Vieilles histoires du pays breton

Honoré Champion (p. Couverture--).

LA BRETAGNE ET LES PAYS CELTIQUES


VIEILLES HISTOIRES DU PAYS BRETON

PAR ANATOLE LE BRAZ

I. — Vielles histoires bretonne

La Charlézenn — Le Bâtard du roi Histoire pascale — La légende de Margéot

II. — AUX VEILLÉES DE NOËL.

Nédéleck — Noël de Chouans — La Noël de Jean Rumengol — À bord de la Jeanne-Augustine — La Chouette — Le Puits de saint Kadô — Le Forgeron de Plouzélambre — En « Alger d’Afrique »

III. — RÉCITS DE PASSANTS. Les Deux amis. — La Hache — Le Péché d’Ervoanie Prigent — Humble Amour

Troisième Édition


PARIS HONORÉ CHAMPION, LIBRAIRE ÉDITEUR

Librairie spéciale pour l’Histoire de la France et de ses anciennes Provinces 9, QUAI VOLTAIRE, 9

1905 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/3 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/4 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/5

À MONSIEUR JAMES DE KERJÉGU

C’est en témoignage d’une amitié déjà vieille que j’inscris votre nom en tête de ces humbles histoires bretonnes. Elles n’auront pas pour vous le piquant de la nouveauté. Vous les aurez lues, au fur et à mesure qu’elles paraissaient, dans la petite gazette finistérienne pour qui elles furent composées et qui vous est chère, comme à moi-même, à plus d’un titre. Je dois beaucoup à ce modeste journal. Il m’a valu de précieuses sympathies, celle entre autres de ce pauvre Percher, enlevé depuis par un trépas si tragique. Mais surtout il m’a mis en communication constante avec les deux éléments les plus purs de notre antique race, les paysans et les marins. Des meneurs de charrues et des patrons de barques, voilà les gens que ces récits eurent mission de distraire, voilà pour quel public furent écrits ces contes, destinés à être lus en famille, entre messe et vêpres, le jour du repos dominical.

Le peuple breton — et ce n’est pas son moindre charme — est demeuré un peuple enfant. La politique l’intéresse peu : il préfère les belles histoires. C’est un goût qui lui passera sans doute à la longue, mais il l’a encore, et ni vous, ni moi ne nous en plaindrons. Il est, du reste, lui-même un obstiné créateur de mythes et de légendes. Sa mémoire est prodigieusement riche en souvenirs que sans cesse son imagination retravaille. Les trois quarts du temps, en rédigeant les épisodes qui constituent ce livre, je n’ai fait que rendre à l’âme populaire ce qu’elle m’avait prêté. Les batteurs de routes, dépositaires des traditions de la race, s’arrêtent volontiers au seuil de la maison que j’habite, à l’entrée de l’une des voies qui conduisent dans l’ancienne capitale de Gralon. Souvent aussi, je suis allé heurtera leurs portes, dans les bourgades des monts et les hameaux de la mer. Ainsi se sont construites la plupart de ces aventures, presque sans y songer. Il y paraîtra, je pense, maintenant qu’elles vont courir une autre fortune que celle à laquelle elles furent primitivement destinées.

Réunies une première fois en volume par les soins du journal qui les publia, le tirage restreint qu’on en fit fut tout de suite épuisé, avant même d’avoir franchi les limites du terroir cornouaillais. Un éditeur ami des lettres bretonnes les convie aujourd’hui à se risquer en cortège plus nombreux vers des horizons plus lointains. Je les abandonne telles quelles à leur nouveau sort. J’ai dit leurs origines peu littéraires. Ce sont des filles des champs et des filles des grèves, faites pour aller pieds nus, jupes troussées, sans aucun atour. Trouveront-elles ailleurs le même accueil qu’auprès des âmes ingénues qui les goûtèrent tout d’abord ? Je le souhaite. J’y aurai gagné en tout cas, cher monsieur et ami, une nouvelle occasion de m’affirmer fidèlement vôtre.

A. Le Braz

Stang-ar-C’hoat, 14 avril 1897.

[Ornement à insérer]




I

VIEILLES HISTOIRES BRETONNES

LA CHARLÉZENN


I

Elle s’appelait de son vrai nom Marguerite Charlès. Mais les gens l’avaient baptisée « la Charlézenn ».

Ce fut dès l’enfance une singulière fille, aux libres allures. Toujours grimpée dans les arbres, entre le ciel et la terre, comme un jeune chat sauvage, elle envoyait de là-haut sa chanson aux passants qui cheminaient en bas, dans la route. De qui était-elle née ? On n’en savait rien. On disait dans le pays qu’elle n’avait eu « ni père, ni mère ». Elle n’avait rien à elle sous le soleil, pas même le nom sous lequel on l’avait inscrite au registre de paroisse. Si pourtant ! elle avait à elle sa beauté. Une beauté insolite, étrange, comme toute sa personne, comme toute son histoire ou plutôt sa légende. Ce n’est pas qu’elle fut précisément jolie. Elle avait le nez un peu fort, et aiguisé en bec d’aigle. De même, ses cheveux déplaisaient, à cause de leur couleur. On a en Basse-Bretagne un préjugé contre les rousses. Ils étaient cependant magnifiques, ses cheveux. Amples et fournis comme une toison, rutilants comme une crinière. On eut dit, autour de sa tête, un buisson ardent, une broussaille de feu. Ses yeux, en revanche, étaient d’un bleu tranquille, presque délavé. Leur nuance était douce —et triste. C’étaient des yeux timides, enfantins, faciles à effaroucher. Ses lèvres très fines, un peu serrées, montraient en s’ouvrant des dents petites et comme passées à la lime. Avec tout cela, ou, si vous préférez, en dépit de tout cela, la Charlézenn, quoiqu’elle eut dix-sept ans à peine, attirait l’attention des jeunes hommes. Les commères racontaient, aux veillées qu’elle les ensorcelait. Comme preuve à l’appui, elles citaient l’aventure de « Cloarec Rozmar ».

C’était un clerc, de Plouzélambre. Une année d’études seulement le séparait de la prêtrise. Or, un matin pendant les vacances, il avait sollicite de son père un entretien particulier.

— Mon père, dit-il, j’ai résolu que je ne serais pas prêtre.

— Reprends donc la bêche, répondit le vieux Rozmar.

— Oui, mais à une condition.

— Laquelle ?

— C’est que vous me permettrez de prendre femme.

— As-tu fait ton choix ?

— J’ai choisi la Charlézenn.

— Une va-nu-pieds ! Jamais !

— Si vous ne l’acceptez pour bru, j’en mourrai.

— J’aime mieux ta mort que le déshonneur de tous les nôtres.

— C’est bien !

Le lendemain, un des domestiques de la ferme avait trouvé Cloarec Rozmar pendu à la branche d’un pommier, dans l’enclos.

Cette tragique aventure avait provoqué, dans toute la région, une explosion de haine aveugle contre la Charlézenn. Notez que pas une fois Cloarec Rozmar ne lui avait adressé la parole. Cette grande fille farouche était ignorante de sa beauté comme de toutes choses. De l’espèce de fascination qu’elle exerçait, elle ne se rendait pas compte.


II


C’est ici que commence à vrai dire l’histoire de la Charlézenn. Elle vivait avec une vieille femme de mœurs équivoques qui l’avait ramassée on ne savait où, il y avait de cela bien longtemps. Cette vieille l’avait nourrie depuis lors des aumônes qu’elles recueillaient toutes deux de-ci de-là, mais plus encore de coups de bâton. Car la vieille Nann, — elle n’était connue que sous ce sobriquet à cause de certain tic qu’elle avait et qui lui faisait branler incessamment la tête, comme pour dire : Non —, car la vieille Nann était une vilaine groac’h, acariâtre hargneuse. À toute heure du jour et de la nuit, depuis que la Charlézenn avait dépassé la quinzième année, elle lui criait aux oreilles de sa voix aigre :

— Ah ! si j’avais ton âge et ton corps ! Si j’avais ton âge et ton corps !…

Et comme la Charlézenn, qui n’entendait rien à ce langage, se contentait d’ouvrir démesurément ses grands yeux limpides, couleur de ciel d’avril, la groac’h se mettait à la battre, à la battre, de toute la force de ses vieux bras décharnés.

— Il faudra bien que tu comprennes ! hurlait-elle.

Un soir, la Charlézenn comprit…

Elles habitaient à cette époque, la vieille Nann et elle, une ancienne hutte de sabotiers, abandonnée par les nomades ouvriers qui l’avaient construite et située sur la lisière de la forêt du Roscoat qui appartenait à la maison noble de Keranglaz. La Charlézenn, avons-nous dit, passait la plus grande partie de ses journées à vagabonder. Avant que Cloarec Rozmar se fût pendu pour elle sans qu’elle s’en doutât, elle allait de ferme en ferme, quêtant ici du pain, plus loin du lard, plus loin des œufs. Mais, lorsqu’après l’événement elle s’était vue brutalement repoussée des seuils où naguère on l’accueillait avec des paroles affables, comme elle était fière, elle ne s’y était plus représentée. « Battez-moi tant qu’il vous plaira, avait-elle dit à la vieille Nann, mais je vous fais le serment que je ne mendierai plus ! » — Je ne te nourrirai donc plus, avait répondu la groac’h — « Oh ! de cela je ne m’inquiète point ! » Elle en était enchantée, au contraire. De l’aube au crépuscule, elle errait par le bois dont tous les arbres lui étaient familiers comme des amis, comme des proches. Quand elle avait faim, elle se repaissait, au printemps, de poires de la Vierge ; l’été, de mûres ; à l’automne, des châtaignes, rousses comme elle, qu’elle croquait à même aux branches des châtaigniers. Cela n’empêchait point son beau corps de prospérer, tant s’en faut. Il y gagnait de nouveaux charmes, la sveltesse, l’odorante et souple vigueur d’un plant de haute futaie. C’était plaisir de la voir passer dans l’ombre verte et transparente du sous-bois, de la voir passer en sa grâce élégante de fille sauvage, sa jupe en loques tombant à peine jusqu’à son jarret, découvrant sa jambe longue, nerveuse et bronzée comme celle d’une faunesse antique. Or, plus d’une fois, en ses chasses, l’aîné des fils de Keranglaz l’avait rencontrée.

Ce soir-là, donc, la Charlézenn rentrait à la hutte, en sifflant. C’était une habitude qu’elle avait prise, à force d’entendre les merles noirs dans l’épaisseur des fourrés. Dès le seuil, elle s’arrêta. Il y avait dans la « loge » un inconnu. Ce devait être un passant d’importance, car la vieille Nann lui avait cédé l’unique escabelle. La flamme du foyer éclairait à plein sa figure. Ce n’était pas un paysan, à en juger par ses moustaches, qu’il portait relevées aux deux coins de la bouche. D’ailleurs, sa peau était blanche même aux mains, qu’il tenait croisées autour du genou. Au petit doigt de l’une d’elles une escarboucle brillait. La taille de l’étranger était serrée dans un justaucorps de cuir parsemé de têtes de clous luisantes comme de l’or. À ses pieds était couché un grand lévrier au poil fauve qui se dressa sur les pattes et se mit à grommeler, dès que la Charlézenn parut.

L’homme se leva, caressant son chien pour l’apaiser.

— Viens donc, sauvagesse ! glapit la vieille Nann. Voici près d’une heure que tu te fais attendre.

— Vous savez bien que j’arrive quand bon me semble, répondit la Charlézenn qui, pour la première fois, prenait ombrage du ton impérieux de la vieille, sans doute parce que cet homme était là.

— Apprends à mieux parler, poussière de grand chemin ! Sache que celui que voici est le fils aîné du seigneur de Keranglaz, ton maître et le mien, après Dieu !

— Et vous, la vieille, sachez que je ne reconnais personne pour mon maître,… pas plus d’ailleurs que pour ma maîtresse. À bon entendeur, salut.

Ce disant, elle tournait déjà les talons et s’apprêtait à reprendre la porte, laissant là sa mère-nourrice suffoquée de rage, quand Keranglaz le fils se précipita pour l’arrêter.

— Belle fille, dit-il d’une voix très décidée et cependant très douce, je n’ai commis nul manquement envers vous. Je suis votre hôte aussi bien que celui de Nann. De quel droit me faites-vous affront ?

— Je vous dis que c’est une gueuse !… une gueuse !… hurlait Nann, dont la colère, étranglée tout d’abord par la stupeur, se répandait maintenant en un flot d’invectives.

— Vous, ma commère, taisez-vous ! commanda sèchement Keranglaz

Puis il continua, s’adressant de nouveau à la Charlézenn, avec sa jolie voix savante à bien dire :

— Vous êtes chez vous ici. Si ma présence vous gêne, c’est moi qui doit sortir, non pas vous. Ordonnez, j’obéirai. Permettez-moi seulement d’ajouter qu’égaré dans ce bois, alors qu’il faisait encore demi-jour, je ne saurais guère m’y retrouver la nuit. En m’obligeant à partir, vous me mettrez en grand embarras, peut-être en grande détresse ; car les loups abondent, dit-on, au Roscoat, et je n’aurais pour me défendre contre leur appétit que mon courage, mon couteau de chasse et Kurunn mon lévrier. Je vous avoue que la perspective de servir de souper à Messires Loups ne me sourit nullement ; j’aimerais mieux, si tel était votre bon plaisir, quelques heures de sommeil auprès de votre feu, car je tombe de fatigue.

Jamais on n’avait parlé à la Charlézenn un language aussi gracieux. Elle se sentit devenir toute rouge et balbutia timidement :

— C’est moi qui vous demande excuse pour ma maussaderie, monseigneur. Croyez que je n’ai point l’âme malicieuse. Je ne deviens méchante ainsi envers mon prochain que parce que Nann est si hargneuse envers moi.

On eût dit que la groac’h n’attendait que cette parole. Se levant du foyer où elle était accroupie, elle échangea avec Keranglaz le fils un regard d’intelligence et se dirigea vers la porte avec un air de dignité offensée, en grommelant :

— Puisque c’est moi qui suis de trop, je m’en vais !

La pauvre Marguerite Charlès se reprocha aussitôt les mots acerbes qui lui étaient échappés. Elle voulut courir après sa mère-nourrice pour la ramener. Mais elle eut beau faire le tour de la hutte, fouiller des yeux l’épaisseur de la nuit, crier : Nann ! Nann ! dans toutes les directions, Nann s’obstinait à ne point reparaître.

De guerre lasse, la jeune fille rentra dans la « loge ».

— Monseigneur, supplia-t-elle, si vous m’aidez, nous la ramènerions !

— Laissez donc cette sorcière, Marguerite, elle s’en est allée à quelque sabbat.

— Oh ! monseigneur ! monseigneur ! si les loups la mangent !…

— Ma foi, c’est les loups que je plaindrai… Tranquillisez-vous, et venez vous réchauffer à ce feu. Vous êtes toute transie.

Il jeta sur l’âtre une brassée de genêt. La flamme monta, haute et claire, avec un crépitement joyeux. Puis il força la Charlézenn à s’asseoir à sa place, sur l’escabelle.

— Quant à moi, dit-il, je ne veux que la faveur de m’étendre à vos pieds.

Il s’assit, en effet, sur la pierre du foyer, mais la figure tendue en avant jusqu’à frôler celle de la jeune fille. La Charlézenn sentait sur sa joue l’haleine forte et chaude du fils aîné de Keranglaz. Sans qu’elle sût pourquoi, elle avait pour de cet homme. C’était cependant un beau gars, dans tout l’épanouissement de la jeunesse,

« Qu’est-ce que j’ai donc ? se demandait-elle : je tremble comme si j’étais malade de la mauvaise fièvre. » Le Keranglaz s’était mis à parler, à parler très vite ; mais elle n’entendait que le bruit des mots : cela était doux comme une musique ; elle s’efforçait d’en comprendre le sens, elle n’y parvenait pas. Sa tête était pleine d’un bourdonnement confus. De plus, il lui semblait que des milliers et des milliers de petites bêtes invisibles lui grimpaient tout le long du corps. Elle eût voulu les secouer d’elle, et ne le pouvait. Elle était comme dans ces rêves, où l’on cherche à courir et où l’on a les jambes empêtrées dans on ne sait quel obstacle. Un charme était sur elle.

Tout à coup elle poussa un cri, un cri sauvage, un hurlement de bête blessée.

Penché sur elle, Goulvenn de Keranglaz, les yeux luisants et fixes, les veines gonflées à se rompre, tâchait de l’étreindre à bras le corps.

Elle rejeta la tête en arrière, se raidit d’un mouvement désespéré. Machinalement elle se rappela le couteau de chasse que cet homme portait à la ceinture, du côté gauche. Elle tâta, trouva la poignée, brandit l’arme et la plongea dans le dos du Keranglaz, avec une telle force qu’il s’abattit à terre, comme un bœuf assommé.

Éperdue, affolée, elle s’élança dans la nuit. Et toute la nuit elle galopa devant elle, à travers bois, geignant et bramant, telle qu’une génisse qu’on a oubliée dans les prairies, et qui bondit, et qui meugle lamentablement sans que son troupeau lui réponde.


III
modifier

C’était au crépuscule d’aube, dans le sentier de falaise qui longeait la Lieue-de-Grève, entre Saint-Michel et Plestin, là où serpente aujourd’hui la route en corniche qui mène de Lannion à Morlaix. Les trois Rannou s’en revenaient vers Saint-Michel qui était ville à cette époque. C’était une trinité redoutée que celle de ces Rannou. L’aîné s’appelait Kaour, le cadet Kirek, et le plus jeune Guennolé. Ils portaient, on le voit, des noms de saints vénérés, mais tous trois étaient des hommes du diable. Du moins le prétendait-on, dans le pays. Mais en Basse-Bretagne, comme ailleurs, les gens valent souvent mieux que leur légende. Les Rannou passaient en tout cas pour de mauvais sujets. Aucun d’eux n’avait de métier déterminé. Ils vivaient en dehors de la loi commune. Le bailli de la mouvance de Keranglaz les eût volontiers pendu à ses potences féodales. Mais il eût d’abord fallu les appréhender. Ce n’était pas chose facile. Le bailli n’osait en courir le risque, quoiqu’il eût à sa dévotion une cinquantaine d’hommes d’armes. Qu’étaient-ce que cinquante hommes auprès des trois Rannou ! En attendant de pendre ces chenapans, le bailli était le premier à leur payer rançon. Dès qu’il avait à faire un voyage dans la région, il avait soin de leur demander, moyennant finance, un sauf-conduit. Les Rannou touchaient ainsi des rentes assurées auxquelles venaient se joindre quelques menus profits prélevés sur les seigneurs de passage dans les alentours de la Lieu-de-Grève. Car ils n’aimaient à pêcher que le gros poisson. Ils étaient très doux avec le petit peuple.

… — Voyez donc ! dit Kaour à ses frères, comme ils arrivaient au pied du Roc’h-Kerlèz.

Il leur montrait du doigt une forme humaine debout là-haut, près de la croix qui dominait le rocher.

— Damné sois-je ! s’écria Guennolé, c’est la Charlézenn !

Ils la hélèrent. Mais elle ne parut point les entendre. Alors, ils se hissèrent jusqu’à elle en se cramponnant aux saillies de la pierre, à des touffes d’ajonc.

— Tu attends quelqu’un, Gaïdik[1]?

— Oui, j’attends la mer.

— Pourquoi faire ?

— Pour m’y jeter.

— Tu veux donc mourir ?

— Oui… Je me serais déjà précipitée… Mais sur les roches nues je me serais fait trop mal… J’attends qu’il y ait de l’eau en bas. Cela ne tardera plus.

En effet, la mer montait. Sur l’immense plaine de sable elle roulait avec le fracas, avec le farouche hennissement d’une horde d’étalons lancés au galop.

L’aîné des Rannou dit : — Conte-nous ce qui t’est arrivé, Gaïdik. Si c’est quelqu’un qui a cherché à te nuire, livre-nous son nom seulement ; nous sommes trois et nous te vengerons.

— Je ne conterai ni à vous ni à personne ce qui m’est arrivé. J’en ai assez de la vie, voilà tout.

— Eh bien ! nous, nous ne permettrons pas que tu meures.

En adoucissant le ton un peu rauque de sa voix l’aîné des Rannou poursuivit :

— Écoute-moi, fille. Regarde ces bois qui s’étendent là-bas à perte de vue, jusqu’au fond du ciel. Le seigneur de Keranglaz prétend qu’ils sont à lui. Sur le papier, c’est possible. Mais les vrais maîtres, c’est nous. C’est nous, les Rannou, qui sommes les rois de la forêt. Ah ! c’est un fier domaine. Tu en connais les abords, mais tu ne t’es jamais enfoncée sous les hautes futaies. Il n’y a pas au monde un palais comme celui-là. C’est le bon Dieu qui l’a bâti de ses propres mains. Les arbres qui le soutiennent sont bien plus beaux que les piliers des plus belles églises. Il y a aussi des menhirs où s’asseyaient les géants d’autrefois et des tables de pierre où ils mangeaient. Là est notre demeurance. Nous n’en voudrions changer pour aucun prix, nous proposât-on le château de la reine Anne. Mais elle nous plairait mieux encore, si nous y avions avec nous une douce petite sœur, une bonne et franche fille comme toi. Tu y ferais cuire notre soupe de venaison sous le couvert des chênes ; tu raccommoderais de tes doigts habiles nos vêtements en peau de loup. Suis-nous à la grande forêt, Gaïdik. Nous t’aimerons bien. Nos dehors sont rudes, mais notre cœur est aussi tendre que celui d’un enfant. Le monde nous méprise parce qu’il nous craint. Tu sais comme il est méchant. Tu en as assez souffert toi-même, puisque tu rêves de t’en aller au paradis, par le mauvais chemin de la mort volontaire. Crois-moi, Gaïdik, je n’ai jamais menti. Tu connaîtra de beaux jours dans le creux de nos bois et de nos ravins. Tu y seras à l’abri des langues perfides, Qui oserait toucher à la sœur des trois Rannou ? Viens !… Tout ce que tu désireras, tu l’auras. Si tu tiens aux parures, nous t’en rapporterons de superbes à rendre jalouse Notre-Dame de Rumengol qui cependant a une robe en or. Nous t’aurions déjà fait cette proposition depuis longtemps, mais nous ne l’osions, pensant que tu ne te déciderais par à quitter la vieille Nann, ta mère-nourrice…

— Oh ! celle-là est une misérable sorcière ! s’écria la jeune fille.

Tout d’abord elle n’avait écouté les paroles de Kaour qu’avec ennui, le front plissé, l’air méfiant et sombre. Mais peu à peu elle y avait pris intérêt. Finalement, à l’idée de vivre parmi ces hommes simples, dans la grande forêt pacifique et profonde comme une église immense, son cœur s’était fondu. Son navrement de tout à l’heure était déjà loin d’elle. Elle pleurait silencieusement, sans amertume.

— Tu as raison de pleurer, Gaïdik, dit alors Guennolé. Cela te soulagera. Nous allons attendre un peu plus bas que tu aies pris un parti. Si tu descends de notre côté, c’est que tu auras accepté la proposition de Kaour.

— C’est cela ! opinèrent Kaour et Kirek.

Et tous trois se retirèrent à l’écart, sans toutefois perdre de vue la Charlézenn.

Celle-ci resta quelque temps encore debout sur la plate-forme du rocher, le dos appuyé à l’arbre de la croix. Mais ce n’était plus la mer qu’elle regardait. Ses yeux limpides, d’où les larmes coulaient doucement comme une averse printanière, ses yeux couleur de ciel d’avril suivaient à l’horizon la ligne onduleuse des bois. Le soleil venait d’apparaître. Une pluie d’or s’égouttait au loin, ruisselait en lumineuses cascades sur tout le versant, des cimes les plus éloignées aux frondaisons les plus proches. C’était un spectacle magique. L’haleine bleuâtre de la forêt montait, odorante, comme une vapeur d’encens. Des chœurs d’oiseaux s’éveillaient, s’appelaient, se répondaient, et toutes les allégresses de la terre chantaient dans leurs voix. Cela donnait l’idée d’une sorte de résurrection universelle. Toutes choses, à la venue du soleil, semblait sortir de la nuit comme d’un tombeau. Et la Charlézenn, elle aussi, dégagée de ses projets de mort, se signa devant la lumière comme devant la plus adorable des divinités. D’un pas qui sonnait gai sur la pierre, elle descendit vers les Rannou. Triomphalement, ils s’acheminèrent ensemble par le sentier tout humide de rosée qui, à travers landes, menait au cœur des bois. Gaïd Charlès marchait en tête. Le chemin, eût-on dit, lui était déjà familier. Entre ses lèvres fines elle sifflait, elle sifflait comme un merle. Les Rannou suivaient à distance ; il y avait dans cette vierge sauvage un prestige qui les troublait.

Kaour murmura :

— C’est la fée de la forêt que nous escortons !

Et ses deux frères répondirent à voix basse :

— En vérité, oui ! c’est elle-même.


IV
modifier

La Charlézenn si fort sifflait
Que le chêne feuillu s’effeuillait…

Ainsi débutait une complainte levée à la Cherlézenn par un clerc du pays de Saint-Michel-en-Grève, depuis qu’elle était devenue la « petite sœur » des Rannou. Dans les autres couplets on énumérait ses crimes. Elle y était représentée comme une fille sans vergogne, comme une création de Satan.

Fille qui siffle et la vipère
Ont toutes deux Satan pour père.

C’est de quoi témoignait sa beauté même, la transparence de ses yeux si clairs, la grâce de tout son corps, mais plus que tout le reste, la couleur étrange de ses cheveux.

Gaïdik Charlès a l’œil pur,
Couleur d’avril, couleur d’azur ;

Gaïdik Charlès est souple et belle
Comme une sainte de chapelle.

On la croirait fille de Dieu
N’était son poil couleur de feu…

Venait alors l’histoire du premier forfait :

Cloarec Rozmar allait être
Avant dix mois ordonné prêtre.

La Charlézenn — forfait premier ! —
Le pendit au long d’un pommier.

En Basse-Bretagne, les légendes poussent robustement comme en leur terroir naturel. Deux ans à peine s’étaient écoulés depuis la mort de Cloarec Rozmar. Et déjà c’était la Charlézenn qui l’avait pendu !… Suivait le deuxième « forfait, terrible à imaginer ».

La cloche tinte, tinte, tinte…
Une âme d’homme s’est éteinte !

La cloche noire tinte ; hélas !
C’est pour l’Aîné des Keranglaz.

Et le poète reconstruisait à sa façon la scène tragique de la hutte. Marguerite Charlès avait attiré le jeune homme dans un guet-apens. Elle l’avait endormi à l’aide d’un philtre, puis, traîtreusement, l’avait assassiné…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

…La jeune fille, cependant, vivait avec les Rannou de leur belle existence errante dans la forêt du Roscoat. Kaour ne lui avait pas menti. Dans ces profondes et verdoyantes solitudes, entourée par les trois frères d’une sorte de vénération naïve, elle avait vu s’évanouir l’un après l’autre tous les mauvais souvenirs de son passé. De Nann, du fils de Keranglaz, de tant de misères et d’humiliations, à peine lui restait-il de vagues images : encore eût-il fallu qu’elle les allât chercher tout au fond d’elle-même. Les journées se déroulaient pour elle avec une monotonie apaisante et grandiose. Dès le matin, les frères partaient. Pour quelles aventures ? Elle n’en avait souci de le savoir ; eux, de leur côté, s’en taisaient avec elle soigneusement. Ils rentraient à des heures irrégulières. Souvent ils avaient des taches de sang à leur vestes : du sang de bête, peut-être aussi du sang d’homme. D’ordinaire on soupait tous ensemble aux premières étoiles. C’était le moment des causeries, la veillée en commun sous les hautes ramures à travers lesquelles les astres brillaient, comme de claires chandelles lointaines. À vrai dire, il n’y avait guère que la Charlézenn qui causât. Les Rannou étaient des taciturnes. Puis, ils aimaient mieux entendre Gaïdik, la petite sœur. Dès que l’un d’eux ouvrait la bouche, les deux autres lui disaient : « Laisse parler Gaïdik ! ». Et Gaïdik parlait. Elle les entretenait de ses courses, de ses vagabonderies durant le jour, les amusait avec des riens. Elle leur racontait des histoires merveilleuses, comme à des enfants, ou bien leur chantait gwerzes et sônes, seul héritage qu’elle sût gré à la vieille Nann de lui avoir transmis. Ils l’écoutaient, suspendus à ses lèvres. Sa voix caressait délicieusement leurs âmes de barbares. Quand le serein commençait à tomber, elle souhaitait le bonsoir aux trois frères. Ils lui avaient dressé une « couchée » sous la table d’un dolmen que ne soutenait plus qu’un de ses supports. Là elle couchait comme une reine des âges primitifs, avec des peaux d’animaux sauvages pour rideau et, pour lit, un moelleux entassement de couvertures dont quelques-unes, fruit du pillage, avaient été tricotées sans doute par des doigts savants de châtelaines.

À la nuit bien close, deux des Rannou disparaissent de nouveau, retournaient à leur besogne mystérieuse. La Charlézenn, avant de s’endormir, les écoutait s’éloigner. Le troisième demeurait pour la garder, étendu sur une jonchée de fougère près d’un feu de bivouac. Chacun la veillait ainsi, à tour de rôle. Une nuit que c’était le tour de Kaour, il sembla à la jeune fille qu’elle l’entendait sangloter.

Elle l’appela doucement :

— Kaour !

— Qu’est-ce, Gaïdik ?

— C’est à toi qu’il faut le demander. Pourquoi pleures-tu ?

— Je ne sais. Cela m’arrive quelquefois, à propos de rien

— Dis-moi ta peine. Approche-toi.

Il se traîna jusqu’à elle, en rampant, comme un chien qui a peur d’être battu.

— Est-ce peine d’esprit ou peine de cœur ? Je veux que tu me le dises. — C’est peine de cœur, Gaïdik. Tu devines toutes choses. Tu es une sorcière, comme la vieille Nann, seulement tu est une sorcière du bon Dieu, toi.

— N’essaie donc pas de me rien cacher.

— Aussi bien j’aurais déjà dû te le dire. Voilà, Gaïdik. Je t’aime follement. Veux-tu que nous soyons mari et femme ?

Il avait fallu qu’il prît son courage à deux mains, le pauvre Kaour, pour proférer ces mots si simples. Et maintenant il attendait, la face collée contre la terre, que la Charlézenn parlât. La Charlézenn gardait le silence. Kaour releva la tête. Sur ses traits, une angoisse infinie était peinte.

— Gaïd, murmura-t-il, tu ne veux point, n’est-ce pas ?

— Non, répondit-elle à mi-voix.

Puis d’un ton plus ferme

— Non, Kaour, décidément non !

— Tu aurais répondu : Oui, Gaïd, si au lieu d’être Kaour, j’avais été Kirek ou Guennolé…

— En cela tu te trompes.

— Tu préfères cependant l’un de nous ?

— Tu me poses des questions bien étranges auxquelles je n’ai jamais réfléchi. La vérité est que je vous préfère tous trois.

— La vérité vraie, Gaïdik ?

— La vérité vraie, Kaour !

— Puisque c’est ainsi, je ne pleurerai plus. Je souffre déjà moins. Tu jures que tu ne seras la femme de personne ?

— De personne, je le jure !

— C’est que, vois-tu, je le tuerais, celui-là, fût-ce Kirek, fût-ce même Guennolé notre plus jeune. Je me tuerais moi-même après. Tu fais bien, Gaïd, de nous éviter cette destinée. Merci !

Il avait dit cela d’une voix profonde. Il ajouta :

— Dors en paix, petite sœur des Rannou.

Et il se retourna, s’allongea sur le dos, les bras croisés sur la nuque, et demeura dans cette posture jusqu’au retour des deux autres, les yeux grands ouverts, le regard attaché aux étoiles. La Charlézenn fit mine de sommeiller. À part soi, elle songeait : « C’en est fini de la vie heureuse !… Quelle est donc cette loi cruelle qui régit le monde ? Pourquoi l’homme ne peut-il vivre avec la femme ou même la voir simplement sans la convoiter ? Qu’est-ce que cette nourriture misérable dont ne peuvent se passer les cœurs, ce pain de l’amour, toujours pétri de larmes et quelquefois de sang ?… Ainsi, pour un regard plus tendre que j’adresserais à Kirek ou à Guennolé, Kaour, qui les adore tous deux irait jusqu’au fratricide !…» L’aventure de Cloarec Rozmar lui revint à l’esprit toute vive ; plus vive encore lui réapparut la scène dans la hutte. Elle revit Keranglaz penché sur elle et l’instant d’après roulant à terre, une bave rouge aux lèvres. Voici que c’était le tour de Kaour. Que n’eût-elle pas donné pour l’épargner, celui-là ! Elle avait dû le frapper, lui aussi. Et elle savait bien qu’avec ce : Non ! elle venait de lui faire plus de mal qu’à l’autre avec le coup de couteau. Il n’y avait décidément qu’un moyen d’éviter l’éternel piège de l’amour : c’était de se réfugier dans la mort. Elle s’y résolut une seconde fois. Et cette fois nulle intervention humaine ne la détournerait de son dessein.

Sa résolution prise, une paix immense lui emplit l’âme, et elle reposa, tranquille, veillée par le grand Kaour, comme une de ces vierges de la légende dont un géant accroupi protège le sommeil.


V
modifier

La Charlézenn, à l’aube blanche, a regardé partir les Rannou. Elle les a vus s’enfoncer dans l’épaisseur de la forêt, du côté de la grève. Par trois fois elle leur a crié :

— Au revoir ! Au revoir ! Au revoir !

Elle ne les reverra plus, et elle prolonge l’adieu. Eux, qui ne savent rien, lui répondirent gaîment :

— À tantôt, petite sœur !

Entre leurs voix, elle distingue celle de Guennolé plus jeune et plus perçante. Ce Guennolé, elle s’avoue maintenant qu’elle l’aime. Qu’elle a donc bien fait de ne point le lui montrer ! Du moins, il n’aura pas à pâtir à cause d’elle… Elle ne se dit pas, l’ignorante, que l’amour est chose subtile, qu’on le devine en quelque sorte à son odeur, et que c’est pour cela que Kaour, la vielle, a tant pleuré.

Qu’importe du reste ! La Charlézenn va mourir.

L’exquise matinée ! C’est le jour de fête dans les bois du Roscat. Il semble que la douce lumière ait pris corps, quelle se promène, vêtue de brume bleue, entre les arbres extasiés ; et derrière elle sa chevelure s’épand en un fleuve d’or pur. Sur ses pas, une mystérieuse musique s’élève des choses. Les mousses même ont des frissons harmonieux. La brise de mai qui passe dans le creux des vieux chênes les fait vibrer puissamment comme des tuyaux d’orgue. Plus encore que d’habitude la forêt a aujourd’hui son air de grande église, imprégnée de toute espèce d’arômes et d’encens. Comme autant de nefs, les hautes avenues ouvrent des perspectives immenses où mille clartés se jouent, irradiées, semble-t-il, à travers des vitraux de nuances innombrables.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand la Charlézenn fut demeurée toute seule, elle se sentit l’âme noyée de tristesse. C’était comme une pluie, fine, lente, continue, qui eût tombé au fond d’elle. Sa résolution si ferme en était comme détrempée. Un instant elle douta si elle aurait le courage jusqu’au bout de son devoir. La mort lui apparut soudain comme une chose beaucoup plus compliquée qu’elle ne pensait. Elle dut s’arracher avec effort à ce coin de nature sauvage où le meilleur de sa vie s’était écoulé. Des fils invisibles l’y enchaînaient. Elle s’en apercevait, maintenant qu’il fallait les rompre, les rompre un à un, non sans une douleur aiguë, comme si à chacun d’eux restait pendu un lambeau d’elle-même.

Mais, à mesure qu’elle avança dans la forêt, la sérénité lui revint. Les arbres versèrent à ses blessures un baume sacré, à son esprit une sécurité grave, profonde. Elle marcha dès lors allégrement. Elle alla à la mort comme à une promenade.

Là-bas, dans le ravin, la rivière du Roscoat faisait son grand murmure.

— Elle me portera doucement jusqu’à la mer, se disait Gaïd Charlès, elle m’emporta endormie comme un enfant entre les bras de sa nourrice. Et, de peur que je ne me réveille, la mer, quand elle m’aura prise, me bercera d’une berceuse si longue, si longue, que jusqu’à la fin des temps je ne me réveillerai plus.

Or, comme la Charlézenn se disait cela non seulement sans amertume, mais même avec une sorte de volupté, subitement elle fit halte.

Au-dessus de sa tête, dans les branches hautes d’un énorme châtaignier, une voix de garçonnet dénicheur de nids chantait, sur un ton de mélopée, une complainte en breton où revenait sans cesse le nom de la Charlézenn.

— Hé ! petit ! cria la jeune fille ; quelle est cette gwerze que tu chantes ?

La frimousse ensoleillée du gamin se montra entre les ramures.

— D’où venez-vous donc, dit-il, que vous ne connaissez point la complainte de la Charlézenn ? Il y a beau temps qu’elle court le pays !

— Descends me la chanter et, pour récompense, je te donnerai un écu.

Elle avait à peine fini de parler que le garçonnet sautait à côté d’elle, dans la mousse.

…La Charlézenn si fort sifflait
Que le chêne feuillu s’effeuillait…


Il débita la gwerze d’une haleine. Marguerite l’écouta jusqu’au bout, immobile, les mains jointes. Sur ses joues, des larmes silencieuses ruisselaient. Ainsi, c’était là l’idée qu’elle allait laisser d’elle au monde !

— Sais-tu qui a fait la complainte ? demanda-t-elle à l’enfant

— On prétend que c’est Pezr Guillou, de Lok-Mikel.

Elle se rappela qu’elle avait connu ce Pezr, autrefois, sur les bancs du catéchisme. Mais que lui avait-elle donc fait pour qu’il la maltraitât si injustement ? Car ce n’était qu’un tissu de menteries, cette gwerze.

Elle ne savait pas, la pauvre fille, que fabricants de complaintes et faiseurs de vers se jouent, par vocation, au milieu d’un perpétuel mensonge.

— Mais, continua le gamin, Pezr Guillou n’a pas tout dit.

— Qu’aurais-tu voulu de plus ?

— Il n’a pas dit que le vieux seigneur de Keranglaz promet dix arpents de terre labourable à qui lui livrera vivante la Charlézenn… Maintenant, s’il vous plaît, donnez-moi mon écu !

C’est vrai, elle avait promis un écu à cet enfant. Où le prendre ? Certes, ce n’était pas l’argent qui manquait chez les Rannou. Mais, retourner là-bas, jamais !… Il lui vint une inspiration soudaine. Après tout, qu’importait le genre de mort ! Tous les chemins mènent à Dieu.

— Ce n’est pas un écu que je veux te donner, dit-elle, mais dix, vingt, soixante écus, cent peut-être. Seulement il faudra que tu m’accompagnes jusqu’au château de Keranglaz où l’on m’attend et dont le seigneur te paiera, en mon nom.

Tous deux prirent un sentier, sur la gauche, franchirent la rivière du Roscoat, sur le pont de planches, et, au bout de longues heures, se trouvèrent enfin dans la cour du manoir. En entendant aboyer les chiens de garde, Keranglaz le vieux sortit. C’était un grand vieillard, tout de noir vêtu. Depuis le trépas de son fils aîné, il n’avait pas quitté le deuil. Gaïd Charlès s’avança vers lui, tenant par la main son petit compagnon. Et, ayant fait une profonde révérence, elle parla en ces termes :

— Vous êtes noble, et par conséquent, votre parole est sûre. À combien estimez-vous dix arpents de terre labourable de votre domaine ?

Keranglaz le vieux lança à la jeune fille un sombre regard.

— Je les estime à dix écus chacun, quand je les vends, à trente quand je les donne ! prononça-t-il d’une voix sourde.

— C’est donc trois cents écus que vous aurez à remettre à cet enfant. Il vous amène, vivante, la Charlézenn.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


La complainte de Marguerite Charlès s’allongea plus tard de six vers, les voici :

À Keranglaz, on la pendit…
Ce fut grand’fête en paradis.

Dieu s’en vint la quérir lui-même !
Ainsi fait-il pour ceux qu’il aime.

La Charlézenn, qui sifflait fort,
En aumône a donné sa mort…

Et, quand on la chante aujourd’hui, on ne manque jamais d’ajouter : Bénie soit-elle !



Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/34 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/35 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/36 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/37 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/38 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/39 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/40 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/41 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/42 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/43 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/44 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/45 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/46 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/47 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/48 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/49 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/50 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/51 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/52 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/53 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/54 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/55 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/56 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/57 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/58 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/59 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/60 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/61 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/62 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/63 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/64 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/65 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/66 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/67 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/68 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/69 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/70 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/71 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/72 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/73 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/74 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/75 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/76 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/77 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/78 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/79 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/80 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/81 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/82 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/83 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/84 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/85 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/86 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/87

HISTOIRE PASCALE




I

À trois quarts de lieue environ, en aval de Lannion, sur le Léguer, jolie rivière chantante qui réfléchit dans son courant quelques-uns des plus beaux sites de là Bretagne, se voit le vieux moulin de Keryel, avec sa toiture moussue et gondolée, sa tourelle toute feuillue de lierre d’où s’envolent chaque matin des nuées de pigeons, et ses deux roues à aubes, taillées dans des chênes massifs, solides encore et abattant de belle besogne, sans trop geindre, malgré leurs cent vingt ans révolus.

Elles étaient toutes neuves, les braves roues, et d’une jaune couleur de bois fraîchement ouvré à l’époque où se passait cette histoire. C’était au printemps de 1793, un samedi d’avril ou, comme on disait alors, un sextidi de germinal, vers le soir. Il avait plu dans la journée, mais le vent qui s’était levé avait chassé les nuages, en sorte qu’il ne traînait plus maintenant, dans le ciel nettoyé, que quelques flocons épars.

— La lessive est finie, dit en son pittoresque langage, maître Jean Derrien, le meunier ; voilé les draps qui sèchent !… Tout de même, il se pourrait bien que Dom Karis nous arrive détrempé par l’averse… Fais bon feu, Mar’Yvonne.

Debout, en bras de chemise, sur le seuil de la porte, il regardait onduler sur le coteau d’en face les verdures naissantes, saupoudrées de gouttes de pluie que le soleil couchant faisait étinceler comme des myriades de joyaux.

C’était un gaillard robuste que maître Jean Derrien, carré de la tête, carré des reins, carré de toute sa personne ; jovial, du reste, et gardant le goût du rire, même en ces temps troublés.

Derrière lui, dans la cuisine, allait et venait sa femme Mar’Yvonne, vaquant aux apprêts du souper.

Petite et menue, elle trottinait d’un pas léger de souris.

— Ne t’inquiète de rien, lui répondit-elle : Dom Karis trouvera flamme claire et soupe chaude… Pourvu, du moins, qu’il n’ait pas eu, en route, d’autre désagrément que l’ondée !

— Ta, ta, fit le meunier, le vieux recteur, avec sa douceur de mouton, sait au besoin se faire renard pour dépister les loups…

Tout soudain, comme il venait de s’abriter les yeux avec la main pour voir au loin, dans la direction de l’occident, il s’écria :

— Eh ! pardieu, je veux être damné si ce n’est pas lui que j’aperçois, descendant la côte de Sainte-Thècle, déguisé en mendiant !…

— Ce n’est pas une raison pour blasphémer, Jean Derrien, observa Mar’Yvonne de son ton discret.

Elle se hâta vers l’âtre, jeta une brassée de copeaux dans le feu et se mit à écumer le bouillon qui trottait dans la grande marmite. Le meunier, lui, s’en alla en sifflotant à la rencontre du vénérable messire Dom Karis.

II

Un prêtre d’autrefois, ce Dom Karis, ci-devant recteur de Ploubezre. Ainsi que la plupart des membres du bas clergé en notre pays, il avait été des premiers à saluer l’aube de la Révolution comme le signal d’une ère nouvelle, toute de justice féconde et de généreuse égalité.

« Dieu le veut ! » avait-il crié, dans un sermon célèbre, du haut de sa chaire paroissiale, le dimanche qui suivit la prise de Bastille. On l’en plaisanta plus tard, quand le cours des choses se fut précipité, emportant les principes mêmes au nom desquels le mouvement s’était d’abord accompli. « Ah ! ah ! lui disait-on, vous avez changé de façon de voir, Dom Karis ! » — « Nullement, répondait-il. J’ai tenu la Révolution sur les fonds baptismaux, et je m’en vante : ce n’est point ma faute si elle a mal tourné ». Il refusa le serment, mais n’accepta pas non plus d’émigrer. Son évêque, Mgr le Mintier, le pressant de l’accompagner dans sa fuite, il lui écrivit ces simples mots, non peut-être sans ironie : « Un évêque peut s’en aller : il n’a que des liens spirituels avec son diocèse. Mais moi, j’ai toutes mes ouailles suspendues à mes basques. Lors même que je voudrais les lâcher, elles ne me lâcheraient pas… » Il quitta son presbytère, pour laisser la place libre à son successeur constitutionnel, mais demeura dans la région, invisible et toujours présent.

Il excellait à être partout et nulle part.

Dans les premiers temps de la « persécution », comme il disait, quelques administrateurs trop zélés du district lancèrent une dizaine de « citoyens » à ses trousses, avec ordre de le ramener pieds et poings liés à la prison de ville. Lesdits citoyens furent si peu aimablement accueillis sur le territoire de Ploubezre qu’ils s’empressèrent de rentrer à Lannion dare-dare, jurant qu’ils avaient vu parfois trente-six mille chandelles, mais pas l’ombre de Dom Karis.

On finit par où l’on aurait dû commencer. On laissa en paix ce vieillard.

Il avait près de soixante-dix ans.

Mais qu’il était donc resté alerte, et jeune, et vivant !

De jour et de nuit, par vent, grêle ou soleil, il se multipliait à travers sa paroisse. Il baptisait ici, confessait là, extrémisait plus loin, se prodiguait à tous, arpentant les routes, franchissant les talus, de ses longues jambes infatigables, sous les déguisements les plus variés, tantôt maçon, tantôt ménétrier, tantôt colporteur, cachant le pain-chant d’une hostie entre les pages d’un livret de sans-culotte.

Il disait parfois avec une pointe d’humeur sacerdotale :

— Mon remplaçant assermenté n’a vraiment pas grand’chose à faire, grâce à moi… Il devrait, au moins, me rendre le service de soigner en mon absence mes rosiers…

Le vieux prêtre errant et sans abri ne regrettait de son presbytère qu’une admirable collection de rosiers, le seul luxe qu’il se fût jamais permis… Il souffrait de la voir négligée par celui qui occupait actuellement son ancienne et chère demeure.

Un jour, il ne put se tenir de pousser la porte vermoulue de l’enclos contigu au cimetière et servant de jardin presbytéral. Il entra, la serpe en main, trouva son « confrère » qui lisait au frais, vautré dans l’herbe folle, foisonnante comme en pleins champs.

— Tu as là une superbe plantation de rosiers, citoyen curé.

— Possible ! fit l’autre, indifférent.

— Oui, mais si tu n’y prends garde, chacun de ces sujets menace de retourner à sa nature primitive de sauvageon.

— Ah !

— Parole de jardinier.

— Que veux-tu que j’y fasse ?

— On les taille, parbleu !… Il y a dans le nombre, à ce que je vois, des variétés qu’il serait criminel de laisser perdre…

— Tu prêches pour ton saint.

— Eh bien ! non, citoyen-curé… La preuve, c’est qu’avec ta permission je vais te les tailler pour l’amour de l’art, tes rosiers…

Hip ! Houp !… Les branchettes stériles furent élaguées, Dom Karis s’éloigna content, et, l’été d’après, les roses fleurirent…

Tel était l’homme au devant duquel s’acheminait Jean Derrien, le meunier de Keryel.

Ils se joignirent à quelques pas du tronc rustique ou les pèlerins, de nos jours encore, ont coutume de déposer leur offrande en mettant le pied sur la « terre de sainte Thècle », avant de s’engager dans la sente qui, à travers prés, conduit jusqu’à la chapelle.

Pour tout autre qu’un de ses fidèles paroissiens, Dom Karis eût été littéralement méconnaissable.

Un feutre aux bords jadis retroussés, mais amollis et pendants par suite d’un long usage, par suite aussi des fréquentes inclémence du ciel breton, prolongeait une ombre propice sur sa figure émaciée, toute brûlée et comme tannée au grand air. Une barbe hirsute lui mangeait les trois quarts du visage. Ses pieds nus étaient chaussés de sabots bourrés de paille de seigle. Une veste en peau de mouton lui couvrait tant bien que mal les épaules, et ses braies en toile, rapiécées de morceaux des nuances les plus diverses, étaient retenues par une corde autour de ses reins. Il portait en bandoulière son bissac de « quêteur d’aumônes ».

— Comme vous voilà équipé, monsieur le recteur ! s’écria joyeusement le meunier.

— Chut ! fit le prêtre, dehors appelle-moi Yann Divalo.

— Oit ! une fois dans les prés du moulin de Keryel, il n’y a plus rien à craindre…

— C’est ce qui te trompe, interrompit vivement Dom Karis… Mais d’abord, rentrons. Je te dirai ensuite de quoi il retourne.

Quand il fut installé dans le fauteuil du maître, au coin de l’âtre, devant l’énorme flambée pieusement entretenue par les soins de Mar’Yvonne, il commença :

— Vous êtes ici dans un fond retiré, et le tic-tac de votre moulin vous empêche d’entendre les bruit du dehors… Mais moi qui cours les routes et dont c’est maintenant le métier d’être sans cesse aux aguets comme un sauvage, j’apprends les nouvelles… Elles son t mauvaises… Un bataillon d’Étampois fouille en ce moment le pays. Ce sont des barbares, des hommes sans foi ni loi. Ils saccagent, ils brûlent, ils tuent. Ils brisent à coups de marteaux les statues des saints, ils font de la pierraille avec nos christs, mais leur grande joie est de mettre la main sur un prêtre réfractaire… Il parait qu’à quelques lieues d’ici ils en ont rôti un, comme un simple cochon de lait… Je pense toutefois qu’ils n’en ont pas mangé… Or, ces brutes ont mon nom et ils me cherchent. Un de leurs détachements vient d’arriver à Ploubezre. Ce matin, je me suis approché du chef, en lui demandant la charité. Il m’a pris au collet, m’a secoué et m’a dit :

« — Découvre le gîte où se terre le ci-devant Dom Karîs, et tu toucheras un assignat de mille francs !

« J’ai répondu :

« — Ah ! si j’avais su ça plus tôt !… Mais les gueux comme moi ont du flair. Je retrouverai peut-être la piste.

« — À la bonne heure ! a fait l’homme ; en attendant tiens, bois-moi ça.

« Il me tendait une pleine écuellée de vin. Je l’ai vidée à sa santé.

— Pauvre monsieur le recteur ! soupira Mar’Yvonne en joignant les mains.

— Mais non, repartit Dom Karis, le vin n’était pas mauvais, et j’en fus tout ragaillardi… Je continue. Vers midi, comme je me mettais en chemin pour venir vers vous, selon ma promesse, un groupe de soudards me dépassa, à peu près à la hauteur du bois de pin, presque au sortir du bourg.

a — Tiens, c’est notre mendiant de ce matin, dit l’un d’eux, celui-là même qui m’avait fait boire… Hé, vieux ! est-ce bien par ici qu’on se rend à Keryel ?

« — Au moulin ?

« — Oui.

« — J’y vais moi-même et vous servirai, si vous voulez, de guide.

« — inutile… Il suffit que nous soyons sur la bonne voie…

« Il ajouta, en clignant de l’œil : « — Rappelle-toi, vieux… La récompense est de mille livres… Prends garde seulement de te laisser devancer…

« — Ho ! ho ! fis-je vous allez plus vite que moi, je le sais. Mais tout de même j’aurai peut-être découvert avant vous la retraite de Dom Karis.

« — Nous verrons, dit l’officier.

« Et, sur ce, ils doublèrent le pas, riant et se gaussant… Je m’attendais à les trouver installés ici, et j’ai été agréablement surpris en voyant Jean Derrien arriver au devant de moi avec sa mine de tous les jours… Ils auront probablement jugé à propos de faire quelques crochets à droite et à gauche vers les manoirs de Lezguern et de Kerbastiou. Mais il faut vous attendre à les voir arriver d’un moment à l’autre…

— Seigneur Dieu ! s’exclama la meunière… Et moi qui ai prévenu tous les voisins que vous célébreriez chez nous, cette nuit, l’office de Pâques !…

— N’était-ce pas chose entendue entre nous, Mar’Yvonne ? fit doucement le recteur.

— Mais comment les avertir à présent qu’il y a contre-ordre ?

— Je n’ai pas dit qu’il y eût contre-ordre, Mar’Yvonne,

— Quoi ! vous vous imaginez que ces allées, ces venues de gens dans nos alentours, à une heure si étrange, passeront inaperçues des soudards !… C’est donc votre mort que vous cherchez, monsieur le recteur ?

— Ni ma mort, ni la vôtre, ni celle d’aucune de mes ouailles… N’ayez point d’inquiétudes, Mar’Yvonne… J’ai réfléchi à tout cela ; nous allons en causer, Jean et moi ; tout s’arrangera bien, j’en suis sûr… Vous, ne vous préoccupez que de faire bon visage aux Étampois. Qu’ils trouvent abondamment à manger, plus abondamment à boire… Pour le reste, Dieu nous aidera.

S’adressant au meunier, il ajouta :

— Me voilà sec, Jean Derrien ; la soirée est admirable ; allons faire un tour par le courtil.

Ils sortirent dans la fraicheur grise du crépuscule qui tombait.


III


Quand ils rentrèrent au bout d’une demi-heure, Jean Derrien se frottait les mains et, dans ses yeux vifs, une gaîté malicieuse brillait. Tout le personnel du moulin était attablé pour le souper, à savoir : un garçon meunier, une servante et le petit gardeur de vaches. Mar’Yvonne avait déjà mis tout ce monde au courant des événements, Jean Derrien leur dit :

— Quoi qu’on vous demande de faire, ne vous étonnez de rien.

— Compris, grommela le garçon meunier, le nez dans son écuelle.

On mangea vite et en silence.

Le petit gardeur de vaches alla soigner ses bêtes, mais il reparut presque aussitôt pour annoncer que des gens ivres venaient par le sentier du bord de l’eau en chantant une chanson française.

C’étaient les soldats du bataillon d’Étampes. Ils étaient quatre, dont trois semblaient avoir bu plus que de raison. Seul, celui que Dom Karis appelait le chef ou l’officier avait conservé en partie son sang-froid.

— Où est le meunier ? demanda-t-il dès le seuil, d’une voix rogue.

— C’est moi, fit en se levant maître Jean Derrien.

— Fort bien. Tu vas nous loger ce soir.

— À ton service, citoyen commandant. Nous sommes prêts à te céder, à toi et à tes hommes, tout ce que nous avons de lits. Mais auparavant chauffez-vous, si vous êtes transis ; buvez, si vous avez soif ; mangez, si vous avez faim. Ma maison est la vôtre.

— Pas mal parlé, dit le chef d’un ton radouci… Mais sais-tu qu’on la prétend suspecte, ta maison ?

— Qui prétend ça ?… De mauvais payeurs, peut-être, pour qui j’ai refusé de moudre.

— Nous en recauserons… Toi, citoyenne, mets notre couvert.

Il s’approcha de l’âtre, reconnut Dom Karis qui s’apprêtait à quitter son escabeau pour lui faire place.

— Ah ! c’est toi, mendiant ?

— Oui, le moulin de Keryel a toujours été hospitalier. J’y ai, quand je passe, ma couchée de paille à l’étable, articula le prêtre à voix haute.

Puis, plus bas, se penchant à l’oreille du soudard :

— J’ai appris du nouveau. Viens me rejoindre, dès que tu pourras, dans le bâtiment où l’on m’héberge, sous prétexte d’inspecter le logis.

Ayant souhaité le bonsoir à chacun Dom Karis gagna la porte.

L’étable où se rendit Dom Karis était situé au fond de l’aire. C’était une construction assez spacieuse et dont l’intérieur témoignait, du moins pour l’instant, d’une singulière propreté. Les bestiaux, d’ailleurs peu nombreux, avaient été relégués contre l’un des pignons, en sorte qu’on se fût cru dans une grange vide plutôt que dans une crèche, n’était la fougère fraîchement renouvelée qui jonchait le sol. À l’un des angles opposés au coin des vaches, une charrette renversée sens dessus dessous formait une espèce de table que recouvrait une pièce de toile étendue là comme sur un séchoir. Dom Karis prit au râtelier une botte de paille et s’y coucha, après avoir placé son bissac sous sa tête, en guise d’oreiller. Puis, tout en égrenant dans sa poche son chapelet, il attendit.

Son attente ne fut pas longue.

La lueur d’une lanterne de corne rougeoya dans les ténèbres du dehors.

— Mendiant ! héla discrètement une voix,

— Voilà, mon officier !

— Eh bien ? interrogea le soudard en laissant retomber la claie qui fermait l’étable.

— Dom Karis est ici, j’en ai la certitude, foi de Yann Divalo ! affirma le prêtre…… Il ne tient qu’à nous de le pincer. Seulement, dame ! il faudrait agir avec prudence. Pour peu que nous donnions le moindre éveil, il nous filera des mains comme une anguille. Et tes hommes, citoyen commandant, en l’état où je les ai vus, me paraissent plus propres à compromettre le succès de notre entreprise qu’à la servir…

— Je les obligerai bien à se tenir cois.

— C’est quelque chose, mais ce n’est pas encore assez. Consentiras-tu à monter la garde toute la nuit en un lieu que je t’indiquerai ?

— Indique.

— Viens donc et suis-moi ; mais commence par éteindre ton fanal.

Dom Karis se glissa dehors, le long du mur de l’étable, feignant les précautions les plus minutieuses. Le sergent rampa derrière lui. Le fumier dont l’aire était couverte étouffait le bruit de leurs pas.

Ils franchirent un échalier, prirent une sente étroite qui serpentait à travers prés jusqu’à la rivière. On entendait un grand bruit d’eau.

— Attention ! fit le prêtre, Nous sommes au barrage. Il nous faut passer de l’autre côté. As-tu le pied sûr au moins ?

— Va toujours, grommela entre ses dents l’Étampois qui ne laissait pas de ressentir quelque appréhension devant cette largo nappe sombre s’écroulant avec un tel fracas, mais n’en était pas moins résolu à aller jusqu’au bout.

De place en place, à longueur d’enjambée, des têtes de pierres noires et ruisselantes émergeaient. Le prêtre se mit à sauter allègrement de l’une à l’autre et fut bientôt sur la rive opposée. Il dut attendre quelque temps son compagnon. Vingt fois celui-ci faillit perdre l’équilibre, et, lorsqu’enfin il prit terre, ce ne fut pas sans un fort soupir de soulagement.

Maintenant, en face des deux hommes, se dressait une espèce de promontoire rocheux, hérissé ça et là de touffes de genêt et d’ajonc.

— Allons, fit le prêtre, nous touchons presque au but.

Et déjà il montait, s’accrochant aux aspérités du granit, aux racines, aux brousses. Le sergent suivait, non sans pester. Ils atteignirent le sommet, après une pénible ascension. Là, sur une plate-forme assez vaste, se voyaient des pans de murs en ruine, vestiges de quelque antique demeure féodale. Dom Karis souleva un épais rideau de lierre, et le sergent aperçut le trou béant d’une poterne ouvrant sur les premières marches d’un escalier souterrain.

— Voilà, dit le prêtre. Le petit gardeur de vaches du moulin m’a confié que le ci-devant recteur est caché là-dedans depuis près de huit jours. Les paysans de la région lui apportent de la nourriture, la nuit, environ sur le coup des deux heures du matin. Il se risque alors à sortir. Fais bonne garde et tu es assuré de t’emparer de lui. Mais attends qu’il soit dehors, sinon il aura tôt fait de disparaître sous terre par des voies ténébreuses et inextricables dont il connaît toutes les issues, mais où tu t’ensevelirais vivant, s’il te prenait fantaisie d’essayer de l’y poursuivre. Donc, prudence, patience et vigilance !… Pour le moment, regagnons le moulin… Tu feras semblant de te coucher avec tes hommes, dans la cuisine, et, vers minuit, tout le monde endormi, tu t’esquiveras pour le rendre ici derechef…

— Et toi ? demanda le soudard quelque peu perplexe.

— Comment, moi ?

— Oui, ton intention n’est pas de m’accompagner ?

— Il ne manquerait plus que cela ! Ce serait le moyen de tout faire rater… Si, tout à l’heure, on ne me trouvait allongé sur ma botte de paille, l’alarme serait vite donnée, et le ci-devant prêtre vile averti… Sans compter qu’un de ces jours il m’en cuirait fort d’avoir voulu te livrer Dom Karis. Je ne tiens nullement à être haché en menus morceaux ou jeté à l’eau, une pierre au cou…

Ce disant, le faux mendiant dévalait l’âpre pente ; le soudard l’imita.

— Là, fit Dom Karis, quand ils furent sur l’autre rive du Léguer, maintenant séparons-nous. Prends le sentier qui côtoie l’eau. La lumière qui brille aux fenêtres du moulin te servira de phare. Bonsoir et bonne chance.


IV

Le vieux recteur était rentré depuis quelque temps dans l’étable, quand on gratta faiblement à la porte. Il alla ouvrir : c’était le petit gardeur de vaches.

— Je viens de la part de maître Jean, murmura l’enfant : il vous fait dire que tout va bien. Le chef est parti pour l’endroit que vous savez, et ses trois hommes, ivres-morts, ronflent comme des serpents d’église.

— Dieu soit loué !… quelle heure est-il ?

— Minuit passé.

— C’est donc le moment… Aide-moi à terminer les derniers préparatifs.

Le vieillard plongea les mains dans son bissac, en tira successivement un crucifix de cuivre, un ciboire, un surplis, des fioles contenant le vin à consacrer… Le tout fut disposé sur la charrette renversée qui devait tenir lieu d’autel… Le pâtre sortit, puis revint avec deux longues chandelles de résine qui furent allumées en guise de cierge.

— Les gens sont dans le bois, qui attendent, dit-il.

— C’est bien… Que Jean Derrien donne le signal ! répondit le prêtre, déjà revêtu de son surplis.

Peu après, un hou ! strident, prolongé, d’oiseau de nuit retentit dans le vaste silence. Des formes d’hommes, de femmes, d’adolescents et de fillettes, surgirent en foule des profondeurs sombres.

— Entrez, entrez, disaient maître Jean et Mar’Yvonne : il y aura place pour tout le monde.

La grange ne tarda pas à s’emplir.

Dans le fond, les vaches, réveillées, soulevaient avec étonnement leurs mufles graves.

Dom Karis, se tournant vers l’assistance, lui rappela en quelques brèves paroles la solennité de la grande fête pascale. Puis la messe fut célébrée. Le petit pâtre faisait les fonctions d’enfant de cœur et donnait les répons à l’officiant. Un groupe de jeunes filles entonnèrent l’Alleluia. Un recueillement doux planait. Toutes les tristesses de l’époque présente étaient oubliées. La lumière fleurie des anciens dimanches de Pâques rayonnait sur les visages et dans les âmes, malgré l’heure obscure et la pauvreté du décor.

À l’Élévation, le gardeur de vaches fit tinter la clochette de fer qui pendait d’ordinaire au collier des chevaux du moulin, et la communion commença.

Grands et petits défilèrent tous un à un, pour recevoir l’hostie des mains du vieux prêtre. Il les bénit, puis d’une voix que l’émotion faisait trembler :

— Vous m’êtes témoins, prononça-t il, que j’ai toujours tâché de faire ce qui dépendait de moi pour attirer l’œuvre de votre salut… J’ignore ce que l’avenir me réserve… Que ma mémoire vous soit douce et que la volonté de Dieu s’accomplisse !… Allez en paix.

Resté seul avec le meunier, il lui dit :

— Tu vas m’accompagner, maître Jean ; j’ai encore un devoir à remplir, qui est de relever de sa garde l’homme que j’ai mis en sentinelle sur le sommet de Roc’h-Vrân.

Et, comme Jean Derrien se récriait :

— Il le faut… Marchons !… Sinon, avant ce soir, ton moulin serait en cendres, toi-même et les tiens massacrés !…

Une blancheur d’aube se dessinait vaguement au fond du ciel.

Quand ils furent arrivés sur la crête du promontoire de granit, ils trouvèrent le sergent tapi à côté de la poterne et luttant avec effort contre le sommeil.

— Eh bien ? demanda avec un sourire Dom Karis.

— Je n’ai rien vu, rien entendu, grogna le soudard.

Et, remarquant le sourire du prêtre :

— Te serais-tu moqué de moi, par hasard ?

Ses doigts jouaient autour de la gâchette de son fusil à pierre.

— Non. Je t’ai promis de te livrer Dom Karis, tu vas être satisfait… Mais, donnant, donnant, s’il te plaît… Où sont les mille francs ?

Le soudard sortit de sa poche un papier crasseux.

— C’est bien, remets cet argent à cet homme, continua le recteur, en désignant le meunier.

Et, comme le soudard hésitait, étonné, sans comprendre :

— Je suis dom Karis, articula tranquillement le vieux prêtre.

Puis, so tournant vers Jean Derrion qui assistait à cette scène, muet et blême comme un mort, il lui dit en breton :

— Prends en souvenir de moi, et plus tard, quand des temps meilleurs seront revenus, fais édifier une croix de pierre à la place où je serai tombé.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ou vous la montrera cette croix de pierre, sur le bord de la grande route qui mêne de Lannion à Plouarel, à l’angle d’un champ dont les talus se constellent, chaque année, aux approches de Pâques, de primevères couleur de sang. Elle est massive, fruste, ne porte aucun nom, aucune date, mais les gens de Ploubezre ne passent jamais devant elle sans s’y agenouiller pieusement : ils l’appellent Kroaz Dom Karis[2], et plus d’une vieille du pays s’imagine que le recteur-martyr y fut réellement crucifié.



LA LÉGENDE DE MARGÉOT




I


À gauche de la route qui mène de Plouëc à Pontrieux, s’élève la gentilhommière de Kercabin. Ce n’est aujourd’hui qu’une grande maison d’un caractère tout moderne. Ce fut jadis un manoir d’importance, à en juger par la splendide avenue qui y conduisait et qui subsiste encore. Les seigneurs de Kercabin passaient pour de joyeux viveurs, un peu détrousseurs de routes, mais surtout grands trousseurs de jupons. Ainsi nous les représente une vieille chanson populaire dont quelques couplets seulement ont survécu. Les jeunes filles, en ce temps-là, ne se risquaient guère aux abords du château.

Non, je n’irai pas toute seule,
À Kercabin, prendre du feu.
Car le seigneur est à la maison
Qui me lèverait mon tablier…

Il est vrai que, quelques vers plus loin, la même chanson ajoute crûment :

Il n’y a pas une fille en Plouëc
Qui n’ait à Kercabin couché.

Le « vieux de Kercabin et ses gars » étaient, parait-il, de terribles séducteurs. Aussi magnifiques d’ailleurs que violents. Il y avait chez eux « une chambre toute remplie d’anneaux d’argent et d’anneaux d’or ». Kercabin et ses fils y faisaient entrer le matin leurs maîtresses de la nuit, et leur permettaient de puiser au tas, à mains pleines. Les jolies paysannes d’alentour rêvaient dans leur lit clos, sous le chaume, de cette chambre merveilleuse ; elles en causaient entre elles tout bas, au lavoir, quelquefois à l’église. Le « trésor » de Kercabin exerçait une sorte de fascination sur tout le pays, à sept lieues à la ronde. À Plouëc, à Plouézal, à Guingamp même, quand on voyait passer une fille de peu avec un châle rouge ou violet sur les épaules et une croix d’argent au cou, on disait :

— En voici une qui revient pour sûr de Kercabin !


II

Pendant la Révolution, le manoir et le vaste domaine qui en dépendait furent vendus comme biens nationaux. C’est sans doute à cette époque qu’ils passèrent aux mains de mon grand oncle Margéot. Ce farouche ancêtre a laissé derrière lui une légende fantastique dont je vais entretenir le lecteur. M. Luzel, dans ses Veillées Bretonnes, en a donné un intéressant chapitre. C’est une restitution à peu près intégrale que je voudrais tenter.

… Il y a quelque deux ans, j’eus le plaisir d’être l’hôte des propriétaires actuels de Kercabin. L’un deux, esprit très cultivé, réalise pleinement le type, aujourd’hui malheureusement trop rare, du gentleman farmer bas-breton. Il dirige en personne l’exploitation de ses terres et engrange lui-même ses gerbes. Il mêne la vie rude et simple de son nombreux domestique. Il se rend aux champs avec les journaliers, guide et surveille leurs travaux, parle volontiers leur langue, et ne dédaigne pas de s’asseoir au milieu d’eux, devant l’âtre énorme de la cuisine, quand viennent les longues soirées d’hiver, mères des longues causeries.

— Ça, lui demandai-je un jour, est-il encore bruit dans la contrée du fameux « cheval de Margéot » ?

— Interrogez mes gens. Vous n’en trouverez pas un qui ne vous affirme l’avoir entendu.

C’est, en effet, de quoi je pus me convaincre. Les garçons, les servantes, le petit pâtre furent unanimes dans leurs réponses. Voilà : on est tranquillement à se chauffer au coin du feu, ou bien on vient de s’étendre au lit, quand tout à coup, dans la nuit sonore, au loin, retentit le galot effréné d’un cheval. Dip-a-drap ! Dip-a-drap ! Dip-a-drap ! Cela fait un train d’enfer. À mesure que le fracas se rapproche, on perçoit le sifflement des coups de cravache cinglant éperdument la bête. Le cavalier nocturne ne cesse d’exciter sa monture que lorsqu’il est arrivé à Kercabin. Dans la cour, il fait halte. On l’entend qui met pied à terre, tandis que le cheval halète avec force. Se trouve-t-il dans le personnel de la ferme quelque domestique gagé récemment ou qu’on a oublié de mettre sur ses gardes, il ne manque jamais de se lever. « C’est apparemment un hôte inattendu », se dit-il, et il s’empresse, pour aller débrider la bête et lui faire place à l’écurie. Grande est sa surprise, en constatant que la cour est déserte, qu’il n’y a là ni cheval ni cavalier. Lorsque le lendemain il raconte la chose, ce sont les autres qui s’étonnent de son étonnement.

— Ah ! vous ne saviez donc pas ! mais c’est le cheval de Margéot !…

III

Margéot. « Tonton Margéot » comme l’appelait mon grand-père, était une espèce de géant à tête carrée, avec un cou de taureau et des muscles d’athlète. On citait de lui des exploits incroyables. Par exemple il renversait un bœuf sur le dos en l’empoignant par les deux cornes. D’un coup de pied, il défonçait un fût plein jusqu’à la bonde. Ayant manqué un lièvre à lâchasse, il en conclut que sa pierre à fusil était mauvaise et l’écrasa entre ses doigts comme une noisette. Bref, c’était une brute superbement douée et qui eût figuré avec honneur parmi les héros d’Homère. Ses colères étaient épouvantables. Et la moindre contrariété le mettait hors de lui. Sa face alors devenait pourpre, et ses veines gonflées ressemblaient à ces grosses racines qui se tordent dans nos chemins creux. Il ne connaissait en fait de loi que celle de ses appétits et de ses convoitises. De la morale commune il ignorait le premier mot. Adolescent, on voulait faire de lui un prêtre. Il prit des mains de sa mère l’argent destiné à payer les frais d’étude, se rendit à Tréguier où était le collège, y passa une nuit à boire avec des matelots du port, apprit d’eux un certain nombre de refrains obscènes, et rentra chez lui le lendemain en disant qu’il n’avait pus besoin de s’instruire davantage et qu’il en savait désormais assez.

— C’est bien, mon garçon ? grogna le père Margéot, tu tâteras donc de la charrue !

Il en tâta, en effet. C’est-à-dire qu’il détela le meilleur des chevaux de labour, l’enfourcha prestement et s’en alla au diable quérir fortune. C’était le temps des premières fusillades entre Blancs et Bleus. La dure discipline des troupes républicaines ne pouvait convenir à Margéot le fils. Il essayera de la chouannerie. Mais un freluquet de royaliste l’ayant un jour réprimandé pour avoir fait rôtir un poulet, dans l’église de Coatascorn, avec des copeaux empruntés à une statue en bois de saint Fiacre, Margéot souffla sur le petit royaliste qui s’évanouit, et, dégoûté du commerce des chouans, il se mit à guerroyer pour son propre compte, tout seul d’abord, puis à la tête d’une bande de pillards qui sollicitèrent l’honneur de « travailler » sous ses ordres.

La pacification de la Bretagne le rendit à la vie privée. Il vint s’établir en son manoir de Kercabin qu’il avait acheté au rabais, parce qu’il avait pu le payer en beaux écus sonnants. Il y installa près de lui ceux de ses routiers qui s’étaient distingués par leur audace et surtout par une complète absence de scrupules. Kercabin devint de la sorte une colonie de brigands. Sans doute, le temps était passé des grandes razzias où, dans une semaine, on pouvait rançonner tout un canton. Mais Margéot avait un génie souple qui se pliait aisément à la nécessité de combinaisons nouvelles. Il transforma Kercabin en un coupe-gorge. Le lieu s’y prêtait. Pas d’habitation dans le voisinage ; l’avenue, immense, solitaire avec des arbres aux frondaisons gigantesques qui y entretenaient une perpétuelle nuit, la route enfin toute proche et fréquentée à toute heure par les voyageurs qui de Lannion, de Bégard ou de Guingamp, se dirigeaient sur Pontrieux. Tous, désormais, durent payer péage au maître de Kercabin ou à ses associés. On leur prit la bourse toujours, et quelquefois la vie par-dessus le marché.

Le coup fait, c’étaient, à l’intérieur du manoir, de formidables soûleries. On y conviait — souvent de force — des filles d’alentour, les arrières-nièces de celles que les anciens sires de céans menaient le matin faire visite à la chambre dorée. Margéot présidait ces agapes, avec sa brutale jovialité de reitre. Lorsqu’un des compagnons roulait à terre, ivre-mort, il riait d’un énorme rire à faire trembler les poutres ; il était heureux ! Quant à lui, il buvait douze heures sans désemparer, et se levait de table, les jambes solides, la tête saine. Par exemple, il ne touchait jamais aux femmes. La tradition le dit expressément : ce barbare mourut vierge.


IV

Un soir, un des malandrins de la bande revint blessé, la figure en lambeaux, le corps lardé de coups de poignard. Son sang pleuvait autour de lui en larges gouttes.

Margéot, qui jamais ne paraissait dans ce genre d’expéditions, afin de se ménager une apparence d’honorabilité et d’en pouvoir couvrir ses compères, le cas échéant, Margéot donc fronça le sourcil et demanda durement au misérable près de défaillir :

— Qui est-ce qui t’a mis dans cet état ?

L’homme, après avoir craché quelques dents mêlées à quelques caillots, trouva la force de raconter son aventure. Il avait eu vent du passage d’un riche marchand de cochons. Il avait voulu l’arrêter à lui seul, pour ne pas laisser perdre une aussi bonne aubaine. Mais il avait eu affaire à trop forte partie.

— Et le bourgeois ? gronda Margéot.

—… Est reparti à toute bride dans la direction de Pontrieux.

— C’est bien. Va te coucher… Hé ! Nannik !

Une vieille servante, à la peau rugueuse et plissée comme une écorce de chêne, accourut à l’appel du maître.

— Conduis-moi cet imbécile au lit et badigeonne-le des pieds à la tête avec tes onguents de sorcière.

Tandis que Nannik emmenait le blessé par une porte, Margéot sortait par l’autre, une lanterne sourde à la main. Il suivit l’avenue, courbé en deux, les yeux fixés à terre, promenant la lumière de son fanal à droite et à gauche, inspectant les herbes fraîchement foulées et où des taches rouges se montraient çà et là. Il marcha ainsi jusqu’à la barrière qui s’ouvrait sur le grand chemin. Là, il se redressa et se mit à siffloter un vieux air breton aux finales mélancoliques. De loin, on eût dit quelque petit pâtre inoffensif sifflant ses bêtes ; c’était le terrible Margéot qui sifflait ses bandits. Il se fit un bruit de branches froissées, puis de respirations haletantes. Des formes noires s’approchèrent en rampant sur le yentre avec mille précautions.

— Il faut rentrer, dit Margéot. Nous avons à causer.

Un quart d’heure plus tard, tout le monde était réuni dans la grande salle du manoir ; le chef seul était assis ; les autres se tenaient debout, les mains derrière le dos ou les bras croisés sur la poitrine, en silence. Margéot commença :

— Voici de quoi il retourne. Cet animal de Kadô-Vraz s’est laissé saigner comme un simple porc par un marchand de cochons. À l’heure qu’il est, le marchand de cochons qui a gagné Pontrieux a sans doute déjà porté plainte. Il faut nous attendre à une visite des enfants de Marie Robin (des gendarmes). C’est d’autant plus désagréable que Kadô-Vraz a eu soin de semer son sang tout le long de l’avenue ; on va faire une descente de justice à Kercabin. Si j’étais soupçonné, moi, vous tous, vous seriez perdus. Il faut à tout prix, dans notre commun intérêt, que je sorte indemne de ce mauvais pas. Je pense du moins que c’est votre avis ?

— Certes ! s’écrièrent les hommes.

— Clerc Chevanton, reprit Margéot, en interpellant l’un d’eux, toi qui as une superbe écriture de tabellion, sieds toi à mon côté. Voici papier, plume et encre. Écris.

Les bandits se penchèrent en avant, tendirent l’oreille pour mieux écouler.

Margéot dicta :

 « Au citoyen procureur, à Guingamp.

 « Citoyen-magistrat,

« Ce jourd’hui, 15 floréal an IX, le nommé Kadô Vraz s’est présenté sur les dix heures de nuit en ma maison de Kercabin. Il m’a dit avoir eu en route une vive altercation avec un passant. De quoi faisaient foi les blessures multiples qu’il avait tant à la tête que dans le reste du corps. Je l’ai hébergé, ainsi que me le commandait l’humanité, sans lui demander aucune explication autre que celle qu’il jugeait à propos de me donner. Au coup de minuit ma servante m’est venue annoncer qu’il avait rendu l’âme. J’ai cru qu’il était de mon devoir de t’informer immédiatement de ce fait ; j’attendrai tes ordres avant de procéder à l’inhumation.

« Citoyen-magistrat, je l’envoie mon salut fraternel.

« Margéot. »

Margéot se tourne vers l’assistance.

— Avez-vous compris ? interrogea-t-il avec un gros rire, enchanté de sa ruse.

— Oui, répondit un des hommes, tu livres à la justice Kadô-Yraz.

— Et je le livre mort, afin qu’il ne lui prenne pas fantaisie de nous dénoncer. Il suffira de quelques coups de couteau de plus. Dans le nombre, cela ne paraîtra point.

Les bandits s’extasièrent.

Margéot leur apparut grandi de plusieurs coudées.

— Donc, reprit-il, que l’un de vous monte là-haut et qu’il l’achève. Que cela se fasse vite et proprement !

Quelqu’un s’éclipsa, mais pour revenir presque aussitôt.

— Ça y est ! dit-il.

Le clerc Chevauton se leva. Quoiqu’il eût tourné le dos au séminaire, il était resté dévot. En petit comité, on l’appelait person Kergabinn (le recteur de Kercabin). Il récita le De profundis à voix haute. Margéot cependant remettait le pli, dûment cacheté, à un robuste gaillard, son aide de camp.

— Il importe que tu sois à Guingamp avant l’aube, Dollo. Prends Awellik, le bon cheval qui va comme le tonnerre.

Dollo parti, le De profundis terminé, Margéot congédia les bandits. Il ne garda près de lui que Chevanton. Comme il l’avait prévu, au point du jour les gendarmes de Pontrieux firent irruption dans la cour du manoir. Il se rendit au devant d’eux, les reçut sur le perron, leur souhaita la bienvenue. Les gendarmes, qui croyaient le surprendre, furent quelque peu décontenancés.

— Tu nous attendais donc ? demanda le maréchal des logis.

— N’est-ce pas le citoyen procureur de Guingamp qui t’envoie ?

… Ce fut une scène du meilleur comique. Margéot la prolongea par plaisir. C’était un fantaisiste.

— Les traces de sang conduisent chez toi. C’est péremptoire.

Ainsi parlait le « maître des archers ».

— Je ne le nie pas, répondait ce brigand de Margéot.

— C’est donc que le chenapan que nous cherchons est ici.

— À qui le dis-tu ?

— Livre-le.

— Suivez-moi.

Margéot précéda les gendarmes dans l’escalier ; au premier étage, il ouvrit une porte. Dans la chambre, sur un grabat, était étendu Kadô-Vraz. Au chevet du lit, Nannik égrenait un rosaire.

— Le voilà, votre chenapan ! prononça Margéot avec flegme.

— Mais il est mort ! s’écria le maréchal des logis.

— Dieu ait pitié de son âme ! conclut Chevanton.

— Ça se complique, murmura un des enfants de Marie Robin, en remarquant la perplexité de son chef.

Alors seulement Margéot exposa comme quoi il avait déjà adressé un exprès au citoyen procureur. Il finissait à peine de parler qu’un galop de cheval retentit. Dollo était de retour. Il annonçait la proche arrivée du magistrat. Vers les huit heures, celui-ci parut. Il eut pour le maître de Kercabin des effusions de tendresse, promit de faire connaître sa « noble conduite » au Premier Consul. Ce matin-là, il y eut au manoir un déjeuner fin, d’où le procureur s’en alla en se pourléchant les lèvres ; quant aux gendarmes, nonobstant leur maintien compassé, ils titubèrent. Il s’en fallut de peu que le marchand de cochons ne fût poursuivi pour avoir causé mort d’homme. Les funérailles de Kadô-Vraz furent célébrées en grande pompe. Le recteur de Plouëc prononça sur la fosse un véritable sermon où le mort était représenté comme un martyr, mais où étaient surtout exaltées la charité, la générosité, la magnanimité et toutes autres vertus en de Margéot. D’excellentes femmes pleurèrent d’émotion. Le camarade, qui avait porté à Kadô-Vraz le dernier coup, s’en félicita comme de la meilleure action qu’il lui eût été donné d’accomplir. Bref, ce fut une fête régionale que cet enterrement. Elle finit à Kercabin, en une véritable orgie qui dura jusqu’au lendemain. Des tonneaux de vin d’Espagne y coulèrent comme des fontaines. On en but à pleine chopine. La rosée du matin perla, le long des douves, sur des corps d’hommes ou de filles qui n’avaient pu gagner un gîte. Nannik elle même, si sobre, goûta de la boisson cette nuit-là, et s’endormit sur l’âtre, le nez dans la cendre.


V


Seul, Margéot ne s’était enivré ni de son succès ni de son vin. Allongé sur un lit de camp, il réfléchissait, se démontrait à lui-même que les temps de pèche en eau trouble étaient passés, ébauchait des plans pour l’avenir, ruminait mille projets et, en véritable homme d’action, ne consentit à s’endormir qu’après avoir irrévocablement fixé son choix.

Le lendemain, dès son réveil, de sa grosse écriture lourde il arrêta sur le papier les lignes essentielles de son nouveau programme.

Plus de banditisme ! C’était trop compromettant et pas assez fructueux.

Il rassembla ses hommes dans la cuisine, toutes portes closes, et leur tint à peu près ce langage :

— Camarades, c’est fini. Il faut nous séparer. Le métier que nous avons fait ensemble jusqu’à ce jour ne nous rapporterait plus rien qui vaille. Que chacun coure son bord. Mais, auparavant, à chacun son dû. Tendez vos mains !

Il distribua entre tous une dizaine de mille francs en or. À mesure qu’il allait de l’un à l’autre, il demandait :

— Que comptes-tu faire de cette somme ? Celui-ci répondait :

— Ma foi, je vais me soûler, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus.

Celui-là :

— Telle métairie est en vente. Je l’aurai peut-être pour ce prix.

Un troisième :

— J’ai promis mariage à Loïzaïk la couturière. C’est de quoi payer notre noce.

La plupart, grisés par cette fortune, n’aspiraient qu’à en jouir au plus tôt. Trois ou quatre seulement s’étonnèrent, regardèrent Margéot avec des yeux où la stupeur était mêlée de courroux.

— Pourquoi nous renvoies-tu ? demanda l’un d’eux.

— Je ne vous renvoie point, vous, répondit Margéot. Il me plaît au contraire que vous restiez près de moi. Mais ceux qui se tiennent pour satisfaits, qu’ils s’en aillent !

Et il les congédia d’un air hautain.

Demeuré seul avec les autres, il sortit de sa longue houppelande verdâtre le papier crasseux sur lequel il avait rédigé son plan d’avenir.

— Or çà, dit-il, Pipi Luc, Cloarec Chevanton, Fanch An Tign, et toi, notre ancien à tous, Gohéter-Coz, vous êtes de francs gaillards. Puisque votre avis est que nous continuions à travailler ensemble, topez là. Je suis votre homme. Mais d’abord entendons-nous bien. De nos équipées passées il ne saurait plus être question. Je veux finir dans mon lit, honorablement, et non pas épouser « Marie-Guillotine » à l’article de la mort. Le sage doit changer d’habit selon le temps. Nous serions des sots de nous obstiner à vouloir gagner notre vie dans les douves des grands chemins. Il y a désormais trop de gendarmes. Je ne vois plus pour nous qu’un métier…

Margéot s’interrompit un instant. Les quatre truands dressèrent l’oreille.

— C’est un métier paisible, reprit-il, et qui, pour être bien fait, n’exige qu’un peu de force et beaucoup d’adresse. Les profils sont grands, les risques légers. Pas de relations incommodes avec la gendarmerie. Tout au plus quelques explications, à de rares intervalles, avec les gabelous qui sont gens faciles à convaincre…

— Pardieu ! s’écria Clerc Chevanton qui comprenait vite, tu veux faire de nous des « fraudeurs ». C’est une belle idée, ma foi. Vive « la fraude » !

— Est-ce aussi votre sentiment ? demanda Margéot aux trois autres. Qu’en dis-tu, Gohéter-Coz ?

Gohéter-Coz ne semblait pas très enthousiaste de la proposition. Il souleva des objections grincheuses. Métier pour métier, pourquoi ne s’en tenir point à celui qu’on exerçait depuis si longtemps et qui ne portait malheur qu’aux imbéciles, comme Kadô-Vraz ? À son âge, c’était dur de recommencer sa vie. Puis, quels avantages y trouverait-on ? Au lieu de guetter le voyageur, en fumant la pipe, tranquillement allongé, comme un cantonnier qui se repose, dans l’herbe ou les feuilles sèches, il faudrait grelotter le long des grèves, s’étendre sur la dure dans les roches mouillées, se crever l’œil à épier une voile qui souvent se ferait attendre plusieurs nuits, attraper le mal froid (les rhumatismes), s’en revenir à moitié perclus, et tout cela pour quelques brasses de dentelles, pour quelques paquets de tabac !  !  ! En vérité, était-ce la peine ?

Margéot le laissa dire jusqu’au bout. Quand le vieux eut fini de bougonner :

— Gohéter, prononça le maître de Kercabin, avec toute ton expérience grisonnante, tu n’es qu’une bête.

Il entra alors dans les détails de son plan, développant point par point les notes jetées sur le petit papier crasseux.

Premièrement, il s’entendrait avec les corsaires de Paimpol qui faisaient les voyages de Jersey et de la Grande-Île (de l’Angleterre).

Secondement, les marchandises seraient débarquées à l’île Verte, à l’embouchure du Trieux. Des bateaux de Loguivy et de Lanmodez les transporteraient, de nuit, en rasant la côte le long des landes pierreuses et désertes de Plourivo et de Quemper-Guézennek, au souterrain qui, partant du château de la Roche-Jagu, venait déboucher sur la rivière.

Les habitants de ce château transformé en simple ferme étaient pauvres et besogneux. Ils ne demanderaient pas mieux que de participer aux bénéfices de l’association. À l’aube, les charrettes pleines quitteraient la cour du manoir et se dirigeaient sur Kercabin, l’entrepôt central. Les douaniers n’y verraient que du feu. Comment suspecter de paisibles tombereaux qui paraissent chargés de betteraves, de patates ou de blé, et qui cheminent au pas de leur attelage, conduits par un brave homme de paysan, à mine bonasse, le fouet à la main et la pipe aux dents ?

— Car tu pourras fumer ta pipe, Gohéter-Coz, conclut Margéot, si toutefois tu consens à être ce conducteur. Ne sera-ce pas plaisir pour toi, vieux flâneur de grandes routes, de t’en aller ainsi au joli petit soleil du matin, criant hue ! à tes bonnes juments, écoutant siffler les merles dans les baies, et « bonjourant » d’un air cordial messieurs les gabelous ?

Pour le coup, Gohéter-Goz fut conquis. Comme le loup de La Fontaine cet idéal de félicité le fit presque pleurer de tendresse.

Margéot n’eut plus qu’à distribuer les autres rôles. Il fut convenu que Clerc Chevanton, l’homme débrouillard, se fixerait à Loguivy, à portée de Paimpol. Pipi Luc se bâtirait un ermitage à Pile Verte, et Panch-Ann-Tign s’engagerait soi-disant comme domestique à La Roche-Jagu, pour monter la garde à l’issue du souterrain.

Quant à Margéot, inutile d’ajouter que, en sa qualité de bailleur de fonds et d’organisateur, il se réservait la direction suprême de l’entreprise.


VI


Après avoir été le coupe-gorge des marchands, Kercabin devint leur lieu de rendez-vous. Toute la contrée fut inondée de colporteurs. Il était rare qu’une journée se passât, sans qu’on vit arriver au bourg de Plouëc deux ou trois de ces batteurs de pays. À l’auberge où ils descendaient, ils faisaient mine de s’informer des principales maisons de la commune.

En première ligne on leur désignait Kercabin.

Ils s’y rendaient, de l’air du monde le plus naturel.

Il faut croire qu’il y trouvaient à faire affaire avec le maître du lieu, car ils y restaient parfois de longues heures et ne s’en allaient qu’à moitié gris, chantant sur tous les tons la louange de Margéot, de Monsieur Margéot, « le mieux accueillant et le plus conciliant des acheteurs ! »

Ce qu’ils ne disaient pas, mais ce qu’un aurait pu remarquer sans peine, c’est qu’ils sortaient de Kercabin avec plus de marchandises qu’ils n’en avaient en y entrant.

Le lecteur l’a déjà compris, tous ces colporteurs n’étaient que des agents de Margéot. C’est par leur intermédiaire qu’il déversait sur tout l’arrondissement de Guingamp, et même au delà, les mille objets de contrebande emmagasinés dans ses caves et dont la provision était sans renouvelée par de continuels arrivages.

Ce pirate de Margéot avait le génie de l’organisation. Deux mois lui avaient suffi pour créer et mettre en branle tous les rouages de cette singulière entreprise. Trois goélettes paimpolaises, affrétées par lui, sillonnaient pour son compte la Manche et même la mer du Nord. De temps en temps il en venait une mouiller dans les eaux du Trieux, à l’entrée de la rivière, jouxte l’Île Verte. Là, dans les ruines d’un ancien couvent, Pipi Luc attendait. Un canot abordait à l’île, y débarquait de lourds ballots. À la tombée de la nuit, Pipi Luc grimpait sur une roche et y allumait un feu de brande. Les douaniers de la côte disaient en se moquant : « Allons ! voilà l’ermite d’Enez Glaz[3] qui fait cuire ses patates en plein vent. » Pipi Luc n’était plus connu que sous ce nom. Il avait pris à tâche de le justifier, ne se montrant jamais que vêtu d’un froc de moine qu’un chapelet à gros grains serrait à la ceinture. Il avait là-dessous d’humbles airs confits, à tromper le Pape en personne. On eût difficilement trouvé une tête d’une niaiserie plus béate. Aussi commençait-on à lui faire dans le voisinage, à Lanmodez, à Pleubian, à Ploubazlanec, une réputation de sainteté. Vous pensez si Clerc Chevanton et lui s’en donnaient des gorges chaudes, à chacune de leurs rencontres. Or, dès que Clerc Chevanton voyait luire le feu de Pipi Luc, il accourait, dans une ces fines embarcations de Loguivy qui semblent raser l’eau comme des mouettes. Quatre gars robustes maniaient les avirons, car on voguait à la rame, sans jamais hisser la voile qui eût éveillé l’attention des gabelous. À l’île, on cassait le cou à quelques litres de rhum, pur Jamaïque, tout en procédant au chargement ; puis, avec la marée montante, on mettait le cap sur La Roche-Jagu, où l’on arrivait toujours avant l’aube. Ce repaire féodal avait été aménagé en véritable dock. Fanch-Ann-Tign, qui en était le directeur, s’acquittait consciencieusement de sa fonction. Le fermier et ses fils remplissaient l’office de débardeurs. Au point du jour, par les routes détournées, à travers les landes de Botloï et les mezou[4] qui dominent Pontrieux, on entendait claquer le fouet de Gohéter-Coz. Le vieux chenapan était devenu un parfait charretier. C’était plaisir de le voir cheminer à côté de son attelage, causant avec ses bêtes, comme un personnage d’églogue rustique.

Tout allait pour le mieux. Les bénéfices étaient énormes. À chaque fin de mois, Margéot, homme probe, en faisait la répartition au prorata des services.

Une prospérité jusque-là inconnue, se répandait dans la contrée. Le seigneur de Kercabin, de jour en jour plus riche, se montrait aussi de plus en plus libéral. Sa gloire éclipsait déjà celle de ses légendaires devanciers. Il vivait en nabab breton, faisait à tous les pauvres qui se présentaient à sa porte des largesses quasi royales, dotait les jeunes filles, tenait table ouverte, y réunissait les débris de tous les partis et de tous les régimes, renippait avec une délicatesse de gentilhomme d’anciens émigrés nécessiteux, hébergeait pendant des semaines entières des jacobins hirsutes, invitait à ses chasses toute l’administration impériale du département, faisait restaurer à ses frais la si jolie chapelle de Belle-Église et construire pour le recteur de Plouëc un magnifique presbytère, se créait, en un mot, la plus extravagante des popularités.

Le préfet avait sollicité pour lui la croix. Le peuple le bénissait. Qui sait ? il allait être élu membre du Corps législatif, sans doute. L’Empereur, « qui se connaissait en hommes », l’eût promptement distingué, l’eût attaché à sa fortune. Ce bandit bas-breton ne pouvait manquer de plaire par le côté pittoresque et quelque peu condottière du grand capitaine Napoléon, le seul capitaine de son temps qui lui inspirât du respect, le seul chef sous lequel il eût volontiers accepté de servir. L’avenir de Margéot s’annonçait plein de promesses. Les extraordinaires prédictions des tireuses de cartes qui s’arrêtaient parfois à Kercabin semblaient près de se réaliser.

Brusquement, tout s’effondra.

Ne fallait-il pas que la morale se vengeât de ce soudard qui l’avait si souvent et si brutalement souffletée ?

Saluons-la. La voici qui entre en scène sous l’habit vert, l’honnête habit d’un gabelou.


VII

Un matin, Gohéter-Coz, après avoir remisé sa charrette dans la grange de Kercabin, s’en vint d’un air soucieux trouver le maître.

— Quoi donc ? demanda Margéot. Ton voyage s’est-il fait à vide, que tu aies si mauvaise figure ?

— Je t’apporte au contraire un fût bien plein, un énorme foudre de gin qui a failli défoncer la voiture.

— Et c’est cela qui te rend maussade ?

— Pas précisément.

Gohéter tenait dans sa dextre sa pipe éteinte, une vieille pipe crasseuse aussi noire que son âme. À petits coups, il heurtait le fourneau renversé contre la paume de sa main gauche. Lorsque le culot se fut enfin détaché il continua :

— Je ne sais : mais, depuis quelques jours, je me croise en route avec un bonhomme qui ne me dit rien de bon.

— Tu ne le connais pas ?

— Non. C’est un nouveau-venu dans le pays. Mais ou je me trompe fort, ou c’est un ambulant[5].

— Bah ! est-ce que tous les gabelous ne sont pas à notre dévotion ? Nous les payons assez cher, fichtre !

— Je te dis ce que j’ai vu. Écoute mon conseil. Méfie-toi.

— C’est bien, on so méfiera. Est-ce tout ?

— La barrique que j’ai apportée n’était pas facile à dissimuler, poursuivit Gohéter-Coz, en tirant ses mots par les cheveux.

— Explique-toi donc enfin, vieille brute ! s’écria Margéot impatienté.

— Eh bien ! oui, là ! l’homme m’a interpellé d’un ton goguenard. « Voilà une belle charretée de fumier ! » m’a-t-il dit, « il y aura de quoi moissonner après ça ! » Je lui eusse volontiers fendu le coffre, mais tu as défendu les coups.

Cette fois le vieux Gohéter avait craché toute sa phrase en un seul bloc. Margéot arpentait la salle à grands pas. C’était signe chez lui de graves préoccupations. Il avait les mains derrière le dos et faisait craquer les os de ses doigts avec le bruit sec d’un fusil qu’on arme.

— Cette barrique est dans la grange ? grogna-t-il, au bout d’un instant. Va dire qu’on l’amène ici… Oui, triple bête, ici où nous sommes !

… Quant Margéot prétendait avoir acheté tous les gabelous de la région, il exagérait. D’abord, il n’eût pas commis la sottise de vouloir corrompre les chefs. En supposant même qu’ils eussent accepté un marché de ce genre, c’eût été se mettre à leur merci. À quoi bon d’ailleurs ? Il n’avait rien à faire avec les chefs. Ce ne sont pas eux qui montent les gardes de nuit, dans les petits sentiers de falaise, au long des flots. Non. Il avait tout bonnement désintéressé quelques employés subalternes, quelques pauvres hères, qui ne pouvaient trouver de profit à faire leur devoir qu’à la condition d’y manquer sans cesse. C’étaient pour la plupart des malheureux chargés de famille. Ils servaient tant bien que mal le gouvernement, qui les payait à peine ; ils fermaient les yeux sur les agissements de Margéot qui leur donnait l’aisance.

Un d’eux, un sous-patron, avait reçu de l’avancement, une quinzaine de jours auparavant, et avait dû rejoindre dare-dare son nouveau poste. Un jeune homme l’avait remplacé, un Français de l’Est, une petite frimousse imberbe, mais résolue. Margéot avait été prévenu de cette mutation par un de ses amis de Pontrieux. Mais le billet de l’ami ajoutait : « Rien à craindre ; c’est un blanc-bec, un enfant, presque une fille ». Margéot, dès lors, ne s’en était pas autrement soucié. En quoi il eut tort.

Les plus forts ont de ces vertiges. On ne saurait penser à tout.

C’est ce que Margéot se disait, le soir du jour où il eut avec Gohéter-Coz la conversation relatée plus haut.

Il pouvait être environ neuf heures. Soudain un paysan, le garçon d’écurie, se précipita dans la cuisine en poussant un cri d’alarme :

— Les gabelous !

D’un coup de poing, Margéot l’abattit sur le sol.

— Imbécile ! murmura-t-il entre ses dents, cela t’apprendra A te mêler de ce qui ne te regarde pas.

Et, calme, il prit une chandelle sur la table de la cuisine, pour éclairer ces « messieurs de la douane ».

— À quoi dois-je l’honneur de cette visite tardive ?

Ils étaient une vingtaine d’habits verts, presque tous des stipendiés du maître de Kercabin. Mais à leur tête s’avançait crânement le nouveau sous-patron. Il avait, en effet, la mine blanche et menue d’une fillette. On lui eût donné seize ans, tout au plus. Les yeux seuls étaient d’un homme : des yeux noirs qui regardaient droit devant eux, des yeux virils, aux prunelles énergiques.

Il s’inclina légèrement.

— Monsieur, répondit-il, je soupçonne fort cette maison d’être un dépôt de recel pour des marchandises de contrebande. Pas plus tard que ce matin, il a été transporté un foudre d’alcool. Je me vois dans la nécessité de procéder & une perquisition domiciliaire. Je vous serai reconnaissant de me faciliter cette tâche ; au besoin, je vous en requiers.

— Je croyais que ma maison et moi devions être au dessus de semblables soupçons, dit Margéot. Ce n’est pas d’hier que j’habite le pays. Je n’y suis pas, comme vous, un nouveau venu. Faites, monsieur. Toutes les portes vous sont larges ouvertes. Mais d’abord, je vous prie, commences par cette pièce.

Cette pièce, c’était la vaste salle à manger du chàteau.

À peine Margéot en eût-il poussé les battants que le sous-patron s’arrêta, interloqué. D’un geste machinal, il se découvrit.

Au milieu de la salle, un grand catafalque était dressé. Les lignes du cercueil so dessinaient sous le drap mortuaire aux plis amples dont les franges traînaient à terre. De vieilles femmes étaient agenouillées de-ci de-là ; l’une d’elles récitait les longues prières de la mort, les autres marmonnaient les répons.

— Voulez-vous que je renvoie momentanément ces femmes ? demanda Margéot d’un ton pénétré.

— Non, monsieur, répartit le douanier. C’est chose sacrée que la mort. Je n’ai rien à voir ici.

Il fit néanmoins quelques pas dans l’appartement, mais ce fut pour prendre la branche de buis qui trempait dans une assiette pleine d’eau bénite, au pied du catafalque, et pour en asperger le drap funéraire.

— Merci, monsieur, prononça Margéot. Celui à qui vous venez de rendre cet hommage fut le plus loyal des serviteurs. Je le vénérais à l’égal de mon père.

Sur les joues du maître de Kercabin deux larmes coulèrent lentement.

Le jeune sous-patron se retira fort ému. Il visita les autres chambres, par acquit de conscience, avec une hâte visible d’en finir, peut-être même avec le regret d’avoir commencé. Margéot le reconduisit jusqu’au bout de l’avenue, après lui avoir vainement offert de le faire véhiculer jusqu’à Pontrieux.

— Bien joué, les vieilles ! s’écria ledit Margéot, en rentrant dans le salle à manger. Mais voilà assez de patenôtres. Nannik, enlève le couvert !…

Bénitier, cierges, drap mortuaire, bière de chêne et croix d’argent, en un clin d’œil tout eut disparu. Et, dans la pièce immense, resta seule en sa nudité ventrue l’énorme barrique, cadavre d’un délit qui n’avait pu être constaté, prestigieux cercueil en qui vivait l’âme terrible du gin, la triste empoisonneuse des derniers Bretons. Margéot fit percer la tonne. Jusqu’au lendemain la liqueur blonde coula. Lèvres d’hommes, lèvres de femmes y burent à même, comme au jet d’une fontaine.

Ce fut la suprême soûlerie dont Kercabin ait gardé la mémoire.

On ne joue pas impunément avec l’Ankou[6].

Introduite à Kercabin pour y faire un personnage de farce, la Mort prit son rôle au sérieux. Elle ne quitta désormais la maison qu’après y avoir fait place nette.


VIII

Le corps de garde des douanes, à Pontrieux, est situé à l’extrémité du quai, hors ville.

En 1805, il n’y avait sur ce quai qu’une auberge — un bouge plutôt, — dont l’enseigne était un calembour : À l’Ancre noire.

Neuf heures de nuit. Le couvre-feu venait de sonner. Un cavalier mit pied à terre au seuil de l’auberge. L’hôtelier parut dans le cadre de la porte, élevant un fanal au-dessus de sa tête, pour reconnaître le nocturne voyageur.

— C’est donc vous, maître Margéot ? fit il joyeusement. J’en étais sûr. Demandez à ma femme. Je lui disais à l’instant : « Il n’y a qu’un cheval pour avoir ce trot de velours. » Depuis la tournée de Guingamp, voyez-vous, rien qu’au bruit de son pas je divine Awellik… Ah ! c’est une fameuse bête !… N’est-ce pas, ma mie, que nous sommes une fameuse bête ?

Il avait pris la bride et, tout en jasant, il tapotait le poitrail d’Awellik.

— Veille à ce qu’elle ne se refroidisse point dans ton affreuse écurie, et fais-lui donner un picotin d’avoine. Sois prompt, Dollo ! j’ai à te parler.

Laissant son cheval aux mains de son ancien aide de camp, Margéot entra. « Madame Dollo » — comme on disait à Pontrieux — l’introduisit dans un étroit cabinet, dans une espèce de cellule interlope, qu’une table et deux bancs suffisaient à remplir. Il y fut bientôt rejoint par l’ex-routier.

— Dollo, commença Margéot, quand ils furent seuls, tu m’écrivais il y a quelques jours : « … Le nouveau sous-patron ? rien à craindre, une fille ! » Tu n’y vois pas clair, mon brave. Cette « fille » est capable de venir à bout de moi, si je n’y mets ordre. Comment l’appelles-tu, ce gringalet ?

— Metzu.

— Est-il en ce moment au corps de garde ?

— Je le crois.

— Va le trouver et prie-le de t’accompagner ici. Dis-lui que Margéot, de Kercabin, désirerait l’entretenir.

Peu après, Dollo amenait le douanier. Margéot et celui-ci se saluèrent cérémonieusement.

— Monsieur, dit Margéot, étant de passage à Pontrieux ce soir, j’ai tenu à vous rendre votre visite de l’autre jour… Croyez qu’il n’y a aucune ironie dans mes paroles. La première fois que j’ai eu l’honneur de vous rencontrer, j’ai été absolument conquis par la correction de votre altitude, par la délicatesse de votre procédé.

Dollo s’était esquivé, Margéot et le sous-patron demeuraient seuls en tête à tête. Le maître de Kercabin reprit :

— Trinquons ensemble, monsieur, à la mode de Bretagne.

Puis, brusquement, dès qu’ils eurent choqué leurs verres :

— Je vous demande votre amitié. Voici la mienne.

Il jetait sur la table une bougette de grosse toile, où tintèrent des pièces d’or.

Le douanier leva sur Margéot son regard d’une fixité et d’une acuité étranges.

— Monsieur, prononça-t-il avec netteté, d’une voix tranquille où perçait cependant quelque mépris, nous ne sommes pas en foire ; en tout cas, je ne suis pas à vendre.

Margéot devint pourpre. Une poussée de sang monta de son cou de taureau à sa large face congestionnée. Il dressa son poing, son formidable poing, lourd comme la masse d’un forgeron et le laissa retomber sur le crâne du gabelou. Le jeune homme s’affaissa. En un soupir plaintif, son âme légère d’adolescent s’exhala de ses lèvres. Ce coup d’assommoir l’avait tué. Mais quand Margéot se pencha sur lui, ses yeux noirs, dilatés, attachaient encore sur l’assassin leur regard d’une limpidité troublante. Sans savoir pourquoi, Margéot tressaillit. Il appela Dolto.

— Ramasse cette bourse, lui dit-il, en lui montrant la bougette. Celui-ci n’en a pas voulu. Bailleurs elle ne lui servirait plus de rien. Il a son compte. Si on vient chez toi réclamer le gabelou, tu diras que tu nous auras vu sortir ensemble, ce qui ne sera point un mensonge.

Margéot, soulevant le cadavre, venait, en effet, de le jeteren travers sur ses puissantes épaules.

Qui aurait été cette nuit-là sur la route de Pontrieux à Lanvollon et de Lanvollon à Saint-Brîeuc se fût signé d’épouvante et n’eût pas manqué d’affirmer, le lendemain, qu’il avait vu passer le cheval du Diable, rapide comme l’éclair et mystérieux comme la nuit.


IX


Margéot fut deux jours absent de Kercabin. Le troisième jour, il parut au bout de l’avenue, monté sur Awellik, sa bête de prédilection. Il trouva les gendarmes installés chez lui et feignit une vive surprise. Le juge d’instruction aussi était là. Dans un coin Nannik pleurait.

— Monsieur Margéot, dit le magistrat, on y mettant les formes, vous êtes accusé de meurtre. On a trouvé avant-hier, dans l’écluse d’un moulin en amont de Pontrieux, le cadavre du sous-patron des douanes Metzu, avec qui vous avez passé la soirée de vendredi, à l’auberge de l’Ancre Noire, s’il faut en croire le témoignage des hommes de service, cette nuit-là, au corps de garde, corroboré par celui du cabaretier lui-même.

— Il est exact, monsieur le juge, que j’ai passé avec le sous-patron Metzu la soirée de vendredi, entre neuf heures et quart environ et neuf heures et demie. Nous avons bu ensemble chez, le cabaretier Dollo. Metzu, au sortir de l’auberge, me proposa de m’accompagner jusqu’à ce que je fusse hors ville. Nous nous séparâmes très cordialement, à l’amorce de la route de Lanvollon. Il me souhaita bon voyage. J’allais à Saint-Briouc, d’où j’arrive. C’est tout ce que je puis vous dire.

— Faites venir le meunier de Milin-Gwern, commanda le juge d’instruction à l’un des gendarmes.

La porte de la salle s’ouvrit, le meunier entra.

— Reconnaissez-vous cet homme ? lui demanda le juge en lui montrant Margéot.

— Je vous l’ai dit. Il n’y a que Margéot pour avoir cette force. Il a fait tourner le douanier au-dessus de sa tête et l’a lancé au beau milieu de l’étang. D’ailleurs, je suis sorti en entendant le plouf ! du cadavre dans l’eau, et j’ai parfaitement vu le large dos de Margéot qui remontait la colline pour regagner la route. J’ai regardé à l’horloge du moulin. Il était juste dix heures vingt minutes.

— Cette déposition est accablante pour vous monsieur Margéot, observe le juge.

— Mon Dieu, monsieur le juge, vous interrogerez mon hôtesse de Saint-Brieuc. Je descends toujours à la Pomme d’Or… Comme j’arrivais à la porte, Mme Verry priait les consommateurs de quitter l’estaminet, parce que les douze coups de minuit venaient de sonner et que c’était l’heure de la fermeture réglementaire.

Margéot fit prouve d’un flogme imperturbable. Pas un instant, il ne se départit de son calme. Tel il s’était montré le jour de ce premier interrogatoire, tel il demeura jusqu’à la fin du procès, tel il fut à la cour d’assises. Mme Verry, l’opulente hôtesse de la Pomme d’Or, et les quelques buveurs qui étaient attablés chez elle le soîr du crime attestèrent que, à minuit sonnant, Margéot faisait son entrée dans l’estaminet. L’avocat de l’accusé ne prit même pas la peine de plaider.

— Messieurs les jurés, dit-il, on ne peut vous poser qu’une question. La plupart d’entre vous êtes des éleveurs. Pensez-vous qu’un cheval, si merveilleusement doué qu’on le suppose, puisse abattre de dix heures vingt à minuit les quinze lieues qui séparent Milin-Wern de Saint-Brieuc ?

Margéot fut acquitté haut la main.

Les habitants de Plouëc lui firent une ovation.

Mais à peine rentré à Kercabin, son premier soin fut de renvoyer tous son monde. Il ne garda près de lui que Nannik. L’entreprise qu’il avait montée s’émietta. Il vécut désormais inabordable, en proie à une mélancolie farouche.

Le jour anniversaire de la mort du jeune douanier, il trépassa. Il s’était fait préparer une tombe dans le jardin, avait prié le recteur de la bénir. On y coucha son cercueil immense, par une nuit de tempête et d’éclairs.

Kn même temps que Margéot, disparut Awellik.

On crut encore l’entrevoir quelquefois, bondissant au loin, la crinière au vent, hennissant une longue plainte d’âme en détresse.

… C’est lui dont on continue d’entendre le pas sonore dans la cour de Kercabin. Il vient sans doute y chercher son maître, son maître Margéot, mort de tristesse pour avoir tué le gabelou aux yeux noirs.


AUX VEILLÉES DE NOËL Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/137 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/138 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/139 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/140 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/141 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/142 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/143 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/144 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/145 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/146 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/147 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/148 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/149 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/150 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/151 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/152 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/153 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/154 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/155 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/156 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/157 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/158 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/159 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/160 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/161 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/162 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/163 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/164 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/165 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/166 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/167 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/168 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/169 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/170 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/171 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/172 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/173 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/174 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/175 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/176 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/177 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/178 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/179 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/180 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/181 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/182 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/183 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/184 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/185 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/186 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/187 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/188 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/189 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/190 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/191 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/192 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/193 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/194 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/195 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/196 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/197

À BORD
DE LA
« JEANNE-AUGUSTINE »




I

C’était la veille de Noël, à Paimpol, dans le cabaret de la mère Foëson. Un grand feu flambait dans le foyer de la vaste cuisine au plafond bas, allumant çà et là, le long des murs, de petites lueurs claires dans le cuivre des ustensiles et la faïence à fleurs des chopines ou des brocs. Autour des tables, des hommes buvaient, en attendant l’heure de la messe nocturne. C’étaient tous des gens de mer, aux colliers de barbe dure, âpre et grise comme du lichen de roche ; on reconnaissait parmi eux les d’Islandais à leur peau bistre, à leurs yeux brillants et fixes, surtout à leurs voix éraillées, comme voilées de brume. Les autres étaient pour la plupart des goëmonniers de la baie ou des homardiers de Loguivy.

La porte s’ouvrit.

Une bouffée de bise entra et, avec elle, un colosse à barbe brune et frisée, — une tête de dieu assyrien sur des épaules immenses.

— Ohé ! À bâbord ! cria l’un des buveurs. Par ici, Yvon Floury !

Yvon Floury, le capitaine, eut un calme sourire et vint s’asseoir auprès de l’homme qui l’avait hélé. Celui-ci reprit :

— Puisque nous te tenons et que c’est veille de Noël, tu vas nous raconter cela tout au long.

— Quoi ?

— L’histoire de la Jeanne-Augustine,

Yvon Floury demanda une mocque de cidre, passa son énorme pouce dans l’anse de la chopine et trinqua à la ronde avec les compagnons. Il but d’une seule lampée, puis, promenant sur les poils de sa moustache sa langue rouge, vibrante et mince comme celle d’un fauve :

— L’histoire de la Jeanne-Augustine, grommela-t-il. Il n’y a guère que moi, en effet, qui vous la puisse conter. De ceux qui étaient à bord, cette nuit-là, je crois bien que je suis le seul survivant…

— C’est pourtant juste !… Il y avait Alain Perrot, n’est-ce pas ?

— Mon second : perdu « à Islande ».

— Il y avait aussi Ludo Guilcher ?

— De Plounez. Mon matelot : décédé à Singapour.

— Puis ?

— Puis il y avait le mousse… Celui-là, je ne sais pas trop ce qu’il est devenu.

— Perdu aussi « à Islande », murmura quelqu’un. C’était mon fils.

Il y eut un silence gêné.

Jean Carguet, le maître-voilier, se hâta d’intervenir :

— Dis donc l’histoire, capitaine Floury !

II

Voilà. La Jeanne-Augustine était une goëlette de Paimpol. Contrairement au « petit navir » de la chanson, elle avait beaucoup navigué. Un peu vieille, un peu décatie, avec quelques rhumatismes à sa grosse membrure de chêne, — brave, tout de même, et pas geignarde. Elle avait fait jadis les grandes pèches ; maintenant, on l’utilisait aux voyages de Norvège, pour les bois. Une demi-retraite. Partie, fin de novembre, pour Dronthem, elle avait eu, à l’aller, mer douce et joli vent de suroît. Double faveur en cette saison et dans ces parages. Le retour, en revanche, fut pénible. On n’eut pas plus tôt quitté le fjord que les brumes se mirent à tisser leurs toiles d’araignées entre mer et ciel. On aurait cru nager dans de la ouate. Air et eau, ça ne faisait qu’un. On flottait dans cette étoupe, à l’aveuglette. Marchait-on ? virait-on sur place ? On n’en savait rien. Nul clapotis à l’avant. Comme temps, un crépuscule ; un entre-deux de lumière et d’ombre, ni jour, ni nuit. Pas de vent. Les voiles pendaient grises et mortes.

— Combien de lieues, capitaine ? demanda le second.

— Une trentaine environ.

— Si ça continue, nous arriverons à Paimpol l’année prochaine.

— Ce serait encore de la chance, puisque l’année prochaine s’ouvre dans huit jours.

— Au fait, c’est vrai. C’est nuit de Noël à cette heure… réveillonne-t-on ?

— C’est une idée, cela fera passer le temps…

Yvon Floury appela le mousse :

— Tu vas nous cuire une andouille.

Puis, ayant invité le second et le matelot à descendre avec lui dans la cabine, il versa trois pleins verres de brandy, pour « faire le trou », avant la ripaille. Ils s’apprêtaient à boire à la santé du Pays, lorsque la tête ahurie du mousse se montra à l’ouverture du rouffe.

— C’est comme ça que tu t’occupes de ton andouille, animal !

— Non, mais… capitaine… c’est que… c’est vraiment extraordinaire… On dirait qu’on entend tinter des cloches à l’arrière et à l’avant, à bâbord et à tribord…

— Imbécile !

— Écoutez plutôt !

Les trois hommes tendirent l’oreille… Il avait raison, le morveux !… De tous côtés, dans le grand silence mat de la mer, retentissaient, lointaines encore, mais so rapprochant de minute en minute, de longues et lentes vibrations pareilles à des sons de cloches mystérieuses. On eût pu se croire sur une des collines du pays de Paimpol, alors que toutes les paroisses de la côte se renvoient leurs carillons pour annoncer la venue de l’Enfant-Dieu.

Les gars de l’équipage se regardaient entre eux, sans mot dire, stupéfaits.

Dans la brume épaisse, cette musique était d’une infinie douceur. Elle était maintenant toute proche : elle semblait se balancer au large rythme des eaux.

C’est une tradition, en Basse-Bretagne, que dans la semaine d’avant Pâques les cloches s’en vont à Rome. Les marins so demandèrent si ce n’étaient pas quelques bourdons sans cervelle qui, s’étant égarés, s’en revenaient ainsi par le Pôle de leur pèlerinage à la ville du Pape.

Mais en voici bien d’une autre, à mesure que les sons se faisaient plus distincts, il leur sembla les reconnaître.

— Ma parole ! murmura Guilcher, je veux qu’on me coupe le cou si ce n’est pas là le carillon de Plounez !…

— Et ce timbre clair, fit le mousse, dites si ce n’est pas la petite cloche de Notre-Dame de Kerfot !…

C’étaient en vérité toutes les voix chantantes des clochers du Goëlo qui se promenaient là, autour d’eux, dans la tristesse blafarde du septentrion. Et ils se sentaient le cœur serré d’une angoisse étrange. Que pouvait bien présager ce signe ? À la lueur tremblante de la lampe de cuivre accrochée à une des poutrelles de la cabine, ils se voyaient pâles comme des morts.

Ils se décidèrent à monter sur le pont voulant savoir.

Le bruit sonore allait toujours grandissant. Mais on ne voyait rien. Les brumes demeuraient inertes et pendantes. Pas une ondulation dans leurs vastes plis.

Les hommes s’étaient accoudés au bordage. Ils échangeaient des propos rapides, à voix basse, comme s’ils eussent été à l’église. Au fait, ils y étaient, à l’église, dans l’église infinie de la mer, toute pleine d’une impénétrable vapeur d’encens.

Le mousse, grimpé dans le hauban, poussa un cri éperdu :

— Des cierges !… J’aperçois des cierges !…

De toutes parts, en effet, presque au ras de l’eau, s’allumaient, ainsi que des lucioles, des flammes pâles qui se mirent à tourner autour du navire : on eût dit une flottille d’étoiles émergée de la profondeur diffuse des ténèbres. Puis apparurent les colonnes blanches des cierges. Enfin les bras qui les tenaient se montrèrent à leur tour ; et, après les bras, des têtes et des épaules surgirent. À ces têtes de longues barbes mouillées pendaient, qu’on eût prises pour des goëmons-épaves. Oh ! les lamentables faces blêmes aux traits figés !… Elles se suivaient comme les gens d’une procession. De leurs lèvres entr’ouvertes un chant s’exhalait ; et subitement les cloches se turent. On n’entendit plus que ce chant, pareil à une plainte, — mélopée lente et triste à fendre l’âme. Si faibles que fussent les paroles, on en percevait le sens. C’était un noël breton, un de ceux que les petits pâtres vont fredonnant de porte en porte durant la veillée sainte. Les hommes de la Jeanne-Augustine se signèrent avec une dévotion mêlée d’épouvante.

Le chant disait :

Une étoile à l’Orient s’est levée ;
Un Dieu nouveau est né pour la terre,
Pour la terre grande et pour la mer profonde…

Le mousse claquait des dents, là-haut, dans les vergues, et sur le pont les hommes aussi grelottaient, et ce n’était point de froid.

longtemps les têtes défilèrent ; longtemps défilèrent, dans le crépuscule arctique, les petites lueurs pâles que faisaient les flammes des cierges. Parfois elles venaient si près du bord qu’on distinguait à leur clarté les visages de ceux qui les portaient.

Longtemps, longtemps… oui, cela dura longtemps. Et puis, sans qu’on sût comment tout cela passa, s’effaça, s’évanouit. Il n’y eut plus dans la nuit qu’une solitude plus vaste et un silence plus mystérieux.

Soudain un craquement se fit dans la vieille carcasse du navire, les cordages se tendirent, les voiles s’enflèrent comme si la respiration du vent, jusque là oppressée par l’attente de ces choses, fût redevenue libre de se jouer à travers l’espace. À l’avant de la Jeanne-Augustine l’eau se mit à mousser, entonnant la douce chanson de marche, et les hommes furent tout heureux de sentir qu’ils vivaient encore, que leurs âmes ne les avaient point quittés. Ils restèrent néanmoins près d’une heure sans se parler, tant les réflexions qu’ils avaient à se communiquer leur semblaient inexprimables.

Alain Perrot le premier desserra les lèvres.

— J’ai reconnu Jean Guiastrennec, de Penvénan, prononça-t-il. J’étais avec lui à bord de la Reine-des-Anges, quand il trépassa… Même qu’il m’a fait un signe avec la main comme pour me dire je ne sais quoi… Ah ! le pauvre Guiastrennec !

— Moi, j’ai reconnu Louis Person, de Plouguiel, fit le capitaine. Il avait encore la fente qu’il s’ouvrit dans le crâne en tombant des huniers.

— Moi, Antôn Lazbleiz, de Pontrieux, s’écria le mousse, mon parrain, Dieu lui pardonne !

— Moi, dit le matelot, j’en ai reconnu plus de trente.

Il entreprit de les nommer, en comptant sur ses doigts. Mais, au dixième le capitaine l’interrompit.

— Assez !… Tais-toi !…

Elle était trop sinistre, cette litanie funèbre. Et dire qu’ils avaient été portés, tous ces noms, par de robustes gars aux poitrines superbes, taillés pour vivre cent ans ! Et voici qu’ils ne surnageaient déjà plus que dans quelques mémoires, éphémères elles-mêmes, ou dans les brèves inscriptions des « perdus à Islande » qu’on déchiffre à peine sous les porches des vieilles chapelles, au long des côtes d’Armorique…


III


… Et les trois verres de brandy ? demanda quelqu’un dans l’auditoire.

— Nous les vidâmes, répondit le capitaine ; nous vidâmes même toute la bouteille… en récitant des De profundis. Nous savions les uns et les autres que c’était la dernière fois que nous trinquions ensemble.

Il ajouta :

— Voilà l’histoire de la Jeanne-Augustine.

Puis, après un silence :

— Vous avez eu tort de me la faire raconter. Je trouve à cette mocque de cidre le goût qu’avait, ce soir-là, le brandy…



LA CHOUETTE



Mathias Kervenno, patriarche mendiant, originaire de la forêt de Goat-an-Noz, entre Plougonver et Belle-lsle, m’a fait ce véridique récit.


I


En ce temps-là — je vous parle du temps du roi Louis-Philippe — j’étais sabotier. Vous connaissez Gurunhuël, dans la montagne ? Notre équipe campait au pied de la côle qui mêne au bourg, sous une majestueuse futaie dont tous les hêtres ont été transformés en sabots depuis lors. Nous composions entre cousins (comme nous avons coutume de nous appeler dans la corporation) un village d’environ cinq ou six huttes. Celle que j’occupais avec ma femme — Dieu lui fasse paix ! — et nos quatre enfants, aujourd’hui dispersés à travers le vaste monde, s’adossait au mur d’une chapelle en ruines dont il ne subsistait guère que ce pan de muraille, un vieil autel disjoint, envahi par les ronces, et, çà et là, quelques soubassements de piliers, ensevelis sous un épais fumier de mousses, de plantes parasites, de feuilles mortes.

Vers l’est, cependant, derrière l’autel, l’architecture de la maîtresse fenêtre, destinée à éclairer le chœur, se dressait encore presque intacte, découpant, sur le fond libre d’une avenue, sa rosace de pierres veuve de ses anciens vitraux. J’aimais beaucoup, le soir, quand on ne voyait plus assez pour le travail, à venir m’installer là sur le rebord de granit sculpté, pour songer en paix et fumer silencieusement ma pipe, loin du bavardage des femmes et des cris des enfants.

Il ne manquait pas de nids de chouettes dans cette vieille bâtisse effondrée.

Un jour, je ne sais comment, en me hissant à ma place de prédilection, j’effarouchai une de ces bêtes qui s’envola de son trou, avec une plainte si étrange que vous eussiez dit un gémissement humain. Le soleil — un soleil d’hiver, à la lumière aiguë et pénétrante, — dardait, au moment de mourir, une flèche de feu rougeâtre parmi les décombres. Éblouie, aveuglée par cette lueur, la chouette vint se jeter dans mes genoux. Je n’en avais jamais vu aucune d’aussi près, si ce n’est sur les portes des granges où les paysans, par peur, ont la cruelle habitude de les crucifier. Celle-ci, étourdie du choc, allait tomber. J’étendis les mains et je la saisis par les ailes.

Je ne crois pas avoir tenu entre mes doigts rien d’aussi doux que ces ailes soyeuses, ouatées, frémissantes et chaudes.

Je tournai la bête à contre-jour, pour lui épargner l’éclat trop vif de l’astre couchant.

Et, alors, je ne vis plus que ses yeux.

Vous est-il arrivé de contempler face à face les yeux d’une chouette ? C’est comme un miroir immense, mais terni ; on y devine, vaguement, une foule de choses mystérieuses ; cela ressemble à des trous ouverts sur d’insondables, d’effrayants abîmes. Tout au fond, tout au fond, comme à des lieues, on entrevoit de larges remuements d’ombres et de clartés. On dirait des pays, des mers, avec des nuages en marches et des processions d’êtres qui vont, viennent, passent et repassent, jamais les mêmes, ainsi que des personnages de rêves, de muets et mélancoliques fantômes…

Tandis que je regardais la chouette, elle me regardait elle aussi, tremblante, dominatrice néanmoins, d’un air à la fois impérieux et triste qui me troubla.

Je me mis à lisser ses plumes, pour la rassurer et peut-être pour me rassurer moi-même.

— Va, va, pauvre animal, lui disais-je, je ne suis pas un homme mauvais. Je ne veux point te faire de mal. Les sabotiers vivent dans les bois, dans les solitudes apaisantes, au milieu des silences sacrés de la nature. Ce sont des âmes sereines, pacifiques, quoiqu’ils soient des manieurs de hache et des abatteurs d’arbres. Ils aiment les oiseaux, qui leur tiennent compagnie, qui sont, comme eux, les hôtes de la forêt, et dont la chanson rythme allègrement leur tâche. Toi, tu ne chantes point et tu ne te montres guère. Je le connais néanmoins. Souvent, la nuit, ton « hou ! » lugubre m’a réveillé. Je te sentais perchée sur le haut de la hutte. Et tu inclinais mon esprit vers des pensers graves ; tu me faisais souvenir des ancêtres morts qui, parfois, dit-on, revêtent ta forme, pour rappeler les vivants au respect pieux de ceux qui vécurent. Tu passes pour en savoir très long sur des choses auxquelles les hommes craignent ou diffèrent de réfléchir. Moi, ces choses me sont constamment présentes. Le lendemain de ta vie me préoccupe plus que la vie même… Tes plumes rousses sont frangées de gris : tu es sans doute aussi vieille que les hêtres de cette avenue, tu as vu debout cette chapelle dont les pierres jonchent à présent le sol. Tu en as entendu les cloches convier gaiement les gens d’alentour au pardon du saint… Mais le passé est le passé, n’est-ce pas ?

Ainsi je parlais à la chouette, les yeux fascinés par ses immobiles prunelles où scintillaient des points d’or, semblables à des étoiles dans le velours bleuâtre d’un firmament assombri.

— Or çà ? me dis-je à part moi, réintégrons cette pauvre aveugle dans son domicile.

J’écartai les lierres pendants qui voilaient le nid d’où je l’avais vue s’envoler, et j’allais y déposer l’oiseau, quand les lianes soulevées découvrirent, non point un nid quelconque dans une anfractuosité de muraille, mais bien une de ces armoires à double compartiment que les maçons ménagent dans les églises, à la droite du chœur, pour recevoir les fioles saintes.

Et elles s’y trouvaient encore, les fioles, au nombre de deux, l’une pour le vin, l’autre pour l’eau, encrassées, il est vrai, prises dans les trames superposées d’innombrables toiles d’araignées auxquelles elles avaient probablement dû leur préservation. Et, près d’elles, un livre gisait, un missel énorme, très ancien, garni de lourds fermoirs de métal, avec des moisissures, des lèpres, des plaies d’humidité suppurante, de larges taches de vert-de-gris. La dorure des tranches, toutefois, apparaissait bien conservée, par places.

La vue du livre me fit oublier la chouette qui s’était rencoignée peureusement dans un des angles du réduit.

Il me tenta, ce missel ; et je le pris, avec le sentiment, du reste, que je commettais un affreux larcin, car je le cachai sous ma veste, pour remporter, et m’enfuis à pas de loup, comme un voleur. Je dois ajouter qu’une vilaine pensée m’était venue, — une pensée de lucre. L’ouvrage datait, à coup sûr, de longtemps ; et je savais qu’il y avait, à Belle-Isle, un Anglais, homme excentrique, qui payait au poids de l’or des bouquins de ce genre, les estimant d’autant plus cher qu’ils étaient plus vieux.


II

Noël était proche. La veille de la fête, le chef de notre campement me dit :

— Ça te ferait-il plaisir d’aller, ce soir, à Belle-Isle ?…

Il y a un chargement de sabots à fournir chez Roll Even, le marchand de la Grand’Rue… Tu pourras de la sorte assister à la messe de minuit dans l’église de ville qui sera, dit-on, illuminée comme une cathédrale.

J’acceptai avec empressement, non point à cause de la messe de minuit, quoique j’aie toujours été bon chrétien, mais parce que, par la même occasion, je trouverais probablement à vendre le missel à l’Anglais.

Je profitai d’un moment où j’étais seul dans la hutte pour tirer le livre de la cachette, l’envelopper d’un morceau de toile et le glisser dans la poche intérieure de ma veste.

Après souper, la charrette attelée et chargée, je fis claquer mon fouet, et me voilà en route.

Il faisait un petit froid vif, qui piquait : je m’entortillai dans ma limousine, les rênes serrées entre les genoux, les mains enfoncées dans les manches de ma veste. Le cheval était la bête la plus douce et la plus intelligente qui se pût imaginer. Il entendait le breton, comme vous et moi, et il suffisait d’un mot pour accélérer son allure ou la ralentir. La nuit était claire, une fine couche dégivré commençait à saupoudrer au loin la campagne.

Nous dévalâmes au trot la descente de Gurunhuël.

Je me laissais bercer au balancement de la charrette, l’esprit perdu dans ma rêverie, supputant le prix que je retirerais du missel, cherchant ce que je pourrais acheter pour la femme et les mioches avec cet argent. J’évoquais les idées les plus riantes, je tâchais à me représenter la joie étonnée des miens, quand, au retour, je leur rapporterais toutes sortes de cadeaux inespérés, comme en ont seuls, à Noël, les enfants des riches ; et toutefois, plus je roulais vers Belle-lsle, moins je me sentais en gaieté. Une inquiétude sourde me travaillait, un malaise étrange, le trouble qu’on éprouve quand on va commettre une mauvaise action.

Soudain je fis un soubresaut. Derrière moi, dans la profondeur sonore de la nuit, un « hou ! » prolongé, plaintif, triste à fendre l’âme, venait de s’élever et, par trois fois, il se répéta, toujours plus long, plus plaintif, plus triste.

J’écartais ma couverture, saisis les rênes à pleines mains et cinglai le cheval qui partit à fond de train.

Nous traversions maintenant le cœur de la forêt. Des arbres vénérables bordaient la route, enchevêtrant au dessus de nous leurs ramures dépouillées. Des deux côtés c’était une double rangée interminable de troncs noirs, et, derrière ceux-là, il s’en pressait d’autres, confusément, par milliers.

Pour la première fois, la forêt me fit peur, à moi qui me considérais comme son fils, né à son ombre, bercé dans ses bras centenaires, sur son sein si moelleux et si embaumé, à moi qui vivais en elle et par elle, à moi qu’elle nourrissait, en vérité, de sa chair même et de son noble sang. Oui, j’eus peur de ces grands arbres familiers : je leur trouvai un air menaçant que je ne leur connaissais point ; je crus les voir se pencher, abaisser lentement leurs branches, pour m’arrêter au passage ; ils m’apparurent comme un fourmillement muet de grands spectres, et je sentis peser sur moi la fixité effrayante de leurs yeux.

Oui, de leurs yeux. Car ils avaient des yeux, tous ces arbres. Dans chaque fût, à la hauteur de la maîtresse branche, deux prunelles luisaient, larges, rondes, affreusement immobiles, dardant un éclat pâle et comme décoloré.

Le cheval, non moins épouvanté que moi-même, suspendit net son élan, tes jambes raidies, le crin hérissé. J’entendis son cœur battre dans ses flancs, à grands coups ; et le mien aussi battait à se rompre.

Je tremblais si fort que j’avais laissé tomber les guides et l’idée ne me venait pas de mettre pied à terre pour les ramasser… Il y eut quelques minutes d’une attente indicible. Dieu m’épargne de revivre jamais ces minutes-là. L’angoisse me serrait à la gorge, m’étouffait presque ; une sueur glacée me ruisselait par tout le corps.

Qu’allait-il se passer ?

J’avais une hâte fébrile de le savoir, persuadé, d’ailleurs, que ce serait terrible et que j’en mourrais…

Or, voici que de l’un des arbres se détacha une grande forme sombre qui se balança, un instant, au dessus de la route, dans l’espace, puis vint se poser sur le rebord de charrette sans bruit. Un flocon de neige ne serait pas descendu plus doucement.

Je me retournerai sur mon siège et je vis près de moi les deux prunelles luisantes que j’avais prises pour les yeux de l’arbre.

Je me rappelai, je ne sais comment, une antique formule de conjuration, retenue d’un vieux conteur de légendes à demi sorcier.

— Blanche ou noire ? Faste ou néfaste ? De la part de Dieu ou de la part du diable ? demandai-je.

Une voix faible et dolente me répondit :

— Je suis la chouette des ruines de Saint-Mélar, ô Mathias Kervenno. Regarde, reconnais-moi, et, puisque tu me fus secourable naguère, laisse-moi te sauver aujourd’hui… Tu es sur le chemin de ta damnation éternelle, Mathias Kervenno.

— Je te reconnais, dis-je à l’oiseau de ténèbres. Parle : que veux-tu de moi ?

— Tu crois rouler vers Belle-lsle et tu es en marche pour l’enfer.

— Je n’ai pas fait de mal, que je sache.

— Tu as un poids sous l’aisselle, Mathias Kervenno.

Je compris qu’il faisait allusion au missel ; la rougeur de la honte me monta au visage. Je balbutiai :

— Je n’ai dépouillé personne. Un vieux livre trouvé dans un vieux mur, est-ce donc un si gros péché ?

— Écoule, Mathias, reprit l’oiseau. Il y a cent ans, jour pour jour, Saint-Mélar étant alors paroisse, un prêtre y célébrait la messe de minuit. Déjà l’office était terminé, et le prêtre était ses ornements, tout heureux de penser qu’un bon feu l’attendait au presbytère (car il faisait un froid de loup), lorsqu’une pauvresse, arrivée sans doute en retard, se présenta à la porte de la sacristie, demandant à être entendue en confession et à communier.

« — Revenez demain, Brigida, lui dit le prêtre, contrarié. Je serai dès neuf heures au confessionnal et vous communierez à la grand’messe. »

Deux grosses larmes jaillirent des yeux de la vieille, mais elle n’osa point insister, fit une humble révérence et sortit.

Le lendemain, à l’aube, un cantonnier la trouva couchée dans la douve, morte, enveloppée d’un linceul de neige.

Par la faute du prêtre, elle n’avait point trépassé en état de grâce. Or ce prêtre comparut, à son tour, au tribunal de Dieu, et Dieu lui dit :

« — Pour avoir péché de la sorte, tant qu’il restera deux pierres de la chapelle de Saint-Mélar, ton expiation sera d’y donner la communion, la nuit de Noël, à toutes les âmes errantes !… »

Voici Noël, Mathias Kervenno. Les cloches de minuit vont carillonner. Le prêtre est à son poste, les âmes errantes se sont rassemblées, les fioles saintes vont être remplies, mais le « livre », Mathias, le livre n’est plus à sa place… S’il ne se retrouve pas, le prêtre ne pourra célébrer l’office. Il sera quitte pour recommencer cent autres années de pénitence, peut-être… Mais c’est celui qui a emporté le missel que je plains : ce qui appartient aux défunts devient un instrument de damnation entre les mains des vivants. J’ai dit, Mathias Kervenno.

Je sortis le livre de ma poche.

— Le voilà, murmurai-je. Est-ce à toi qu’il faut que je le restitue ?

— Je ne suis qu’une chouette, répondit l’oiseau. Rapporte-le où tu l’as pris.

— Je ne sais ce que vous auriez fait. Moi je n’hésitai point. Je tirai sur la bride du cheval qui, lui non plus, ne se fit pas prier, et nous rebroussâmes chemin.

Les figures des arbres, aussitôt, me redevinrent amies. Ce n’étaient plus des spectres terrifiants, mais des ormes, des hêtres, des châtaigniers, des chênes aux attitudes majestueuses et protectrices. La nuit avait repris le calme divin qui sied à un soir de Noël, et, dans mon cœur aussi, une paix douce était rentrée.

Arrivé près du campement, j’attachai ma bête au montant d’une barrière et je pénétrai dans les ruines.

Alors, seulement, je m’aperçus qu’un vol immense de chouettes me suivait. Elles se perchèrent sur les branches d’alentour, fixant sur moi leurs prunelles blafardes qui ne me faisaient plus peur. Je remis le missel à son ancienne place, ébauchai un signe de croix en passant devant l’autel et m’en retournai vers la charrette. Je m’étais à peine éloigné d’une cinquantaine de pas que des chants s’élevèrent de la chapelle détruite, à la louange de l’Enfant-Dieu. En me retournant, je ne vis plus les chouettes ; mais, parmi les décombres du sanctuaire, une foule agenouillée entonnait l’hymne de la Nativité et un prêtre à cheveux blancs se tenait, les bras étendus, en face du missel ouvert que lui présentait un acolyte.

…Hue ! Dia !… Le cheval rassuré repartit au galop dans la direction de Belle-Isle. Les carillons de Gurunhuël, de Plougonver, de Loquenvel, de vingt autres paroisses encore se répondaient à travers la clarté laiteuse de la nuit, sous les scintillement avivé des étoiles.

Et j’arrivai à Belle-lsle à temps pour entendre la messe.



Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/216 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/217 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/218 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/219 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/220 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/221 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/222 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/223 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/224 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/225 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/226 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/227 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/228 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/229 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/230 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/231 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/232 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/233 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/234 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/235 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/236 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/237 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/238 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/239 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/240 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/241 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/242 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/243 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/244 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/245 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/246 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/247 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/248 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/249 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/250 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/251 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/252 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/253 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/254 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/255 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/256 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/257
III
RÉCITS DE PASSANTS

LES DEUX AMIS



C’êtait le soir de la Toussaint, à la veillée, dans une vieille maison des environs de Plogoff, bâtie sur l’emplacement et avec les pierres de l’ancien manoir de Kergaradec.

On connaît ce paysage funèbre de l’extrémité du Cap. À gauche, le morne chemin qui mène vers Lezcoff, la pointe du Haz, et le gouffre de l’Enfer ; à droite, la vallée profonde, où dort, dit-on, sous les eaux grises de l’étang de Laoual, tout un quartier de la Ker-Is des légendes, et qui s’ouvre, vers l’ouest, entre les promontoire sinistres du Raz et du Van, sur la mystérieuse baie des Trépassés.

Dans la cuisine, étroite et sombre comme une crypte, une douzaine de personnes formaient cercle devant l’âtre, encadré, suivant l’usage de la région, par une boiserie peinte supportant, sur une tablette, une vierge en faïence entre deux bouquets de fleurs artificielles.

Un feu de mottes brûlait dans le foyer et remplissait le réduit d’une âcre odeur de tourbe.

Les cloches de Plogoff entrèrent en branle, se mirent à tinter le glas de nuit pour la fête du lendemain. Gaïd Dagorn, la maîtresse de la maison, donna le signal de la prière et commença la série des De profundis pour tous les parents défunts. Les oraisons se succédèrent tant que dura le glas ; puis, quand les voix des cloches se furent tues dans le lointain, il se fit parmi les assistants un long silence.

Le grand bruit de la mer semblait par instants tout proche, comme si les lames fussent venues battre contre les murs du logis. Gaïd, après s’être signée une dernière fois, interpella une espèce de colosse aux poings velus, assis en face d’elle, de l’autre côté de la cheminée.

— Çà, taupier, dit-elle, puisque vous êtes des nôtres, ce soir, contez-nous une histoire de votre pays de Commana, là-bas, à l’intérieur des terres.

L’homme fit entendre un grognement, un hon inarticulé.

Puis, comme la ménagère insistait :

— Tout de même, prononça-t-il… Seulement, ce n’est pas une histoire, c’est une chose arrivée.

Et il commença d’une voix posée, un peu sourde.

« À Rozvélenn, en Sizun de la montagne, vivait, il y a quelque vingt-cinq ans, un fermier du nom de Jean Bleiz, qu’on appelait encore Bleiz du Ménez, pour le distinguer d’un de ses cousins qui habitait le bourg.

« Je l’ai connu. C’était un homme laborieux et sage. Ses terres étaient les mieux tenues qui se pussent voir à dix lieues à la ronde. On disait de lui que le beau blé venait aussi aisément dans ses champs que la fougère dans les champs des autres. Le vrai, c’est qu’on eût fait bien de la route avant de trouver un travailleur aussi capable, aussi entendu.

« Mais son fils Noël, élevé à son école, lui était, il faut le dire, d’une aide singulièrement précieuse. Quel beau gars, solidement découplé ! et si attaché à sa besogne ! L’esprit sérieux, avec cela, trop sérieux même. Son père le morigénait souvent à ce propos.

« — Tu ne prends pas assez de bon temps. Tu réfléchis trop. Va donc aux pardons, avec les camarades, et danse, et amuse-toi.

« Lui souriait, se contentait de répondre doucement :

« — Que voulez-vous ? Je suis comme je suis. Mon plaisir n’est pas où est celui des autres ; voilà tout. D’ailleurs, je ne suis pas seul de mon espèce. Est-ce que Evenn, sous ce rapport, n’est pas tout mon portrait ?

« Le vieux Jean Bleiz, alors, de conclure :

« — Ce qui me déplaît chez toi ne me plaît pas davantage chez ton Evenn.

« Mais, me demanderez-vous, qu’était-ce que cet Evenn ?

« Voici.

« C’était un jeune homme du même âge que Noël Bleiz, et son inséparable. Son père avait tenu, jadis, la ferme de Keranroué dont les terres touchent celles de Rozvélenn. Mais le pauvre René Mordellès, — c’était son nom, — quoiqu’il fût, lui aussi, un maître laboureur, avait toujours été desservi par la malechance. Au lieu que les cultures de Jean Bleiz, son voisin, prospéraient de plus en plus, d’année en année, les siennes, quelque peine qu’il se donnât, tournaient toujours contre son attente. Il y a comme cela des domaines et des gens sur qui pèse une fatalité. René Mordellès épuisa, on peut dire, toutes les infortunes. Ses bêtes crevaient, sans qu’on sût de quelle maladie ; l’eau noyait ses foins ; sa moisson se desséchait sur pied. Un hiver, la foudre tomba sur sa grange. Il lutta longtemps, finalement fut vaincu. La tristesse et le désespoir s’emparèrent de lui et le conduisirent à la tombe. Sa veuve ne tarda pas à le suivre dans la mort.

« Restait un enfant, Evenn, ou, comme on l’appelait alors, à cause de son jeune âge, Evennik.

« Il venait d’avoir dix ans et se préparait à sa première communion. Sur les bancs du catéchisme, il s’était lié d’amitié avec Noël Bleiz ; ensemble ils allaient au bourg, ensemble ils en revenaient. Le soir de l’enterrement de René Mordellès, Noël dit à Evenn :

« — Tu n’as plus de chez toi. Veux-tu demeurer avec nous, à Rozvélenn ? Tu y serais comme dans ta propre maison. Mon père te donnerait les gages d’un gardeur de vaches. Tu deviendrais comme mon frère et nous ne nous quitterions plus.

« Le lendemain Evenn Mordellès était installé chez les Bleiz. Et, à partir de ce moment, en effet, Noël et lui ne firent plus un pas l’un sans l’autre.

« Leur amitié ne fit que grandir avec l’âge, à mesure qu’ils grandissaient eux-mêmes.

« Le temps vint pour eux de tirer au sort. Il se trouva que Noël eut un mauvais numéro, tandis qu’Evenn en ramenait un bon. Jean Bleiz, qui se sentait vieillir, fut désolé, à la pensée que son fils lui serait enlevé pour sept ans, sans compter que c’était l’époque où l’on se battait par là-bas, je ne sais où, du côté de la Russie. Et la ménagère, la bonne Glauda, était encore plus navrée que son mari. Dès que les hommes étaient partis pour les champs, elle s’asseyait sur le banc-tossel auprès de la cheminée, pour pleurer à chaudes larmes, se lamenter, en maudissant la conscription et la guerre. Le soir, tout le monde couché dans la ferme, Jean Bleiz et elle s’attardaient de part et d’autre du foyer, devant la cendre déjà éteinte, à échanger leurs idées noires, leurs craintes, leurs mauvais pressentiments.

« — C’est si long, sept ans ! disait Jean Bleiz. Serai-je encore là, quand il reviendra ?

« — Ce à quoi je songe, moi, c’est qu’il peut ne pas revenir, faisait Glauda.

« Et ils restaient songeurs, tristes, sans foi dans l’avenir, murmurant chacun & part soi :

« — Si du moins le sort était tombé sur Evenn.

« Quant à acheter un remplaçant, cela n’était pas dans leurs moyens. Le « marchand d’hommes » demandait trop cher.

« Cependant les jours s’écoulaient, rapprochant le terme fatal.

« Evenn n’avait pas été sans voir que Jean Bleiz avait beaucoup perdu de sa vaillance à la tâche et que Glauda, à table, sitôt qu’elle fixait les yeux sur son fils, se détournait pour essuyer furtivement une larme.

« — Allons, se dit-il un matin, au saut du lit, il faut qu’aujourd’hui je me décide à parler.

« Le hasard favorisa son dessein. Quand il vint prendre les ordres du maître pour la journée, Jean Bleiz s’exprima de la sorte :

« — J’ai résolu de commencer à défricher la Grand’Lande. Tu guideras les chevaux et Noël conduira la charrue. Buvez tous deux un bon coup de cidre, car les souches sont vieilles et le travail sera dur.

« Voilà nos gaillards partis. Quand ils furent seuls, avec l’attelage, là-haut sur le versant du Ménez, dans la Grand’Lande. Evenn dit à son ami Noël :

« — Laissons souffler un peu les bêtes avant d’entamer la première tranchée, et asseyons-nous sur cette roche plate qui est, si l’on en croit les vieilles femmes, le tombeau d’un saint inconnu. Regarde comme on voit bien de cette place tout le pays !

« — Comme tu prononces ces paroles d’un ton étrange ! prononça Noël. Ta voix tremble.

« — Peut-être, car mon cœur bat avec violence.

« — Pourquoi ?

« — Parce que j’ai une demande à te faire et que j’ai peur que tu me refuses.

« — T’ai-je jamais rien refusé, à toi qui m’es plus qu’un ami, plus qu’un frère ?

« — Eh bien ! promets-moi que tu m’accorderas encore cette grâce-ci.

« — Tout ce que tu voudras, pourvu que ce soit en mon pouvoir.

« — Jure-le.

« Noël cracha, selon l’usage, dans le creux de sa main droite, et leva la paume ouverte vers le ciel.

« — Je le jure, fit-il.

« — Tu me donnes donc la plus grande joie que j’aie jamais rêvée en ce monde, reprit Evenn. Je vais enfin pouvoir m’acquitter de ma dette envers toi et envers tes parents. Tu te rappelles, Noël, ce soir d’octobre où l’on porta ma mère en terre, pour la réunir à son mari, à mon pauvre, à mon malheureux père, Dieu lui fasse paix ! Je sanglotais au pied de la tombe, suppliant Dieu de me faire mourir, moi aussi, maintenant que je n’avais plus personne, plus rien, pas même un toit, puisque la vente avait eu lieu l’avant-veille à Rozvélenn et que le nouveau fermier attendait, avec ses meubles, dans la cour, tandis que le cercueil de la défunte franchissait le portail. Soudain, j’entendis une voix qui me disait : « Viens, Evennik ! ton lit est fait chez nous. » Grâce à toi, Noël, grâce à Jean Bleiz et à Glauda, je n’ai pas connu l’amertume du pain mendié. J’ai eu la nourriture du corps et cette autre nourriture, la plus nécessaire de toutes, celle de l’âme. J’ai été aimé, moi l’orphelin, moi l’enfant de misère et d’abandon. Pas un matin je ne me suis réveillé sans te bénir, toi et les tiens. Mais comment vous prouver à tous que vous n’aviez point obligé un ingrat ? En m’appliquant au travail de mon mieux ? Beau mérite ! Ton père n’a jamais voulu admettre que je travaille sans être payé… À la fin tout de même, l’occasion que je guettais est venue. Avoue, Noël, que je serais le plus méprisable des hommes si je la laissais échapper… J’ai tiré un bon numéro, toi un mauvais ; mais tu ne partiras point : c’est moi qui partirai à ta place.

« Le fils de Jean Bleiz, assis sur la roche, à côté de son ami, avait écouté Evenn Mordellès sans l’interrompre. Mais, aux derniers mots, il bondit.

« — Cela, jamais ! s’écria-t-il.

« — J’ai ta parole sacrée, riposta l’autre.

« — Il n’y a pas de parole qui tienne !… Quand le sort a prononcé, ce qui doit être doit être. Le sort, c’est la voix de Dieu. Dieu ne m’en voudra point de parjurer un serment fait à l’encontre de ses desseins.

« — Tu t’emportes bien légèrement, Noël, dit Evenn, la main sur l’épaule du jeune homme… et bien inutilement aussi, ajouta-t-il, en tirant de la poche intérieure de sa veste un papier plié avec soin. Tu vois çà ! C’est la feuille de route d’Yves Mordellès, fils de défunts René et Marie Mingam, accepté, sur avis du commandant de recrutement, comme soldat du train des équipages, en remplacement du nommé Noël Bleiz, auquel il est reconnu apte à se substituer… Et maintenant, frère, à la charrue ! Les chevaux commencent à se demander ce que nous faisons là…

« La Grand’Lande, je vous prie de le croire, fut éventrée de la belle façon. Noël était si impressionné, si nerveux, si dépité même, qu’il faisait voler le coutre comme une hache à travers les souches d’ajoncs presque séculaires.

« À dix heures, quand le corn-boud de la ferme appela les laboureurs au repas, la sueur ruisselait du front du jeune homme, pressée comme les gouttes d’une pluie d’orage. Mais son âme aussi s’était amollie. Et, lorsqu’Evenn, le prenant par le bras, lui demanda : « Dis, est-ce que tu m’en veux encore ? » il ne put que le serrer sur sa poitrine et fondre en larmes.

Ici, le taupier s’interrompit : — Je n’ai pas l’habitude, fit-il, de parler si longtemps d’une seule haleine. Dans mon métier, on est plutôt silencieux.

Gaïd Dagorn, qui savait son monde, comprit que c’était une écuellée de cidre qu’il attendait. Il la but d’un trait ; puis, s’étant essuyé les lèvres du revers de sa manche, il reprit le fil de son récit :

« Ce soir-là, donc, quand les servantes eurent fini d’aller et de venir par la cuisine, Jean Bleiz et Glauda, sa moitié de ménage, s’assirent, selon leur coutume, dans leurs fauteuils de bois, aux deux coins du foyer.

« Et ils recommencèrent leurs jérémiades, sur le sujet que vous savez, incapables désormais de penser à autre chose.

« Soudain, la porte de la cuisine s’ouvrit, et Evenn Mordellès entra, disant :

« — Pardonnez-moi si je vous dérange dans vos méditations du soir, mais j’ai à vous entretenir.

« Les deux vieux s’entre-regardèrent, eurent l’air de se demander l’un à l’autre :

« Que nous veut-il ?

« Quelque chose d’important, à coup sûr, à en juger par sa mine grave et l’émotion qui perçait dans sa voix. Jean Bleiz dit :

« — Tu sais bien, Evenn, qu’il y a toujours place pour toi à notre feu. Entre toi et notre Noël, nous ne faisons aucune différence.

« Le jeune homme s’était assis.

« Glauda dit à son tour, obéissant à son éternelle préoccupation :

« — Si quelque chose peut nous consoler du départ de Noël, c’est que tu nous restes. Car tu ne songes point à nous quitter, toi aussi, je suppose ? Ce n’est pas ton mariage, au moins, que tu nous viens nous annoncer.

« Evenn ne put s’empêcher de sourire.

« — Si, fit-il ; mais mon mariage avec le régiment.

« — Tu t’engages, pour suivre Noël ? s’écrièrent les maîtres d’une seule voix…

« Glauda se couvrit la figure de ses mains. Jean Bleiz ajouta tristement, non sans amertume :

« — Fais ce qu’il teplait, gars. Nous deviendrons, nous autres, ce que nous pourrons.

» — Ne pleurez point, Glauda, dit Evenn ; et vous, Jean Bleu, connaissez-moi mieux. Si je pars, c’est pour que votre Noël ne parte pas. Je venais vous avertir que je suis accepté par le gouvernement pour être son remplaçant… J’aurais souhaité vous apporter cette nouvelle plus tôt. Mais, pour une chose si simple, il faut des tas de démarches et de paperasseries. Je n’ai eu la lettre qu’hier. Sans ça, croyez bien que vous n’auriez pas été si longtemps à vous manger de chagrin en tâchant de faire bon visage.

« Pour le coup, Glauda s’était mise à sangloter. Quant à Jean Bleiz, il avait laissé tomber sa pipe dans la cendre et demeurait ahuri, comme un homme qui rêve.

« Evenn Mordellès, prononça-t-il enfin, tu es un brave cœur. La bénédiction de Dieu est entrée avec toi dans notre maison… Mais, l’as-tu dit à Noël ? demanda-t-il, subitement inquiet.

« — Noël le sait de ce matin.

« — C’est donc pourquoi il était tantôt si taciturne ? intervint Glauda. Il m’a donné le bonsoir d’un air tout drôle.

« — Et il consent ? interrogea de nouveau Jean Bleiz.

« Evenn répondit :

« — Je l’ai prié de venir avec moi vous en assurer lui-même ; il n’a pas voulu. C’est qu’il a le cœur encore trop gros, voyez-vous. Mais ça lui passera.

« — Il t’aime tant ? repartit Jean Bleiz. Ça doit, en effet, lui être bien dur de songer que lu te sacrifies pour lui. Non, fils, je ne te cacherai pas que tu nous enlèves un poids terrible… Nous ne vivions plus… Tu nous rends la joie et le courage. Viens que nous t’embrassions. Tu es le digne rejeton d’une race d’honnêtes gens, Evenn…

« Le vieux était si troublé qu’il bredouillait. Il poursuivit, se tournant vers sa femme et l’appelant par le nom qu’il lui donnait au temps de leurs fiançailles.

« — Va, Glaudaïk, à mon armoire, et prends la bouteille qui est dans le fond, sous mes habits des dimanches…

« Evenn l’interrompit.

« — Excusez-moi, Jean Bleiz. Nous avons Noël et moi, à étriller les chevaux qui ont sué ferme dans la Grand’Lande. Il m’attend. Je me sauve !…

« Et il s’enfonça, très vite, dans la nuit du dehors, en tirant derrière lui la porte. »

« … Mes amis, continua le taupier, après un court silence, et non sans avoir jeté un coup d’œil sournois du côté de l’écuelle vide, l’allégresse des hommes est comme un feu de paille : elle jette une grande flamme, mais s’éteint aussitôt.

« Maintenant qu’Evenn Mordellès partait pour la guerre à la place de leur fils, les maîtres de Rozvélenn croyaient avoir conjuré le mauvais sort. Jamais Glauda ne s’était montrée si gaie. Elle se surprenait parfois à chanter des refrains de jeunesse, comme une petite couturière de quinze ans qui rentre de sa journée. La lumière du soleil lui paraissait plus joyeuse et comme rajeunie dans la fenêtre de sa cuisine. Elle ne craignait plus rien, pas même la vieillesse, pas même la mort, puisque son fils serait là pour lui fermer les yeux.

« Hélas ! le proverbe dit vrai : Marin qui siffle attire la tempête, gens qui chantent attirent le malheur.

« Mais n’allons pas plus vite que les événements.

« Evenn Mordellès et Noël Bleiz avaient toujours été, je vous l’ai dit, une paire d’amis incomparable, n’ayant qu’une âme, qu’un sentiment, qu’une pensée. Mais, à partir du jour où ils faillirent se brouiller, par excès d’amitié, dans la Grand’Lande, leur affection devint encore plus étroite, si possible, plus exclusive, en tout cas, et presque mystérieuse. Ils ne parlaient plus qu’entre eux, passaient les dimanches, après la messe, à errer ensemble dans les champs, par les prairies solitaires, le long des vieux chemins abandonnés. Et le soir, dans l’écurie où ils couchaient tous les deux, auprès de leurs bêtes, ils avaient de longs colloques, des entretiens graves et passionnés dont rien ne transpirait au dehors.

« Cependant la feuille de route du conscrit Mordellès fut apportée un jour par le secrétaire de la mairie. Il devait se rendre dans la huitaine à Landerneau. La veille du départ, Glauda prépara de ses propres mains un souper succulent et Jean Bleiz mit en perce la meilleure de ses barriques de cidre. À table, Evenn feignit une grande gaieté, mais Noël eut toutes les peines du monde à desserrer les lèvres. Ils se retirèrent l’un et l’autre de bonne heure, prétextant qu’il faudrait se lever le lendemain à la première aube, de façon à être à Landerneau avec le soleil.

« En réalité, ils ne se couchèrent point de toute cette nuit-là, restèrent assis dans le foin à se faire toutes sortes de recommandations, à se remémorer le passé, à s’entendre pour l’avenir.

« Cet avenir, Noël en avait peur.

« À diverses reprises il avait eu des songes étranges, des intersignes menaçants. Il ne put — a-t-il raconté plus tard — prendre sur lui de dissimuler ses inquiétudes à son ami. La douleur de la séparation le rendait comme fou. En vain le bon Evenn s’efforçait de le calmer. À tous ses raisonnements, il répondait avec une persistance farouche :

« — Je n’aurais jamais dû accepter,… jamais !… jamais !… Une voix me l’a dit dès le premier jour et, depuis, n’a cessé de me le répéter : ce n’est pas sept ans de ton âge, c’est ta vie même que tu me donnes en présent.

« Et il suppliait :

« — Je t’en conjure, rends-moi ma parole, délivre-moi de mon serment ? Il en est temps encore. Reste, et laisse-moi partir, comme l’a voulu le destin !… Vois-tu, si tu ne revenais pas, si tu étais tué là-bas, dans les contrées lointaines, j’en perdrais la raison, je me tiendrais pour damné, j’aurais ton sang sur moi, comme sur Caïn le sang d’Abel. Les champs que nous avons labourés ensemble, les arbres qui nous ont versé leur ombre, les chemins où nous nous sommes promenés côte à côte, ces chevaux que voilà, Evenn, qui nous regardent et qui m’écoutent, tout me crierait : Malheureux ! qu’as-tu fait de ton frère ?

« — Noël, Noël, je reviendrai ; sois-en sûr, affirmait Evenn, remué jusqu’aux entrailles.

« Noël Bleiz eut une idée singulière, une idée insensée, épouvantable.

« — Tu reviendras, dis-tu ?… Eh bien ! jure-le, que tu reviendras !

« Ses yeux jetaient des flammes. Evenn répondit doucement :

« — Y songes-tu, ami ? Ce serment, si je te le faisais, dépendrait-il de moi de le tenir ?

« — J’admets que cela dépende de toi ?

« — Oh ! alors sois content. Je jure des deux mains.

« — Vivant ou mort, n’est-ce pas ?

« Evenn, à cette question, frissonna, comme frôlé d’avance par le coup de faux de l’Ànkou. Il prononça néanmoins d’une voix ferme, sur le ton solennel qui convenait à un pareil engagement :

« — Vivant ou mort. Je le jure !

« — C’est bien. Nous sommes quittes, dit Noël. Maintenant que j’ai ton serment, je ne me repens plus du mien.

« Il n’avait pas achevé ces mots que la lanterne qu’ils avaient laissée brûler tout la nuit, suspendue à un des râteliers, s’éteignit brusquement, faute de suif peut-être, peut-être aussi pour une autre raison. La Blanchonne — une vieille jument — se mit à rêver tout haut, en gémissant, oppressée par quelque cauchemar. Et, dans la cour, un coq chanta.

« — C’est le jour, dit Evenn.

« — Le jour des adieux, murmura Noël chez qui succédait au délire un morne apaisement.

« Et il s’approcha de la Blanchonne pour lui passer le licol, car c’était elle, la brave bête, qu’on avait coutume d’atteler au char à bancs, dans les grandes occasion, et qui devait mener le soldat neuf jusqu’à Landerneau. Un rayon de lumière grise commençait à filtrer par l’unique lucarne ; tandis qu’Evenn faisait un paquet de ses meilleures hardes et chaussait une paire de bas de laine inusable, tricotés & son intention par Glauda, Noël lissait le poil de la jument, débrouillait sa crinière chenue, teignait d’un peu de noir de fumée ses lourds sabots, inspectait ses fers.

« Moins d’une heure après, les deux amis roulaient à travers la montagne, vers Landerneau…

« Et au moment où l’angélus du bourg sonnait midi, Noël Bleiz rentra seul à la ferme.

« — Tout s’est bien passé ? lui demanda son père en lui donnant la main pour dételer la Blanchonne.

« — Très bien, répondit la jeune homme d’un air distrait, les yeux et la pensée ailleurs.

« Il suivait mentalement, à des lieues de là, le fuyant panache de fumée d’un train en marche, emportant l’autre moitié de son âme très loin, vers l’inconnu, vers le poignant mystère, et peut-être pour jamais. »

— Gaïd Dagorn, fit à cet endroit le taupier, le plus difficile me reste à dire.

La vieille Capenn remplit l’écuelle et, de nouveau, le conteur la vida sans désemparer, avec une majestueuse aisance. Puis il continua, les mains croisées, les coudes aux genoux :

« Vous pensez bien que le départ d’Evenn Mordellès, s’il fit un grand trou dans la vie et dans les habitudes de Rozvélenn, ne changea rien au cours des saisons. Le printemps vint avec ses fleurs, l’été avec ses moissons, l’automne avec ses fruits, et l’immense horloge du monde, qui ne s’émeut guère des choses humaines, promena tranquillement, comme par le passé, d’un bout de l’année à l’autre, son balancier invisible et silencieux.

« Noël travaillait avec rage, pour tâcher d’oublier. Mais il gardait un front triste, parlait peu, semblait vivre dans sa propre maison comme un étranger.

« Une fois, il eut une colère terrible. Sa mère ne s’était-elle pas mis dans la tête qu’une bru gentille, aimable et sage, chasserait du logis le mauvais air, lui rendrait sa gaieté d’autrefois et ramènerait le sourire sur les lèvres fermées de Noël. Elle avait jeté son dévolu sur une gracieuse héritière, la fille des Ménou. Et elle s’en ouvrit un jour à son gars. Plût à Dieu qu’avant d’articuler le premier mot elle se fût fourré un bouchon d’étoupe dans la gorge ! Noël s’était soudain dressé, très pâle, les yeux pleins de foudre et d’éclairs. Et lui qui avait toujours été le plus doux des enfants, c’est à peine s’il put retenir un blasphème. Une fourche qu’il emmanchait se brisa dans ses mains comme un fétu. Il étouffait ; il se précipita dehors, et, toute cette nuit et le jour suivant, il erra dans la campagne d’hiver, sous la rafale, sous les mornes tourbillons de neige. Quand il reparut à la ferme, il dit :

« — Pardonne-moi, mère. J’ai commis un manquement grave envers toi. Mais, je t’en prie, laisse-moi le soin de gouverner ma vie à moi seul.

« Glauda avait le cœur gonflé de larmes. Elle ne leur donna cours que lorsqu’elle fut couchée dans le lit clos, auprès de son mari.

« — Tu verras, soupirait-elle à travers ses sanglots, un malheur rôde autour de nous. Nous pensions l’avoir conjuré, et voici qu’il est à notre porte. J’ai peur…

« Jean Bleiz essaya de raisonner la pauvre ménagère ; il ne la rassura point, car il tremblait lui-même, agité de sombres pressentiments.

« On entrait dans les mois venteux. Déjà l’hiver s’éloignait, courbant son vieux dos, vêtu de misérables nuages en haillons. Toutefois, il n’avait pas encore disparu derrière les croupes brumeuses des ménez.

« C’était un samedi. Tout heureux d’avoir reçu le matin une lettre d’Evenn, datée de quinze jours auparavant, « dans la tranchée, sous Sébastopol », Noël était sorti de sa réserve ordinaire, s’était montré presque gai pendant le repas et, finalement, avait fait à haute voix la lecture de la lettre, devant un auditoire composé de ses parents, des domestiques et de quelques voisins venus pour la veillée.

« Evenn annonçait qu’il se portait à merveille, qu’on allait prochainement donner l’assaut, contait en peu de mots de menues histoires du siège et demandait à Noël de lui écrire de longues nouvelles. Il s’informait de tout et de tous, des gens et des bêtes, des labours aussi, voulait savoir si le défrichement de la Grand’Lande avait produit les résultats espérés et si le blé noir qu’on y avait semé avait été d’un bon rendement.

« Noël lut de la première ligne à la dernière, et même la signature. Puis il dit :

« — Je vais lui répondre tout de suite. Bonsoir.

« — Tu lui enverras nos bénédictions, s’écrièrent Jean Bleiz et sa femme.

« — Et nos souhaits de prospérité ! firent les voisins, les valets de ferme, les servantes.

« Le jeune homme gagna l’écurie, suspendit son fanal au clou accoutumé, et là, dans la demi-clarté vacillante, il se mit à relire plus posément le grimoire de son ami, de son frère.

« Le vent d’ouest soufflait dans le pignon, par grandes haleines intermittentes, avec de brusques accalmies suivies d’une sorte de déchaînement sauvage… Or, voici qu’en relisant, peut-être pour la vingtième fois, il sembla à Noël que certains passages de la lettre revêtaient un sens nouveau, plus profond, plus mystérieux. Une phrase disait : « Les officiers prétendent que la guerre est sur le point de finir. Peut-être, quand te parviendra ce chiffon de papier, serais-je moi-même au moment de te rejoindre. Dieu fasse qu’il en soit ainsi ! » Noël se prit à murmurer, après l’absent :

« — Dieu fasse qu’il en soit ainsi !

« Et à l’instant même, il eut le sentiment que cela allait être.

« L’ouragan s’était tu. Un silence effrayant régnait au dehors, une sorte d’attente angoissée. Noël tendit l’oreille : quelqu’un venait. Un bruissement presque imperceptible de pas remuait les fougères desséchées qui jonchaient la cour : et trois coups discrets, espacés de quelques secondes, furent frappés à la porte de l’écurie.

« Le cœur de Noël Bleiz battit avec force.

« Les chevaux, qui dormaient à demi, s’ébrouèrent, tournèrent tous la tête dans la même direction, vers l’huis de chêne qu’une lourde barre fermait.

« Noël demanda :

« — Qui est là ?

« — C’est moi, ton frère Evenn, répondit une voix.

« Mes avertissements ne m’avaient donc pas trompé ! s’écria Noël.

« Et il se précipita pour ouvrir. Dans le cadre de la porte, sur le fond orageux du ciel qu’une lune aux trois quarts noyée éclairait de teintes sinistres, il vil Evenn, mais combien différent de celui d’autrefois ! C’est à peine s’il put le reconnaître. Le malheureux était revêtu de son uniforme de soldat, mais des plaques de boue souillaient son pantalon, sa tunique, comme s’il avait dû se traîner longtemps à plat ventre par les routes détrempées. Ses traits défaits trahissaient des fatigues surhumaines et, dans la profondeur sombre des orbites, ses yeux brillaient d’une fièvre étrange.

« — Tu vois, dit-il en esquissant un vague sourire, je tiens ce que je promets. Va mon doux Noël, ce n’a pas été aussi facile que tu pourrais le croire.

« — Ton accoutrement le montre assez ! fit Noël en l’attirant sur sa poitrine… Mais, s’exclama-t-il soudain, qu’est-ce là ?… Du sang ?… Evenn de mon cœur, serais-tu blessé ?

« Du flanc gauche du soldat, un peu au dessus du rein pendait un large caillot rouge.

« Noël reprit :

« — Tu dois souffrir horriblement… Il faut faire lever les gens de la maison… Nous allons te soigner ça.

« — Je ne souffre plus, dit Evenn, je ne me souviens même pas d’avoir souffert… ou, si je souffre, ajouta-t-il, c’est d’autre chose.

« — Eh ! parle donc, que je te soulage !

« — Me soulager, tu le peux… Mais le voudras-tu ?

« — Ah ! çà, tu es Evenn Mordellès, je suis Noël Bleiz, et tu me poses une pareille question !

« — Si tu voyais clair, tu t’étonnerais peut-être moins ?.

« — Explique-toi, je t’en conjure. Qu’as-tu ? Qu’y a-t-il ?

« — Je t’avais fait le serment de revenir, Noël, je suis revenu… Vivant ou mort ! avais-tu dit. Et j’avais juré : Vivant ou mort ! Touche ces mains : elles sont glacées…

« — N’en dis pas plus, Evenn ! j’ai compris !

« Et, tombant à genoux devant le fantôme de son frère d’âme, Noël Bleiz fondit en sanglots.

« — Avais-je raison, poursuivit le mort, quand naguère je te suppliais de m’épargner un tel serment ?… Si tu n’avais pas eu cette idée funeste et si je n’avais eu la faiblesse d’y céder, je ferais à cette heure ma pénitence, là-bas, parmi mes camarades de la fosse commune, sous les étoiles du ciel d’Orient… Et tu ne serais point ici pleurant à mes pieds sur celui qui fut si content de partir à ta place, oui, de partir à ta place pour jamais !…

« Noël cependant s’était redressé, tout pâle.

« — Tu as dit que je pouvais quelque chose pour ton soulagement. Je suis prêt, prononça-t-il d’une voix ferme.

« — Si j’ai dit cela, n’en tiens aucun compte… Adieu, Noël ! Garde mon souvenir. Je t’ai aimé dans la vie, je t’aime dans la mort…

« Le spectre d’Evenn Mordellès se reculait déjà dans l’ombre, mais le fils de Rozvélenn, bondissant hors de l’écurie, lui barra résolument le passage.

« — Tu ne t’en iras pas ainsi, cria-t-il. Je puis, de ton propre aveu, quelque chose pour la délivrance de ton âme. Eh bien ! cela, quoi qu’il doive m’en coûter, fût-ce ma damnation éternelle, je veux l’accomplir, entends-tu ? Je le veux !

« — De plus impérieux devoirs t’obligent envers ton père et ta mère. Pour l’amour d’eux, au nom du repos de leurs vieux jours, si durement gagné, Noël, n’insiste point !

« — Parle ! te dis-je, ou je me brise le crâne contre ces murailles.

« — Tu l’exiges ? Tu as tort.

« — J’ai tort, soit ! Je l’exige.

« — Attelle donc la Blanchonne au char à bancs, car nous aurons de la route à faire. Ce n’est plus à Landerneau que nous allons cette fois…

« … Dans le lit clos de la cuisine, Jean Bleiz, réveillé de son premier somme, poussa du coude la bonne Glauda.

« — Écoute donc, fit-il. Ne dirait-on pas, dans l’avenue le bruit de notre char à bancs et le trot saccadé de la Blanchonne ?…

« Assis côte à côte sur le siège de devant, l’ami vivant et l’ami mort franchirent des lieues et des lieues de pays. La vieille jument, d’allure d’abord hésitante, semblait avoir retrouvé son agilité d’autrefois, du temps où, jeune pouliche indomptée, elle faisait, de ses quatre sabots, jaillir du sol un quadruple éclair.

« Était-ce une route qu’ils suivaient maintenant, Noël n’aurait su le dire.

« De vastes horizons muets et tristes s’étendaient en des perspectives flottantes, indéterminées. Çà et là apparaissaient des formes inconsistantes, qui étaient peut-être des nuages et peut-être des arbres. Parfois des oiseaux s’envolaient, des oiseaux fantastiques, aux ailes brunes et ouatées, qui glissaient sans bruit, pareils à des chauves-souris d’une espèce inconnue.

« Nul vent ne soufflait dans ce désert. L’air dormait, épais et immobile.

« Une lumière vague éclairait les choses, une lumière qui n’était ni le jour ni la nuit, une lumière comme celle qui semble émaner des miroirs dans un appartement sombre.

« Mais le plus surprenant, c’était, dans la terre, l’absence de toute sonorité. La voiture roulait sans troubler le silence, et les sabots ferrées de la Blanchonne n’éveillaient aucun écho dans la plaine sourde » la plaine noire.

« Soudain, quelque chose de brillant se mit à luire, comme une eau pâle effleurée d’un rayon de lune.

« — Nous approchons, dit Evenn.

« — N’est-ce pas la mer que nous voyons devant nous ? demanda Noël.

« — Non. C’est le marais des Trépassés.

« Ils arrivèrent sur le bord de l’étang mystérieux.

« — Noël, dit Evenn, est-tu toujours résolu ?

« — Toujours !

« — Alors, descendons.

« Ils mirent pied sur une plage de sable fin comme une cendre que hérissaient, par places, des joncs noirs, des roseaux funèbres.

« — Fais le signe de la croix sur ta bête, poursuivit Evenn ; ainsi elle paîtra, en t’attendant, l’herbe des morts, comme si c’était une herbe vivante, et les esprits de la nuit ne pourront rien contre elle… Toi, commence à te déshabiller.

« — Tout nu ? « Evenn fit oui de la tête et se dépouilla lui-même de ses vêtements. Puis, quand Noël eut retiré sa chemise :

« — Donne-moi la main, et marchons !

« Ils entrèrent dans l’eau jusqu’à mi-jambes, puis jusqu’à mi-corps. Autour d’eux des têtes éparses surgissaient, ridaient un instant la surface de l’onde et, de nouveau, sombraient. D’aucunes étaient des visages flétris de jeunes filles, traînant de longues chevelures déteintes ; d’autres montraient des crânes dénudés et des barbes couleur de soufre.

« — Tu trembles ? murmura Evenn à l’oreille de son comagnon. Tu as peur ?

« — Non, j’ai froid, extraordinairement froid.

« — Et bien ! je brûle, moi ; c’est une souffrance mille fois pire. Mais il faut expier, vois-tu, il faut expier.

« — Expier quoi, Evenn, toi dont la vie a été pure comme une soirée d’août, toi dont la mort a été le plus simple et le plus entier des dévouements ?

« — Je t’ai trop aimé, Noël. Ce fut mon crime… Quand l’éclat d’obus fut entré dans mon flanc, Dieu me laissa presque une heure d’agonie pour implorer sa miséricorde, avant de comparaître devant son tribunal. J’aurais dû ne penser qu’à lui, mais ce furent des images de Rozvélenn qui me passèrent devant les yeux, au moment suprême, et, en exhalant le dernier soupir, ce fut ton nom que j’eus sur les lèvres… Si seulement tu avais hésité à me suivre en ce lieu, tu retardais ma délivrance d’autant de siècles que les sabots de la Blanchonne ont frappé de fois la terre des défunts.

« Un flot de larmes inonda les joues de Noël.

« — Tu as beaucoup de mal ? lui demanda le fantôme.

« — Je voudrais en avoir dix mille fois plus, soupira-t-il.

« À peine avait-il parlé de la sorte qu’une cloche tinta. Oh ! mais des sons tristes à vous fendre le cœur, un glas rapide, puissant, sauvage, un glas inattendu ! Evenn dit :

« — C’est l’Angélus des morts… Retourne au rivage, tu y retrouveras tes vêtements auprès des miens. Ne touche pas à ceux-ci, fût-ce du bout du doigt, fût-ce du bout du pied. Demain, à la même heure, je serai sur le seuil de l’écurie. Va.

« Noël ouvrait la bouche pour répondre, mais déjà l’ombre de son ami le plus cher, et l’étang de mystère, et la plaine lugubre s’étaient dissipés comme de vaines apparences. Le jeune homme grelottait tout nu, au milieu de la Grand’Lande. Ses habits gisaient en tas à ses pieds et, non loin, des lambeaux rouges et bleus, des haillons d’uniforme finissaient de pourrir dans la boue d’un sillon. Très vite, il endossa ses hardes et cria :

« — Blanchona ! Blanchonik !

« Un hennissement joyeux monta de la route qui longeait le bas de la friche. La bonne jument, toujours attelée, broutait au talus les pousses des jeunes ajoncs.

« Quand, ce matin-là, Noël parut au premier déjeuner, les gens s’accordèrent à lui trouver l’air malade. Il affirma qu’il se portait à merveille. Jean Bleiz, lui, demeurait tout songeur, le nez dans son écuelle. Les domestiques partis pour les champs, il dit à son fils.

« — Je te l’ai souvent répété, Noël ; mais tu ne prends pas assez de distractions. La lettre que tu as reçue d’Evenn a dû te mettre en repos. Profites-en pour t’amuser un peu. La herse que nous avions commandée à Morlais, au début de l’hiver, est prête depuis trois semaines. Attelle la Blanchonne et fais le voyage. Tu verras par la même occasion la foire de février. Nous sommes au mardi : je te donne campos jusqu’à dimanche.

« Jean Bleiz dit cela d’un ton paterne, en homme qui n’en pense pas plus long. N’empêche qu’il avait son idée d’en dessous. Et croyez qu’il ne fut pas aussi étonné qu’il feignit de l’être, lorsque son fils Noël lui repartit :

« — La Blanchonne, mon père, tire sur l’âge. Elle a fait un brave service. M’est avis qu’il conviendrait de lui épargner les courses longues. Et, pour ce qui est de moi, je vous avoue que les boutiques de la foire de Morlaix me tentent médiocrement.

« — N’en parlons plus, conclut Jean Bleiz.

« Mais, le soir, dans le lit clos, la résine éteinte, il dit à sa femme :

« — Je suis sûr maintenant qu’il se passe quelque chose, et pas quelque chose de bon. Fais comme moi : prie et ne t’endors point. Si nous entendons encore, cette nuit, le trot de la vieille jument grise, je guetterai, demain, dans la cour, et dussé-je en mourir, je saurai pourquoi elle sort, où elle va, et qui la conduit.

« Ils prièrent en silence, l’oreille tendue, et, le bruit qu’ils redoutaient, à la même heure que la veille, ils l’entendirent.

« Les morts sont ponctuels. Evenn fut exact au rendez-vous et trouva Noël qui l’attendait. La Blanchonne, qui s’était reposée tout le jour et à qui, d’ailleurs, cette besogne nocturne semblait plaire, fil sonner ses fers, sur le pavé de l’avenue, puis s’enfonça, d’une course éperdue, dans les routes du pays des défunts, les routes de l’éternel silence.

« Que vous dirai-je ? Il en fut de cette nuit-là comme de la précédente nuit, à ce détail près qu’Evenn entraîna Noël plus avant dans le marais des Trépassés et que ! e gars de Rozvélenn eut cette fois de l’eau jusqu’aux aisselles.

« Ce qu’il souffrit, je ne vous te révélerai pas. Lui-même s’efforçait de le cacher à son ami. Pas un gémissement, pas une plainte ne s’échappa de ses lèvres.

« Il rentra à la ferme, si faible que ses jambes pouvaient a peine le porter. Quand il se présenta dans la cuisine, son père dormait encore ou feignait de dormir ; ce fut sa mère qui l’entreprit :

« — Noël, mon enfant, lui dit-elle, tu dois avoir un secret à me confier. Personne ne nous écoute. Ouvre-moi tort cœur. Tu es le fruit de mes entrailles. Confesse-moi ton mal, je le guérirai ; les mères savent des remèdes, des philtres capable de conjurer la mort même.

« Pauvre Glauda ! C’était comme si elle se fut cogné la tête contre une tombe pour lui arracher le mystère de l’éternité.

« Son Noël lui répondit par des paroles douces et tristes, des mots vagues, insignifiants, et elle n’apprit rien de ce qu’elle eût donné son âme pour savoir.

« La journée s’écoula. Le soir vint. Dans le ciel, nettoyé par les vents, des étoiles vacillantes s’allumèrent. La vieille maison de Rozvélenn, si longtemps aimée de Dieu, paraissait plongée dans le repos. Mais, sur le banc-tossel, près de l’âtre, Glauda égrenait son chapelet de corne ; dans l’aire, Jean Bleiz se dissimulait, sous l’auvent de l’étable à bœufs, et Noël attendait, derrière la porte entre-baillée de l’écurie, le spectre d’Evenn Mordellès.

« Accroupie dans sa litière fraîche, la Blanchonne ruminait de lentes, d’obscures idées, parmi la respiration forte et chaude des chevaux de labour.

« — Allons, Noël ! dit une voix plus légère qu’une brise d’été.

« Le harnais fut bouclé en un clin d’œil, — et ils allèrent.

« Jean Bleiz s^élança derrière eux, dans la nuit.

« Jadis, il avait été le plus agile coureur de la montagne. On racontait de lui que dans sa jeunesse, il forçait les lièvres à la chasse. Il faut croire que si ses cheveux avaient grisonné, ses jambes n’avaient point trop vieilli, car il arriva sur la grève de l’étang funéraire comme Evenn disait à Noël, là-bas, dans le purgatoire des eaux profondes ;

« — Tu as été jusqu’à mi-corps, tu as été jusqu’aux aisselles ; je serai délivré, si, ce soir, tu te laisses submerger tout entier. Seulement, pour Dieu ! clos tes lèvres ! Que pzs une goutte du marais de la mort n’y puisse pénétrer ! Qui a bu de cette onde n’aspire désormais qu’au trépas.

« Il se fit un silence. Jean Bleiz vit s’engouffrer lentement les deux têtes. Il murmura : « Je n’ai plus de fils », battit l’air de ses bras et s’évanouit sur le sable couleur de cendre…

« Quand il reprit ses sens, une cloche lointaine, une cloche de l’autre monde sonnait l’angélus. Et il entendit son fils Noël, agenouillé près de lui, qui lui disait :

  • — Vois cette fumée blanche qui monte dans le ciel !

C’est l’âme délivrée d’Evenn Mordellès qui gagne le Palais de la Trinité…

« Il regarda, vit les talus, plantés d’ajoncs, et devers l’Orient, où le jour commençait à poindre, un petit nuage clair, déjà haut, soulevé par les premiers souffles du matin.

« La Blanchonne ramena le père et le fils.

« Debout au seuil de la maison, Glauda les reçut sur son cœur, blême des angoisses de sa longue veille. »

« Mon histoire devrait finir ici, grommela le taupier, mais elle a malheureusement une autre fin, et vous devinez laquelle.

« Soit involontairement, soit à dessein, Noël Bleiz avait ouvert ses lèvres aux eaux de la mort : il en perdit le goût de vivre.

« Il décéda le vendredi, jour du Christ. Son père et sa mère ne demeurèrent après lui que pour l’ensevelir.

« J’ai suivi les trois enterrements dans l’espace d’une seule année. Dieu fasse paix aux maîtres de Rozvélenn ! Ils sont en Paradis, je pense, et peut-être aussi la Blanchonne qui jamais ne pécha.

« Gaïd Dagoro, la nuit s’avance. Vous feriez bien de réciter un dernier De profundis pour les Âmes.

« Moi, j’ai dit. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et, joignant ses mains velues, le taupier de Commana rentra dans son silence.




Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/288 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/289 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/290 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/291 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/292 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/293 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/294 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/295 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/296 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/297 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/298 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/299 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/300 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/301 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/302 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/303 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/304 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/305 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/306 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/307 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/308 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/309 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/310 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/311 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/312 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/313 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/314 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/315 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/316 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/317 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/318 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/319 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/320 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/321 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/322 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/323 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/324 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/325 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/326 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/327 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/328 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/329 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/330 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/331 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/332 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/333 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/334 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/335 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/336 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/337 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/338 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/339 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/340 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/341 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/342 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/343 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/344 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/345 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/346 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/347 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/348

TABLE DES MATIÈRES



I. — VIEILLES HISTOIRES DU PAYS BRETON.



II. — AUX VEILLÉES DE NOËL.
1. 
 133
 146
 202


III. — RÉCITS DE PASSANTS.
 257
2. 
 284
 324
Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/353 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/354 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/355 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/356 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/357 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/358 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/359 Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/360
  1. Diminutif affectueux de « Marguerite ». Quant à groac’h qu'on a trouvé plus haut, il signifie proprement vieille, mais avec une nuance de mépris
  2. La croix de Dom Karis
  3. Île Verte.
  4. Hauts plateaux livrés à la culture.
  5. (1) On appelait ainsi des douaniers qui, le jour, portaient des vêtements bourgeois et qui étaient comme la police secrète de la douane.
  6. Personnification de la mort en Basse-Bretagne.