Vieilles histoires du pays breton/Les Deux amis.

Honoré Champion (p. 257-283).

LES DEUX AMIS



C’êtait le soir de la Toussaint, à la veillée, dans une vieille maison des environs de Plogoff, bâtie sur l’emplacement et avec les pierres de l’ancien manoir de Kergaradec.

On connaît ce paysage funèbre de l’extrémité du Cap. À gauche, le morne chemin qui mène vers Lezcoff, la pointe du Haz, et le gouffre de l’Enfer ; à droite, la vallée profonde, où dort, dit-on, sous les eaux grises de l’étang de Laoual, tout un quartier de la Ker-Is des légendes, et qui s’ouvre, vers l’ouest, entre les promontoire sinistres du Raz et du Van, sur la mystérieuse baie des Trépassés.

Dans la cuisine, étroite et sombre comme une crypte, une douzaine de personnes formaient cercle devant l’âtre, encadré, suivant l’usage de la région, par une boiserie peinte supportant, sur une tablette, une vierge en faïence entre deux bouquets de fleurs artificielles.

Un feu de mottes brûlait dans le foyer et remplissait le réduit d’une âcre odeur de tourbe.

Les cloches de Plogoff entrèrent en branle, se mirent à tinter le glas de nuit pour la fête du lendemain. Gaïd Dagorn, la maîtresse de la maison, donna le signal de la prière et commença la série des De profundis pour tous les parents défunts. Les oraisons se succédèrent tant que dura le glas ; puis, quand les voix des cloches se furent tues dans le lointain, il se fit parmi les assistants un long silence.

Le grand bruit de la mer semblait par instants tout proche, comme si les lames fussent venues battre contre les murs du logis. Gaïd, après s’être signée une dernière fois, interpella une espèce de colosse aux poings velus, assis en face d’elle, de l’autre côté de la cheminée.

— Çà, taupier, dit-elle, puisque vous êtes des nôtres, ce soir, contez-nous une histoire de votre pays de Commana, là-bas, à l’intérieur des terres.

L’homme fit entendre un grognement, un hon inarticulé.

Puis, comme la ménagère insistait :

— Tout de même, prononça-t-il… Seulement, ce n’est pas une histoire, c’est une chose arrivée.

Et il commença d’une voix posée, un peu sourde.

« À Rozvélenn, en Sizun de la montagne, vivait, il y a quelque vingt-cinq ans, un fermier du nom de Jean Bleiz, qu’on appelait encore Bleiz du Ménez, pour le distinguer d’un de ses cousins qui habitait le bourg.

« Je l’ai connu. C’était un homme laborieux et sage. Ses terres étaient les mieux tenues qui se pussent voir à dix lieues à la ronde. On disait de lui que le beau blé venait aussi aisément dans ses champs que la fougère dans les champs des autres. Le vrai, c’est qu’on eût fait bien de la route avant de trouver un travailleur aussi capable, aussi entendu.

« Mais son fils Noël, élevé à son école, lui était, il faut le dire, d’une aide singulièrement précieuse. Quel beau gars, solidement découplé ! et si attaché à sa besogne ! L’esprit sérieux, avec cela, trop sérieux même. Son père le morigénait souvent à ce propos.

« — Tu ne prends pas assez de bon temps. Tu réfléchis trop. Va donc aux pardons, avec les camarades, et danse, et amuse-toi.

« Lui souriait, se contentait de répondre doucement :

« — Que voulez-vous ? Je suis comme je suis. Mon plaisir n’est pas où est celui des autres ; voilà tout. D’ailleurs, je ne suis pas seul de mon espèce. Est-ce que Evenn, sous ce rapport, n’est pas tout mon portrait ?

« Le vieux Jean Bleiz, alors, de conclure :

« — Ce qui me déplaît chez toi ne me plaît pas davantage chez ton Evenn.

« Mais, me demanderez-vous, qu’était-ce que cet Evenn ?

« Voici.

« C’était un jeune homme du même âge que Noël Bleiz, et son inséparable. Son père avait tenu, jadis, la ferme de Keranroué dont les terres touchent celles de Rozvélenn. Mais le pauvre René Mordellès, — c’était son nom, — quoiqu’il fût, lui aussi, un maître laboureur, avait toujours été desservi par la malechance. Au lieu que les cultures de Jean Bleiz, son voisin, prospéraient de plus en plus, d’année en année, les siennes, quelque peine qu’il se donnât, tournaient toujours contre son attente. Il y a comme cela des domaines et des gens sur qui pèse une fatalité. René Mordellès épuisa, on peut dire, toutes les infortunes. Ses bêtes crevaient, sans qu’on sût de quelle maladie ; l’eau noyait ses foins ; sa moisson se desséchait sur pied. Un hiver, la foudre tomba sur sa grange. Il lutta longtemps, finalement fut vaincu. La tristesse et le désespoir s’emparèrent de lui et le conduisirent à la tombe. Sa veuve ne tarda pas à le suivre dans la mort.

« Restait un enfant, Evenn, ou, comme on l’appelait alors, à cause de son jeune âge, Evennik.

« Il venait d’avoir dix ans et se préparait à sa première communion. Sur les bancs du catéchisme, il s’était lié d’amitié avec Noël Bleiz ; ensemble ils allaient au bourg, ensemble ils en revenaient. Le soir de l’enterrement de René Mordellès, Noël dit à Evenn :

« — Tu n’as plus de chez toi. Veux-tu demeurer avec nous, à Rozvélenn ? Tu y serais comme dans ta propre maison. Mon père te donnerait les gages d’un gardeur de vaches. Tu deviendrais comme mon frère et nous ne nous quitterions plus.

« Le lendemain Evenn Mordellès était installé chez les Bleiz. Et, à partir de ce moment, en effet, Noël et lui ne firent plus un pas l’un sans l’autre.

« Leur amitié ne fit que grandir avec l’âge, à mesure qu’ils grandissaient eux-mêmes.

« Le temps vint pour eux de tirer au sort. Il se trouva que Noël eut un mauvais numéro, tandis qu’Evenn en ramenait un bon. Jean Bleiz, qui se sentait vieillir, fut désolé, à la pensée que son fils lui serait enlevé pour sept ans, sans compter que c’était l’époque où l’on se battait par là-bas, je ne sais où, du côté de la Russie. Et la ménagère, la bonne Glauda, était encore plus navrée que son mari. Dès que les hommes étaient partis pour les champs, elle s’asseyait sur le banc-tossel auprès de la cheminée, pour pleurer à chaudes larmes, se lamenter, en maudissant la conscription et la guerre. Le soir, tout le monde couché dans la ferme, Jean Bleiz et elle s’attardaient de part et d’autre du foyer, devant la cendre déjà éteinte, à échanger leurs idées noires, leurs craintes, leurs mauvais pressentiments.

« — C’est si long, sept ans ! disait Jean Bleiz. Serai-je encore là, quand il reviendra ?

« — Ce à quoi je songe, moi, c’est qu’il peut ne pas revenir, faisait Glauda.

« Et ils restaient songeurs, tristes, sans foi dans l’avenir, murmurant chacun & part soi :

« — Si du moins le sort était tombé sur Evenn.

« Quant à acheter un remplaçant, cela n’était pas dans leurs moyens. Le « marchand d’hommes » demandait trop cher.

« Cependant les jours s’écoulaient, rapprochant le terme fatal.

« Evenn n’avait pas été sans voir que Jean Bleiz avait beaucoup perdu de sa vaillance à la tâche et que Glauda, à table, sitôt qu’elle fixait les yeux sur son fils, se détournait pour essuyer furtivement une larme.

« — Allons, se dit-il un matin, au saut du lit, il faut qu’aujourd’hui je me décide à parler.

« Le hasard favorisa son dessein. Quand il vint prendre les ordres du maître pour la journée, Jean Bleiz s’exprima de la sorte :

« — J’ai résolu de commencer à défricher la Grand’Lande. Tu guideras les chevaux et Noël conduira la charrue. Buvez tous deux un bon coup de cidre, car les souches sont vieilles et le travail sera dur.

« Voilà nos gaillards partis. Quand ils furent seuls, avec l’attelage, là-haut sur le versant du Ménez, dans la Grand’Lande. Evenn dit à son ami Noël :

« — Laissons souffler un peu les bêtes avant d’entamer la première tranchée, et asseyons-nous sur cette roche plate qui est, si l’on en croit les vieilles femmes, le tombeau d’un saint inconnu. Regarde comme on voit bien de cette place tout le pays !

« — Comme tu prononces ces paroles d’un ton étrange ! prononça Noël. Ta voix tremble.

« — Peut-être, car mon cœur bat avec violence.

« — Pourquoi ?

« — Parce que j’ai une demande à te faire et que j’ai peur que tu me refuses.

« — T’ai-je jamais rien refusé, à toi qui m’es plus qu’un ami, plus qu’un frère ?

« — Eh bien ! promets-moi que tu m’accorderas encore cette grâce-ci.

« — Tout ce que tu voudras, pourvu que ce soit en mon pouvoir.

« — Jure-le.

« Noël cracha, selon l’usage, dans le creux de sa main droite, et leva la paume ouverte vers le ciel.

« — Je le jure, fit-il.

« — Tu me donnes donc la plus grande joie que j’aie jamais rêvée en ce monde, reprit Evenn. Je vais enfin pouvoir m’acquitter de ma dette envers toi et envers tes parents. Tu te rappelles, Noël, ce soir d’octobre où l’on porta ma mère en terre, pour la réunir à son mari, à mon pauvre, à mon malheureux père, Dieu lui fasse paix ! Je sanglotais au pied de la tombe, suppliant Dieu de me faire mourir, moi aussi, maintenant que je n’avais plus personne, plus rien, pas même un toit, puisque la vente avait eu lieu l’avant-veille à Rozvélenn et que le nouveau fermier attendait, avec ses meubles, dans la cour, tandis que le cercueil de la défunte franchissait le portail. Soudain, j’entendis une voix qui me disait : « Viens, Evennik ! ton lit est fait chez nous. » Grâce à toi, Noël, grâce à Jean Bleiz et à Glauda, je n’ai pas connu l’amertume du pain mendié. J’ai eu la nourriture du corps et cette autre nourriture, la plus nécessaire de toutes, celle de l’âme. J’ai été aimé, moi l’orphelin, moi l’enfant de misère et d’abandon. Pas un matin je ne me suis réveillé sans te bénir, toi et les tiens. Mais comment vous prouver à tous que vous n’aviez point obligé un ingrat ? En m’appliquant au travail de mon mieux ? Beau mérite ! Ton père n’a jamais voulu admettre que je travaille sans être payé… À la fin tout de même, l’occasion que je guettais est venue. Avoue, Noël, que je serais le plus méprisable des hommes si je la laissais échapper… J’ai tiré un bon numéro, toi un mauvais ; mais tu ne partiras point : c’est moi qui partirai à ta place.

« Le fils de Jean Bleiz, assis sur la roche, à côté de son ami, avait écouté Evenn Mordellès sans l’interrompre. Mais, aux derniers mots, il bondit.

« — Cela, jamais ! s’écria-t-il.

« — J’ai ta parole sacrée, riposta l’autre.

« — Il n’y a pas de parole qui tienne !… Quand le sort a prononcé, ce qui doit être doit être. Le sort, c’est la voix de Dieu. Dieu ne m’en voudra point de parjurer un serment fait à l’encontre de ses desseins.

« — Tu t’emportes bien légèrement, Noël, dit Evenn, la main sur l’épaule du jeune homme… et bien inutilement aussi, ajouta-t-il, en tirant de la poche intérieure de sa veste un papier plié avec soin. Tu vois çà ! C’est la feuille de route d’Yves Mordellès, fils de défunts René et Marie Mingam, accepté, sur avis du commandant de recrutement, comme soldat du train des équipages, en remplacement du nommé Noël Bleiz, auquel il est reconnu apte à se substituer… Et maintenant, frère, à la charrue ! Les chevaux commencent à se demander ce que nous faisons là…

« La Grand’Lande, je vous prie de le croire, fut éventrée de la belle façon. Noël était si impressionné, si nerveux, si dépité même, qu’il faisait voler le coutre comme une hache à travers les souches d’ajoncs presque séculaires.

« À dix heures, quand le corn-boud de la ferme appela les laboureurs au repas, la sueur ruisselait du front du jeune homme, pressée comme les gouttes d’une pluie d’orage. Mais son âme aussi s’était amollie. Et, lorsqu’Evenn, le prenant par le bras, lui demanda : « Dis, est-ce que tu m’en veux encore ? » il ne put que le serrer sur sa poitrine et fondre en larmes.

Ici, le taupier s’interrompit : — Je n’ai pas l’habitude, fit-il, de parler si longtemps d’une seule haleine. Dans mon métier, on est plutôt silencieux.

Gaïd Dagorn, qui savait son monde, comprit que c’était une écuellée de cidre qu’il attendait. Il la but d’un trait ; puis, s’étant essuyé les lèvres du revers de sa manche, il reprit le fil de son récit :

« Ce soir-là, donc, quand les servantes eurent fini d’aller et de venir par la cuisine, Jean Bleiz et Glauda, sa moitié de ménage, s’assirent, selon leur coutume, dans leurs fauteuils de bois, aux deux coins du foyer.

« Et ils recommencèrent leurs jérémiades, sur le sujet que vous savez, incapables désormais de penser à autre chose.

« Soudain, la porte de la cuisine s’ouvrit, et Evenn Mordellès entra, disant :

« — Pardonnez-moi si je vous dérange dans vos méditations du soir, mais j’ai à vous entretenir.

« Les deux vieux s’entre-regardèrent, eurent l’air de se demander l’un à l’autre :

« Que nous veut-il ?

« Quelque chose d’important, à coup sûr, à en juger par sa mine grave et l’émotion qui perçait dans sa voix. Jean Bleiz dit :

« — Tu sais bien, Evenn, qu’il y a toujours place pour toi à notre feu. Entre toi et notre Noël, nous ne faisons aucune différence.

« Le jeune homme s’était assis.

« Glauda dit à son tour, obéissant à son éternelle préoccupation :

« — Si quelque chose peut nous consoler du départ de Noël, c’est que tu nous restes. Car tu ne songes point à nous quitter, toi aussi, je suppose ? Ce n’est pas ton mariage, au moins, que tu nous viens nous annoncer.

« Evenn ne put s’empêcher de sourire.

« — Si, fit-il ; mais mon mariage avec le régiment.

« — Tu t’engages, pour suivre Noël ? s’écrièrent les maîtres d’une seule voix…

« Glauda se couvrit la figure de ses mains. Jean Bleiz ajouta tristement, non sans amertume :

« — Fais ce qu’il teplait, gars. Nous deviendrons, nous autres, ce que nous pourrons.

» — Ne pleurez point, Glauda, dit Evenn ; et vous, Jean Bleu, connaissez-moi mieux. Si je pars, c’est pour que votre Noël ne parte pas. Je venais vous avertir que je suis accepté par le gouvernement pour être son remplaçant… J’aurais souhaité vous apporter cette nouvelle plus tôt. Mais, pour une chose si simple, il faut des tas de démarches et de paperasseries. Je n’ai eu la lettre qu’hier. Sans ça, croyez bien que vous n’auriez pas été si longtemps à vous manger de chagrin en tâchant de faire bon visage.

« Pour le coup, Glauda s’était mise à sangloter. Quant à Jean Bleiz, il avait laissé tomber sa pipe dans la cendre et demeurait ahuri, comme un homme qui rêve.

« Evenn Mordellès, prononça-t-il enfin, tu es un brave cœur. La bénédiction de Dieu est entrée avec toi dans notre maison… Mais, l’as-tu dit à Noël ? demanda-t-il, subitement inquiet.

« — Noël le sait de ce matin.

« — C’est donc pourquoi il était tantôt si taciturne ? intervint Glauda. Il m’a donné le bonsoir d’un air tout drôle.

« — Et il consent ? interrogea de nouveau Jean Bleiz.

« Evenn répondit :

« — Je l’ai prié de venir avec moi vous en assurer lui-même ; il n’a pas voulu. C’est qu’il a le cœur encore trop gros, voyez-vous. Mais ça lui passera.

« — Il t’aime tant ? repartit Jean Bleiz. Ça doit, en effet, lui être bien dur de songer que lu te sacrifies pour lui. Non, fils, je ne te cacherai pas que tu nous enlèves un poids terrible… Nous ne vivions plus… Tu nous rends la joie et le courage. Viens que nous t’embrassions. Tu es le digne rejeton d’une race d’honnêtes gens, Evenn…

« Le vieux était si troublé qu’il bredouillait. Il poursuivit, se tournant vers sa femme et l’appelant par le nom qu’il lui donnait au temps de leurs fiançailles.

« — Va, Glaudaïk, à mon armoire, et prends la bouteille qui est dans le fond, sous mes habits des dimanches…

« Evenn l’interrompit.

« — Excusez-moi, Jean Bleiz. Nous avons Noël et moi, à étriller les chevaux qui ont sué ferme dans la Grand’Lande. Il m’attend. Je me sauve !…

« Et il s’enfonça, très vite, dans la nuit du dehors, en tirant derrière lui la porte. »

« … Mes amis, continua le taupier, après un court silence, et non sans avoir jeté un coup d’œil sournois du côté de l’écuelle vide, l’allégresse des hommes est comme un feu de paille : elle jette une grande flamme, mais s’éteint aussitôt.

« Maintenant qu’Evenn Mordellès partait pour la guerre à la place de leur fils, les maîtres de Rozvélenn croyaient avoir conjuré le mauvais sort. Jamais Glauda ne s’était montrée si gaie. Elle se surprenait parfois à chanter des refrains de jeunesse, comme une petite couturière de quinze ans qui rentre de sa journée. La lumière du soleil lui paraissait plus joyeuse et comme rajeunie dans la fenêtre de sa cuisine. Elle ne craignait plus rien, pas même la vieillesse, pas même la mort, puisque son fils serait là pour lui fermer les yeux.

« Hélas ! le proverbe dit vrai : Marin qui siffle attire la tempête, gens qui chantent attirent le malheur.

« Mais n’allons pas plus vite que les événements.

« Evenn Mordellès et Noël Bleiz avaient toujours été, je vous l’ai dit, une paire d’amis incomparable, n’ayant qu’une âme, qu’un sentiment, qu’une pensée. Mais, à partir du jour où ils faillirent se brouiller, par excès d’amitié, dans la Grand’Lande, leur affection devint encore plus étroite, si possible, plus exclusive, en tout cas, et presque mystérieuse. Ils ne parlaient plus qu’entre eux, passaient les dimanches, après la messe, à errer ensemble dans les champs, par les prairies solitaires, le long des vieux chemins abandonnés. Et le soir, dans l’écurie où ils couchaient tous les deux, auprès de leurs bêtes, ils avaient de longs colloques, des entretiens graves et passionnés dont rien ne transpirait au dehors.

« Cependant la feuille de route du conscrit Mordellès fut apportée un jour par le secrétaire de la mairie. Il devait se rendre dans la huitaine à Landerneau. La veille du départ, Glauda prépara de ses propres mains un souper succulent et Jean Bleiz mit en perce la meilleure de ses barriques de cidre. À table, Evenn feignit une grande gaieté, mais Noël eut toutes les peines du monde à desserrer les lèvres. Ils se retirèrent l’un et l’autre de bonne heure, prétextant qu’il faudrait se lever le lendemain à la première aube, de façon à être à Landerneau avec le soleil.

« En réalité, ils ne se couchèrent point de toute cette nuit-là, restèrent assis dans le foin à se faire toutes sortes de recommandations, à se remémorer le passé, à s’entendre pour l’avenir.

« Cet avenir, Noël en avait peur.

« À diverses reprises il avait eu des songes étranges, des intersignes menaçants. Il ne put — a-t-il raconté plus tard — prendre sur lui de dissimuler ses inquiétudes à son ami. La douleur de la séparation le rendait comme fou. En vain le bon Evenn s’efforçait de le calmer. À tous ses raisonnements, il répondait avec une persistance farouche :

« — Je n’aurais jamais dû accepter,… jamais !… jamais !… Une voix me l’a dit dès le premier jour et, depuis, n’a cessé de me le répéter : ce n’est pas sept ans de ton âge, c’est ta vie même que tu me donnes en présent.

« Et il suppliait :

« — Je t’en conjure, rends-moi ma parole, délivre-moi de mon serment ? Il en est temps encore. Reste, et laisse-moi partir, comme l’a voulu le destin !… Vois-tu, si tu ne revenais pas, si tu étais tué là-bas, dans les contrées lointaines, j’en perdrais la raison, je me tiendrais pour damné, j’aurais ton sang sur moi, comme sur Caïn le sang d’Abel. Les champs que nous avons labourés ensemble, les arbres qui nous ont versé leur ombre, les chemins où nous nous sommes promenés côte à côte, ces chevaux que voilà, Evenn, qui nous regardent et qui m’écoutent, tout me crierait : Malheureux ! qu’as-tu fait de ton frère ?

« — Noël, Noël, je reviendrai ; sois-en sûr, affirmait Evenn, remué jusqu’aux entrailles.

« Noël Bleiz eut une idée singulière, une idée insensée, épouvantable.

« — Tu reviendras, dis-tu ?… Eh bien ! jure-le, que tu reviendras !

« Ses yeux jetaient des flammes. Evenn répondit doucement :

« — Y songes-tu, ami ? Ce serment, si je te le faisais, dépendrait-il de moi de le tenir ?

« — J’admets que cela dépende de toi ?

« — Oh ! alors sois content. Je jure des deux mains.

« — Vivant ou mort, n’est-ce pas ?

« Evenn, à cette question, frissonna, comme frôlé d’avance par le coup de faux de l’Ànkou. Il prononça néanmoins d’une voix ferme, sur le ton solennel qui convenait à un pareil engagement :

« — Vivant ou mort. Je le jure !

« — C’est bien. Nous sommes quittes, dit Noël. Maintenant que j’ai ton serment, je ne me repens plus du mien.

« Il n’avait pas achevé ces mots que la lanterne qu’ils avaient laissée brûler tout la nuit, suspendue à un des râteliers, s’éteignit brusquement, faute de suif peut-être, peut-être aussi pour une autre raison. La Blanchonne — une vieille jument — se mit à rêver tout haut, en gémissant, oppressée par quelque cauchemar. Et, dans la cour, un coq chanta.

« — C’est le jour, dit Evenn.

« — Le jour des adieux, murmura Noël chez qui succédait au délire un morne apaisement.

« Et il s’approcha de la Blanchonne pour lui passer le licol, car c’était elle, la brave bête, qu’on avait coutume d’atteler au char à bancs, dans les grandes occasion, et qui devait mener le soldat neuf jusqu’à Landerneau. Un rayon de lumière grise commençait à filtrer par l’unique lucarne ; tandis qu’Evenn faisait un paquet de ses meilleures hardes et chaussait une paire de bas de laine inusable, tricotés & son intention par Glauda, Noël lissait le poil de la jument, débrouillait sa crinière chenue, teignait d’un peu de noir de fumée ses lourds sabots, inspectait ses fers.

« Moins d’une heure après, les deux amis roulaient à travers la montagne, vers Landerneau…

« Et au moment où l’angélus du bourg sonnait midi, Noël Bleiz rentra seul à la ferme.

« — Tout s’est bien passé ? lui demanda son père en lui donnant la main pour dételer la Blanchonne.

« — Très bien, répondit la jeune homme d’un air distrait, les yeux et la pensée ailleurs.

« Il suivait mentalement, à des lieues de là, le fuyant panache de fumée d’un train en marche, emportant l’autre moitié de son âme très loin, vers l’inconnu, vers le poignant mystère, et peut-être pour jamais. »

— Gaïd Dagorn, fit à cet endroit le taupier, le plus difficile me reste à dire.

La vieille Capenn remplit l’écuelle et, de nouveau, le conteur la vida sans désemparer, avec une majestueuse aisance. Puis il continua, les mains croisées, les coudes aux genoux :

« Vous pensez bien que le départ d’Evenn Mordellès, s’il fit un grand trou dans la vie et dans les habitudes de Rozvélenn, ne changea rien au cours des saisons. Le printemps vint avec ses fleurs, l’été avec ses moissons, l’automne avec ses fruits, et l’immense horloge du monde, qui ne s’émeut guère des choses humaines, promena tranquillement, comme par le passé, d’un bout de l’année à l’autre, son balancier invisible et silencieux.

« Noël travaillait avec rage, pour tâcher d’oublier. Mais il gardait un front triste, parlait peu, semblait vivre dans sa propre maison comme un étranger.

« Une fois, il eut une colère terrible. Sa mère ne s’était-elle pas mis dans la tête qu’une bru gentille, aimable et sage, chasserait du logis le mauvais air, lui rendrait sa gaieté d’autrefois et ramènerait le sourire sur les lèvres fermées de Noël. Elle avait jeté son dévolu sur une gracieuse héritière, la fille des Ménou. Et elle s’en ouvrit un jour à son gars. Plût à Dieu qu’avant d’articuler le premier mot elle se fût fourré un bouchon d’étoupe dans la gorge ! Noël s’était soudain dressé, très pâle, les yeux pleins de foudre et d’éclairs. Et lui qui avait toujours été le plus doux des enfants, c’est à peine s’il put retenir un blasphème. Une fourche qu’il emmanchait se brisa dans ses mains comme un fétu. Il étouffait ; il se précipita dehors, et, toute cette nuit et le jour suivant, il erra dans la campagne d’hiver, sous la rafale, sous les mornes tourbillons de neige. Quand il reparut à la ferme, il dit :

« — Pardonne-moi, mère. J’ai commis un manquement grave envers toi. Mais, je t’en prie, laisse-moi le soin de gouverner ma vie à moi seul.

« Glauda avait le cœur gonflé de larmes. Elle ne leur donna cours que lorsqu’elle fut couchée dans le lit clos, auprès de son mari.

« — Tu verras, soupirait-elle à travers ses sanglots, un malheur rôde autour de nous. Nous pensions l’avoir conjuré, et voici qu’il est à notre porte. J’ai peur…

« Jean Bleiz essaya de raisonner la pauvre ménagère ; il ne la rassura point, car il tremblait lui-même, agité de sombres pressentiments.

« On entrait dans les mois venteux. Déjà l’hiver s’éloignait, courbant son vieux dos, vêtu de misérables nuages en haillons. Toutefois, il n’avait pas encore disparu derrière les croupes brumeuses des ménez.

« C’était un samedi. Tout heureux d’avoir reçu le matin une lettre d’Evenn, datée de quinze jours auparavant, « dans la tranchée, sous Sébastopol », Noël était sorti de sa réserve ordinaire, s’était montré presque gai pendant le repas et, finalement, avait fait à haute voix la lecture de la lettre, devant un auditoire composé de ses parents, des domestiques et de quelques voisins venus pour la veillée.

« Evenn annonçait qu’il se portait à merveille, qu’on allait prochainement donner l’assaut, contait en peu de mots de menues histoires du siège et demandait à Noël de lui écrire de longues nouvelles. Il s’informait de tout et de tous, des gens et des bêtes, des labours aussi, voulait savoir si le défrichement de la Grand’Lande avait produit les résultats espérés et si le blé noir qu’on y avait semé avait été d’un bon rendement.

« Noël lut de la première ligne à la dernière, et même la signature. Puis il dit :

« — Je vais lui répondre tout de suite. Bonsoir.

« — Tu lui enverras nos bénédictions, s’écrièrent Jean Bleiz et sa femme.

« — Et nos souhaits de prospérité ! firent les voisins, les valets de ferme, les servantes.

« Le jeune homme gagna l’écurie, suspendit son fanal au clou accoutumé, et là, dans la demi-clarté vacillante, il se mit à relire plus posément le grimoire de son ami, de son frère.

« Le vent d’ouest soufflait dans le pignon, par grandes haleines intermittentes, avec de brusques accalmies suivies d’une sorte de déchaînement sauvage… Or, voici qu’en relisant, peut-être pour la vingtième fois, il sembla à Noël que certains passages de la lettre revêtaient un sens nouveau, plus profond, plus mystérieux. Une phrase disait : « Les officiers prétendent que la guerre est sur le point de finir. Peut-être, quand te parviendra ce chiffon de papier, serais-je moi-même au moment de te rejoindre. Dieu fasse qu’il en soit ainsi ! » Noël se prit à murmurer, après l’absent :

« — Dieu fasse qu’il en soit ainsi !

« Et à l’instant même, il eut le sentiment que cela allait être.

« L’ouragan s’était tu. Un silence effrayant régnait au dehors, une sorte d’attente angoissée. Noël tendit l’oreille : quelqu’un venait. Un bruissement presque imperceptible de pas remuait les fougères desséchées qui jonchaient la cour : et trois coups discrets, espacés de quelques secondes, furent frappés à la porte de l’écurie.

« Le cœur de Noël Bleiz battit avec force.

« Les chevaux, qui dormaient à demi, s’ébrouèrent, tournèrent tous la tête dans la même direction, vers l’huis de chêne qu’une lourde barre fermait.

« Noël demanda :

« — Qui est là ?

« — C’est moi, ton frère Evenn, répondit une voix.

« Mes avertissements ne m’avaient donc pas trompé ! s’écria Noël.

« Et il se précipita pour ouvrir. Dans le cadre de la porte, sur le fond orageux du ciel qu’une lune aux trois quarts noyée éclairait de teintes sinistres, il vil Evenn, mais combien différent de celui d’autrefois ! C’est à peine s’il put le reconnaître. Le malheureux était revêtu de son uniforme de soldat, mais des plaques de boue souillaient son pantalon, sa tunique, comme s’il avait dû se traîner longtemps à plat ventre par les routes détrempées. Ses traits défaits trahissaient des fatigues surhumaines et, dans la profondeur sombre des orbites, ses yeux brillaient d’une fièvre étrange.

« — Tu vois, dit-il en esquissant un vague sourire, je tiens ce que je promets. Va mon doux Noël, ce n’a pas été aussi facile que tu pourrais le croire.

« — Ton accoutrement le montre assez ! fit Noël en l’attirant sur sa poitrine… Mais, s’exclama-t-il soudain, qu’est-ce là ?… Du sang ?… Evenn de mon cœur, serais-tu blessé ?

« Du flanc gauche du soldat, un peu au dessus du rein pendait un large caillot rouge.

« Noël reprit :

« — Tu dois souffrir horriblement… Il faut faire lever les gens de la maison… Nous allons te soigner ça.

« — Je ne souffre plus, dit Evenn, je ne me souviens même pas d’avoir souffert… ou, si je souffre, ajouta-t-il, c’est d’autre chose.

« — Eh ! parle donc, que je te soulage !

« — Me soulager, tu le peux… Mais le voudras-tu ?

« — Ah ! çà, tu es Evenn Mordellès, je suis Noël Bleiz, et tu me poses une pareille question !

« — Si tu voyais clair, tu t’étonnerais peut-être moins ?.

« — Explique-toi, je t’en conjure. Qu’as-tu ? Qu’y a-t-il ?

« — Je t’avais fait le serment de revenir, Noël, je suis revenu… Vivant ou mort ! avais-tu dit. Et j’avais juré : Vivant ou mort ! Touche ces mains : elles sont glacées…

« — N’en dis pas plus, Evenn ! j’ai compris !

« Et, tombant à genoux devant le fantôme de son frère d’âme, Noël Bleiz fondit en sanglots.

« — Avais-je raison, poursuivit le mort, quand naguère je te suppliais de m’épargner un tel serment ?… Si tu n’avais pas eu cette idée funeste et si je n’avais eu la faiblesse d’y céder, je ferais à cette heure ma pénitence, là-bas, parmi mes camarades de la fosse commune, sous les étoiles du ciel d’Orient… Et tu ne serais point ici pleurant à mes pieds sur celui qui fut si content de partir à ta place, oui, de partir à ta place pour jamais !…

« Noël cependant s’était redressé, tout pâle.

« — Tu as dit que je pouvais quelque chose pour ton soulagement. Je suis prêt, prononça-t-il d’une voix ferme.

« — Si j’ai dit cela, n’en tiens aucun compte… Adieu, Noël ! Garde mon souvenir. Je t’ai aimé dans la vie, je t’aime dans la mort…

« Le spectre d’Evenn Mordellès se reculait déjà dans l’ombre, mais le fils de Rozvélenn, bondissant hors de l’écurie, lui barra résolument le passage.

« — Tu ne t’en iras pas ainsi, cria-t-il. Je puis, de ton propre aveu, quelque chose pour la délivrance de ton âme. Eh bien ! cela, quoi qu’il doive m’en coûter, fût-ce ma damnation éternelle, je veux l’accomplir, entends-tu ? Je le veux !

« — De plus impérieux devoirs t’obligent envers ton père et ta mère. Pour l’amour d’eux, au nom du repos de leurs vieux jours, si durement gagné, Noël, n’insiste point !

« — Parle ! te dis-je, ou je me brise le crâne contre ces murailles.

« — Tu l’exiges ? Tu as tort.

« — J’ai tort, soit ! Je l’exige.

« — Attelle donc la Blanchonne au char à bancs, car nous aurons de la route à faire. Ce n’est plus à Landerneau que nous allons cette fois…

« … Dans le lit clos de la cuisine, Jean Bleiz, réveillé de son premier somme, poussa du coude la bonne Glauda.

« — Écoute donc, fit-il. Ne dirait-on pas, dans l’avenue le bruit de notre char à bancs et le trot saccadé de la Blanchonne ?…

« Assis côte à côte sur le siège de devant, l’ami vivant et l’ami mort franchirent des lieues et des lieues de pays. La vieille jument, d’allure d’abord hésitante, semblait avoir retrouvé son agilité d’autrefois, du temps où, jeune pouliche indomptée, elle faisait, de ses quatre sabots, jaillir du sol un quadruple éclair.

« Était-ce une route qu’ils suivaient maintenant, Noël n’aurait su le dire.

« De vastes horizons muets et tristes s’étendaient en des perspectives flottantes, indéterminées. Çà et là apparaissaient des formes inconsistantes, qui étaient peut-être des nuages et peut-être des arbres. Parfois des oiseaux s’envolaient, des oiseaux fantastiques, aux ailes brunes et ouatées, qui glissaient sans bruit, pareils à des chauves-souris d’une espèce inconnue.

« Nul vent ne soufflait dans ce désert. L’air dormait, épais et immobile.

« Une lumière vague éclairait les choses, une lumière qui n’était ni le jour ni la nuit, une lumière comme celle qui semble émaner des miroirs dans un appartement sombre.

« Mais le plus surprenant, c’était, dans la terre, l’absence de toute sonorité. La voiture roulait sans troubler le silence, et les sabots ferrées de la Blanchonne n’éveillaient aucun écho dans la plaine sourde » la plaine noire.

« Soudain, quelque chose de brillant se mit à luire, comme une eau pâle effleurée d’un rayon de lune.

« — Nous approchons, dit Evenn.

« — N’est-ce pas la mer que nous voyons devant nous ? demanda Noël.

« — Non. C’est le marais des Trépassés.

« Ils arrivèrent sur le bord de l’étang mystérieux.

« — Noël, dit Evenn, est-tu toujours résolu ?

« — Toujours !

« — Alors, descendons.

« Ils mirent pied sur une plage de sable fin comme une cendre que hérissaient, par places, des joncs noirs, des roseaux funèbres.

« — Fais le signe de la croix sur ta bête, poursuivit Evenn ; ainsi elle paîtra, en t’attendant, l’herbe des morts, comme si c’était une herbe vivante, et les esprits de la nuit ne pourront rien contre elle… Toi, commence à te déshabiller.

« — Tout nu ? « Evenn fit oui de la tête et se dépouilla lui-même de ses vêtements. Puis, quand Noël eut retiré sa chemise :

« — Donne-moi la main, et marchons !

« Ils entrèrent dans l’eau jusqu’à mi-jambes, puis jusqu’à mi-corps. Autour d’eux des têtes éparses surgissaient, ridaient un instant la surface de l’onde et, de nouveau, sombraient. D’aucunes étaient des visages flétris de jeunes filles, traînant de longues chevelures déteintes ; d’autres montraient des crânes dénudés et des barbes couleur de soufre.

« — Tu trembles ? murmura Evenn à l’oreille de son comagnon. Tu as peur ?

« — Non, j’ai froid, extraordinairement froid.

« — Et bien ! je brûle, moi ; c’est une souffrance mille fois pire. Mais il faut expier, vois-tu, il faut expier.

« — Expier quoi, Evenn, toi dont la vie a été pure comme une soirée d’août, toi dont la mort a été le plus simple et le plus entier des dévouements ?

« — Je t’ai trop aimé, Noël. Ce fut mon crime… Quand l’éclat d’obus fut entré dans mon flanc, Dieu me laissa presque une heure d’agonie pour implorer sa miséricorde, avant de comparaître devant son tribunal. J’aurais dû ne penser qu’à lui, mais ce furent des images de Rozvélenn qui me passèrent devant les yeux, au moment suprême, et, en exhalant le dernier soupir, ce fut ton nom que j’eus sur les lèvres… Si seulement tu avais hésité à me suivre en ce lieu, tu retardais ma délivrance d’autant de siècles que les sabots de la Blanchonne ont frappé de fois la terre des défunts.

« Un flot de larmes inonda les joues de Noël.

« — Tu as beaucoup de mal ? lui demanda le fantôme.

« — Je voudrais en avoir dix mille fois plus, soupira-t-il.

« À peine avait-il parlé de la sorte qu’une cloche tinta. Oh ! mais des sons tristes à vous fendre le cœur, un glas rapide, puissant, sauvage, un glas inattendu ! Evenn dit :

« — C’est l’Angélus des morts… Retourne au rivage, tu y retrouveras tes vêtements auprès des miens. Ne touche pas à ceux-ci, fût-ce du bout du doigt, fût-ce du bout du pied. Demain, à la même heure, je serai sur le seuil de l’écurie. Va.

« Noël ouvrait la bouche pour répondre, mais déjà l’ombre de son ami le plus cher, et l’étang de mystère, et la plaine lugubre s’étaient dissipés comme de vaines apparences. Le jeune homme grelottait tout nu, au milieu de la Grand’Lande. Ses habits gisaient en tas à ses pieds et, non loin, des lambeaux rouges et bleus, des haillons d’uniforme finissaient de pourrir dans la boue d’un sillon. Très vite, il endossa ses hardes et cria :

« — Blanchona ! Blanchonik !

« Un hennissement joyeux monta de la route qui longeait le bas de la friche. La bonne jument, toujours attelée, broutait au talus les pousses des jeunes ajoncs.

« Quand, ce matin-là, Noël parut au premier déjeuner, les gens s’accordèrent à lui trouver l’air malade. Il affirma qu’il se portait à merveille. Jean Bleiz, lui, demeurait tout songeur, le nez dans son écuelle. Les domestiques partis pour les champs, il dit à son fils.

« — Je te l’ai souvent répété, Noël ; mais tu ne prends pas assez de distractions. La lettre que tu as reçue d’Evenn a dû te mettre en repos. Profites-en pour t’amuser un peu. La herse que nous avions commandée à Morlais, au début de l’hiver, est prête depuis trois semaines. Attelle la Blanchonne et fais le voyage. Tu verras par la même occasion la foire de février. Nous sommes au mardi : je te donne campos jusqu’à dimanche.

« Jean Bleiz dit cela d’un ton paterne, en homme qui n’en pense pas plus long. N’empêche qu’il avait son idée d’en dessous. Et croyez qu’il ne fut pas aussi étonné qu’il feignit de l’être, lorsque son fils Noël lui repartit :

« — La Blanchonne, mon père, tire sur l’âge. Elle a fait un brave service. M’est avis qu’il conviendrait de lui épargner les courses longues. Et, pour ce qui est de moi, je vous avoue que les boutiques de la foire de Morlaix me tentent médiocrement.

« — N’en parlons plus, conclut Jean Bleiz.

« Mais, le soir, dans le lit clos, la résine éteinte, il dit à sa femme :

« — Je suis sûr maintenant qu’il se passe quelque chose, et pas quelque chose de bon. Fais comme moi : prie et ne t’endors point. Si nous entendons encore, cette nuit, le trot de la vieille jument grise, je guetterai, demain, dans la cour, et dussé-je en mourir, je saurai pourquoi elle sort, où elle va, et qui la conduit.

« Ils prièrent en silence, l’oreille tendue, et, le bruit qu’ils redoutaient, à la même heure que la veille, ils l’entendirent.

« Les morts sont ponctuels. Evenn fut exact au rendez-vous et trouva Noël qui l’attendait. La Blanchonne, qui s’était reposée tout le jour et à qui, d’ailleurs, cette besogne nocturne semblait plaire, fil sonner ses fers, sur le pavé de l’avenue, puis s’enfonça, d’une course éperdue, dans les routes du pays des défunts, les routes de l’éternel silence.

« Que vous dirai-je ? Il en fut de cette nuit-là comme de la précédente nuit, à ce détail près qu’Evenn entraîna Noël plus avant dans le marais des Trépassés et que ! e gars de Rozvélenn eut cette fois de l’eau jusqu’aux aisselles.

« Ce qu’il souffrit, je ne vous te révélerai pas. Lui-même s’efforçait de le cacher à son ami. Pas un gémissement, pas une plainte ne s’échappa de ses lèvres.

« Il rentra à la ferme, si faible que ses jambes pouvaient a peine le porter. Quand il se présenta dans la cuisine, son père dormait encore ou feignait de dormir ; ce fut sa mère qui l’entreprit :

« — Noël, mon enfant, lui dit-elle, tu dois avoir un secret à me confier. Personne ne nous écoute. Ouvre-moi tort cœur. Tu es le fruit de mes entrailles. Confesse-moi ton mal, je le guérirai ; les mères savent des remèdes, des philtres capable de conjurer la mort même.

« Pauvre Glauda ! C’était comme si elle se fut cogné la tête contre une tombe pour lui arracher le mystère de l’éternité.

« Son Noël lui répondit par des paroles douces et tristes, des mots vagues, insignifiants, et elle n’apprit rien de ce qu’elle eût donné son âme pour savoir.

« La journée s’écoula. Le soir vint. Dans le ciel, nettoyé par les vents, des étoiles vacillantes s’allumèrent. La vieille maison de Rozvélenn, si longtemps aimée de Dieu, paraissait plongée dans le repos. Mais, sur le banc-tossel, près de l’âtre, Glauda égrenait son chapelet de corne ; dans l’aire, Jean Bleiz se dissimulait, sous l’auvent de l’étable à bœufs, et Noël attendait, derrière la porte entre-baillée de l’écurie, le spectre d’Evenn Mordellès.

« Accroupie dans sa litière fraîche, la Blanchonne ruminait de lentes, d’obscures idées, parmi la respiration forte et chaude des chevaux de labour.

« — Allons, Noël ! dit une voix plus légère qu’une brise d’été.

« Le harnais fut bouclé en un clin d’œil, — et ils allèrent.

« Jean Bleiz s^élança derrière eux, dans la nuit.

« Jadis, il avait été le plus agile coureur de la montagne. On racontait de lui que dans sa jeunesse, il forçait les lièvres à la chasse. Il faut croire que si ses cheveux avaient grisonné, ses jambes n’avaient point trop vieilli, car il arriva sur la grève de l’étang funéraire comme Evenn disait à Noël, là-bas, dans le purgatoire des eaux profondes ;

« — Tu as été jusqu’à mi-corps, tu as été jusqu’aux aisselles ; je serai délivré, si, ce soir, tu te laisses submerger tout entier. Seulement, pour Dieu ! clos tes lèvres ! Que pzs une goutte du marais de la mort n’y puisse pénétrer ! Qui a bu de cette onde n’aspire désormais qu’au trépas.

« Il se fit un silence. Jean Bleiz vit s’engouffrer lentement les deux têtes. Il murmura : « Je n’ai plus de fils », battit l’air de ses bras et s’évanouit sur le sable couleur de cendre…

« Quand il reprit ses sens, une cloche lointaine, une cloche de l’autre monde sonnait l’angélus. Et il entendit son fils Noël, agenouillé près de lui, qui lui disait :

  • — Vois cette fumée blanche qui monte dans le ciel !

C’est l’âme délivrée d’Evenn Mordellès qui gagne le Palais de la Trinité…

« Il regarda, vit les talus, plantés d’ajoncs, et devers l’Orient, où le jour commençait à poindre, un petit nuage clair, déjà haut, soulevé par les premiers souffles du matin.

« La Blanchonne ramena le père et le fils.

« Debout au seuil de la maison, Glauda les reçut sur son cœur, blême des angoisses de sa longue veille. »

« Mon histoire devrait finir ici, grommela le taupier, mais elle a malheureusement une autre fin, et vous devinez laquelle.

« Soit involontairement, soit à dessein, Noël Bleiz avait ouvert ses lèvres aux eaux de la mort : il en perdit le goût de vivre.

« Il décéda le vendredi, jour du Christ. Son père et sa mère ne demeurèrent après lui que pour l’ensevelir.

« J’ai suivi les trois enterrements dans l’espace d’une seule année. Dieu fasse paix aux maîtres de Rozvélenn ! Ils sont en Paradis, je pense, et peut-être aussi la Blanchonne qui jamais ne pécha.

« Gaïd Dagoro, la nuit s’avance. Vous feriez bien de réciter un dernier De profundis pour les Âmes.

« Moi, j’ai dit. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et, joignant ses mains velues, le taupier de Commana rentra dans son silence.