Vieilles histoires du pays breton/Histoire pascale

Honoré Champion (p. 84-100).

HISTOIRE PASCALE




I

À trois quarts de lieue environ, en aval de Lannion, sur le Léguer, jolie rivière chantante qui réfléchit dans son courant quelques-uns des plus beaux sites de là Bretagne, se voit le vieux moulin de Keryel, avec sa toiture moussue et gondolée, sa tourelle toute feuillue de lierre d’où s’envolent chaque matin des nuées de pigeons, et ses deux roues à aubes, taillées dans des chênes massifs, solides encore et abattant de belle besogne, sans trop geindre, malgré leurs cent vingt ans révolus.

Elles étaient toutes neuves, les braves roues, et d’une jaune couleur de bois fraîchement ouvré à l’époque où se passait cette histoire. C’était au printemps de 1793, un samedi d’avril ou, comme on disait alors, un sextidi de germinal, vers le soir. Il avait plu dans la journée, mais le vent qui s’était levé avait chassé les nuages, en sorte qu’il ne traînait plus maintenant, dans le ciel nettoyé, que quelques flocons épars.

— La lessive est finie, dit en son pittoresque langage, maître Jean Derrien, le meunier ; voilé les draps qui sèchent !… Tout de même, il se pourrait bien que Dom Karis nous arrive détrempé par l’averse… Fais bon feu, Mar’Yvonne.

Debout, en bras de chemise, sur le seuil de la porte, il regardait onduler sur le coteau d’en face les verdures naissantes, saupoudrées de gouttes de pluie que le soleil couchant faisait étinceler comme des myriades de joyaux.

C’était un gaillard robuste que maître Jean Derrien, carré de la tête, carré des reins, carré de toute sa personne ; jovial, du reste, et gardant le goût du rire, même en ces temps troublés.

Derrière lui, dans la cuisine, allait et venait sa femme Mar’Yvonne, vaquant aux apprêts du souper.

Petite et menue, elle trottinait d’un pas léger de souris.

— Ne t’inquiète de rien, lui répondit-elle : Dom Karis trouvera flamme claire et soupe chaude… Pourvu, du moins, qu’il n’ait pas eu, en route, d’autre désagrément que l’ondée !

— Ta, ta, fit le meunier, le vieux recteur, avec sa douceur de mouton, sait au besoin se faire renard pour dépister les loups…

Tout soudain, comme il venait de s’abriter les yeux avec la main pour voir au loin, dans la direction de l’occident, il s’écria :

— Eh ! pardieu, je veux être damné si ce n’est pas lui que j’aperçois, descendant la côte de Sainte-Thècle, déguisé en mendiant !…

— Ce n’est pas une raison pour blasphémer, Jean Derrien, observa Mar’Yvonne de son ton discret.

Elle se hâta vers l’âtre, jeta une brassée de copeaux dans le feu et se mit à écumer le bouillon qui trottait dans la grande marmite. Le meunier, lui, s’en alla en sifflotant à la rencontre du vénérable messire Dom Karis.

II

Un prêtre d’autrefois, ce Dom Karis, ci-devant recteur de Ploubezre. Ainsi que la plupart des membres du bas clergé en notre pays, il avait été des premiers à saluer l’aube de la Révolution comme le signal d’une ère nouvelle, toute de justice féconde et de généreuse égalité.

« Dieu le veut ! » avait-il crié, dans un sermon célèbre, du haut de sa chaire paroissiale, le dimanche qui suivit la prise de Bastille. On l’en plaisanta plus tard, quand le cours des choses se fut précipité, emportant les principes mêmes au nom desquels le mouvement s’était d’abord accompli. « Ah ! ah ! lui disait-on, vous avez changé de façon de voir, Dom Karis ! » — « Nullement, répondait-il. J’ai tenu la Révolution sur les fonds baptismaux, et je m’en vante : ce n’est point ma faute si elle a mal tourné ». Il refusa le serment, mais n’accepta pas non plus d’émigrer. Son évêque, Mgr le Mintier, le pressant de l’accompagner dans sa fuite, il lui écrivit ces simples mots, non peut-être sans ironie : « Un évêque peut s’en aller : il n’a que des liens spirituels avec son diocèse. Mais moi, j’ai toutes mes ouailles suspendues à mes basques. Lors même que je voudrais les lâcher, elles ne me lâcheraient pas… » Il quitta son presbytère, pour laisser la place libre à son successeur constitutionnel, mais demeura dans la région, invisible et toujours présent.

Il excellait à être partout et nulle part.

Dans les premiers temps de la « persécution », comme il disait, quelques administrateurs trop zélés du district lancèrent une dizaine de « citoyens » à ses trousses, avec ordre de le ramener pieds et poings liés à la prison de ville. Lesdits citoyens furent si peu aimablement accueillis sur le territoire de Ploubezre qu’ils s’empressèrent de rentrer à Lannion dare-dare, jurant qu’ils avaient vu parfois trente-six mille chandelles, mais pas l’ombre de Dom Karis.

On finit par où l’on aurait dû commencer. On laissa en paix ce vieillard.

Il avait près de soixante-dix ans.

Mais qu’il était donc resté alerte, et jeune, et vivant !

De jour et de nuit, par vent, grêle ou soleil, il se multipliait à travers sa paroisse. Il baptisait ici, confessait là, extrémisait plus loin, se prodiguait à tous, arpentant les routes, franchissant les talus, de ses longues jambes infatigables, sous les déguisements les plus variés, tantôt maçon, tantôt ménétrier, tantôt colporteur, cachant le pain-chant d’une hostie entre les pages d’un livret de sans-culotte.

Il disait parfois avec une pointe d’humeur sacerdotale :

— Mon remplaçant assermenté n’a vraiment pas grand’chose à faire, grâce à moi… Il devrait, au moins, me rendre le service de soigner en mon absence mes rosiers…

Le vieux prêtre errant et sans abri ne regrettait de son presbytère qu’une admirable collection de rosiers, le seul luxe qu’il se fût jamais permis… Il souffrait de la voir négligée par celui qui occupait actuellement son ancienne et chère demeure.

Un jour, il ne put se tenir de pousser la porte vermoulue de l’enclos contigu au cimetière et servant de jardin presbytéral. Il entra, la serpe en main, trouva son « confrère » qui lisait au frais, vautré dans l’herbe folle, foisonnante comme en pleins champs.

— Tu as là une superbe plantation de rosiers, citoyen curé.

— Possible ! fit l’autre, indifférent.

— Oui, mais si tu n’y prends garde, chacun de ces sujets menace de retourner à sa nature primitive de sauvageon.

— Ah !

— Parole de jardinier.

— Que veux-tu que j’y fasse ?

— On les taille, parbleu !… Il y a dans le nombre, à ce que je vois, des variétés qu’il serait criminel de laisser perdre…

— Tu prêches pour ton saint.

— Eh bien ! non, citoyen-curé… La preuve, c’est qu’avec ta permission je vais te les tailler pour l’amour de l’art, tes rosiers…

Hip ! Houp !… Les branchettes stériles furent élaguées, Dom Karis s’éloigna content, et, l’été d’après, les roses fleurirent…

Tel était l’homme au devant duquel s’acheminait Jean Derrien, le meunier de Keryel.

Ils se joignirent à quelques pas du tronc rustique ou les pèlerins, de nos jours encore, ont coutume de déposer leur offrande en mettant le pied sur la « terre de sainte Thècle », avant de s’engager dans la sente qui, à travers prés, conduit jusqu’à la chapelle.

Pour tout autre qu’un de ses fidèles paroissiens, Dom Karis eût été littéralement méconnaissable.

Un feutre aux bords jadis retroussés, mais amollis et pendants par suite d’un long usage, par suite aussi des fréquentes inclémence du ciel breton, prolongeait une ombre propice sur sa figure émaciée, toute brûlée et comme tannée au grand air. Une barbe hirsute lui mangeait les trois quarts du visage. Ses pieds nus étaient chaussés de sabots bourrés de paille de seigle. Une veste en peau de mouton lui couvrait tant bien que mal les épaules, et ses braies en toile, rapiécées de morceaux des nuances les plus diverses, étaient retenues par une corde autour de ses reins. Il portait en bandoulière son bissac de « quêteur d’aumônes ».

— Comme vous voilà équipé, monsieur le recteur ! s’écria joyeusement le meunier.

— Chut ! fit le prêtre, dehors appelle-moi Yann Divalo.

— Oit ! une fois dans les prés du moulin de Keryel, il n’y a plus rien à craindre…

— C’est ce qui te trompe, interrompit vivement Dom Karis… Mais d’abord, rentrons. Je te dirai ensuite de quoi il retourne.

Quand il fut installé dans le fauteuil du maître, au coin de l’âtre, devant l’énorme flambée pieusement entretenue par les soins de Mar’Yvonne, il commença :

— Vous êtes ici dans un fond retiré, et le tic-tac de votre moulin vous empêche d’entendre les bruit du dehors… Mais moi qui cours les routes et dont c’est maintenant le métier d’être sans cesse aux aguets comme un sauvage, j’apprends les nouvelles… Elles son t mauvaises… Un bataillon d’Étampois fouille en ce moment le pays. Ce sont des barbares, des hommes sans foi ni loi. Ils saccagent, ils brûlent, ils tuent. Ils brisent à coups de marteaux les statues des saints, ils font de la pierraille avec nos christs, mais leur grande joie est de mettre la main sur un prêtre réfractaire… Il parait qu’à quelques lieues d’ici ils en ont rôti un, comme un simple cochon de lait… Je pense toutefois qu’ils n’en ont pas mangé… Or, ces brutes ont mon nom et ils me cherchent. Un de leurs détachements vient d’arriver à Ploubezre. Ce matin, je me suis approché du chef, en lui demandant la charité. Il m’a pris au collet, m’a secoué et m’a dit :

« — Découvre le gîte où se terre le ci-devant Dom Karîs, et tu toucheras un assignat de mille francs !

« J’ai répondu :

« — Ah ! si j’avais su ça plus tôt !… Mais les gueux comme moi ont du flair. Je retrouverai peut-être la piste.

« — À la bonne heure ! a fait l’homme ; en attendant tiens, bois-moi ça.

« Il me tendait une pleine écuellée de vin. Je l’ai vidée à sa santé.

— Pauvre monsieur le recteur ! soupira Mar’Yvonne en joignant les mains.

— Mais non, repartit Dom Karis, le vin n’était pas mauvais, et j’en fus tout ragaillardi… Je continue. Vers midi, comme je me mettais en chemin pour venir vers vous, selon ma promesse, un groupe de soudards me dépassa, à peu près à la hauteur du bois de pin, presque au sortir du bourg.

a — Tiens, c’est notre mendiant de ce matin, dit l’un d’eux, celui-là même qui m’avait fait boire… Hé, vieux ! est-ce bien par ici qu’on se rend à Keryel ?

« — Au moulin ?

« — Oui.

« — J’y vais moi-même et vous servirai, si vous voulez, de guide.

« — inutile… Il suffit que nous soyons sur la bonne voie…

« Il ajouta, en clignant de l’œil : « — Rappelle-toi, vieux… La récompense est de mille livres… Prends garde seulement de te laisser devancer…

« — Ho ! ho ! fis-je vous allez plus vite que moi, je le sais. Mais tout de même j’aurai peut-être découvert avant vous la retraite de Dom Karis.

« — Nous verrons, dit l’officier.

« Et, sur ce, ils doublèrent le pas, riant et se gaussant… Je m’attendais à les trouver installés ici, et j’ai été agréablement surpris en voyant Jean Derrien arriver au devant de moi avec sa mine de tous les jours… Ils auront probablement jugé à propos de faire quelques crochets à droite et à gauche vers les manoirs de Lezguern et de Kerbastiou. Mais il faut vous attendre à les voir arriver d’un moment à l’autre…

— Seigneur Dieu ! s’exclama la meunière… Et moi qui ai prévenu tous les voisins que vous célébreriez chez nous, cette nuit, l’office de Pâques !…

— N’était-ce pas chose entendue entre nous, Mar’Yvonne ? fit doucement le recteur.

— Mais comment les avertir à présent qu’il y a contre-ordre ?

— Je n’ai pas dit qu’il y eût contre-ordre, Mar’Yvonne,

— Quoi ! vous vous imaginez que ces allées, ces venues de gens dans nos alentours, à une heure si étrange, passeront inaperçues des soudards !… C’est donc votre mort que vous cherchez, monsieur le recteur ?

— Ni ma mort, ni la vôtre, ni celle d’aucune de mes ouailles… N’ayez point d’inquiétudes, Mar’Yvonne… J’ai réfléchi à tout cela ; nous allons en causer, Jean et moi ; tout s’arrangera bien, j’en suis sûr… Vous, ne vous préoccupez que de faire bon visage aux Étampois. Qu’ils trouvent abondamment à manger, plus abondamment à boire… Pour le reste, Dieu nous aidera.

S’adressant au meunier, il ajouta :

— Me voilà sec, Jean Derrien ; la soirée est admirable ; allons faire un tour par le courtil.

Ils sortirent dans la fraicheur grise du crépuscule qui tombait.


III


Quand ils rentrèrent au bout d’une demi-heure, Jean Derrien se frottait les mains et, dans ses yeux vifs, une gaîté malicieuse brillait. Tout le personnel du moulin était attablé pour le souper, à savoir : un garçon meunier, une servante et le petit gardeur de vaches. Mar’Yvonne avait déjà mis tout ce monde au courant des événements, Jean Derrien leur dit :

— Quoi qu’on vous demande de faire, ne vous étonnez de rien.

— Compris, grommela le garçon meunier, le nez dans son écuelle.

On mangea vite et en silence.

Le petit gardeur de vaches alla soigner ses bêtes, mais il reparut presque aussitôt pour annoncer que des gens ivres venaient par le sentier du bord de l’eau en chantant une chanson française.

C’étaient les soldats du bataillon d’Étampes. Ils étaient quatre, dont trois semblaient avoir bu plus que de raison. Seul, celui que Dom Karis appelait le chef ou l’officier avait conservé en partie son sang-froid.

— Où est le meunier ? demanda-t-il dès le seuil, d’une voix rogue.

— C’est moi, fit en se levant maître Jean Derrien.

— Fort bien. Tu vas nous loger ce soir.

— À ton service, citoyen commandant. Nous sommes prêts à te céder, à toi et à tes hommes, tout ce que nous avons de lits. Mais auparavant chauffez-vous, si vous êtes transis ; buvez, si vous avez soif ; mangez, si vous avez faim. Ma maison est la vôtre.

— Pas mal parlé, dit le chef d’un ton radouci… Mais sais-tu qu’on la prétend suspecte, ta maison ?

— Qui prétend ça ?… De mauvais payeurs, peut-être, pour qui j’ai refusé de moudre.

— Nous en recauserons… Toi, citoyenne, mets notre couvert.

Il s’approcha de l’âtre, reconnut Dom Karis qui s’apprêtait à quitter son escabeau pour lui faire place.

— Ah ! c’est toi, mendiant ?

— Oui, le moulin de Keryel a toujours été hospitalier. J’y ai, quand je passe, ma couchée de paille à l’étable, articula le prêtre à voix haute.

Puis, plus bas, se penchant à l’oreille du soudard :

— J’ai appris du nouveau. Viens me rejoindre, dès que tu pourras, dans le bâtiment où l’on m’héberge, sous prétexte d’inspecter le logis.

Ayant souhaité le bonsoir à chacun Dom Karis gagna la porte.

L’étable où se rendit Dom Karis était situé au fond de l’aire. C’était une construction assez spacieuse et dont l’intérieur témoignait, du moins pour l’instant, d’une singulière propreté. Les bestiaux, d’ailleurs peu nombreux, avaient été relégués contre l’un des pignons, en sorte qu’on se fût cru dans une grange vide plutôt que dans une crèche, n’était la fougère fraîchement renouvelée qui jonchait le sol. À l’un des angles opposés au coin des vaches, une charrette renversée sens dessus dessous formait une espèce de table que recouvrait une pièce de toile étendue là comme sur un séchoir. Dom Karis prit au râtelier une botte de paille et s’y coucha, après avoir placé son bissac sous sa tête, en guise d’oreiller. Puis, tout en égrenant dans sa poche son chapelet, il attendit.

Son attente ne fut pas longue.

La lueur d’une lanterne de corne rougeoya dans les ténèbres du dehors.

— Mendiant ! héla discrètement une voix,

— Voilà, mon officier !

— Eh bien ? interrogea le soudard en laissant retomber la claie qui fermait l’étable.

— Dom Karis est ici, j’en ai la certitude, foi de Yann Divalo ! affirma le prêtre…… Il ne tient qu’à nous de le pincer. Seulement, dame ! il faudrait agir avec prudence. Pour peu que nous donnions le moindre éveil, il nous filera des mains comme une anguille. Et tes hommes, citoyen commandant, en l’état où je les ai vus, me paraissent plus propres à compromettre le succès de notre entreprise qu’à la servir…

— Je les obligerai bien à se tenir cois.

— C’est quelque chose, mais ce n’est pas encore assez. Consentiras-tu à monter la garde toute la nuit en un lieu que je t’indiquerai ?

— Indique.

— Viens donc et suis-moi ; mais commence par éteindre ton fanal.

Dom Karis se glissa dehors, le long du mur de l’étable, feignant les précautions les plus minutieuses. Le sergent rampa derrière lui. Le fumier dont l’aire était couverte étouffait le bruit de leurs pas.

Ils franchirent un échalier, prirent une sente étroite qui serpentait à travers prés jusqu’à la rivière. On entendait un grand bruit d’eau.

— Attention ! fit le prêtre, Nous sommes au barrage. Il nous faut passer de l’autre côté. As-tu le pied sûr au moins ?

— Va toujours, grommela entre ses dents l’Étampois qui ne laissait pas de ressentir quelque appréhension devant cette largo nappe sombre s’écroulant avec un tel fracas, mais n’en était pas moins résolu à aller jusqu’au bout.

De place en place, à longueur d’enjambée, des têtes de pierres noires et ruisselantes émergeaient. Le prêtre se mit à sauter allègrement de l’une à l’autre et fut bientôt sur la rive opposée. Il dut attendre quelque temps son compagnon. Vingt fois celui-ci faillit perdre l’équilibre, et, lorsqu’enfin il prit terre, ce ne fut pas sans un fort soupir de soulagement.

Maintenant, en face des deux hommes, se dressait une espèce de promontoire rocheux, hérissé ça et là de touffes de genêt et d’ajonc.

— Allons, fit le prêtre, nous touchons presque au but.

Et déjà il montait, s’accrochant aux aspérités du granit, aux racines, aux brousses. Le sergent suivait, non sans pester. Ils atteignirent le sommet, après une pénible ascension. Là, sur une plate-forme assez vaste, se voyaient des pans de murs en ruine, vestiges de quelque antique demeure féodale. Dom Karis souleva un épais rideau de lierre, et le sergent aperçut le trou béant d’une poterne ouvrant sur les premières marches d’un escalier souterrain.

— Voilà, dit le prêtre. Le petit gardeur de vaches du moulin m’a confié que le ci-devant recteur est caché là-dedans depuis près de huit jours. Les paysans de la région lui apportent de la nourriture, la nuit, environ sur le coup des deux heures du matin. Il se risque alors à sortir. Fais bonne garde et tu es assuré de t’emparer de lui. Mais attends qu’il soit dehors, sinon il aura tôt fait de disparaître sous terre par des voies ténébreuses et inextricables dont il connaît toutes les issues, mais où tu t’ensevelirais vivant, s’il te prenait fantaisie d’essayer de l’y poursuivre. Donc, prudence, patience et vigilance !… Pour le moment, regagnons le moulin… Tu feras semblant de te coucher avec tes hommes, dans la cuisine, et, vers minuit, tout le monde endormi, tu t’esquiveras pour le rendre ici derechef…

— Et toi ? demanda le soudard quelque peu perplexe.

— Comment, moi ?

— Oui, ton intention n’est pas de m’accompagner ?

— Il ne manquerait plus que cela ! Ce serait le moyen de tout faire rater… Si, tout à l’heure, on ne me trouvait allongé sur ma botte de paille, l’alarme serait vite donnée, et le ci-devant prêtre vile averti… Sans compter qu’un de ces jours il m’en cuirait fort d’avoir voulu te livrer Dom Karis. Je ne tiens nullement à être haché en menus morceaux ou jeté à l’eau, une pierre au cou…

Ce disant, le faux mendiant dévalait l’âpre pente ; le soudard l’imita.

— Là, fit Dom Karis, quand ils furent sur l’autre rive du Léguer, maintenant séparons-nous. Prends le sentier qui côtoie l’eau. La lumière qui brille aux fenêtres du moulin te servira de phare. Bonsoir et bonne chance.


IV

Le vieux recteur était rentré depuis quelque temps dans l’étable, quand on gratta faiblement à la porte. Il alla ouvrir : c’était le petit gardeur de vaches.

— Je viens de la part de maître Jean, murmura l’enfant : il vous fait dire que tout va bien. Le chef est parti pour l’endroit que vous savez, et ses trois hommes, ivres-morts, ronflent comme des serpents d’église.

— Dieu soit loué !… quelle heure est-il ?

— Minuit passé.

— C’est donc le moment… Aide-moi à terminer les derniers préparatifs.

Le vieillard plongea les mains dans son bissac, en tira successivement un crucifix de cuivre, un ciboire, un surplis, des fioles contenant le vin à consacrer… Le tout fut disposé sur la charrette renversée qui devait tenir lieu d’autel… Le pâtre sortit, puis revint avec deux longues chandelles de résine qui furent allumées en guise de cierge.

— Les gens sont dans le bois, qui attendent, dit-il.

— C’est bien… Que Jean Derrien donne le signal ! répondit le prêtre, déjà revêtu de son surplis.

Peu après, un hou ! strident, prolongé, d’oiseau de nuit retentit dans le vaste silence. Des formes d’hommes, de femmes, d’adolescents et de fillettes, surgirent en foule des profondeurs sombres.

— Entrez, entrez, disaient maître Jean et Mar’Yvonne : il y aura place pour tout le monde.

La grange ne tarda pas à s’emplir.

Dans le fond, les vaches, réveillées, soulevaient avec étonnement leurs mufles graves.

Dom Karis, se tournant vers l’assistance, lui rappela en quelques brèves paroles la solennité de la grande fête pascale. Puis la messe fut célébrée. Le petit pâtre faisait les fonctions d’enfant de cœur et donnait les répons à l’officiant. Un groupe de jeunes filles entonnèrent l’Alleluia. Un recueillement doux planait. Toutes les tristesses de l’époque présente étaient oubliées. La lumière fleurie des anciens dimanches de Pâques rayonnait sur les visages et dans les âmes, malgré l’heure obscure et la pauvreté du décor.

À l’Élévation, le gardeur de vaches fit tinter la clochette de fer qui pendait d’ordinaire au collier des chevaux du moulin, et la communion commença.

Grands et petits défilèrent tous un à un, pour recevoir l’hostie des mains du vieux prêtre. Il les bénit, puis d’une voix que l’émotion faisait trembler :

— Vous m’êtes témoins, prononça-t il, que j’ai toujours tâché de faire ce qui dépendait de moi pour attirer l’œuvre de votre salut… J’ignore ce que l’avenir me réserve… Que ma mémoire vous soit douce et que la volonté de Dieu s’accomplisse !… Allez en paix.

Resté seul avec le meunier, il lui dit :

— Tu vas m’accompagner, maître Jean ; j’ai encore un devoir à remplir, qui est de relever de sa garde l’homme que j’ai mis en sentinelle sur le sommet de Roc’h-Vrân.

Et, comme Jean Derrien se récriait :

— Il le faut… Marchons !… Sinon, avant ce soir, ton moulin serait en cendres, toi-même et les tiens massacrés !…

Une blancheur d’aube se dessinait vaguement au fond du ciel.

Quand ils furent arrivés sur la crête du promontoire de granit, ils trouvèrent le sergent tapi à côté de la poterne et luttant avec effort contre le sommeil.

— Eh bien ? demanda avec un sourire Dom Karis.

— Je n’ai rien vu, rien entendu, grogna le soudard.

Et, remarquant le sourire du prêtre :

— Te serais-tu moqué de moi, par hasard ?

Ses doigts jouaient autour de la gâchette de son fusil à pierre.

— Non. Je t’ai promis de te livrer Dom Karis, tu vas être satisfait… Mais, donnant, donnant, s’il te plaît… Où sont les mille francs ?

Le soudard sortit de sa poche un papier crasseux.

— C’est bien, remets cet argent à cet homme, continua le recteur, en désignant le meunier.

Et, comme le soudard hésitait, étonné, sans comprendre :

— Je suis dom Karis, articula tranquillement le vieux prêtre.

Puis, so tournant vers Jean Derrion qui assistait à cette scène, muet et blême comme un mort, il lui dit en breton :

— Prends en souvenir de moi, et plus tard, quand des temps meilleurs seront revenus, fais édifier une croix de pierre à la place où je serai tombé.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ou vous la montrera cette croix de pierre, sur le bord de la grande route qui mêne de Lannion à Plouarel, à l’angle d’un champ dont les talus se constellent, chaque année, aux approches de Pâques, de primevères couleur de sang. Elle est massive, fruste, ne porte aucun nom, aucune date, mais les gens de Ploubezre ne passent jamais devant elle sans s’y agenouiller pieusement : ils l’appellent Kroaz Dom Karis[1], et plus d’une vieille du pays s’imagine que le recteur-martyr y fut réellement crucifié.



  1. La croix de Dom Karis