Vieilles histoires du pays breton/Le Bâtard du roi

Honoré Champion (p. 30-83).

LE BÂTARD DU ROI



I


Charles-Louis-François Duparc, seigneur de Locmaria, marquis de Guerrande, fut, au dire de Mme de Sévigné un des cavaliers les plus accomplis de la cour du Grand Roi. Possesseur d’immenses domaines au joli pays de Plégat, sur la limite des départements actuels du Finistère et des Côtes-du-Nord, il s’y fit construire, au centre de ses terres, une belle résidence dans le goût du temps, sorte de Versailles en raccourci, dont les plans furent dressés par Perrault et les jardins dessinés par Lenôtre.

Les anciens du bourg de Plégat parlent encore du « château du marquis » comme d’une demeure enchantée. On y voyait, content-ils, deux salles merveilleuses : l’une couleur de soleil, l’autre couleur de lune. Les plafonds avaient tantôt la splendeur éblouissante d’un ciel d’été, à l’heure de midi, tantôt la profondeur et le mystère d’un firmament nocturne, peuplé de millions d’étoiles. Quant à l’ameublement, il défiait toute description.

Le marquis ne faisait, cependant, au milieu de ces somptuosités, que de rares et brefs séjours. Et, lorsqu’il y paraissait, c’était pour promener à travers la magnificence des appartements ou sous les nobles frondaisons du parc une tristesse morne, un incurable ennui.

Il arrivait en automne, vers la Saint-Michel, au moment de l’année où se payaient les fermages. Son carrosse s’arrêtait sur la place du bourg, près de l’entrée du cimetière. Il en descendait — toujours seul —, pénétrait dans l’église, s’agenouillait devant la statue de saint Égat, placée à gauche du maître-autel, et, après une longue prière entrecoupée de soupirs, arrosée de larmes silencieuses, regagnait à pied le logis seigneurial.

D’une saison à l’autre les gens se demandaient :

— Nous amènera-t-il, cette-fois, sa femme ?

On disait la marquise belle comme une fée. Mais il courait sur elle des bruits étranges. Un domestique du château, étant un jour entre deux vins, avait laissé entendre qu’elle était de race vagabonde. — une Égyptienne peut-être, une fille de réprouvés errants, poussée au hasard des grands chemins. Le seigneur de Guerrande l’avait vue et l’avait aimée, — aimée follement… Elle dansait dans la rue, en jupe courte, des anneaux à ses pieds : une vraie saltimbanque !… Il avait demandé congé au Roi, sous prétexte d’aller en Hongrie guerroyer contre le Turc. C’était, en réalité, pour suivre la danseuse. Il fut absent dix-huit mois. Lorsqu’il revint à la Cour, il promenait l’Égyptienne à son bras. Il l’avait, prétendit-il, rencontrée en Pologne, et il la présenta comme la descendante d’une des plus anciennes familles de ce pays. Jamais créature plus séduisante n’avait franchi le seuil du palais de Versailles. Chacun lui fit fête. Le Roi lui-même s’éprit de sa grâce exotique, de ses yeux de sortilège aux regards longs, mystérieux et déconcertants. C’est alors que le marquis porta la pioche dans le donjon de ses ancêtres et le remplaça par une construction luxueuse, aménagée de telle sorte que sa jeune femme pût s’y reposer de la Cour sans la trop regretter. Probablement même rêvait-il de s’enfermer seul à seule avec elle, sous les hauts lambris pareils à des champs d’azur constellés d’astres, devant le souple horizon des collines boisées ondoyant à perte de vue jusqu’à la mer.

Mais ce fut en vain qu’il la voulut entraîner vers ce lieu de délices. Le temple bâti, la divinité à laquelle il était dédié refusa d’y paraître. À toutes les supplications du marquis elle répondait de sa belle voix nonchalante :

— Qu’irais-je faire si loin, dans cet Occident que l’on dit si triste ?

Il y avait des années que cela durait. Chaque automne, à la chute des feuilles, messire Guillaume Guéguan, intendant du château, parcourait au petit trot de sa haquenée blanche les paroisses de Plégat, de Trémel, de Guimaëc et de Plufur, pour avertir les domaniers de l’arrivée du maître.

— Et la maîtresse, messire Guillaume ? s’informaient les paysans, non sans une arrière-pensée narquoise.

L’intendant hochait la tête et faisait « hum ! hum ! » de l’air d’un homme qui en sait long, mais préfére garder le silence.

— Préparez toujours vos écus, prononçait-il.

Il la haïssait d’instinct, cette étrangère d’origine suspecte qui ne daignait même pas honorer d’une visite le somptueux logis édifié pour elle à si grands frais. Mais surtout il lui en voulait à mort des tourments qu’elle faisait subir à son maître. Il avait vu grandir « Monsieur Charles », ainsi qu’il avait coutume d’appeler le marquis, avec une familiarité respectueuse de vieux serviteur depuis longtemps attaché à la fortune des Locmaria de Guerrande ; et il professait pour lui un sentiment de tendresse jalouse qui allait jusqu’à l’adoration. Or, d’un automne à l’autre, il constatait chez ce maître si ardemment vénéré une fatigue de plus en plus manifeste qui creusait les traits, voûtait la taille, marquait tout ce puissant organisme d’un signe précoce de caducité.

Cette lente décomposition, messire Guillaume Guégan ne doutait point qu’elle fût l’œuvre de la « Bohémienne », de la « fille des marchands de sorts ». Elle avait dû faire boire au marquis un philtre mystérieux, un de ces breuvages enchantés dont les gens de sa race passent pour avoir le secret. Autrement, comment se fût-elle fait aimer du brillant seigneur pour qui brûlaient les héritières les plus nobles et de la beauté la plus parfaite ? Et comment expliquer, sinon par des raisons d’ordre diabolique, les ravages que cet amour funeste avait causé dans l’âme et le corps du plus robuste, du plus accompli des gentilshommes, jusqu’à l’incliner prématurément vers la tombe ?

Ainsi pensait à part soi le bon intendant, et, à plusieurs reprises, il s’était même permis de le penser tout haut, devant son maître.

— Ah ! monsieur le marquis, qu’aviez-vous besoin d’aller en pays étranger chercher femme ?… Pardonnez-moi si je prononce des paroles désobligeantes pour Mme la marquise, mais vous ne m’ôterez pas de la tête qu’elle ne vous rend pas heureux.

À quoi « Monsieur Charles » répondait d’un ton hautain :

— Contentez-vous de surveiller mes terres, maître Guill ; je ne vous ai point commis à la garde de mon bonheur.

Là-dessus, messire Guégan faisait mine de se lever, et, après avoir salué bien bas, de sortir en emportant ses registres.

Mais le marquis, radouci, le rappelait avant qu’il eût gagné la porte ;

— Ne te fâche pas, vieux loup, et revenons à nos comptes… Quant au reste, ne t’en préoccupe point ; ce sont misères auxquelles tu ne saurais rien entendre… D’ailleurs, lorsque je t’amènerai la marquise, tu regretteras de l’avoir méconnue et tu seras le premier à tomber à genoux devant elle, subjugué par sa grâce.

— Sera-ce à Pâques ou à la Trinité, monseigneur ?

Monseigneur haussait les épaules et s’absorbait dans l’examen des additions. Et tous deux, l’intendant et le maître, gardaient l’un ses chagrins, l’autre ses rancunes.



II


Un soir de novembre, comme messire Guillaume Guégan soupait en famille, dans la maisonnette à forme de temple grec qu’il occupait à l’entrée de l’avenue, près de la grille, la cloche suspendue à l’intérieur du péristyle tinta violemment, annonçant la venue de quelque voyageur aussi impatient que tardif.

L’intendant sursauta sur sa chaise.

— Qui diable peut sonner à pareille heure ? fit-il, furieux d’être dérangé de son repas et d’avoir à mettre le nez, dehors, au froid mouillé de la nuit.

il faisait, en effet, un temps affreux, une de ces rafales chargées de grosse pluie qui semblent l’agonie de l’automne et qui font dire en Bretagne : « C’est l’année qui ne veut pas mourir ».

Maître Guillaume maugréa :

— Gageons que ce sera encore quelque mendiant en quête d’un logis ou quelque ivrogne morfondu sous l’averse.

— Ce n’est point là le coup de cloche d’un baléer-bro[1], observa doucement dame Claude, la digne compagne de maître Guillaume et la mère de ses quatre marmots.

— Ma foi ! j’ai bien envie de n’y point aller voir.

« — Si cependant c’était un courrier venant de la part du marquis ?… Depuis une semaine qu’il nous a quittés, j’ai la tête hantée d’idées tristes… Ce départ si brusque, son air nerveux » agité, cette lettre qu’il froissait entre ses doigts en te disant : « Je suis rappelé à Paris en toute hâte », la façon dont il jeta au postillon : « Crevez les chevaux, si c’est nécessaire, mais brûlez la route ! »… vois-tu, je ne serais pas surprise qu’il lui fût arrivé quelque chose, un accident, par exemple,… ou peut-être pis.

La cloche carillonnait de nouveau, secouée cette fois avec rage.

— Allume-moi le fanal, dit l’intendant à sa femme dont les pressentiments lugubres l’avaient manifestement bouleversé de fond en comble.

Et il se précipita dans l’obscurité.

Il n’était pas sorti depuis deux minutes que dame Claude entendit les battants de la porte grillée rouler en grinçant sur leurs gonds, et tout aussitôt Guillaume reparut hors d’haleine.

— Vite, vite, Clauda, cours au château et prépare une bonne flambée dans la salle couleur de lune.

Il ne s’expliqua pas davantage, et sa femme n’eut du reste pas le loisir de lui en demander plus long : il s’était replongé dans les ténèbres. De son côté, laissant là, devant leurs écuelles, les marmots ahuris par tout ce branle-bas, elle s’empressa vers le château dont la majestueuse silhouette érigeait une ombre plus noire dans le noir indistinct de la nuit. Pour couper plus court, elle prit à travers les pelouses, bondissant par-dessus les corbeilles de plantes rares, au risque de les écraser. Elle se sentait en proie à une espèce d’affolement. Son cœur faisait dans sa poitrine le bruit d’un marteau sur une enclume. Elle murmurait, à demi suffoquée par le vent qui entravait sa course :

— Qu’y a-t-il, mon Dieu ?… Qu’y a-t-il ?

Quelque chose d’extraordinaire, évidemment, mais quoi ?… Quand, après avoir franchi le vestibule immense, elle pénétra dans la salle couleur de lune, elle trouva l’atmosphère de la pièce quasi tiède encore du séjour du marquis. C’est là qu’il avait coutume de passer les soirées, tout le temps que durait sa présence dans ses terres de Guerrande ; il y veillait fort avant dans la nuit, parfois même jusqu’au petit matin, les jambes étendues à la flamme d’un brasier dont la lueur suffisait à éclairer toute la chambre, mais dont la chaleur, hélas ! si ardente fût-elle, ne parvenait point à ranimer le sang de son cœur, glacé par les poignants dédains d’une femme inhumaine.

— Dieu me pardonne ! grommelait dame Claude, tout en rassemblant les débris de bûches carbonisées qui gisaient épars dans la cendre, je veux que ces murs s’écroulent à l’instant sur ma tête, si la Bohémienne de malheur n’est pas encore de moitié dans cette aventure !… Pourvu, du moins, qu’elle n’ait pas fait égorger son mari et que ce ne soit pas le pauvre Monsieur Charles qu’on nous ramène changé tout à fait en cadavre !…

Elle venait d’entendre une voiture s’arrêter devant le perron.

Très émue, elle saisit une brassée de copeaux qu’elle avait apportée dans son tablier et la répandit sur le feu qui commençait à prendre. Puis, l’oreille aux écoutes, elle attendit.

Les tentures en fil d’argent qui tapissaient les parois de la salle s’avivaient peu à peu, à l’éclat grandissant du foyer, d’un frisson de lumière magique, d’une douce et mystérieuse clarté lunaire. Sur les dalles de marbre du vestibule glissa le frôlement d’un pas léger mêlé au froufrou d’une robe, et Clauda, stupéfaite, vit surgir dans le cadre de la porte la plus délicieuse apparition féminine qu’il lui eut jamais été donné de contempler.

Par deux fois, elle s’essuya les yeux du revers de sa manche, se croyant le jouet d’un rêve.

L’inconnue s’était arrêtée au milieu de l’appartement pour promener autour d’elle un regard curieux. Les hautes glaces de Venise disposées de place en place contre les parois, de façon à multiplier et à prolonger le décor en des perspectives infinies, semblaient prendre plaisir à se renvoyer de l’une à l’autre l’image de cette femme, comme séduites par les lignes harmonieuses de son corps, par tout ce qu’il se dégageait d’elle d’impérieuse, et d’étrange, et d’inexprimable beauté.

Quant à dame Claude, elle la buvait littéralement des yeux, figée en extase, les mains jointes, et bredouillant à mi-voix, sur le ton de la prière :

Ma Doué ! qu’elle est donc belle… belle à faire peur% Jésus-Maria-credo !

D’un mouvement de la nuque, la nouvelle venue avait rejeté en arrière le capuchon du vêtement de fourrure qui l’enveloppait toute et dont les plis traînaient sur ses talons avec l’ampleur d’un manteau royal. On voyait pointer sa gorge, fine et rebondie, et son cou se mouvoir en de lentes ondulations, et son fier visage, au profil énergique, luire d’une splendeur mate, d’une splendeur de jaune ivoire que tempérait une patine d’or bruni. Ses cheveux crépelés, qu’un cercle de métal enserrait à la hauteur du front, s’échappaient en cascades massives et bleuâtres jusqu’à noyer les épaules. De longs cils vibrants ombrageaient les yeux et en amortissaient l’éclat. Les lèvres s’entr’ouvraient, rouges et comme saignantes.

— Quelle est cette princesse merveilleuse ? Quelle est cette fée ? se demandait l’intendante, immobile et charmée.

Au même moment, maître Guillaume Guégan, répondant à sa pensée, lui criait du seuil de la pièce :

— Salue madame, Clauda : c’est la marquise !

Il se reprit aussitôt, craignant sans doute de s’être servi d’une formule trop familière, et ce fut avec une sorte de solennité qu’il ajouta :

— Notre très haute et très puissante maîtresse, madame la marquise de Locmaria, de Lezmaës, de Langolvez et de Guerrande. Dieu lui donne de longs jours et, après les joies de ce monde, celles du paradis en l’autre !

— Est-il possible ! s’exclama dame Claude, d’un accent où il y avait autant de frayeur que de surprise.

Et, au lieu de s’incliner, comme l’y invitait son mari, devant celle qu’ils n’appelaient entre eux que la Bohémienne, elle demeura, stupide, à la dévisager, les bras tombés le long du corps, les yeux écarquillés par l’étonnement et par la peur. Le diable en personne lui fût apparu, qu’elle n’en eût pas été impressionnée plus désagréablement, et Dieu sait si la très chrétienne Clauda professait une belle horreur pour le diable !

La marquise de Locmaria ne fut sans doute pas sans remarquer la singularité de cette attitude ; mais, loin de s’en fâcher, elle sourit le plus aimablement du monde et dit à Clauda d’une voix chantante qui semblait un clair gazouillis d’oiseaux :

— Voilà une visite à laquelle vous ne vous attendiez guère, n’est-ce pas ? Je vous connais ; le marquis m’a souvent entretenue des soins précieux qu’il trouvait auprès de dame Claude… Quand vous me connaîtrez à votre tour, je suis persuadée que vous m’aurez en quelque direction et que je n’aurai qu’à me louer de vos services. Au reste, ne craignez rien : je serai la moins exigeante des maîtresses… Voulez-vous toutefois vous charger dès à présent de mettre au courant de la maison les gens que j’ai amenés et qui sont ici aussi étrangers que moi-même ?

L’intendante se sentit tout ébranlée par la fraîcheur mélodieuse de cette voix qui s’exprimait avec tant de condescendance, de douceur et de simplicité.

— En vérité, pensa-t-elle, ceci me trouble et me déconcerte… Il se peut que cette femme soit un démon, mais elle a toutes les séductions d’un ange.

Elle trouva juste assez de présence d’esprit pour répondre :

— Je suis aux ordres de madame la marquise. Et, instinctivement, elle accompagna ces mots de la plus accorte des révérences.

Comme elle se dirigeait vers la porte, la marquise, qui achevait de se débarrasser de sa mante, la rappela :

— J’oubliais, dame Claude !… Tout mon domestique se compose d’un vieillard qui s’entend à confectionner des plats de mon pays, et d’une soubrette, sa fille, laquelle est un peu ma « sœur de lait », comme vous dites, je crois, en Basse-Bretagne… Ils ne sont guère rompus aux finesses du parler de France : ils viennent d’une patrie lointaine et sortent d’une autre race… S’ils ne vous comprenaient pas toujours très bien et s’ils se faisaient encore plus mal comprendre de vous, soyez-leur indulgente, je vous prie ; je vous en saurai gré, car ils me sont chers. Ce sont des exilés, comme moi ; ils me rendent présente aux yeux la terre qui m’a vue naître ; ils sont de mon pays, de mon village, presque de ma parenté. De les avoir auprès de moi, je me sens moins seule : ils savent les chants qui, toute petite, m’ont bercée et, quand ils me regardent, je crois voir onduler dans leurs prunelles les plaines sans fin de ma Hongrie où parmi des océans d’herbes, dorment de grands fleuves d’argent… Vous qui êtes une Bretonne, Clauda, je gage que ces choses ne sont point pour vous surprendre.

Clauda l’écoutait comme en rêve. Le son de cette voix céleste, d’un timbre si pur, aux inflexions si molles et si caressantes, agissait sur elle comme un charme.

— Certes non, madame la marquise ! fit-elle avec élan… Moi, s’il me fallait quitter Plégat et la Bretagne, j’aimerais mieux la mort.

Subitement, son front se rembrunit.

Elle venait de réfléchir que ces gens vers qui renvoyait sa maîtresse et qu’elle lui recommandait en termes si chaleureux, c’étaient, de son propre aveu, des Hongrois, autrement dit des bohémiens comme elle, des artisans de maléfices peut-être, à coup sûr des mécréants. Elle se souciait médiocrement de se rencontrer seule à seule avec cette espèce, et, clignant de l’œil du côté de son mari qui, debout derrière la marquise, pétrissait consciencieusement son chapeau de feutre entre ses doigts :

— Si Guillou m’accompagnait, m’est avis que nous leur expliquerions mieux…

La marquise l’interrompit vivement :

— J’ai prié maître Guillaume de veiller avec moi… Et, à ce propos, ne m’en veuillez pas si je l’accapare une bonne partie de la nuit : nous avons à causer ensemble… Allez, dame Claude, je suis convaincue d’avance que tout ce que vous ferez sera bien fait.

Ainsi congédiée, l’intendante s’éloigna.

Dès que le bruit de ses sabots se fut perdu dans la profondeur des corridors qui conduisaient aux cuisines, la marquise de Locmaria dit à messire Guillaume Guégan :

— Ayez l’obligeance d’allumer les candélabres. Je suis des pays du soleil. J’aime la clarté.

Elle ajouta :

— Qu’il fait donc froid dans vos contrées d’Occident ! En route j’ai failli périr.

Puis, au bout d’un moment, quand la flamme des chandelles se fut mise à brûler longue et droite :

— C’est très beau ici, soupira-t-elle. On se croirait en quelque chambre enchantée du palais des Mille et une Nuits.

Elle s’était laissée tomber dans un fauteuil devant le feu et, le buste incliné vers l’âtre, tendait, pour les réchauffer, ses mains menues et délicates que des mitaines de dentelle noire voilaient à demi. Ses ongles diaphanes, vus en transparence, ressemblaient à de fins pétales de

— Et maintenant, madame ? demanda l’intendant, très embarrassé de sa personne dans ce mystérieux tête-à-tête.

— Maintenant, seyez-vous là.

Elle lui montrait un siège en face du sien.

— Approchez-vous davantage, davantage encore, insista-t-elle. Je désire que vous m’entendiez bien… J’ai fait cent cinquante lieues tout d’une traite pour arriver jusqu’à vous, à l’extrémité de cette terre de l’Ouest qui passe, dans les traditions de mes ancêtres, pour être le purgatoire du monde, un lieu de pénitence, un séjour de lamentation et de deuil. Que de fois votre seigneur et le mien ne m’a-t-il pas suppliée à genoux de l’y suivre ! Obstinément, je répondais : Non !… Et voici que je suis venue ! Vous vous doutez bien qu’il a fallu qu’un impérieux besoin m’y contraigne. J’ai tergiversé aussi longtemps que j’ai pu… Plus tard, il eût été trop tard. Le jour même où le marquis m’annonçait par lettre son retour à Versailles, je me suis mise en chemin pour Guerrande, certaine désormais qu’il n’y serait plus. J’avais intérêt à ne rencontrer ici que vous seul. Pourquoi ? Je vais vous l’apprendre… Mais d’abord, messire Guillaume, soyez franc : vous me détestez, n’est-ce pas. autant que vous aimez votre maître ? Pas de faux-fuyant, s’il vous plaît ! Je suis une bohémienne des routes : on peut — surtout quand je la réclame — me dire la vérité.

Messire Guillaume Guégan jugea que, interpellé de la sorte, il n’avait pas le droit de mentir. Il prononça donc d’une voix nette et ferme :

— Si je n’aimais pas mon maître comme je l’aime, je vous aurais moins haïe pour tout le mal qu’il souffre par vous.

— À la bonne heure, repartit avec une gravité triste la marquise de Locmaria, vous êtes bien l’homme que je pensais… Je puis tout vous dire, car vous êtes digne de tout entendre…


III


Dame Claude, cependant, après avoir « piloté » les gens de la marquise à travers les appartements réservés à leur maîtresse et qu’elle allait occuper pour la première fois, après leur avoir fourni, d’assez mauvaise grâce d’abord, et finalement avec une obligeance à peu près apprivoisée, les renseignements les plus complets et les plus minutieux sur les habitudes de la maison, dame Claude était rentrée chez elle, sous la nuit sombre où les arbres du parc, animés par l’ouragan d’une vie effrayante, poussaient des plaintes lugubres et se tordaient en des convulsions désespérées.

La superstitieuse paysanne songeait :

Mme de Locmaria nous arrive escortée par la tempête. C’est signe que de tout ceci il ne résultera rien de bon.

Au logis, elle trouva les quatre marmots qui dormaient à poings fermés, les coudes sur la table. Elle les coucha, saisit son tricot et s’installa près du foyer, à la lueur d’une chandelle de résine, pour attendre le retour de Guillaume Guégan.

Une curiosité fiévreuse la travaillait ; elle brûlait d’impatience de connaître les impressions de son mari, à la suite du mystérieux entretien qu’il avait en ce moment même avec la marquise. Que pouvait-elle avoir à lui confier de si important, au débarquer d’un si long voyage, avant d’avoir pris aucune nourriture, aucun repos ? Pourquoi son arrivée coïncidait-elle, à huit jours près, avec le départ de son mari ? Le marquis savait-il, en roulant sur Paris, que sa femme faisait à rebours la même route, s’acheminant vers la Bretagne ? S’il le savait, pourquoi n’en avait-il rien dit à Guillaume ? Pourquoi ne l’avait-il pas avertie, elle, Clauda, d’avoir à tout préparer en vue de cette visite imminente ? La lettre qui le rappelait, et qui l’avait troublé si fort, l’avait-elle donc bouleversé au point de lui faire oublier, sinon la venue de sa femme, du moins les dispositions à prendre pour la recevoir comme il convenait ?…

Ces questions, et d’autres encore, Clauda les agitait dans sa tête obstinée de Bretonne, au bruit sauvage de la rafale, qui, dehors, allait grossissant.

En vain avait-elle interrogé, ce tantôt, le vieillard et la jeune fille qui formaient toute la suite de la « Bohémienne ». Elle n’avait pu obtenir d’eux aucun éclaircissement.

De singuliers personnages, d’ailleurs, ces domestiques, et combien différents des gens de même condition à qui l’intendante était accoutumée d’avoir affaire, durant les séjours du marquis en son château de Plégat !

Le vieux, avec sa grande crinière de lion dont les mèches venaient se perdre jusque dans les flots étalés de sa barbe blanche, avait la majesté d’un patriarche biblique, l’air solennel et triste d’un souverain détrôné. Une houppelande verte, à brandebourgs noirs, l’enveloppait des pieds à la tête et le faisait paraître d’une taille démesurée. Il parlait peu, par phrases brèves, graves comme des sentences. Dame Claude, à son aspect, s’était sentie vaguement intimidée ; et, après s’être promis de traiter de très haut cette « engeance de saltimbanques », elles les avait promenés, lui et sa fille, de chambre en chambre, avec une complaisance quasi déférente, comme si elle leur eût fait les honneurs du château.

La « petite », en revanche, l’avait mise à l’aise. C’était une adolescente de seize ans à peine, presque une enfant encore, au teint mat, délicatement ambré, aux clairs yeux de source qui semblaient renvoyer l’éclat d’un soleil lointain. Elle avait le port svelte et la souple démarche d’une biche. Entre ses lèvres d’un rouge vif, ses dents de nacre riaient d’un rire étincelant. Toute sa gracieuse personne respirait la santé, la joie, une franchise heureuse, quelque chose d’ailé, d’imprévu, avec des brusqueries soudaines, des effarouchements d’oiseau qui craint la glu.

Dame Claude avait cherché à se renseigner auprès d’elle sur ce qu’il lui eût tant agréé de savoir.

Mais elle n’en avait obtenu que des réponses insignifiantes, soit que la jeune fille fût peu dans les confidences de sa maîtresse, soit qu’elle feignit une ignorance qui lui était peut-être commandée.

En somme, Clauda avait tout simplement appris que la marquise avait nom Rita, qu’elle était de noblesse très illustre, qu’elle comptait des rois parmi ses ancêtres et qu’il n’eût tenu qu’à elle d’être reine là-bas, elle aussi, au pays des plaines immenses qu’arrosent les plus beaux fleures de la terre et que féconde un printemps éternel.

— Pourquoi donc au titre de reine a-t-elle préféré celui de marquise de Guerrande ? avait demandé, non sans ironie, l’intendante agacée.

Le vieux avait riposté de sa voix profonde :

— Il est dans le destin de la plume d’aller où le vent la porte.

— Au moins n’y a-t-elle rien perdu… Elle a un mari qui l’adore. Ce palais, auprès de qui l’église même de Plégat n’est qu’une misérable crèche, savez-vous qu’il l’a construit exprès pour elle, pour être leur maison d’amour, leur maison du bonheur ?… Et, à ce propos, d’où vient, s’il vous plaît » qu’elle y mette les pieds aujourd’hui pour la première fois, et lorsque le marquis en est absent ?

À quoi le serviteur à la barbe vénérable avait répondu :

— Les secrets de notre maîtresse n’appartiennent qu’à elle seule… L’aiglonne a, dans les gyres de son vol, des caprices qui déroutent vos lourds oiseaux de mer… Et quel palais, je vous prie, vaut le libre espace, les horizons ondoyants comme la lumière qui les dore, et la terre douce, la terre enchantée, la terre mettable de la Patrie ?

Les prunelles sombres du grand vieillard lançaient des éclairs. Clauda n’avait plus insisté.

Assise maintenant au foyer de sa demeure close, où, derrière elle, du fond d’un lit à étages, s’exhalait la tranquille respiration de ses quatre chérubins, elle s’efforçait de récapituler en elle-même les événements de la soirée, tout en supputant, d’un mouvement machinal des lèvres, les points de son tricot et en piquant de temps à autre dans ses cheveux, contre la tempe gauche, les aiguilles dont elle n’avait plus à faire usage.

Sa hâte de revoir Guillaume et de connaître les résultats de sa conférence avec la marquise la tenait éveillé. Les heures s’écoulaient lentes et longues, rythmées par le tic-tac d’un coucou. Les orgues déchaînées du vent ronflaient dans les ténèbres, avec des mugissements sinistres. Minuit sonna. Fidèle aux traditions de sa race, l’intendante suspendit sa tâche[2], jeta un fagot d’ajoncs dans le feu qui commençait à pâlir, et tirant son rosaire, se mît à réciter des oraisons.

Enfin la porte s’ouvrit, et messire Guillaume Guégan se montra sur le seuil.

— Ah ! tout de même ! s’écria dame Claude qui en était à son dixième De Profundis pour les âmes du purgatoire, les funèbres Anaon.

Elle ajouta :

— Tu dois être glacé. Veux-tu que je te chauffe un peu de flip[3] ?

Il s’assit devant l’âtre sans répondre. Il paraissait las, exténué, Clauda fut frappée de l’altération de ses traits. À ses paupières rouges, elle vit qu’il avait pleuré.

— Qu’as-tu, au nom de Dieu ? lui demanda-t-elle… Parle enfin !… Qu’est-ce qu’il y a ?

Il soupira profondément, mais sans desserrer les lèvres.

Alors, elle, reprise par ses pressentiments et aussi par ses rancunes :

— Un malheur est sur nous, n’est-ce pas ?… J’en étais sûre… Mes avertissements ne me trompent jamais… Allons, qu’a-t-elle encore machiné, cette gueuse ?

L’intendant tressaillit :

— Clauda, prononça-t-il d’un ton sévère, n’insulte pas celle qui est ta maîtresse et la mienne. Sache qu’elle est plus à plaindre qu’à blâmer.

— Tu as bien changé d’opinion sur son compte, Guillaume !

— Tu feras de même, Clauda.

— Explique-toi donc… Je t’écoute.

— Non. Pas ce soir, ni demain, ni après-demain, pas avant que le moment soit venu… Ne m’interroge pas : je ne pourrais te répondre. J’ai juré de me taire… Sur un point seulement il importe que tu sois renseignée.

Messire Guillaume Guégan se recueillit quelques instants ; puis, montrant du geste le lit à étages :

— Les petits dorment ?

— Comme des anges, les pauvrets.

— Eh bien ! voici Clauda… Tu es une bonne femme et une femme de tête. Je sais que je puis compter sur toi comme sur moi-même… Apprends donc que ce n’est pas une visite de passage que nous fait aujourd’hui la marquise. Elle va nous rester longtemps, quatre mois, six mois peut-être. Or, entends-moi bien, il faut que personne ici ni dans la contrée ne soupçonne sa présence au château, personne hormis nous deux et les domestiques qui l’accompagnent. Les arbres qui peuplent le parc sont discrets et les murs qui l’entourent sont hauts. Il faut que nous soyons muets comme les arbres et fermés comme les murs. Le plus innocent bavardage aurait les pires conséquences. Nous sommes les gardiens d’un secret terrible. Tu devras, sans le connaître, veiller jour et nuit avec moi à ce qu’il ne s’ébruite point… Mon Dieu, il ne tient qu’à nous de perdre la malheureuse qu’hier encore nous détestions si cordialement l’un et l’autre : elle est venue d’elle-même se mettre à notre merci. D’un mot nous la vouons à la plus lamentable des infortunes. Le voudrais-tu, Clauda ?

— Oh ! Guillaume, murmura l’intendante, je ne suis pas une païenne, j’imagine.

Il continua :

— D’ailleurs, il n’y a pas qu’elle qui soit en jeu. Il y va également du salut de Monsieur Charles et, je crois bien, du nôtre, puisque cependant la fatalité nous mêle à ces tragiques événements.

— À la grâce de Dieu, mon ami ! dit dame Claude en se signant par trois fois, pour écarter les mauvais présages.

Ils demeurèrent silencieux à regarder les étincelles jaillir des tisons et s’engouffrer sous le manteau de la cheminée où grondait en sourdine la grosse voix du vent.

Tout à coup, Clauda reprit :

— Tu n’as pas d’imprudence à craindre de ma part. Mais nos enfants, y as-tu songé ?

— Précisément. J’ose à peine te demander ce sacrifice, et, pourtant, je ne vois guère d’autre moyen…

Dame Claude acheva elle-méme la pensée de son mari :

— Soit. Nous nous en séparerons. Ma mère sera enchantée de les avoir, et, quant à eux, ils seront ravis de passer un hiver chez leur mam-goz[4]. L’hiver, à la ferme de Kerguntul, c’est le temps des belles histoires, des contes merveilleux et des châtaignes qu’on mange au coin de l’âtre, en buvant du cidre bouilli… Tu attelleras Mogis au char-à-bancs, et je les conduirai là-bas, dès le petit jour… Si les commères de Plégat s’informent de ce qu’ils sont devenus, je dirai que je led ai envoyés à Kerguntul apprendre à lire, l’on m’annonçait justement, avant-hier, qu’un maître d’école ambulant vient de se fixer à Plestin-les-Grèves pour toute la durée des mois noirs. Les marmots n’auront qu’une demi-lieue de route à faire pour aller de temps à autre écouter ses leçons.

— Merci, Clauda. Ton esprit est aussi avisé que généreux ton cœur.

Là dessus finit l’entretien des deux époux. Ils n’avaient devant eux que quelques heures de repos jusqu’à l’aube. Ils durent dormir profondément, s’il est vrai qu’une bonne conscience fait le lit moelleux et paisible le sommeil.


IV


L’hiver, cette année-là, fut particulièrement rigoureux. Ce furent d’abord des averses continuelles qui noyaient les campagnes, couraient en cascades par les chemins creux changés en lits de torrents et croupissaient dans les champs labourés, entre les digues des talus, en de vastes nappes d’une eau boueuse où l’on voyait nager les sarcelles comme sur des étangs. Puis le vent d’est se mit à souffler, chassant les pluies vers la mer. Tout gela, même les sources, même la fontaine sacrée de Saint-Égat, ce qui, de mémoire d’homme, ne s’était pas encore produit. Les vieilles « pèlerines par procuration », qui viennent y chercher un remède souverain contre la fièvre, durent emporter l’eau salutaire sous la forme de menus glaçons.

Puis des brumes arrivèrent du nord, si épaisses que les « longs-courriers » de Morlaix affirmaient n’en avoir pas rencontré de plus impénétrables dans les parages les plus voisins du Pôle. Et ces brumes se condensèrent en d’énormes flocons de neige qui tombèrent, tombèrent sans relâche pendant des jours, des semaines, des mois. À la fin de janvier la terre en était encore toute couverte. On ne distinguait plus ni routes, ni fossés, ni vallons, ni plaines. Ce n’était, aussi loin que le regard pouvait atteindre, qu’un immense désert blanc, d’une solitude et d’une immobilité mortuaires, avec, çà et là, des fûts d’arbres d’un noir de suie, qui semblaient les piliers calcinés de quelque église jadis consumée par les flammes.

Toute vie naturellement était suspendue. Les paysans restaient calfeutrés chez eux, sous leurs chaumes, n’allaient plus aux marchés ni aux foires, hésitaient même à se rendre au bourg le dimanche, pour la messe. Un silence funèbre enveloppait toutes choses, entrecoupé seulement par le lugubre croassement des corbeaux qui traversaient le ciel en bandes farouches, criant la faim.

Il y eut des paroisses où le recteur autorisa ses ouailles à enterrer les morts dans les courtils, près des demeures, tellement les communications avec le cimetière du village étaient devenues impraticables.

Messire Guillaume Guégan et sa femme, Claude Riou, étaient, selon toute apparence, les seuls humains à se congratuler de la persistance de ce temps affreux. Grâce à lui, l’étroite surveillance qu’ils avaient organisée aux alentours du parc de Guerrande, afin d’en écarter tout rôdeur indiscret, s’était trouvée simplifiée plus qu’ils n’auraient cru. C’est à peine si, à de rares intervalles, un mendiant ou quelque chercheur de bois mort se présentait devant la grille. Clauda lui faisait l’aumône, soit d’une miche de pain, soit d’un fagot de ronces, et l’homme s’éloignait bien vite, uniquement occupé de suivre à rebours, dans la neige, l’empreinte incertaine de ses pas.

Le château, à l’extrémité de la longue avenue, avait son aspect habituel de veuvage et de solitude, si même il n’offrait pas aux yeux quelque chose de plus désert encore et, pour ainsi dire, de plus sépulcral. Quel passant, voyant de loin sa façade aux hautes persiennes hermétiquement closes, eût soupçonné la présence d’êtres vivants derrière ces murs silencieux et mornes, scellés comme un tombeau ?

Tout le jour, cependant, des colonnes de fumée se balançaient dans la bise, au-dessus des sveltes cheminées de granit. Mais ce n’était point là, pour les gens de Plégat, un indice que le château fût habité. Chacun savait, dans le pays, que les régisseurs avaient mission d’entretenir du feu dans la plupart des pièces. Au cours des précédents hivers, Clauda avait plus d’une fois invité ses amies du bourg à venir faire la veillée avec elle devant ces vastes brasiers. Comme elle ne les y conviait plus, cette année, une d’elles lui en fit la remarque.

— Pour Dieu, ne m’en parle pas, répondit l’intendante dont la sagesse inquiète avait tout prévu… On m’offrirait les monceaux d’or que le château a coûtés que je ne consentirais pas à y mettre les pieds après la tombée de la nuit…

Et à mots couverts, d’un ton mystérieux, elle entama une histoire de fantômes dont elle avait, d’avance, arrangé les principaux épisodes dans son imagination de Bretonne, créatrice de mythes.

— Figure-toi… J’entrais sans penser à rien… Je me penche pour allumer le feu… Tout à coup, brr ! Une haleine glacée me parcourt la nuque… Je me retourne. Et, derrière moi, dans la glace, je vois une dame parée d’atours magnifiques qui me dévisage, la bouche fendue en un rire effrayant, le rictus d’une tête de mort, ma pauvre chère !…

— En vérité, Clauda ! C’est donc que la maison est hantée ?

— Ne divulgue pas ceci, au moins… Le marquis nous chasserait.

— Sois tranquille, ma bonne.

Est-il besoin de dire que le lendemain, tout Plégat en était informé ? Et c’est bien à quoi s’attendait l’ingénieuse Clauda. Un rempart surnaturel protégeait désormais la marquise. L’intendante venait de dresser autour de sa maîtresse un mur isolateur, le plus infranchissable de tous, le mur d’airain de la superstition.

— Vous voilà élevée h la dignité de fantôme, dit-elle à Mme de Locmaria, vous n’avez plus rien à craindre pour votre sécurité.

Des rapports presque affectueux s’étaient établis entre les deux femmes, quelque grande que fût la distance sociale qui les séparait. Non seulement Clauda avait abjuré tout parti-pris à l’égard de la marquise ; mais, à la fréquenter chaque soir, à vivre avec elle sur un pied de respectueuse intimité, elle en était venue à s’attacher à elle d’un lien puissant à la force duquel elle ne cherchait plus à se dérober.

Aux premières ombres du crépuscule, elle se dirigeait vers le château.

Vanda, la jeune Hongroise, qui remplissait les fonctions de soubrette, l’introduisait incontinent dans la salle couleur de lune où la marquise se tenait de préférence, brodant ou lisant à la clarté d’un flambeau de cire. Mme de Locmaria la faisait asseoir près d’elle sur un tabouret et lui disait de sa jolie voix chantante :

— Contez-moi n’importe quoi, dame Claude. Je suis comme les recluses et les pestiférées : j’ai besoin d’entendre le son des paroles humaines.

Et Clauda, obligée de se surveiller avec les gens du dehors, donnait libre carrière à sa langue, flattée au fond qu’une personne si distinguée prit plaisir à ses bavardages rustiques.

Un chapitre qui semblait intéresser particulièrement h marquise, c’était celui des enfants. L’intendante ne tarissait pas sur les siens. Elle abondait en menus détails sur ses grossesses, ses couches, la peine qu’elle avait eue à nourrir celui-ci, à sevrer celui-là. La marquise écoutait, plongée en une vague rêverie, absente en apparence, très présente en réalité, ses doigts de fée occupés à de fins ouvrages qui ressemblaient, à s’y méprendre, à des langes de nouveau-né.

Ces belles batistes de Hollande, où l’on eût dit que Mme de Locmaria dessinait en nobles arabesques les caprices de ses songes, n’étaient pas sans intriguer Ciauda Riou.

Elle n’osait interroger la soubrette, encore moins la marquise, mais un soupçon commençait à lui traverser l’esprit. Elle se mit à observer de plus près.

La taille de sa gracieuse maîtresse s’épaississait visiblement, s’alanguissait. Puis, c’était tantôt de brusques lassitudes, tantôt des plaintes sourdes, des tristesses inexpliquées.

Une nuit que la marquise l’avait congédiée tout à coup, bien avant l’heure accoutumée, l’intendante ne put se retenir de communiquer à son mari ses impressions :

— Sais-tu, Guillou ? Héritier ou héritière, il y aura d’ici peu du nouveau dans la seigneurie de Guerrande.

— Possible ! fit-il de son ton calme. Et il ajouta, feignant de réfléchir à l’importance de cette nouvelle :

— Puisses-tu dire vrai ! Ce sera pour Monsieur Charles une joie si vive !

À partir de ce moment, Clauda ne se contenta plus d’aimer, de vénérer la marquise ; elle affecta vis-à-vis d’elle une dévotion spéciale, comme envers un être sacré.

Les jours passèrent et, à la suite des jours, les nuits. Aux approches de mars, il se produisit dans l’atmosphère une détente subite. Les vents tournèrent, sans transition appréciable, de l’est à l’ouest. La mer souffla sur les campagnes bretonnes la douceur de l’haleine atlantique. Les brumes remontèrent peu à peu vers le septentrion. Un soleil pâle se montra, toucha mystérieusement la terre et la fit tressaillir. Les neiges, liquéfiées, s’écoulèrent en ruisseaux ; des brins d’herbe surgirent de ci de là, s’entrelacèrent en guirlandes, coururent en festons sur la face rajeunie du monde. Les sources rouvrirent leurs yeux divins, heureuses d’avoir à refléter un ciel pur.

Un matin, messire Guillaume Guégan, qui avait le soin des écuries et des étables, dit à sa femme, en rentrant au château :

— La marquise désire te voir. Reste à sa disposition jusqu’à mon retour. J’ai à m’absenter.

— C’est bien, répondit Clauda.

Les commères de Plégat, quand elles virent, des marches de leur seuil, déboucher sur la place le véhicule qui emportait l’intendant, ne manquèrent point de crier à celui-ci :

— Déjà en route, maître Guégan !

Ah ! si elles s’étaient doutées !…

V

La journée finissait.

Le vieux Bohémien aux airs de patriarche, de roi pasteur, que la marquise appelait Ropardi, avait recommandé à l’intendante de demeurer, avec sa fille, dans la pièce qui précédait immédiatement la chambre occupée par Mme de Locmaria.

— Vous ne viendrez qu’à mon appel, lui avait-il dit d’un ton bref, en tirant derrière lui la porte.

— Votre père est donc médecin, Vanda ? s’informa dame Claude, quand elle fut restée seule avec la jeune fille.

— Il n’est point de science dont le docteur Ropardi n’ait pénétré les plus secrets arcanes, répondit Vanda, non sans un éclair d’orgueil dans ses grands yeux limpides que voilaient d’une ombre bleuâtre ses longs cils.

Chez nous, dans la tribu, les gens prétendent que ses connaissances sont infinies. Il n’y a que la steppe ou que la mer, affirment-ils, qui soient aussi vastes que son esprit. Il entend le langage des vents et celui des étoiles. Les herbes lui ont révélé, dans les nuits de lune, leurs vertus salutaires ou malfaisantes. Il serait, s’il le voulait, aussi puissant pour le mal que pour le bien. Mais, en même temps qu’une intelligence incomparable, il porte en lui un sentiment divin. C’est une âme de lumière, vivifiante et douce comme le soleil. Jamais il n’a fait usage de son prestigieux génie que pour soulager, pour guérir. Rita Dongui, notre maîtresse est en bonnes mains…

Une plainte continue s’élevait de l’autre côté de la cloison.

— Quelles sont, en pareille occurrence, les habitudes de votre pays ? interrogea la Hongroise.

— Nous prions, fit l’intendante en se mettant à genoux,

— Sur les rives de la Tisza, l’on chante.

Et, tandis que Clauda Riou invoquait à mi-voix la Vierge-Mère et sainte Brigitte, patronne des femmes en couches, elle commença de fredonner doucement, dans son idiome barbare, une chanson en mineur, qui tantôt se trainait en notes graves et lentes, tantôt courait, rapide, sur un rythme allègre et précipité.

Soudain, la porte de la chambre où la marquise souffrait les douleurs de l’enfantement s’entre-bâilla pour donner passage à la tête léonine de Ropardi.

— Venez, dit-il en s’adressant à Clauda.

En même temps, il jetait à sa fille :

— Les astres ne m’avaient point trompé : c’est un garçon.

C’était un garçon, en effet, de formes à la fois élégantes et robustes, et qui visiblement ne demandait qu’à vivre. Dame Claude ne lui eut pas plutôt entr’ouvert les lèvres pour lui faire avaler, selon la coutume bretonne, une cuillerée de vin sucré, qu’il l’ingurgita d’un trait « comme un petit homme », à la très grande joie de l’intendante extasiée.

— Il a la peau merveilleusement dorée de sa mère songeait-elle, en le dodelinant devant le feu pour apaiser ses premiers cris.

Elle s’ingénait, d’autre part, à lui trouver des ressemblances avec le marquis, avec « Monsieur Charles ». Et, sa pensée allant à son maître, elle s’étonna tout à coup qu’il ne parût point en une circonstance aussi solennelle, quoiqu’elle fût habituée désormais à ne se plus étonner de rien, tant cette atmosphère d’étrangeté, de mystère et de circonspection, où elle était confinée depuis près de cinq mois, l’avaient comme blasée sur les choses les plus extraordinaires et les événements les plus imprévus.

À peine venait-elle d’évoquer le souvenir de M. de Locmaria qu’un bruit résonna dans l’escalier. Elle tressaillit.

Si c’était lui, pourtant !

Ce fut Guillaume Guégan qui se montra sur le seuil.

— La nourrice est là, dit-il à voix basse au vieux Ropardi qui avait marché à sa rencontre.

Celui-ci murmura :

— C’est bien. Faites ce qui est convenu.

Et, se tournant vers l’intendante, il lui fit signe de se lever avec l’enfant.

— Suis-moi, Clauda, prononça messire Guillaume. Avant de s’éloigner, il demanda au vieux :

— Et la marquise ?

— Voyez, elle repose.

Par l’ouverture des rideaux, dans la pénombre de l’alcôve, on apercevait la tête pâle et fine de la jeune femme, noyée dans les ondes brunes de ses beaux cheveux épandus. Elle semblait dormir d’un sommeil enchanté.

— Avant trois jours, reprît le majestueux vieillard, elle sera sur pied, comme toutes les filles de notre race.

L’intendant et sa femme descendirent aux appartements du rez-de-chaussée, précédés de Vanda qui les éclairait. Clauda tenait le nouveau-né soigneusement enveloppé dans des linges magnifiques aux dessins compliqués et multicolores, ceux-là-mêmes que la marquise avait passé l’hiver à broder, bercée aux bavardages de la Bretonne.

Ils enfilèrent une longue suite de corridors et de salles jusqu’à cette partie du château que M. de Locmaria avait aménagée à dessein pour être, selon sa propre expression, le « paradis de ses enfants ». Car il avait pensé à tout, le marquis, sauf à la fatalité qui était entrée dans sa vie sur les pas de la « Bohémienne ».

Plantée gauchement au milieu de la pièce, dont le parquet luisant réfléchissait en raccourci sa robuste silhouette, une paysanne en coiffe attendait, debout, les mains croisées sous son tablier et l’oreille aux écoutes. Clauda la dévisagea d’abord sans la connaître. Puis, avec un cri joyeux :

— Hé ! ma Doué[5], Guillaume, mais c’est ta sœur Margod !

— À quelle autre aurais-je pu me fier ? répliqua l’intendant. Heureux encore que Marguerite se soit trouvée nourrice et qu’elle ait consenti, par obligeance, à nous rendre service en cette occasion !…

Trois jours plus tard, ainsi que l’avait prédit le « docteur » Ropardi, ni dans ses traits, ni dans son allure, la marquise de Locmaria ne portait trace de la crise qu’elle venait de traverser. Sa taille avait recouvré sa sveltesse onduleuse, ces longs mouvements serpentins qui étaient chez elle d’une grâce inexprimable, d’une séduction infinie. Accoudée à une des hautes croisées de sa chambre, qu’elle avait ouverte toute large, elle buvait avec avidité l’air du soir, parfumé d’une capiteuse odeur de printemps naissant.

Le soleil d’avril se couchait au fond de l’espace, dans un admirable ciel d’or, de vert et de pourpre. Sous cette lumière mourante, les feuillages encore tendres des futaies du parc houlaient, nuancées de teintes merveilleuses, comme les vagues d’une mer. Les angélus des villages bretons se répondaient à travers la sonorité des campagnes. De mélancoliques sons de corn-boud retentissaient, mêlés aux beuglements des troupeaux. Un charme doux et triste émanait de toutes choses.

— Il eût pourtant fait bon vivre ici ! soupira la marquise… Que ne m’a-t-il d’abord emmenée en ces lieux ?… Ce qui est n’eut peut-être pas été.

Des larmes lui montaient aux veux. Elle les essuya d’un geste brusque.

Un doigt discret heurtait à la porte.

— Vous m’avez mandé, madame ? dit messire Guillaume Guégan.

Et, remarquant la fenêtre ouverte :

— Vous voulez donc vous tuer ?… Ignorez-vous que la fraîcheur peut vous être mortelle ?

Elle eut un sourire énigmatique :

— Oh ! fit-elle, le grand air me connaît… Je suis née sous une tente, messire Guillaume, une tente dont les lambeaux mal assujettis claquaient au vent des steppes. Et j’ai grandi au hasard des routes… Savez-vous ce qu’elle disait la première chanson que j’aie retenue ? Écoutez-la d’abord : je vous la traduirai ensuite.

Elle se mit à chanter dans la langue des Romanichels. Sa voix, forte et pure, éploya ses ailes, se balança, comme un oiseau qui prend son vol. Et, dans le silence du crépuscule de Bretagne, devant le pacifique décor des bois et des collines sur qui commençait à planer la solennité muette de la nuit, la musique de cette voix étrangère avait quelque chose de mystérieux et d’inquiétant.

— Vous rendriez jalouses les sirènes de la mer, dit l’intendant subjugué.

— Le sens est celui-ci, continua la marquise :

Le monde est grand : plus grand que le monde est le rêve ;

Le ciel est vaste : plus vaste que le ciel est le désir ;

Les roues des chariots ont grincé ; le chef a dit : « En route ! »

« En route ! » répéte la tribu. Il faut aller, aller sans trêve.

Les passereaux ont des nids ; les hommes éphémères se bâtissent des demeures ;

Mais la race, fille de l’air, comme l’air mouvant est mobile ;

Le vent la soulève ; elle part. Le vent la chasse devant lui ;

L’ancienne cendre n’est pas éteinte, qu’elle allume un foyer nouveau ;

Ne t’attache à rien, tout est périssable… Il faut aller, il faut aller… !


Elle répéta d’un ton résolu et comme s’intimant à elle-même un ordre :

— Oui, il faut aller !

Elle ajouta presque aussitôt :

— Cet entretien est le dernier que nous avons ensemble, messire Guillaume. Tout est concerté, tout est prêt pour le départ. Prévenus par Ropardi, les compagnons dont je vais de nouveau partager quelque temps la vie errante s’arrêteront cette nuit même devant la grille. Mêlée à eux, perdue dans leurs rangs, je pourrai, j’espère, sortir de France sans encombre et regagner à petites journées la terre hongroise que j’aurais dû ne quitter jamais…

Elle s’interrompit pour tirer de son sein un pli scellé d’un sceau rouge.

— J’ai voulu tout prévoir même l’improbable, même l’impossible… Gardez par devers vous ce papier. Il contient des renseignements qui vous permettront de me retrouver, à quelque moment que ce soit, tant que Rita Dongui sera de ce monde… Je n’ai, d’ailleurs, rien de plus à vous dire que ce que vous savez. J’emporte de vous un souvenir qui ne périra qu’avec moi. Vous m’avez été indulgent et doux. Recevez ce diamant ; il me rappelle ma honte. Vous l’échangerez contre de l’or honnête qui assurera la dignité de vos vieux jours et constituera une aisance à chacun de vos fils.

Sa voix tremblait. Encore plus ému qu’elle, l’intendant, baissant la tête et faisant effort sur lui-même, demanda :

— Et le vôtre, madame ?… La petite créature innocente qui est votre sang et qui peut-être ne vous connaîtra jamais, aurez-vous donc le cœur de partir sans l’avoir vue, sans l’avoir embrassée ?…

La marquise ne répondit pas, mais elle fit de la tête un geste qui disait : Non !

Arrivée à Guerrande par une nuit de tempête, elle s’en éloigna par une nuit d’apaisement et de calme. Dans l’azur assombri du ciel, piqué de nuages qu’enflait comme des voiles le souffle d’un vent léger, la lune voguait, traînant derrière elle un long sillage pailleté d’une écume d’argent.

Une troupe de saltimbanques, de baladins, de jongleurs, qui, depuis près d’un mois, courait les foires et les pardons d’alentour, était venue camper à la brune, dans un terrain vague, à l’entrée du bourg de Plégat. Ce fut en compagnie de ces truands que Mme de Locmaria, marquise de Guerrande, de Lezmaës et autres lieux, quitta la somptueuse demeure édifiée à sa gloire par le dernier rejeton d’une des plus antiques familles d’Occident. Elle était, du reste, méconnaissable. Elle avait repris la jupe courte, les bottes de cuir rouge, l’ample chemise de laine et le voile de soie voyante de la Bohémienne d’antan. Les beaux seigneurs, qui, naguère, papillonnaient autour d’elle à Versailles, eussent difficilement deviné, sous cet accoutrement farouche, celle que, dans leurs conversations de l’Œil-de-Bœuf, ils nommaient entre eux, avec des mines pâmées, la « houri de Mahon », la « perle orientale », la « fleur des jardins du Levant ». Sa beauté n’avait pas changé, si ce n’est qu’à la voir ainsi vétue on lui trouvait un je ne sais quoi de plus étrange et de plus rare, quelque chose d’irrésistible et d’indomptable tout ensemble, qui attirait et qui faisait peur. Il ne fut donné à messire Guillaume Guégan de la contempler dans ce costume que l’espace d’un instant et à la lueur d’une lanterne de corne ; c’en fut assez, néanmoins pour lui faire comprendre la passion subite dont le marquis s’était féru pour cette femme et le mal effrayant, le mal sans remède, dont, pour avoir voulu la posséder, il se mourait.

Quand dame Claude et lui eurent regagné à pas lents la maison de garde sous les grands ormes déjà feuillus, ils s’attardèrent tous deux, d’un accord tacite, sur les marches du péristyle, à écouter les cahots de plus en plus lointains des chars qui emportaient leur maîtresse.

Ils assistaient encore, par la pensée, à toutes les péripéties de ce départ. Le vieux thaumaturge Ropardi avait fait monter la marquise avec lui, dans la voiture de tête. Debout à l’avant du chariot, il avait récité à haute voix, dans sa langue, une sorte d’oraison. Puis il avait fait entendre un glapissement guttural, cri d’adieu peut-être, signal de route en tout cas, car la caravane vagabonde aussitôt s’était ébranlée.

Lorsque le dernier grincement des lourds véhicules se fut évanoui dans la direction de Plestin, l’intendant et sa femme se décidèrent enfin à rentrer dans leur logis désert.

— C’est égal, opina Claude Riou, je suis heureuse qu’elle nous soit venue ; et, d’autre part, j’eusse préféré ne la point connaître, puisque cependant nous ne devons plus la revoir.

Messire Guillaume répondit avec une gravité triste :

— Qui sait ? La volonté de Dieu est grande, Clauda.

Le lendemain, un char-à-bancs attelé d’un bidet gris-fer roulait à travers le pays montueux de l’Arrée, sur la route royale qui menait en ces temps-là de Plégat à Morlaix et de Morlaix à Carhaix, en passant par Lannéanou. Chaque fois qu’un pâtre, qu’un bouvier, qu’un laboureur croisait la voiture, l’homme soulevait son chapeau, du plus loin qu’il apercevait la bête, et criait au conducteur, d’un ton jovial qui n’allait pas sans une nuance de respect :

— Salut et bon voyage, messire Guillaume !

C’était, en effet, le régisseur de Guerrande qui reconduisait sa sœur Margod à son manoir de Garen-Dreuz, paroisse de Lannéanou. La femme tenait étroitement fermés les pans de sa mante brune d’où s’échappaient par intervalles les vagissements du nourrisson couché en travers sur ses genoux.

— C’est une terrible responsabilité pour nous, Margod, disait messire Guillaume… Tu auras bien soin de lui, n’est-ce pas ?… Ce n’est pas un enfant ordinaire. Il se peut que de grands destins l’attendent… Après tout, tu as droit de savoir la vérité maintenant, à la condition de la garder pour toi seule : c’est plus que le fils d’un marquis… C’est le bâtard d’un roi.


VI

La moisson commençait à peine, dans le terroir de Plégat. On fauchait les seigles à Guerrande. Maître Guégan allait et venait, surveillait les travailleurs dont les chemises de chanvre, moites de sueur, faisaient çà et là des taches grises parmi la mer frissonnante des hauts épis barbelés. Soudain un faucheur se redressa pour lui crier de l’autre bout du champ :

— Ohé, maître ! Voici Clauda qui accourt hors d’haleine et qui vous fait signe !

Il s’empressa au devant d’elle. Elle le saisit par la manche de sa veste, l’entraîna à l’écart, dans l’ombre verte des coudriers, contre les talus, et trouva juste assez de voix pour soupirer :

— Ah ! mon pauvre homme !… Imagine-toi qu’il est arrivé… qu’il est là… qu’il veut te voir à l’instant !…

L’intendant devint tout pâle.

Sa femme reprit, après avoir soufflé avec force :

— Tu ne saurais croire comme il a encore changé. Il ne reste plus de lui de quoi remplir un cercueil… Quand il est descendu de son carrosse, il m’a semblé voir apparaître l’Ankou…

Ils s’acheminèrent vers le château dont les fenêtres innombrables étincelaient comme d’énormes escarboucles au resplendissant soleil de juillet. Guillaume Guégan s’était recomposé un visage, lorsque le valet en livrée noire qui le guettait du haut du perron l’introduisit dans le salon d’honneur où l’attendait, debout et la tête inclinée sur sa poitrine, le marquis de Locmaria.

— Bienvenue à vous, monsieur le marquis ! dit-il dès le seuil.

Et, s’étant avancé de quelques pas, il mit un genou en terre.

D’ordinaire, « Monsieur Charles » l’attirait à lui, lui donnait affectueusement l’accolade, le traitait en ami d’enfance, presque en égal.

Il ne lui tendit même pas la main, cette fois, et dédaigna de répondre à son salut.

Il y eut entre eux plusieurs minutes d’un silence pénible.

Enfin le marquis parla.

— Prenez connaissance de cette lettre, prononça-t-il d’un ton dur. Vous me direz ensuite si ce qu’elle renferme est exact.

La lettre ne portait aucune indication de date ni de provenance ; elle était signée Rita Dongui : Guillaume Guégau la lut avec lenteur, posément, sans trahir aucune émotion.

— Eh bien ? demanda le marquis.

— Il n’y a là-dedans rien qui ne soit vrai.

Les traits de M. de Locmaria se contractèrent douloureusement, et ce fut d’une voix sourde, tremblante d’une fureur mal contenue, qu’il articula :

— Ainsi, vous, mon homme-lige, le serviteur-né de ma maison, vous n’avez pas craint de vous faire, contre moi, le complice de cette drôlesse ?

Deux grosses larmes jaillirent des yeux de l’intendant et coulèrent dans sa barbe rude. II ne se départit pourtant pas de son calme.

— Il ne m’appartenait pas, répondit-il, d’interdire l’entrée du château à celle qui, portant votre nom, était en ces lieux légitime souveraine et maîtresse.

— Certes… et cette arrivée clandestine, en mon absence, presque au lendemain de mon départ, vous sembla, n’est-ce pas, la chose du monde la plus naturelle ? Vous ne vous êtes pas douté un instant que cette femme venait ici, non pour me rejoindre, mais pour me fuir ?

Le marquis persiflait, les lèvres serrées, la voix sèche et coupante.

— Faites excuse, Monsieur Charles, riposta, toujours impassible, Guillaume Guégan. Le soir même de son arrivée, la marquise avait jugé à propos de m’en instruire.

— Ceci est parfait, en vérité !… Et vous avez accepté de faire le jeu de cette aventurière !… Vous l’avez reçue, hébergée, cachée sciemment… Et vous vous gaussiez entre vous, j’imagine, de mes angoisses, de mon désespoir !… Car, pendant qu’elle se riait, à l’abri de ces murs, du plus farouche hiver qui ait désolé le siècle, moi je courais l’Europe à sa recherche, en poste, à cheval, en traîneau, battu de la neige et du vent, suivant à la trace de ville en ville, de bourgade en bourgade, les troupes de Tziganes errants, criant son nom dans les auberges, dans les bouges, dans l’écho des montagnes, dans le silence glacé des plaines, et cela, jour et nuit, sans repos ni relâche, le corps moulu, l’esprit égaré, le cœur en détresse, achevant de me tuer pour elle et, d’ailleurs, y réussissant, n’est-il pas vrai, maître Guillaume ? Je rapporte à Plégat mon cadavre. Vous devez être content !

Il n’en put dire plus long ; ses jambes se dérobaient sous lui. Il se fût affaissé sur le parquet, si l’intendant ne s’était précipité ponr le maintenir et le faire asseoir dans un fauteuil. Une toux violente le secouait jusque dans les fibres profondes de son être. Il donnait l’impression de ces arbres qui n’ont plus de vivant que l’écorce et que la moindre rafale suffirait à déraciner.

— Maître, murmura Guillaume, avec l’accent de la prière la plus humble, condamnez-moi, si vous voulez, sans m’entendre ; mais, pour Dieu, ne vous mettez point en ces états.

Le marquis tira de sa poche un flacon, huma quelques gouttes d’un élixir brunâtre et, ranimé, reprit :

— Je suis venu, au reçu de cette lettre, vous demander les explications qu’on vous a, paraît-il, chargé de me fournir. Allez ! je suis prêt à tout entendre et je prétends tout savoir.

Et, comme Guillaume Guégan restait muet, les yeux fixés à terre :

— Eli bien ! qu’attendez-vous ?

L’intendant joignit les mains, supplia :

— Pas maintenant, de grâce… Vous n’êtes pas assez fort… Cette révélation peut vous donner le coup mortel.

— J’admire vos scrupules, répliqua le marquis. Mais ne vous embarrassez point pour si peu… Ce coup mortel n’atteindra qu’un mort. Parlez.

Il n’y avait plus à tergiverser. D’un geste grave, le paysan se signa, puis entama le cruel récit, à voix résignée, mais ferme. Il dit d’abord l’arrivée de la marquise, dans la nuit sombre, sous l’orage. Elle l’avait appelé par son nom et, de crainte qu’il ne fît difficulté de lui ouvrir, lui avait présenté une commission apostillée de la signature et scellée du sceau du roi, laquelle ordonnait a tout sujet du royaume, sous peine des châtiments les plus sévères, d’avoir à traiter avec les plus grands égards, la féale amie de Sa Majesté, Mme de Locmaria, marquise de Guerrande.

Le marquis sursauta.

— Ah ! elle avait eu la précaution de se munir d’un passe-port ?

— Un passe-port, peut-être, acquiesça l’intendant, ou mieux une attestation écrite du cas que le roi faisait d’elle.

Il proféra ces derniers mots d’un ton presque honteux. Puis, s’exaltant tout à coup :

— Ah ! ce roi… la malheureuse !… si seulement elle ne l’avait pas connu !

— Hein ? s’écria M. de Locmaria, livide… Goujat, que veux-tu dire ?

L’autre poursuivit, indifférent à l’insulte.

— C’est lui qu’elle fuyait, encore plus que vous. C’est pour échapper à ses assiduités qu’elle venait chercher en cette demeure lointaine, au fond de ce pays inaccessible, une retraite qu’elle savait sûre, parce que nul, à la Cour, n’ignorait qu’elle avait toujours refusé à vos instances de s’y rendre, parce que le roi l’ignorait moins que personne.

L’intendant fit une pause, et, baissant le front, comme si c’eût été lui le coupable, soupira :

— Il était du reste trop tard !

— Pourquoi trop tard ?… Va donc, voyons, va donc ! hurla le marquis, les doigts crispés à son siège, le buste raidi en avant, les yeux dilatés et striés de fibrilles rouges.

Guillaume Guégan dit :

— Faites de moi ce que vous voudrez… Pour l’honneur des Locmaria, dont les portraits nous regardent, j’ai cru qu’il était de mon devoir de bon serviteur d’aider cette infortunée à cacher sa honte… Prévenu par un avis de moi, vous seriez accouru… C’était, alors, le scandale public, l’opprobre sur votre nom, le sang peut-être dans votre demeure… J’ai accepté sciemment, comme vous dites, de veiller et de me taire. Bien plus, ma femme a servi de matrone, et j’ai poussé, moi, la complaisance jusqu’à procurer la nourrice…

Il s’interrompit brusquement, frappé de l’immobilité du marquis, épouvanté de la fixité de son regard, de la rigidité de ses traits.

M. de Locmaria ne l’entendait plus. Il s’était évanoui.

Guillaume bondit vers la porte, se suspendit à la cloche du vestibule pour appeler les domestiques, et cria au valet de chambre :

— Vite, vite ! Monsieur se trouve mal.

Il n’y avait de chirurgien qu’à Morlaix. Le premier soin de l’intendant fut d’expédier un exprès à cheval vers cette ville, puis il fit avertir Clauda. À eux deux, ils déshabillèrent, couchèrent le marquis et, installés à son chevet, attendirent… Les heures de la soirée tintèrent l’une après l’autre, sinistrement monotones. Enfin, vers minuit, le galop d’une monture résonna dans l’avenue. L’homme de l’art arrivait.

Il palpa le malade et hocha la tête.

— C’est un corps usé, dit-il. Je vais le saigner à tout hasard, mais je ne réponds de rien.

Contrairement à sa prévision, le sang jaillit avec force. Le marquis soupira, rouvrit les yeux et les referma presque aussitôt, en marmonnant du bout des lèvres des mots vagues, inintelligibles. Le cœur s’était remis à battre.

— Pour l’instant, il n’a besoin que de repos, opina le praticien.

— Notre présence est-elle nécessaire ? demanda messire Guillaume.

Il avait hâte de se retirer ; il craignait que sa vue, en réveillant la mémoire dit marquis, ne provoquai une nouvelle crise. Aussi éprouva-t-il un vif soulagement à s’entendre répondre par le chirurgien :

— Faites à votre gré. En tout cas, vous ne pouvez m’être d’aucune utilité.

Il emmena sa femme et, de tout le reste de la semaine. ne reparut pas au château. Clauda, seule, allait aux informations. De jour en jour, l’état du malade s’améliorait. Dès qu’il eut repris possession de lui-même, son premier acte fut de congédier le médecin et de le renvoyer à sa clientèle morlaisienne.

— On dirait, ma parole, qu’il m’en veut de l’avoir sauvé, jeta celui-ci à Guillaume, au moment de franchir la grille.

Autant l’hiver avait été rude, autant l’été se montrait délicieux. On entrait en août. La campagne fromenteuse, les landes, les monts lointains, tout vibrait dans une ardente lumière d’or. Une vie éclatante animait les choses, sous le resplendissement du soleil. Et, le soir, quand l’astre, se teignant comme à regret, plongeait dans la mer, c’était une douceur, un calme, un apaisements infinis. Des groupes de moissonneurs, la faucille sur l’épaule, s’en revenaient à la lueur des étoiles, en chantant. Leurs voix, au lieu de rompre le silence, s’harmonisaient avec lui et, en quelque sorte, le solennisaient. Ils clamaient, sur le ton d’une méllopée paysanne et semi-liturgique, la Chanson des Coupeurs de blé :

Garçons, filles, à bas la veste et le justin,
Car il est mûr, le blé jaune !
Iou !…

Meunier, graisse ton moulin ;

Fournier, chauffe ton four ;
Vous aurez de l’argent plein la main !
Iou !…

Il y aura du pain pour les riches,
Il y en aura pour les pauvres,
Car il est fauché, le blé jaune ! ,
Iou !…

Messire Guillaume Guégan continuait à surveiller la moisson dans les terres de Guerrande, comme si, entre son maître et lui, rien ne se fût passé. Mais, chaque fois que sa femme venait lui apportera manger aux champs, il ne manquait pas de lui demander :

— Il n’a rien fait dire, Clauda ?

— Bien encore, répondait-elle.

Ils s’attendaient, d’un jour à l’autre, à ce que le marquis les mit dehors, sans autre forme de procès. Ils avaient même pris leurs dispositions en conséquence. Ils iraient vivre auprès des « vieux », à Kerguntul, en Plestin les-Grèves, d’où ils se félicitaient de n’avoir pas ramené les marmots. Mais les desseins de M. de Locmaria demeuraient impénétrables.

— Les comptes du moins sont en règle, disait l’intendant, le soir, en tombant au lit, harassé de fatigue… Je ne lui aurai fait tort ni d’une minute ni d’un liard.

Au fond, et quoiqu’il n’en laissât rien paraître, la pensée de quitter Guerrande le navrait dans l’âme. Là il était né, là il avait grandi ; là reposaient, dans l’étroit cimetière, à l’ombre du clocher de Plégat, les ossements vénérés de ses ancêtres. Aussi haut qu’il pouvait remonter dans l’humble lignée des Guégan, tous avaient vieilli, tous étaient morts au service des Locmaria… Et puis, se séparer de « Monsieur Charles » ! Vraiment, cela était il dans l’ordre des choses possibles ?

— Je serai comme un lierre arraché, songeait-il, et je me flétrirai de même. On ne transplante pas son cœur.

Il s’attendrissait au souvenir des années anciennes, se remémorait les bontés du marquis, leurs causeries presque fraternelles dans la salle couleur de lune, les promenades où ils s’attardaient ensemble, sous le ciel embrumé d’automne, et les demi-confidences auxquelles s’abandonnait parfois le maître avec son serviteur, comme avec le plus sûr des amis.

Guillaume remuait ces choses dans sa tête, tout le long de la nuit, sans pouvoir en détacher son esprit, et restait, les yeux ouverts dans les ténèbres, à pleurer en silence, immobile, de peur de réveiller Clauda.

Si, vaincu par la lassitude de ses membres, il s’endormait aux approches du matin, le sommeil ne lui versait pas l’oubli. Ses rêves ne faisaient qu’ajouter des tortures nouvelles aux angoisses de la réalité.

Cette situation commençait à devenir intolérable. Il aspirait fiévreusement à être enfin fixé sur les intentions du marquis, tout en redoutant une rupture qui l’eût atteint aux sources mêmes de son être, dans ce qu’il avait de plus cher au monde et de plus sacré.

Puis, il n’y avait pas que lui en cause. Il y avait encore l’autre, celui qu’il appelait le « petit » ne sachant de quel nom le nommer, et qui poussait, ma foi, robuste et dru, comme un beau rejeton de plante saine, à Garen-Dreuz, là-haut, dans le grand air des monts…

De la marquise, Guillaume Guégan s’inquiétait moins. Dans l’éloignement où elle s’était enfuie, son image avait pâti, n’était plus qu’une forme vague, incertaine, à demi effacée. Il ne l’entrevoyait guère que comme à travers la brume d’un songe, perdue qu’elle était presque aux confins de la terre, par delà des espaces immenses, en des pays dont elle lui avait, la première, révélé l’existence et dont les aspects lui demeuraient inconnus.


VII


L’aube du dimanche se leva, — une aube rose et fraîche, comme une lèvre qui sourit.

Les cloches de la basse messe tintaient à l’église de Plégat. L’intendant achevait de s’habiller pour s’y rendre, lorsque le valet de chambre du marquis se dressa sur le seuil de la maison de garde.

— On vous réclame au château, maître Guillaume.

— Le temps de passer ma chupen, répondit-il.

En se retrouvant devant M. de Locmaria, il fut pris d’un tremblement et dut s’appuyer au premier meuble que ses mains rencontrèrent. Il était en face, non d’un convalescent, mais d’un spectre. Le marquis semblait moins un homme qui revient à la vie qu’un défunt qui sort de la tombe. Sa constitution, déjà minée par les soucis antérieurs, paraissait avoir subi, en quelques jours, le travail de tout un siècle. Dans les orbites excavées, les yeux brûlaient d’une flamme mystérieuse, de cette pâle et fixe clarté funéraire qu’a dit-on, le regard des morts.

Il reçut toutefois le régisseur avec une aisance tranquille, comme s’ils se fussent quittés amicalement la veille, et ce fut d’une voix un peu grave, mais qui n’avait rien de sépulcral, qu’il demanda :

— M’avez-vous dit où était l’enfant Guillaume ? C’est, je croîs bien, la seule chose dont je n’aie pas gardé souvenir.

— Il est chez ma sœur, Monsieur Charles…, chez ma sœur Margod, à Lannéanou.

— Ah ! Très bien. Veuillez faire atteler. Nous nous mettrons en route dès que vous serez prêt.

Là se borna leur conversation. Et, dans les heures qui suivirent, durant tout le trajet, ils n’échangèrent pas une parole. Ils arrivèrent au Garen-Dreuz, comme les gens de la ferme rentraient de la grand’messe.

— Margod est sortie au Sanctus, dit Lanascol, le beau-frère ; elle doit être dans « la chambre de la tourelle ».

Ils grimpèrent l’escalier à vis. Sur le palier de pierre, par la porte large ouverte, Guillaume Guégan montra à M. de Locmaria, dans le jour doré de la fenêtre, sa sœur Marguerite en train d’allaiter un poupon superbe, à la peau mate, au crâne déjà couronné d’une fine toison de cheveux crépus où le soleil de midi allumait des reflets d’or fauve.

— C’est lui ! murmura-t-il.

Le marquis entra, et, comme la jeune femme faisait mine de se lever, il la contraignait de se rasseoir.

L’enfant, qui, aux trois quarts repu, avait abandonné le sein, tourna la tête et, curieusement, dévisagea le nouveau venu dont la grande perruque ondulée l’amusait. M. de Locmaria le contempla quelques instants en silence.

— Tu as ses traits, dit-il enfin, comme se parlant à lui-même, tu as ses yeux de ténèbres, ses yeux sans fond, ses yeux sans âme ; un peu de sa magie est en toi. Comme elle, tu feras souffrir et mourir. C’est dans les destins de ta race… Mais puisqu’il t’a été donné de naître, vis heureux.

Il se dépouilla du cordon de soie auquel était suspendu le sceau des Locmaria, marqué à leurs armes, et le passa, comme un hochet, autour du cou de l’enfant de l’adultère qui, paisible, s’était remis à téter.

Pendant le retour, le marquis resta aussi muet qu’à l’aller. Roulé dans son manteau et les paupières closes, il ne sortit de cet espèce d’assoupissement que lorsque les toits de Plégat étincelèrent dans le fouillis des verdures, aux rayons du soleil couchant.

— Guillaume, s’informa-t-il, l’enfant est baptisé, je suppose ?

— Ondoyé seulement, Monsieur Charles… Le recteur, sur ma prière, vint au château…

— Il figure au registre de la paroisse ?

— Oui et non… Le vénérable Dom Mathias a fait pour le mieux.

— Vous arrêterez au presbytère.

Une demi-heure plus tard, ils pénétraient, sur les pas du vieux desservant, dans la sacristie au plafond bas, aux boiseries de chêne lustré, toute parfumée encore, depuis vêpres, d’une odeur de cire et d’encens. Dom Mathias posa sur une table la chandelle qu’il portait, prît un cahier cousu de grosse ficelle et, après en avoir feuilleté les dernières pages d’une main qui tremblait, dit :

— Voici, monsieur le marquis :

On lisait :

« Cejourd’hui, quatrième d’avril, nous, Efflam Mathias, recteur de Plégat, avons administré le saint sacrement de baptême à…, fils légitime et naturel (legitimus ac naturalis) de… et de très haute et noble dame Rita Dongui…, né au château de Guerrande la nuit d’hier, sur les deux heures de relevée. Ont été parrain et marraine… »

— Vous voyez, il y a des blancs, fit ingénûment observer le prêtre.

— Permettez que je les remplisse moi-même, répondit le marquis.

Et, d’une écriture forte et droite, il compléta l’acte de naissance de « Louîs-Dieudonné Duparc, seigneur de Locmaria, marquis de Guerrande, fils légitime et naturel de Charles-Louis-François, chevalier de l’ordre de Saint-Louis, commandeur de Malte, capitaine garde-côtes au service de Sa Majesté… etc. »

Puis, ayant zébré la page du fier paraphe des Locmaria

— Vous voudrez bien signer comme parrain, dit-il à Dom Mathias.

Et il ajouta, s’adressant à messire Guillaume :

— Toi, ta femme signera comme marraine.

Le recteur et l’intendant se regardaient sans mot dire, les yeux en larmes.

— C’est bien ainsi, n’est-ce pas ? interrogea le marquis.

Le prêtre lui montra du geste un crucifix accroché à la muraille, entre deux armoires contenant les ornements sacerdotaux.

— Si celui-là pouvait parler, monsieur le marquis, il vous répondrait : « Oui, c’est bien ainsi ! »

Pour regagner la voiture, M. de Locmaria dut accepter l’aide de Guillaume Guégan. En le quittant, dans le vestibule du château, il lui chuchota :

— Tu la reverras sans doute, Guillaume. Dis-lui que je l’ai aimée jusque dans le fruit de sa faute.

Le surlendemain, des cimes de l’Arrée aux grèves trégorroises, les cloches carillonnaient le grand glas et Dom Efflam Mathias, recteur de Plégat, ensevelissait Charles-Louis-François, marquis de Guerrande, dans la paix suprême et le suprême oubli.

L’histoire, telle qu’elle m’a été contée, ne dit pas ce qu’il advint de la marquise. Il faut croire cependant que, prévenue sans doute par maître Guillaume Guégan, elle revit la terre d’Ouest, et la tombe de son mari, et le berceau de son fils. Ce fut même, paraît-il, son châtiment, son expiation, ou, pour parler comme en Bretagne, son purgatoire. Elle eut, en effet, à souffrir comme mère des douleurs comparables à celles que, femme, elle avait fait souffrir. Le « fruit de sa faute » ne lui fut pas clément.

Autant la mémoire du marquis Charles-François est restée chère aux habitants de Plégat, autant le souvenir de Louis-Dieudonné, An aotrom brunn, le « seigneur aux crins roux, » y est un objet d’exécration et d’horreur. Les jeunes filles se signent, si l’on prononce son nom devant elles, et les vieillards grommellent en hochant la tête :

— Le « bâtard du roi » ? Hum ! Dites plutôt le bâtard du démon.

Les sangs qui se mêlaient en lui en avaient fait, d’après la chronique locale, un être monstrueux, une sorte de composé des plus étranges, quelque chose de cynique et de séduisant tout ensemble, de brutal et de raffiné, de magnanime et de pervers.

Les gwerziou qui se chantent du pays de Plégat, tantôt célèbrent sa générosité, tantôt flétrissent ses débauches et le vouent, en termes indignés, à l’opprobre des peuples.

La liste de ses crimes est infinie. Il en est un qui revient sans cesse et dont voici, pris entre mille autres, un exemple[6] :

Fiecca Le Calvez passait, à juste titre, pour la plus jolie fille qu’il y eût de Plestin-les-Grèves à Morlaix. Elle aimait un fier paysan, le « clerc de Lampaul », qui, pour elle, avait renoncé à l’Église. Ils étaient fiancés. Leurs noces devaient avoir lieu au printemps. Sur les entrefaites, le terrible marquis de Guerrande rencontre Fiecca, un jour qu’elle sortait du four banal où elle faisait cuire son pain. Il s’enflamme pour elle d’une passion furieuse, s’informe de son nom, de sa demeure, et, le lendemain, se rend chez le vieux Calvez.

— Où est Fiecca, votre fille ?

— Elle est à l’aire-neuve, monsieur le marquis, au manoir de Kerhallon.

Le marquis tourne bride, pique des deux vers Kerhallon où les danseurs battent l’aire nouvelle, au son des hautbois et des binnious. Il reconnaît, parmi les couples, le clerc de Lampaul à sa veste grise et Fiecca Le Calvez à son justin blanc.

— Clerc, dit-il, assez de danses ! Une aire-neuve est surtout faite pour lutter. Jetons bas nos pourpoints et que la belle qui est à ton côté soit l’enjeu !

Le clerc lui répondit du même ton hautain :

— Les luttes sont bonnes pour nous autres, paysans. Vous êtes gentilhomme : je vous ferai raison avec l’épée.

Le duel s’engage, haletant et farouche. Mais le marquis se sent faiblir.

— Trêve ! s’écrie-t-il, et soyons amis !

Le clerc, confiant, laisse tomber son épée, et le marquis éclatant d’un mauvais rire, lui passe la sienne à travers le corps.

Tels étaient les exploits coutumiers du bâtard de Locmaria. En revanche, on vous citera du même homme des traits admirables de mansuétude et de pitié.

Un matin qu’il revenait de quelque équipée nocturne, son cheval se cabra devant un paquet de haillons couché en travers de la route et d’où s’exhalait un gémissement indistinct. Le fougueux marquis mit immédiatement pied à terre et secoua, non sans rudesse, le monceau de loques.

— Damnation ! qu’est-ce qui vous prend de barrer ainsi le chemin, au risque de vous faire écraser ?

La voix gémissante balbutia :

— Je ne peux plus me traîner.

C’était une pauvre vieille aux trois quarts morte.

Le « seigneur aux poils roux » la souleva avec précaution, l’assit sur la selle et, la maintenant d’un bras, tandis que, de l’autre, il conduisait pédestrement la bête, il l’amena ainsi jusqu’au château.

Vous pensez si les gens de Plégat écarquillèrent les yeux devant ce cortège. D’aucuns s’approchèrent et, après avoir dévisagé la pauvresse :

— Malheur à vous, monsieur le marquis ! Lâchez vite cette femme au nom du Christ ! C’est la Lépreuse !

Il les regarda d’une façon qui les fit taire.

Non seulement il ne lâcha point cette triste guenille humaine que rongeait un mal redoutable, mais il l’étendit dans son propre lit, baigna lui-méme ses plaies, pansa ses ulcères et, trois nuits durant, la veilla. Elle trépassa au bout de ce temps et ce fut encore lui qui la mit au linceul.


Voici qui n’est pas moins typique.

L’année avait été mauvaise. Les grains avaient gelé presque tous dans les terres emblavées. Il ne poussa qu’une herbe rare et maigre et qui avorta tout aussitôt, sans donner d’épis. Pas de froment, pas d’orge ni de sarrasin, pas même de seigle. La patate, ce pain du pauvre aux temps de disette, était encore inconnue. La famine fut grande au pays breton. Les bestiaux mêmes mouraient d’inanition, ne trouvant plus rien à brouter. À plus forte raison les hommes. On ramassa dans les douves des cadavres, la bouche pleine d’écorces de saule à demi mâchées.

Un dimanche, à l’issue de la messe d’aube, le crieur public, chargé de faire assavoir les fantaisies, le plus souvent extravagantes ou vexatoires, du marquis de Locmaria, monta sur les marches de la croix du cimetière et dit à la foule assemblée :

— Louis-Dieudonné, notre seigneur, a décidé ceci :

« Tant qu’il y aura de quoi manger au château, il y sera tenu table ouverte, et tout y demeurera librement à la disposition d’un chacun. »

Quinze jours après, les greniers de Guerrande étaient vides, vide le fournil, vides les étables ; on avait fait rôtir jusqu’aux chiens. Le cuisinier, un soir, vint tout tremblant annoncer au marquis qu’il n’avait à lui servir que des os. Il s’attendait à être étranglé. Le marquis lui sauta, en effet, au cou, mais ce fut pour l’embrasser avec effusion.

— Ah ! la bonne nouvelle !… La bonne nouvelle ! s’exclama-t-il, en se frottant les mains… Je vais donc pouvoir mendier !

Il avait commandé, hors de Bretagne, de vastes approvisionnements, mais qui n’arrivaient point. Pendant près d’un mois, il dut partager avec ses domaniers leur misérable pitance, dînant ici d’une rave, soupant là d’une tranche de pain de son. Jamais il ne se montra plus souriant, d’humeur plus accommodante, plus affable. Il admettait des plaisanteries qu’en d’autres temps il n’eût point tolérées. Les paysans lui disaient : — En vérité, monseigneur, vous auriez dû naître gueux.

— Hé ! ripostait-il, ne suis-je pas un peu de la race des quêteurs d’aumônes ? Qui sait dans quels chariots ont roulé mes ancêtres ?

Car il ne faisait pas mystère de ses origines maternelles. Volontiers même il s’en targuait. Ce qui ne l’empéchait pas de traiter la marquise, sa mère, comme la dernière des servantes. Mme de Locmaria s’efforça d’abord de maîtriser les écarts de cette nature effrénée, elle n’y réussit point ; alors elle s’attacha, autant qu’il était en elle, à en prévenir les suites funestes. On raconte qu’elle passait les jours et souvent les nuits à surveiller, de l’embrasure d’une fenêtre, les allées et les venues de son formidable fils. Dès qu’il sortait du château, avant qu’il eût franchi la grille du parc, elle courait à la cloche et sonnait le tocsin. Ce signal était entendu et compris de tout le pays environnant. Les jeunes filles se barricadaient chez elles ; les hommes s’armaient de leur penn-baz prêts à toute éventualité. On savait que la bête avait quitté sa tannière, et l’on se mettait en garde contre son féroce appétit.

Mme de Locmaria mourut à la peine.

Mais son ombre, dit-on, habite toujours la somptueuse demeure élevée, voici deux siècles, à son intention. On voit parfois, au crépuscule du soir, apparaître derrière les vitres son pâle et douloureux visage, noyé dans une opulente chevelure que les angoisses anciennes ont blanchie.

Comment finit le markiz brunn ? On l’ignore. Les complaintes populaires nous ont toutefois transmis les dispositions de son testament. Il distribuait sa fortune entre les églises de Plégat, de Plestin, de Plouigneau, de Lanmeur, de Plougonvêr, et fondait un hôpital pour les pauvres. En revanche, il demandait qu’on inscrivit sur sa tombe ces deux vers :

Etré Montroulèz a Guerrand,
’M euz grêt mil markizès ha cant.

[Entre Morlaix et Guerrande, — J’ai fait mille et cent marquises.]

Et c’est bien l’épigraphe qui convenait à cet étrange Don Juan breton.



  1. Chemineur de pays, batteur de routes.
  2. Dans les croyances bretonnes, c’est une impiété de poursuivre le travail au-delà de minuit. À partir de cette heure jusqu’au premier chant du coq, les vivants doivent faire place aux morts.
  3. Sorte de grog, fait de cidre, d’eau-de-vie et quelquefois d’hydromel mélangés.
  4. Grand-mère.
  5. Mon Dieu !
  6. Cf. Gwerziou Breiz-lzel, II, 473 et sqq. Le clerc de Lampaul