Voyage à la Nouvelle-Calédonie (Garnier)/08

Huitième livraison
Le Tour du mondeVolume 18 (p. 49-64).
Huitième livraison


Kanaks cuisinant dans les bois. — Dessin de A. de Neuville d’après un croquis de M. Garnier.


VOYAGE DANS LA NOUVELLE-CALÉDONIE,


PAR M. JULES GARNIER, INGÉNIEUR CIVIL DES MINES[1].


1863-1866. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


XIX


Expéditions contre les cannibales de la baie Chasseloup et de la vallée de la Ti-houaka.

Suivant les instructions du gouverneur, le détachement du capitaine Billès, venant de Houagap sur la côte N. E. de l’île, avait opéré sa jonction avec la deuxième colonne expéditionnaire venue de Nouméa sur le Fulton, au village de Koné. M. Mathieu, chef de l’état-major du gouverneur, dirigeait lui-même cette dernière troupe et m’avait proposé de l’accompagner. J’avais accepté avec empressement, heureux de saisir une occasion qui me permettait de faire connaissance avec la nature géologique de ces districts encore inexplorés. Notre colonne se composait d’une cinquantaine d’hommes environ et de trois ou quatre cents auxiliaires des tribus du littoral, ralliées à nous en haine de Gondou qui opprimait tous ses voisins. Le commandement de ce goum indiscipliné me fut confié. Je me serais volontiers passé de cet honneur, mais j’aurais eu mauvaise grâce à le décliner, du moment que l’on faisait appel à mon dévouement et que l’on paraissait compter sur mes connaissances spéciales des mœurs, des habitudes et du dialecte de ces indigènes pour tirer le meilleur parti possible de leur concours, soit comme soldats, soit comme guides et surtout comme porteurs de nos vivres et de nos bagages. Dans ces pays couverts de broussailles que chauffe un soleil ardent, le soldat européen a déjà assez de peine à se mouvoir avec ses armes seules.

En montant à bord de la Fine pour venir dans ces parages, je m’étais promis de suivre l’expédition comme géologue et non comme acteur. Il n’était ni de mon goût ni de mon métier de prendre part à la lutte ; pourtant le massacre de nos pauvres compagnons du Secret avait un peu changé mes sentiments d’indulgence à l’égard de ces populations sauvages.

La colonne de M. Billès une fois réunie à celle de M. le capitaine d’état-major, nous restâmes deux jours dans ces parages, détruisant les cases et les plantations de nos ennemis qui, du haut des sommets, nous envoyaient des grêles de pierres.

Le chef Gondou avait une de ses résidences principales au village de Toono ; nos guides nous y conduisirent et nous nous trouvâmes en présence d’un véritable monument ; je n’en avais encore jamais vu de semblable chez aucune des tribus que j’avais visitées ; Ce palais indiquait un certain degré artistique. C’était une case immense et entourée d’une palissade composée d’énormes troncs d’arbres juxtaposés ; chacun de ces géants des forêts était sculpté de façon à représenter plus ou moins bien des corps d’hommes gigantesques, tous dans des positions bizarres et différentes ; ces statues étaient colorées en rouge au moyen de sanguine, leurs têtes étaient couronnées d’une immense sphère de minces lianes tressées qui représentaient assez bien la laineuse chevelure des Kanaks. Cette maison était placée dans un bas-fond, et lorsque nous l’aperçûmes du sommet voisin nous nous arrêtâmes un instant, prenant ces statues pour une troupe de géants. Un fossé profond circulait devant cette barrière. Dans son enceinte étaient de grandes perches plantées en terre, au sommet desquelles grimaçaient de nombreuses têtes de mort.

Les Kanaks fuyaient rapidement devant nous, lorsque tout à coup nous aperçûmes sept hommes au sommet d’une colline agitant un tapa blanc, ou étoffe indigène en écorce ; quelques soldats turent envoyés au-devant d’eux et bientôt après sept guerriers de Gondou se trouvèrent en face du commandant de la colonne. Malgré leurs efforts pour conserver leur calme, la vive émotion qu’ils éprouvaient en se trouvant au milieu de notre nombreuse troupe blanchissait leurs lèvres et une sueur abondante coulait de leurs fronts ; ces étranges parlementaires déposèrent d’abord leurs haches et leurs zagaies au pied du commandant et attendirent. Malheureusement nous n’avions pour interprètes que des ennemis mêmes de ces montagnards, et je ne sais si leurs paroles nous furent traduites bien fidèlement ; j’ignorais complétement leur dialecte, et eux-mêmes, n’ayant jamais fréquenté les Européens, ne connaissaient pas un seul mot du langage de la côte. Quoi qu’il en soit, le résultat fut que le commandant garda en otage six de ces parlementaires ; quant au septième, il lui fit donner l’ordre par l’interprète d’aller trouver les autres guerriers de sa tribu et de leur dire qu’ils eussent à livrer leur chef Gondou au gouverneur : « À ce prix seulement les soldats qui ont détruit Gaté et le village de Koné accorderont trêve et merci aux Kanaks des vallées de Koné. »

En apprenant que six d’entre eux demeuraient prisonniers et que le septième était chargé d’un pareil message, ces hommes se regardèrent un instant pour savoir quel serait celui qui s’en irait le transmettre à leur chef. L’hésitation ne fut pas longue. Ils se concertèrent à voix basse pendant quelques secondes et l’un d’entre eux se dirigea lentement du côté des montagnes ; passant auprès du monceau d’armes que ses compagnons et lui avaient jetées à terre en arrivant, il prit son tomahawk, choisit parmi les zagaies celle qui lui parut la plus droite et la plus flexible et s’éloigna d’un pas toujours calme et assuré.

Cette scène se passait sur un plateau, au pied duquel coulait une profonde rivière. Je suivais tous les mouvements de ce sauvage, qui dans sa propre pensée venait d’échapper à la mort ou à un esclavage peut-être plus horrible encore. Il n’avait pas été présenté comme le chef de cette petite troupe, il était même le plus jeune de tous, et probablement devait à son âge la mission dont le chargeaient ses compagnons. Je le suivis sans qu’il s’en aperçût pendant quelques pas. Lorsqu’il fut au bas du plateau, il tourna légèrement la tête et se vit hors de la vue des soldats ; alors, abandonnant son flegme primitif, la nature reprit le dessus, l’amour de la vie se réveilla chez ce malheureux qui tout à l’heure se croyait perdu ; il bondit en avant comme lancé par un ressort ; en un moment il était au fond de la vallée, qu’il traversa. Je le vis se précipiter dans la rivière ; en quelques brasses il franchit ce courant d’eau, et depuis longtemps déjà il avait disparu dans les hautes herbes de l’autre rive que je regardais encore. Je songeais aux tristes nécessités de la guerre ; partout, autour de nous, de noires colonnes de fumée s’élevaient en tourbillonnant. Que de femmes, que d’enfants, que de vieillards allaient avant peu souffrir du froid et de la faim !

Ayant ainsi signifié nos intentions à Gondou, l’expédition reprit la route de Gatope, c’est-à-dire de la baie de Chasseloup ; nous y arrivâmes le 10 au soir, et aussitôt des embarcations vinrent au rivage pour reconduire à bord des bâtiments les troupes fatiguées par les marches forcées qu’elles venaient de faire ; le même soir nous assistâmes aussi au retour des soldats d’une colonne expéditionnaire, qui venaient de châtier les tribus de Pouangué et de Pouanloïtche. Le gouverneur lui-même dirigeait une de ces colonnes ; M. Banaré, le commandant de la Fine, commandait l’autre. Cet officier avait retrouvé dans le village de Pouangué les ossements d’une partie de l’équipage du Secret et divers objets qui avaient aussi appartenu à nos marins.

L’expédition dirigée par M. le gouverneur contre la tribu de Pouanloïtche n’avait été qu’un coup de main, une surprise de nuit. On ne s’était pas rendu jusqu’au village principal ; aussi après deux jours de repos, de nouvelles troupes reçurent l’ordre de retourner dans cette tribu qui, on se le rappelle, avait le plus participé au massacre de nos compatriotes. Fatigué de l’inaction forcée dans laquelle on se trouvait à Gatope, et désireux de visiter les hautes montagnes de Pouanloïtche, que l’on apercevait du mouillage, j’accompagnai l’expédition qui partit de Gatope, le 14 septembre. Le premier jour nous campâmes au village ami de Témala, assez rapproché du village ennemi pour qu’une marche de nuit de quelques heures nous permît de l’atteindre. En effet, dans la nuit du 14 au 15, conduits par l’infatigable Ti, le fils adoptif de Mango, dont j’ai déjà parlé, nous nous dirigeâmes sur le village principal de Pouanloïtche, où nous arrivâmes avec l’aube.

S’élancer sur ce village la baïonnette en avant, l’envahir, fut pour nous l’affaire d’un instant ; mais heureusement pour ses habitants, avertis à temps de notre approche malgré toutes les précautions prises, ils avaient fui sur les collines environnantes, où un observateur attentif pouvait peu à peu distinguer leurs sombres silhouettes abritées derrière les buissons d’où ils surveillaient tous nos mouvements. Au milieu de ce village et devant une grande et spacieuse case, probablement celle du chef, nous nous trouvâmes tout à coup en face d’un spectacle repoussant, que la cruauté, la vengeance et la colère de ces sauvages leur avaient sans doute suggéré : au bout d’une forte et haute perche se dressaient trois crânes fraîchement dénudés et entourés d’un faisceau d’ossements humains, tous encore recouverts de quelques lambeaux de chair. Ce hideux trophée fut abattu, et nous recueillîmes ces déplorables restes des malheureux matelots du Secret. Le récit de ce drame sanglant était écrit en toutes lettres sur ces trois crânes fendus par le tranchant des haches, écrasés par les coups du casse-tête ; les dents régulières des anthropophages avaient laissé leur empreinte sur la plupart de ces os à demi calcinés. Pendant que pleins de tristes pensées nous examinions ces funèbres reliques, des hurlements partis du haut des collines environnantes, hurlements de défi, d’ironie, de triomphe et de rage nous apprirent que l’on suivait bien tous nos mouvements.

Il faut avoir entendu ces cris longs et perçants, plutôt semblables aux glapissements et aux hurlements des bêtes fauves qu’à des sons échappés à des poumons humains ; j’ai vu pâlir plus d’un brave alors que, partant tout à coup d’un fourré voisin, cet horrible hurlement arrivait net et terrible à son oreille.

Déjà ce village considérable était la proie des flammes. On put retirer des cases différents objets ayant appartenu à l’armement du Secret ; ils furent réunis aux derniers restes mortels de nos marins, et on les rapporta plus tard à Gatope.

L’incendie du village était dû au zèle un peu précipité de nos alliés indigènes ; la troupe campa donc au milieu de ces débris fumants pendant que nos amis les Kanaks poursuivaient tout autour leur œuvre de destruction, dévastant, saccageant et brûlant les plantations de la tribu coupable. Du haut du lieu élevé où ils s’étaient postés, les naturels de Pouanloïtche suivaient avec douleur et colère les progrès de l’œuvre de destruction. Cette vue sembla ranimer le courage dans leurs cœurs et leur troupe se rapprocha en lançant de toutes parts des pierres lourdes et aiguës. (Dans le nord de l’île, le sulfate de baryte, ou sulfate pesant, n’est pas rare. Les naturels aiguisent ce minéral lourd et assez tendre, qui devient un projectile très-dangereux.) Nos soldats se portèrent alors en avant pour repousser ces assaillants, qui reculèrent bientôt devant l’attaque impétueuse de nos hommes, tous animés du désir de venger leurs compatriotes.

Le Kanak lutte contre nous avec une telle sagacité et une telle habileté qu’à moins d’être surpris par nos armes, il n’y a presque jamais de victimes dans ses rangs. Ainsi pendant le cours de ces différentes expéditions qui durèrent cinquante jours et dont je pus suivre toutes les péripéties, je suis persuadé que nos balles ne firent pas vingt victimes. Ce fait si extraordinaire à priori s’explique très-facilement et voici comment :

Le Néo-Calédonien connaît la longue portée de nos armes et il se maintient toujours à une distance de cinq cents mètres au moins de nos carabines, et encore a-t-il soin de mettre entre elles et lui un arbre, une roche, un abri quelconque ; par bravade il se montre subitement et danse en hurlant et en injuriant son ennemi ; mais que le canon d’une seule carabine s’abaisse dans sa direction, ses yeux perçants s’en aperçoivent de suite ; que le coup retentisse, il voit la lumière produite, et d’un bond il est derrière son abri, d’où il entend bientôt le sifflement de la balle qui passe inoffensive près de lui, ne traversant que l’air ou labourant le sol. — Ces mouvements sont si rapides que j’ai vu cent fois, au moment où la lumière de la carabine jaillissait, le Kanak disparaître bien avant que la balle fût parvenue jusqu’à lui, où elle nous signalait du reste son arrivée en brisant une branche ou en soulevant la poussière.


Le petit captif de Pamalé. — Dessin de Loudet d’après une photographie de M. E. de Greslan.

Les faits se passaient ainsi pendant que nous poursuivions les habitants de Pouanloïtche, et nos soldats, altérés de vengeance, étaient furieux de leurs insuccès. Nous brûlâmes cependant nombre de petits villages, tous abandonnés, et sur le soir nous reprîmes le chemin du camp, suivis à notre tour, mais à distance, par les hordes de nos ennemis qui profitaient de tous les accidents de terrain pour nous envoyer leurs projectiles et nous étourdissaient de leurs clameurs et de leurs imprécations. J’avais pour arme une carabine rayée, petite, légère, précise, arme de choix de la manufacture impériale de Saint-Étienne ; je ne m’en étais pas encore servi. Remarquant la taille exiguë de mon arme, dont je paraissais dédaigner de faire usage, nos alliés kanaks finirent par la regarder avec un certain mépris, surtout l’intrépide Ti, qui était devenu mon ami depuis que j’en avais fait mon chef d’état-major à la dernière affaire. Il me parut nécessaire de leur prouver que cette arme n’était pas un joujou. Je communiquai mon projet à M. Tagnard, chirurgien de l’expédition, qui nous suivait en philosophe, ne cessant de rouler et de fumer des cigarettes. Mon plan était bien simple ; nous étions dans un lieu découvert, mais traversé par un ravin. Ti, le docteur et moi, nous nous couchâmes dans un repli du terrain, nous laissâmes passer toute la colonne et nous attendîmes le cœur agité d’une certaine émotion, car les hurlements se rapprochaient de plus en plus. Ti, à travers une éclaircie, surveillait tous les mouvements de nos ennemis ; enfin il me fit signe que c’était le moment. Je me soulevai ; un groupe de cannibales se trouvait à environ deux cents mètres de moi, bondissant et hurlant. J’ajustai rapidement celui qui était en tête et fis feu. Frappé à l’épaule, il roula sur le sol. Les autres, surpris, disparurent, et leur premier mouvement de stupéfaction n’était pas encore passé que nous avions rejoint nos compagnons. À partir de ce moment, les Kanaks eurent plus de respect pour le « pikinini muskit » (petit fusil), et, à chaque occasion nouvelle où ils voyaient l’inutilité des balles de nos soldats, ils m’engageaient à faire feu moi-même. Mais, à leur grand étonnement, je refusais toujours. La chute de celui que j’avais frappé avait éteint en moi toute soif de vengeance.


M. J. Garnier sauvant le petit captif. — Dessin de A. de Neuville d’après un croquis de l’auteur.

Nous tînmes encore la campagne pendant huit jours,

durant lesquels je pus recueillir quelques échantillons et quelques notes géologiques d’un assez grand prix pour moi, car ils devaient me permettre de relier la formation de cette partie de l’île à celle d’autres districts que j’avais étudiés un peu plus tranquillement.

Ainsi se termina notre expédition contre les coupables habitants de Pouanloïtche. Conduite avec beaucoup d’énergie par M. Bourgey, officier d’infanterie de marine, elle ruina pour longtemps ces impitoyables cannibales dont les greniers et les habitations furent tous détruits.

À notre arrivée à Gatope, le gouverneur ordonnait une autre expédition ; mais celle-ci avait pour but le centre de l’île, l’endroit même où la Ti-houaka prend sa source pour aller se jeter, à Houagap, sur la côte opposée. On se souvient peut-être que de Houagap, en compagnie du docteur Vieillard, j’avais remonté ce cours d’eau. Je ne pouvais donc hésiter à me joindre à cette expédition. Il était d’un intérêt très-grand pour moi de relever une coupe géologique à travers toute l’île, dans ces parages si difficiles à parcourir et encore vierges d’explorations.

Les troupes qui formaient ce corps expéditionnaire étaient fraîches et pleines d’ardeur. Un assez grand nombre de Kanaks alliés et mon ami Ti, nous accompagnaient. Après avoir traversé le belle plaine de Gatope, séjour de la tribu du vieux Mango, nous nous engageâmes dans la magnifique vallée de Voh. Nous étions les premiers blancs à qui il eût été donné d’en admirer les beautés.

Cette vallée est parsemée sur toute sa longueur de petits villages si frais, si verts, si pittoresques, qu’ils paraissent plutôt faits pour le séjour de Paul et Virginie que pour le gîte d’anthropophages.

Nous traversâmes d’abord le beau territoire de la tribu de Tchieta. Au bout de deux jours et demi de marche, nos guides nous avertirent que nous étions près des villages que nous avions ordre de surprendre et de livrer à une exécution militaire. J’ai déjà dit que cette portion de l’île formait le territoire de Pamalé et avait pour chef Poindi Patchili, l’allié de Gondou, et le protecteur des meurtriers du colon français de Houagap. C’était cet assassinat que l’on venait venger.

Poindi Patchili, à cause de la rapidité de notre marche, n’avait pu être averti de notre arrivée. Le camp fut établi au fond d’un ravin obscur où coulait un ruisseau limpide. Les feux furent allumés avec du bois très-sec afin d’éviter une fumée trop abondante qui eût peut-être trahi notre présence ; nos soldats avec leur activité ordinaire eurent bientôt préparé leur repas qui était du reste le nôtre, car, dans ces marches forcées, on ne se charge pas de choses superflues. La bonté d’un soldat en campagne est proportionnelle à son appétit, lequel à son tour doit être complétement indépendant de la qualité des mets.

Aujourd’hui, rentré dans le cercle de la vie européenne, j’ai peine à concevoir comment il nous était possible d’absorber d’aussi grandes quantités d’une nourriture indigeste ou bizarre, après avoir effectué de pareilles courses.

Après le dîner le commandant de l’expédition concerta le plan d’attaque ; il fit appeler les chefs de nos alliés, auxquels je servis d’interprète. Il fut décidé qu’à deux heures du matin on se mettrait en marche, de façon à pouvoir arriver au point du jour au milieu du village ennemi et le surprendre encore dans le sommeil. Donc, à deux heures précises, toute la colonne se mit en marche à la file indienne. Ti se trouvait à la tête et servait de guide. Lorsque la douce lumière qui précède le lever du soleil commença à éclairer les montagnes, Ti s’arrêta subitement, et montrant du geste le sommet d’une montagne haute et escarpée, il dit tout bas au capitaine : « Poindi Patchili. » Suivant la direction de son bras, nous vîmes, presque au sommet de la montagne, plusieurs colonnes d’une fumée légère se dégageant des massifs de verdure qui nous dérobaient la vue des cases ; elle s’élevait tranquille et droite au milieu de l’atmosphère calme et silencieuse. Ce spectacle avait quelque chose d’imposant. Tous les regards de nos soldats, avides de combat, étaient tournés vers cette fumée paisible, vers ce séjour verdoyant qui eût réalisé les rêves d’un poëte, d’un ami de la belle nature, mais où nos compagnons ne voyaient qu’un repaire de bêtes fauves à châtier.

Un sentier étroit et difficile conduisait jusqu’au village ; il était bordé à droite et à gauche par une végétation si puissante qu’il était difficile de s’y frayer un chemin. Néanmoins notre capitaine fit déployer ses troupes sur une seule ligne, et l’on commença l’escalade ; mais de cette façon, tout en observant le plus grand silence, on ne montait que lentement. Ti et une dizaine de Kanaks s’étaient groupés autour de moi et nous faisions ensemble l’ascension de la montagne en suivant le sentier. Notre marche était ainsi beaucoup plus facile, et nous nous arrêtions souvent pour ne pas trop dépasser la ligne des soldats qui avait grande peine à cheminer au milieu de ces longues herbes. Mais la montagne était haute, cette marche harassait nos hommes qui, malgré tout leur courage, étaient obligés de s’arrêter souvent pour reprendre haleine ; Ti s’impatientait, et tout son torse, long et nu, était parcouru par un frémissement identique à celui qui agite le corps d’un bon chien au moment de l’arrêt. De son bras nerveux armé d’un lourd tomahawk, il m’indiquait les fumées du village de Poindi Patchili, me faisant comprendre qu’il fallait se hâter ; enfin il n’y tint plus et marcha en avant. Je le suivis en devançant la colonne, fatiguée par le double obstacle de la chaleur et de la végétation.

Le flanc de la montagne que nous gravissions était très-abrupt, mais se déployait tout à coup en un plateau horizontal. C’est là qu’était le village, dont les cases étaient disséminées au milieu de beaux arbres épanchant sur elles un ombrage impénétrable aux rayons du soleil. Nous n’étions plus qu’à quelques pas de ce plateau lorsque les aboiements précipités d’un chien se firent entendre, suivis immédiatement du bruit d’un coup de carabine. Nous avions été avertis que cette tribu possédait sept ou huit armes à feu. Était-ce un des nôtres ou un ennemi qui avait fait feu ? Dans tous les cas cette détonation subite et inattendue produisit un effet magique au milieu de cette vallée tout à l’heure si calme, et des hurlements aigus s’élevèrent de toutes parts autour de nous. Il n’y avait plus à hésiter. Nous nous élançâmes sur la plate forme du village que nous atteignîmes en quelques bonds ; à notre aspect les naturels se dispersèrent, passant auprès de nous au milieu des éclaircies de verdure où l’on n’apercevait qu’un instant leurs silhouettes rapides ; ainsi surpris dans leur sommeil, leur frayeur était grande et ils songeaient plutôt à fuir un ennemi, dont ils ignoraient le nombre, qu’à se défendre. C’est ce qui nous sauva ; car en ce moment nous n’étions en réalité sur le plateau que trois Européens et une dizaine de Kanaks. Les deux autres Européens dont j’ignorais d’abord la présence près de nous étaient le sergent Rigaut et le soldat Murger. Le coup de carabine malencontreux avait été tiré par ce dernier. Tous réunis en une seule troupe nous parcourions le village déjà désert, lorsque, passant auprès d’un énorme banian[2] et levant la tête pour mesurer de l’œil sa hauteur, je vis sortir d’une petite ouverture pratiquée dans le flanc de l’arbre une fumée légère. J’arrêtai sur-le-champ mes compagnons pour la leur montrer. Évidemment elle venait de l’intérieur de l’arbre ; en quelques secondes le pied du banian entouré de verdure et de broussailles fut fouillé, et nous découvrîmes bientôt une ouverture par laquelle un homme pouvait facilement se glisser. Au moment même où ce passage fut mis à jour, je vis distinctement quelqu’un se mouvoir dans le vide de l’arbre, mais ce ne fut qu’une apparition d’un instant. Cependant, certain alors que le tronc énorme de cet arbre renfermait des êtres vivants, je dis à Ti de prendre la parole et de leur dire qu’ils eussent à se rendre et qu’aucun mal ne leur serait fait. Malgré toutes ces promesses, rien ne répondit aux paroles de Ti qui, impatienté, plongea et regarda dans l’intérieur de l’arbre. « Je ne vois rien, me dit-il, il n’y a personne ici. » Mais j’étais sûr d’avoir vu quelqu’un, et, avançant la tête à mon tour dans l’intérieur, je sondai de l’œil les plus petits recoins de cet antre ; il était vide. C’était le réduit misérable d’une famille Kanaque. Il avait environ quatre mètres de diamètre ; au milieu était un foyer fumant encore, entouré de nattes sur lesquelles plusieurs personnes avaient dû passer la nuit ; quelques ustensiles de ménage étaient suspendus aux parois de l’arbre ; mais il n’y avait pas le moindre habitant. Cette disparition de l’être que j’avais vu me paraissait étrange. J’en voulus avoir le cœur net malgré les instances de Ti qui m’engageait à quitter ce lieu où, disait-il, je ne trouverais rien, pour poursuivre les habitants du village ; je pénétrai dans la case suivi du sergent Rigaut. Là nous nous nous aperçûmes que les grosses racines du banian étaient vides aussi et se prolongeaient au loin comme de larges boyaux au-dessous de la surface du sol. Le diamètre d’un de ces conduits était assez grand pour donner passage à un homme et l’abriter. Le sergent plongea sa carabine armée de la baïonnette dans ces différents canaux, mais il ne sentit rien et aucun cri de crainte ou de douleur ne se fit entendre. Avant de m’éloigner, j’eus l’idée d’éclairer le vide de ces racines au moyen de torches. Ce procédé eut un plein succès, car à peine la lumière eut-elle pénétré dans l’intérieur de ces racines qu’elle nous permit d’apercevoir, blotti dans le fond d’une d’elles, un jeune Kanak qui, aussitôt qu’il se vit découvert, se mit à pousser des cris lamentables. Le sergent s’avançant dans le tube parvint à saisir une des jambes du malheureux enfant qui, se croyant perdu, se cramponnait de toutes ses forces aux parois de son asile. Aux cris de notre prisonnier et au moment où le sergent venait de le mettre au jour, Ti se précipita vers nous et, d’un mouvement aussi prompt que l’éclair, il saisit par les cheveux ce jeune enfant en élevant en l’air son tomahawk ; c’en était fait de ce petit captif si, devinant l’intention de l’implacable Kanak, je n’eusse arrêté son zèle en lui envoyant la crosse de mon fusil dans la poitrine. Cet argument ad hominem valait mieux que la parole, qui aurait pu arriver trop tard. Du reste Ti comprit le procédé et ne s’en fâcha pas, se contentant de dire : Pikini Pamalé, non lélé, « Petit de Pamalé, très-mauvais. »

Tous ces événements s’étaient passés dans un temps très-court, de sorte que la colonne n’avait pas encore eu le temps d’atteindre le plateau. Toujours engagée dans les hautes herbes, elle avait même encore fait halte pour reprendre haleine ; d’un autre côté, les habitants du village commençaient à s’apercevoir de notre petit nombre et se ralliant par groupes épars, ils nous envoyaient des pierres qui rebondissaient avec un bruit retentissant sur les troncs d’arbres qui nous environnaient. Quelques balles même sifflèrent à nos oreilles ; heureusement, les tireurs visaient peu ou mal sous le feu de nos carabines. Nous nous retirâmes donc à reculons pendant que nos alliés les Kanaks jetaient en passant des torches enflammées sur les cases qui flambèrent en quelques minutes. Nous rejoignîmes ainsi le gros de la troupe et je présentai le prisonnier au capitaine.

Notre jeune Kanak était un garçonnet complétement nu ; mais nos soldats l’eurent bientôt vêtu de la façon la plus pittoresque, tout en veillant attentivement à ce qu’il ne pût s’échapper au milieu des broussailles. C’était le premier prisonnier que l’on eût fait depuis le commencement des affaires et on y tenait beaucoup. Quant à lui, de grosses larmes coulaient de ses yeux, mais il ne poussait aucune plainte ; il marchait aussi vite que nous, allongeant ses petites jambes ; seulement lorsqu’un coup de carabine retentissait ou que de nouvelles cases devenaient la proie des flammes, de gros sanglots soulevaient sa petite poitrine.

Le premier village étant brûlé et ses habitants dispersés, toute la colonne redescendit dans la vallée que nous continuâmes à remonter. Bientôt celle-ci nous apparut plus spacieuse, très-fertile et très-habitée. Mais l’alarme était donnée et nous ne trouvâmes que des villages déserts dont les habitants fuyaient devant nous, en nous accablant d’injures ; ils saisirent même l’occasion d’une halte, pour nous entourer d’une ceinture de feu. Ils avaient enflammé les herbes autour de nous
Station de Squatter. — Dessin de Émile Bayard d’après une photographie de M. E. de Greslan.
et grâce à la brise qui s’était élevée, l’incendie se propageait rapidement ; mais nous avions deviné leurs intentions et nous eûmes encore le temps de nous réfugier au milieu d’un bouquet d’arbres verts et humides où le feu ne pouvait pénétrer. Là, tout en déjeunant et prenant un peu de repos, nous attendîmes la fin de l’incendie qui nous environnait et qui à en juger par sa violence aurait pu nous être funeste, si nous n’avions pu gagner cet asile.

Le déjeuner fut assez gai, quoique à chaque instant interrompu par les horribles hurlements de nos ennemis. Le lieutenant Bourgey était de l’expédition ; doué d’une gaieté toute française, il baptisa avec du vin notre prisonnier, tout en déclamant avec le plus grand sérieux une églogue de Virgile. Nos alliés les Kanaks écoutaient attentivement, croyant fermement que ces actes se pratiquaient chez les Français lorsqu’ils avaient fait un prisonnier. Ils ont dû plus d’une fois déjà raconter ceci à leurs compagnons comme un des traits saillants des coutumes françaises.

À onze heures, le lieutenant, M. Bourgey, fut envoyé avec vingt-cinq hommes et un chirurgien, M. Desplanches, pour repousser les hordes qui nous entouraient et brûler quelques petites cases que l’on voyait au loin s’étageant par petits groupes sur les versants de la vallée. Je me joignis à ce petit corps expéditionnaire.


Funérailles du chef Waton. — Dessin de A. de Neuville d’après une photographie de M. E. de Greslan.

Ainsi que je l’ai dit, nous avions établi notre camp au

milieu d’un îlot de verdure ; tout autour de nous, faute d’aliments, l’incendie s’était éteint de lui-même ; mais au moment où nous sortions du bois une balle partie d’un buisson situé à quelques pas vint passer en sifflant au milieu de nous. Heureusement personne ne fut atteint. L’ardeur de nos troupes fut même au contraire surexcitée par cet incident et nous nous précipitâmes vers le fond de la vallée sur les traces des Kanaks qui s’éloignaient devant nous ; mais ces indigènes ne tardèrent pas à adopter une tactique inquiétante ; ils se mettaient en embuscade derrière les nombreux obstacles, fossés, ruisseaux, troncs d’arbres, etc., qui encombraient le fond de la vallée ; puis, attendant que nous fussions à belle portée, ils faisaient feu sur nous et disparaissaient à la faveur des longues herbes. Nous leur laissions si peu de temps pour viser, notre élan était si rapide que leurs balles lancées presqu’au hasard étaient peu dangereuses, cependant l’une d’elles passa, entre le docteur et moi, à la hauteur de nos têtes, et alla se loger dans la cuisse d’un de nos alliés indigènes placé sur une petite hauteur derrière nous. Il était donc temps de changer nous-mêmes de tactique ; notre position, examinée de sang-froid, était loin d’être rassurante. Nous étions vingt-cinq hommes, disparaissant à demi au milieu de ces épais fourrés et de ces hautes herbes ; nos ennemis étaient quatre ou cinq cents, connaissaient les lieux et nous dominaient ; nous ne pouvions cependant nous retirer, d’autant plus que dans le fond même de la vallée nous voyions sur un plateau assez élevé se dresser de hautes et nombreuses cases environnées d’une masse d’indigènes qui nous défiaient et nous provoquaient par leurs danses et leurs cris.

Voici le plan qui fut en quelques minutes conçu et mis à exécution : quinze hommes restèrent en groupe au fond de la vallée, les dix autres, divisés en deux troupes, marchaient sur les flancs. Ceux-ci, dont les regards pouvaient plonger dans les ravins et les broussailles, apercevaient toutes les embuscades dont quelques balles faisaient bientôt déguerpir les Kanaks. De la sorte, avec un élan vraiment irrésistible qui m’a bien fait connaître la furia francese, nous atteignîmes bientôt le village déjà abandonné par ses habitants, effrayés de l’audace de notre poignée d’hommes.

Le feu détruisit les cases, et nous revînmes au camp, n’ayant eu de blessé que le Kanak dont j’ai parlé. Je dois ajouter qu’en nous voyant marcher en si petit nombre à l’attaque du grand village de Poindi-Patchili, nos alliés indigènes n’avaient osé nous suivre. Trois ou quatre seulement, au nombre desquels était le brave Ti, s’étaient décidés à nous accompagner.

Les nombreux Kanaks qui faisaient partie de cette colonne expéditionnaire cédaient du reste à l’influence d’un chef indigène dans lequel, pour ma part, j’avais peu de confiance. Cet homme, nommé Kahoua, était, à l’arrivée des Français dans l’île, chef du territoire qui s’étend sur la côte nord-est entre Touho et Hienguène ; quoique sa tribu fût peu nombreuse, ce chef exerçait sur les peuplades environnantes une grande influence à cause de son audace et surtout de la résistance qu’il opposait à notre envahissement, manifestant sa haine à notre égard par des guerres cruelles contre les tribus qui se soumettaient à nous. Jusqu’à ces derniers temps, on avait toujours trouvé Kahoua dans les rangs ennemis et on le considérait, avec raison, comme le principal instigateur de tous les conflits qui s’élevèrent dans ces parages soit entre les indigènes eux-mêmes, soit entre ceux-ci et les Européens.

Cependant à l’époque de l’expédition, il avait fait sa soumission ; gracié par le gouverneur de la colonie, il était notre ami. Mais si ce chef astucieux se ralliait ainsi à nous, lorsqu’il avait reconnu l’impossibilité d’une plus longue lutte, il est cependant hors de doute que cette amitié subite n’était pas entrée bien avant dans son âme et, pour s’en assurer, il suffisait d’examiner un instant cet homme ; de sonder ses yeux observateurs, auxquels aucun détail n’échappait, et qui suivaient chacun de nos gestes et de nos mouvements ; de surprendre enfin le sourire du dédain ou de la haine empreint sur sa sinistre physionomie, lorsqu’un jeune soldat passait insoucieux auprès de lui. Il aurait fallu surtout comprendre les remarques moqueuses qu’il faisait à notre égard aux guerriers qui l’entouraient et qui provoquaient parmi eux des éclats de rire méprisants.

Kahoua vint au-devant de nous vêtu d’un léger costume européen : une blouse et un feutre mou. Il portait d’une main un parapluie et de l’autre un long fusil en assez bon état. Sa figure, dont l’expression la plus ordinaire exprimait le plus parfait dédain, n’offrait rien de remarquable quoiqu’elle différât cependant de celle de ses compatriotes dans ce sens que les traits en étaient plus réguliers. Sa peau était jaune et non de la couleur du bronze ; tous ceux qui l’entouraient lui témoignaient la plus grande déférence que j’aie jamais vu accorder à un chef kanak (voy. p. 41).

Après l’escarmouche que nous avons racontée, nous reprîmes la route de Gatope avec notre jeune prisonnier et le blessé, que ses amis kanaks transportaient sur un lit fait de lianes tressées entre deux pièces de bois parallèles. Le chirurgien de l’expédition avait commencé par panser sa plaie, mais à peine avait-il tourné le dos que les docteurs indigènes arrachèrent les appareils de notre homme de l’art pour les remplacer par d’autres, composés de plantes vulnéraires en usage parmi eux et retenus sur la plaie au moyen d’écorces et de lianes. Je ne peindrai pas la fureur de notre digne docteur lorsqu’à sa deuxième visite il s’aperçut de cette substitution ; cependant, à la prière des Kanaks, il laissa les choses dans leur état actuel, leur promettant bien, toutefois, que le drôle n’en échapperait pas. Mais cette prophétie ne se réalisa heureusement pas ; bien au contraire, quinze jours après je rencontrai notre blessé se promenant sur ses deux jambes ; un bâton, qui lui servait d’appui et une légère


Tombeau de Waton. — Dessin de E. Dardoize d’après une photographie de M. E. de Greslan.

claudication étaient les seuls indices de son ancienne

blessure. — L’adresse chirurgicale des Néo-Calédoniens est généralement bien reconnue. Je me souviens à cet égard d’un travailleur indigène qui se cassa la jambe à Koé, chez M. Joubert ; celui-ci envoya à Noumea chercher un chirurgien. Dans l’intervalle les amis du blessé établirent un pansement avec des éclisses, des bandelettes d’écorce, et lorsque le docteur arriva, il avoua, après examen, qu’il n’y avait rien de mieux à faire.

Quant à mon jeune prisonnier, il arriva sain et sauf à Gatope, où, conjointement avec deux officiers témoins de sa capture, je dressai un certificat, qui au besoin pût lui servir de pièce d’état civil ou d’acte de notoriété publique.

Nous fixâmes approximativement son âge entre huit et dix ans. J’avais l’intention d’emmener cet enfant en France ; il paraissait très-doux ; je voulais l’instruire et, si c’était possible, lui créer une position convenable, mais il n’est pas permis d’emmener un indigène sans l’autorisation de M. le gouverneur, et cette autorisation me fut refusée.

Il est vrai de dire que la seule tentative faite jusqu’ici pour emmener en France ces indigènes a été malheureuse. En effet de jeunes Calédoniens, au nombre de trois, je crois, furent conduits en France et y restèrent une année environ. Au bout de ce temps on les embarqua sur une frégate qui devait les ramener dans leur patrie. Mais bien près d’y arriver, aux environs de Sidney, ils moururent tous de la même affection : du mal de gorge. Il faut ajouter que ces jeunes gens étaient déjà trop âgés pour oublier leur
Papillon de la Nouvelle-Calédonie[3]. — Dessin de Mesnel d’après un sujet de l’exposition des colonies.
patrie et pour ne pas souffrir beaucoup d’en être séparés ; ensuite, à bord de la frégate, ils furent embarqués comme matelots, et par suite exposés à toutes les intempéries et les misères d’une longue traversée sur un bâtiment de guerre… Ils périrent faute de soleil et accablés d’ennuis.

Mon jeune prisonnier de Pamalé n’a heureusement pas eu un sort aussi triste. Il fut placé à l’école indigène ; bientôt il parla couramment le français ; il était d’une nature douce et intelligente. Chaque fois qu’il m’apercevait, se rappelant toutes les circonstances qui avaient marqué notre première rencontre, il venait heureux et souriant me donner la main et restait auprès de moi aussi longtemps qu’il lui était possible.




L’épisode de Pamalé fut le dernier des événements militaires dont la baie de Chasseloup avait été le point de départ. On laissa à Gatope une garnison de cinquante hommes qui s’occupèrent d’abord de la construction de leurs logements. Le commandant de ce poste profitant de l’humeur belliqueuse des alliés du voisinage, des sujets de Mango, les organisa en compagnie militaire et les mit au courant de l’école du soldat. J’ai, dans mon album une photographie qui représente cette compagnie sous les armes. Poigni, le fils de Mango, est en tête, vêtu d’une vareuse de matelot. Chacun des autres braves n’a pour vêtement que son fusil et sa giberne.


Eugène, fils de Waton, proclamé chef de sa tribu. — Dessin de A. de Neuville d’après une photographie de M. E. de Greslan.


XX


Retour en France. — Dernières nouvelles de la colonie. — Notice sur un chef indigène.

Le 25 octobre, je rentrai à Nouméa sur le Fulton ; peu de jours après, je profitai d’une frégate en partance pour Taïti, afin d’effectuer mon retour en France.

Comme je l’ai dit, la côte ouest de la Nouvelle-Calédonie était restée à peu près inconnue jusqu’à l’expédition dont je viens de parler. Cette expédition, la première qu’on ait tentée sérieusement dans ces parages, nous démontra que cette côte surpassait peut-être en fertilité les autres parties de l’île. Tous les villages que nous visitâmes dans les vallées qui remontent jusqu’au centre même de l’île, sont dans des situations charmantes. J’ai parlé de la belle plaine de Gatope, de la longue et fertile vallée de Noh. Viennent ensuite les territoires de Gondou, d’Ounoua, etc., qui présentent d’immenses pâturages toujours tenus frais et féconds par d’innombrables sources et ruisselets. Puis des milliers de petits vallons au sol fertile sont autant de serres à l’abri des vents trop violents et dans lesquelles le café, la canne à sucre, etc., pousseraient vigoureusement ; enfin des ports sûrs échancrent cette côte qui, de plus, est la plus voisine de l’Australie, pays appelé à consommer ses produits. En résumé, je crois pouvoir affirmer que cette côte de la Nouvelle-Calédonie est appelée à un brillant avenir.

Quant à Gondou et Poindi-Patchili, encore imprenables au milieu de leurs hautes montagnes, ils se vengent des excursions que nous avons faites contre eux en mangeant autant qu’ils le peuvent nos malheureux alliés de la montagne, leurs voisins, qui ne peuvent guère éviter ou repousser les invasions de ces terribles champions. Je ne crois pas calomnier ceux-ci en attribuant à leur influence, plus ou moins directe, un attentat qui, juste deux ans après mon départ, a mis en émoi toute la colonie, et en terrible suspicion la foi religieuse des indigènes de Poébo, tous, ou presque tous, convertis au catholicisme. Le Moniteur de la Nouvelle-Calédonie rend ainsi compte de cet événement, à la date du 25 octobre 1867.

« … Nous avons une sinistre nouvelle à annoncer ce mois-ci : dans la soirée du 6 de ce mois, les indigènes de la tribu de Poébo ont assassiné le commandant de leur circonscription, le sieur Bailly, maréchal des logis de gendarmerie, un gendarme, un colon avec ses deux jeunes enfants et un indigène d’Ouvéa. La femme du colon, Mme Démené, blessée de deux coups de hache, s’est sauvée miraculeusement.

« Les meurtriers ont ensuite attaqué l’établissement du capitaine Henry. Les Néo-Hébridais, au service de ce colon, ont défendu leur maître ; dans la lutte, le fils de M. Henry a reçu trois coups de casse-tête, qui heureusement ne mettent pas ses jours en danger. Trois indigènes des Nouvelles-Hébrides et un insulaire de Lifou ont été tués. Les magasins de plusieurs colons ont été pillés par les assassins.

« La goëlette de l’État la Calédonienne, emmenant le chef du service judiciaire et le capitaine d’état-major Bourgey, avec un détachement de vingt hommes, est partie d’ici le 20 octobre pour Poébo.

« Aujourd’hui, la frégate à voiles la Sibylle, qui se trouvait heureusement sur notre rade, part pour la même localité avec le gouverneur lui-même.

« Dans quelques jours, les forces réunies à Poébo se composeront de cent hommes, en y comprenant la compagnie de débarquement de la Sibylle, et ces atrocités recevront le châtiment qu’elles méritent.

« Elles ont produit ici une sensation d’autant plus pénible que les dernières nouvelles de cette partie de l’île étaient meilleures : le même chef de poste qui vient d’être assassiné annonçait que les influences fâcheuses exercées par les ennemis de la colonisation semblaient diminuer. C’était le calme qui précédait la tempête. »

J’ai connu personnellement le maréchal des logis Bailly auquel était confié le poste de Poébo. C’était un homme probe, doux, humain, aimant la population du district qu’il dirigeait depuis quatre ans, je crois, et qui paraissait aimé d’elle. À quelque suggestion que celle-ci ait cédé dans la catastrophe dont ce franc militaire a été victime, cet événement n’a pas trouvé parmi la masse indigène de l’île le retentissement et l’écho qu’on a paru craindre un moment à Nouméa même. Les moyens de résistance à la domination européenne sont trop épars, trop hostiles l’un à l’autre pour constituer jamais un soulèvement contre nous. Quant aux éléments de dissolution que renferme la société sauvage, on peut en juger par la notice suivante sur un chef calédonien que j’ai beaucoup connu :

À douze lieues environ au nord de Nouméa et sur la côte ouest, il existe, près de l’embouchure d’une petite rivière qui arrose une vallée étroite et boisée, un village indigène du nom de Naniouni, composé de quelques huttes espacées çà et là par le caprice de chaque occupant ; c’est en ce lieu qu’habitait Waton ; sa demeure se distinguait des autres par une certaine élégance de forme, sa grande dimension et par un fini et un confortable relatifs.

Les relations de Waton avec les Européens datent de la prise de possession de la colonie, époque où il joua un rôle assez actif dans l’histoire franco-calédonienne ; son grand-père, Poré, possédait un grand territoire, mais ses deux fils, qui régnèrent successivement après lui, ne surent pas conserver l’influence qu’avait leur père ; leur tribu fut démembrée à la suite d’une coalition de petits chefs qui secouèrent le joug et reprirent leur indépendance. Waton n’eut donc comme succession que les plaines qui s’étendent des rivages du port Laguerre aux montagnes du centre. Ce fut au milieu de son paisible règne que le gouverneur du Bouzet, jetant à Nouméa les fondations de la capitale, devint subitement pour lui un voisin des plus redoutables ; sans doute alors, dès le début, il s’associa aux naturels de cette partie de l’île qui essayèrent par tous les moyens de nous chasser de leur territoire ; ces luttes, plus pénibles que meurtrières pour nous, durèrent jusqu’en 1859 ; on était toujours sur le qui-vive dans la ville naissante, autour de laquelle rôdait sans cesse l’ennemi caché dans les hautes herbes, en même temps que sur elle planait constamment l’œil perçant des sentinelles qui, des sommets voisins, signalaient aux rôdeurs indigènes l’imprudent soldat ou le malheureux colon qui s’aventurait hors des limites du camp.

Vers ce temps Waton intervint, et, s’alliant à nous sans retour, nous permit bientôt de devenir les maîtres de la situation. Voici la lettre par laquelle M. Durand, commandant particulier de la Nouvelle-Calédonie, annonça au gouverneur l’alliance avec le chef Waton :

19 juin 1859.
« Le chef Waton, sur ma demande, s’est rendu auprès de moi. Il m’a promis de faire tous ses efforts pour parvenir à l’arrestation de ces deux brigands (Jack et Candio, assassins de Bérard et de ses compagnons). »


Le 17 août suivant le commandant écrivait de nouveau :

« Waton, le chef de Titéma et notre allié le plus dévoué, est venu me prévenir que Jack et Candio devaient se trouver derrière la rivière de Dumbéa, près du village des Voleurs, et m’a demandé l’autorisation d’aller les prendre. Je

l’ai engagé à se mettre de suite en campagne, lui promettant

une somme de mille francs s’il me les amenait. Il est parti immédiatement me donnant l’espoir d’un plein succès. »


Le 29 août, Waton avait tenu sa promesse, aidé dans son entreprise par Jacques Quoindo, aujourd’hui chef de Païta, dont nous avons déjà souvent cité le nom.

Candio fut fusillé et Waton reçut les mille francs promis.

Là ne se bornent pas les états de service de Waton ; peu après, il contribua puissamment à la capture d’autres chefs de l’île impliqués dans différents meurtres ; lors de l’assassinat du courrier de Kanala, il fournit quelques centaines d’auxiliaires et de guides, dont la plupart ne nous quittèrent pas et formèrent la base d’une compagnie indigène ; il nous confia même son second fils Anté, dit Eugène, qui se rendit fort utile comme interprète. Enfin, en 1862, Waton reçut du ministre de la marine et des colonies une médaille d’or ; récompense honorifique que l’on accorde aux chefs qui ont fait preuve de fidélité et de dévouement.

Cependant les dernières années de Waton ne furent pas heureuses ; il vit peu à peu le territoire de ses pères se diviser entre les Européens (les matrices cadastrales prouvent que c’est dans sa tribu qu’il a été fait le plus de concessions) et se couvrir de leurs plantations et de leurs cases. Au mois de mai 1866, Waton perdit son fils aîné, son bien-aimé ; un beau et grand jeune homme, sur lequel reposaient toutes les espérances du vieux chef, car son second fils Eugène, élevé à la française et du reste manquant de la prestance, de la force et des avantages physiques si chers à ces natures naïves, inspirait plus de confiance aux Français qu’à ses compatriotes.

Lorsque mourut Matamoé, fils aîné de Waton, deux femmes de ce prince furent étranglées par l’ordre de Waton lui-même, qui suivait ainsi l’ancien usage de sa tribu ; je me trouvais à ce moment en visite de condoléances auprès de lui. Je fus averti de ce fait quelques jours après seulement et j’en fis donner avis au gouverneur par un gendarme du poste de Païta ; une enquête n’apprit naturellement qu’une chose, c’est que ces deux femmes s’étaient elles-mêmes donné la mort. Quoi qu’il en soit, l’arrivée de l’autorité bien escortée qui vint s’enquérir de la cause de la mort de ces deux jeunes femmes, servit de leçon pour l’avenir, et Waton lui-même près de mourir, avec sa prudence ordinaire, exprima le désir qu’aucune de ses femmes ne le suivît dans la tombe ; ses vœux furent exaucés sans peine.

Waton était prompt à rendre la justice ; il fit fusiller un jour un assassin, ce qui faillit lui attirer encore une affaire avec l’autorité, mais la chose ne fut connue qu’assez longtemps après qu’elle avait eu lieu. C’est encore Waton qui, avec l’aide de son ami Jacques Quoindo, poursuivit, atteignit et massacra les six malheureux parlementaires de Gondou, sur les bords de la Toutouta, alors que ces évadés se dirigeaient vers leur pays.

Parmi les actes qui ont signalé la vie de ce chef, il en est un qui peut lui faire pardonner largement tous les autres.

Au mois d’octobre 1866, sept Européens qui montaient une légère embarcation chavirèrent en face de la tribu de Waton : celui-ci s’élança avec quelques-uns des siens dans une pirogue, fit force de rames et arriva assez tôt pour arracher à une mort certaine nos sept compatriotes (Moniteur du 28 octobre 1866).

Aussitôt que Waton rendit le dernier soupir tout le village retentit de hurlements douloureux, qui, se répandant au loin, apprirent à toute la tribu que leur chef n’existait plus ; à cette nouvelle, chaque Kanak, fût-il au travail, aux champs, à la pêche ou à la chasse, se mit à pousser des cris de désespoir ; de sorte que le voyageur qui, par hasard, eut traversé ce pays, se fût senti l’âme tout émue, sinon effrayée par ces sourdes lamentations et ces longs cris lugubres.

Les guerriers à qui l’honneur de rendre les derniers devoirs à l’illustre chef fut dévolu et qui pendant plusieurs années ne devaient plus couper ni leur barbe ni leur chevelure, ces guerriers, dis-je, revêtirent le cadavre de Waton de l’uniforme qu’il aimait à porter dans les occasions solennelles ; on n’oublia pas de mettre sur sa poitrine sa médaille d’or et auprès de lui son fusil, ses munitions et des vivres. Tous les membres de la tribu vinrent alors contempler les restes mortels de leur vieux chef ; vers le soir, on plaça son corps sur un brancard fait de branchages entrecroisés et les guerriers le portèrent dans différentes localités du territoire qu’il avait gouverné ; localités consacrées par l’affection connue que Waton leur avait portée, par quelque trait remarquable de son existence, ou se rattachant par quelque légende aux traditions ou au culte de sa race.

Le 13, à neuf heures du matin, une foule nombreuse suivit le corps du chef au lieu de sa sépulture ; en tête marchait Anté-Eugène, son fils et son successeur, à côté d’un officier français ; le chef de Païta venait ensuite avec les parents du défunt ; puis les vieillards et enfin les simples sujets complétaient le cortége au milieu duquel la curiosité avait amené la plupart des colons européens des environs.

Nous avons reproduit page 59 le banian séculaire à l’ombre duquel doivent se consumer les restes mortels du vieux chef, auprès de ceux de ses ancêtres et de son fils Matamoé, l’honneur de sa race. Là, comme aux moraïs des îles de la Société et de Tonga, viennent affluer les offrandes funéraires des amis et des parents. L’un suspend aux branches de l’arbre une étoffe choisie, l’autre dresse contre l’arbre funèbre une énorme charge d’ignames et de cannes à sucre ; un guerrier viendra déposer une zagaie irréprochable ou un lourd tomahawk, etc.

Ces coutumes sont d’autant plus curieuses qu’elles sont particulières à plusieurs peuples et montrent que, de même que les hommes sont égaux devant la mort, ils ont été partout, en présence de ses victimes, animés des mêmes pensées et poussés aux mêmes actes.

Le chef de Païta, Jacques Quoindo, l’ami de Waton, prononça près de son corps un discours fréquemment interrompu par les signes d’approbation et d’assentiment
Station du capitaine Henry à Poébo. — Dessin de E. Dardoize d’après une photographie de M. E. de Greslan.
de la foule. Il vanta la prudence et la sagesse de celui qui avait été son ami et son collègue, et rappela aussi son courage et son adresse dans le combat.

Ainsi finit Waton ; dans sa cinquantième année, à ce qu’on croit ; mais tous les Kanaks ignorant eux-mêmes leur âge, il est difficile à un Européen de le désigner d’une façon même approximative. Nous nous accordons à dire que les Kanaks vivent moins longtemps que nous et je les ai entendus professer l’opinion toute contraire. D’eux ou de nous, qui a raison ?

Waton était petit, mais bien pris dans sa taille ; sa physionomie était intelligente, d’une douceur relative, mais très-astucieuse ; d’une expression basse plutôt que digne ; en un mot, c’était un de ces hommes des époques de transition, qui trouvent plus commode et plus sage de céder que de résister au torrent. En âme et conscience toutefois, il a dû mériter l’épithète du « plus fidèle allié de la France » que lui ont décernée les organes officiels de la colonie.

Qu’on me permette de terminer par quelques mots de statistique.

Au moment de mon départ, l’île nourrissait plus de trois mille moutons, cinq cents chevaux de race anglaise et six mille bêtes à cornes. Outre les terres cultivées en céréales, on comptait soixante hectares plantés en cannes à sucre, treize en caféiers et six cent quarante en légumes et jardinage.

J. Garnier.



  1. Suite et fin. — Voy. t. XVI, p. 155, 161, 177, 193 ; t. XXVIII, p. 1, 17 et 33.
  2. Le banian (ficus prolixa, Forster) est un arbre gigantesque ; dans la tribu d’Arrama, près de la mission, il en existe un qui a environ 15 mèt. de circonférence. C’est un des plus remarquables monuments naturels que l’on puisse voir. Il est arc-bouté de tous côtés par de nombreuses racines adventives, complétement rectilignes, atteignant un diamètre uniforme de dix centimètres environ ; quelques-unes partant du tronc de l’arbre à une hauteur de quatre à cinq mètres vont s’enfoncer dans la terre à cinq ou six mètres de distance du pied de l’énorme tronc, de sorte qu’une troupe nombreuse pourrait circuler tout alentour en passant sous ses racines.

    L’écorce de cet arbre sert aux indigènes à fabriquer une étoffe à laquelle se rattachent certaines idées superstitieuses. Le lait blanc qui s’écoule quand on pratique des incisions dans l’arbre leur sert de purgatif. Enfin, à l’abri de ses vastes rameaux, leurs prêtres accomplissent certaines cérémonies religieuses.

  3. Ce papillon est très-nombreux dans les clairières et à la lisière des bois. Dans notre dessin, qui reproduit très-exactement sa taille et sa forme, on ne saurait deviner l’éclat de ses ailes qu’on dirait de satin blanc, largement liséré de bleu.