est à lui que je dois d’avoir pu offrir au Tour du monde des images vraies du sol calédonien et des types réels de ses habitants indigènes.

Notre voyage de retour dura quatre jours et demi ; je dois ajouter que, malgré toutes les petites misères qu’il présente, le parcours de cette route laisse chez ceux qui l’accomplissent un très-agréable souvenir. J’ai eu l’occasion de rencontrer, deux ans après, mes compagnons de voyage à Taïti et à Paris, et ils avaient encore présents dans la mémoire jusqu’aux moindres détails de cette excursion.

J. Garnier.

(La suite à la prochaine livraison.)


  1. Suite. — Voy. t. XVI, p. 155 et suiv. ; t. XVIII, p. 1.