Vieilles histoires du pays breton/La Chouette
LA CHOUETTE
Mathias Kervenno, patriarche mendiant, originaire de la forêt de Goat-au-Noz, entre Plougonver et Belle-lsle, m’a fait ce véridique récit.
I
En ce temps-là — je vous parle du temps du roi Louis-Philippe
— j’étais sabotier. Vous connaissez Gurunhuël,
dans la montagne ? Notre équipe campait au pied de la
côle qui mêne au bourg, sous une majestueuse futaie
dont tous les hêtres ont été transformés en sabots depuis
lors. Nous composions entre cousins (comme nous avons
coutume de nous appeler dans la corporation) un village
d’environ cinq ou six huttes. Celle que j’occupais avec
ma femme — Dieu lui fasse paix ! — et nos quatre enfants,
aujourd’hui dispersés à travers le vaste monde,
s’adossait au mur d’une chapelle en ruines dont il ne
subsistait guère que ce pan de muraille, un vieil autel
disjoint, envahi par les ronces, et, çà et là, quelques
soubassements de piliers, ensevelis sous un épais fumier
de mousses, de plantes parasites, de feuilles mortes.
Vers l’est, cependant, derrière l’autel, l’architecture de la maîtresse fenêtre, destinée à éclairer le chœur, se dressait encore presque intacte, découpant, sur le fond libre d’une avenue, sa rosace de pierres veuve de ses anciens vitraux. J’aimais beaucoup, le soir, quand on ne voyait plus assez pour le travail, à venir m’installer là sur le rebord de granit sculpté, pour songer en paix et fumer silencieusement ma pipe, loin du bavardage des femmes et des cris des enfants.
Il ne manquait pas de nids de chouettes dans cette vieille bâtisse effondrée.
Un jour, je ne sais comment, en me hissant à ma place de prédilection, j’effarouchai une de ces bêtes qui s’envola de son trou, avec une plainte si étrange que vous eussiez dit un gémissement humain. Le soleil — un soleil d’hiver, à la lumière aiguë et pénétrante, — dardait, au moment de mourir, une flèche de feu rougeâtre parmi les décombres. Éblouie, aveuglée par cette lueur, la chouette vint se jeter dans mes genoux. Je n’en avais jamais vu aucune d’aussi près, si ce n’est sur les portes des granges où les paysans, par peur, ont la cruelle habitude de les crucifier. Celle-ci, étourdie du choc, allait tomber. J’étendis les mains et je la saisis par les ailes.
Je ne crois pas avoir tenu entre mes doigts rien d’aussi doux que ces ailes soyeuses, ouatées, frémissantes et chaudes.
Je tournai la bête à contre-jour, pour lui épargner l’éclat trop vif de l’astre couchant.
Et, alors, je ne vis plus que ses yeux.
Vous est-il arrivé de contempler face à face les yeux d’une chouette ? C’est comme un miroir immense, mais terni ; on y devine, vaguement, une foule de choses mystérieuses ; cela ressemble à des trous ouverts sur d’insondables, d’effrayants abîmes. Tout au fond, tout au fond, comme à des lieues, on entrevoit de larges remuements d’ombres et de clartés. On dirait des pays, des mers, avec des nuages en marches et des processions d’êtres qui vont, viennent, passent et repassent, jamais les mêmes, ainsi que des personnages de rêves, de muets et mélancoliques fantômes…
Tandis que je regardais la chouette, elle me regardait elle aussi, tremblante, dominatrice néanmoins, d’un air à la fois impérieux et triste qui me troubla.
Je me mis à lisser ses plumes, pour la rassurer et peut-être pour me rassurer moi-même.
— Va, va, pauvre animal, lui disais-je, je ne suis pas un homme mauvais. Je ne veux point te faire de mal. Les sabotiers vivent dans les bois, dans les solitudes apaisantes, au milieu des silences sacrés de la nature. Ce sont des âmes sereines, pacifiques, quoiqu’ils soient des manieurs de hache et des abatteurs d’arbres. Ils aiment les oiseaux, qui leur tiennent compagnie, qui sont, comme eux, les hôtes de la forêt, et dont la chanson rythme allègrement leur tâche. Toi, tu ne chantes point et tu ne te montres guère. Je le connais néanmoins. Souvent, la nuit, ton « hou ! » lugubre m’a réveillé. Je te sentais perchée sur le haut de la hutte. Et tu inclinais mon esprit vers des pensers graves ; tu me faisais souvenir des ancêtres morts qui, parfois, dit-on, revêtent ta forme, pour rappeler les vivants au respect pieux de ceux qui vécurent. Tu passes pour en savoir très long sur des choses auxquelles les hommes craignent ou diffèrent de réfléchir. Moi, ces choses me sont constamment présentes. Le lendemain de ta vie me préoccupe plus que la vie même… Tes plumes rousses sont frangées de gris : tu es sans doute aussi vieille que les hêtres de cette avenue, tu as vu debout cette chapelle dont les pierres jonchent à présent le sol. Tu en as entendu les cloches convier gaiement les gens d’alentour au pardon du saint… Mais le passé est le passé, n’est-ce pas ?
Ainsi je parlais à la chouette, les yeux fascinés par ses immobiles prunelles où scintillaient des points d’or, semblables à des étoiles dans le velours bleuâtre d’un firmament assombri.
— Or çà ? me dis-je à part moi, réintégrons cette pauvre aveugle dans son domicile.
J’écartai les lierres pendants qui voilaient le nid d’où je l’avais vue s’envoler, et j’allais y déposer l’oiseau, quand les lianes soulevées découvrirent, non point un nid quelconque dans une anfractuosité de muraille, mais bien une de ces armoires à double compartiment que les maçons ménagent dans les églises, à la droite du chœur, pour recevoir les fioles saintes.
Et elles s’y trouvaient encore, les fioles, au nombre de deux, l’une pour le vin, l’autre pour l’eau, encrassées, il est vrai, prises dans les trames superposées d’innombrables toiles d’araignées auxquelles elles avaient probablement dû leur préservation. Et, près d’elles, un livre gisait, un missel énorme, très ancien, garni de lourds fermoirs de métal, avec des moisissures, des lèpres, des plaies d’humidité suppurante, de larges taches de vert-de-gris. La dorure des tranches, toutefois, apparaissait bien conservée, par places.
La vue du livre me fit oublier la chouette qui s’était rencoignée peureusement dans un des angles du réduit.
Il me tenta, ce missel ; et je le pris, avec le sentiment, du reste, que je commettais un affreux larcin, car je le cachai sous ma veste, pour remporter, et m’enfuis à pas de loup, comme un voleur. Je dois ajouter qu’une vilaine pensée m’était venue, — une pensée de lucre. L’ouvrage datait, à coup sûr, de longtemps ; et je savais qu’il y avait, à Belle-Isle, un Anglais, homme excentrique, qui payait au poids de l’or des bouquins de ce genre, les estimant d’autant plus cher qu’ils étaient plus vieux.
II
Noël était proche. La veille de la fête, le chef de notre campement me dit :
— Ça te ferait-il plaisir d’aller, ce soir, à Belle-Isle ?…
Il y a un chargement de sabots à fournir chez Roll Even, le marchand de la Grand’Rue… Tu pourras de la sorte assister à la messe de minuit dans l’église de ville qui sera, dit-on, illuminée comme une cathédrale.
J’acceptai avec empressement, non point à cause de la messe de minuit, quoique j’aie toujours été bon chrétien, mais parce que, par la même occasion, je trouverais probablement à vendre le missel à l’Anglais.
Je profitai d’un moment où j’étais seul dans la hutte pour tirer le livre de la cachette, l’envelopper d’un morceau de toile et le glisser dans la poche intérieure de ma veste.
Après souper, la charrette attelée et chargée, je fis claquer mon fouet, et me voilà en route.
Il faisait un petit froid vif, qui piquait : je m’entortillai dans ma limousine, les rênes serrées entre les genoux, les mains enfoncées dans les manches de ma veste. Le cheval était la bête la plus douce et la plus intelligente qui se pût imaginer. Il entendait le breton, comme vous et moi, et il suffisait d’un mot pour accélérer son allure ou la ralentir. La nuit était claire, une fine couche dégivré commençait à saupoudrer au loin la campagne.
Nous dévalâmes au trot la descente de Gurunhuël.
Je me laissais bercer au balancement de la charrette, l’esprit perdu dans ma rêverie, supputant le prix que je retirerais du missel, cherchant ce que je pourrais acheter pour la femme et les mioches avec cet argent. J’évoquais les idées les plus riantes, je tâchais à me représenter la joie étonnée des miens, quand, au retour, je leur rapporterais toutes sortes de cadeaux inespérés, comme en ont seuls, à Noël, les enfants des riches ; et toutefois, plus je roulais vers Belle-lsle, moins je me sentais en gaieté. Une inquiétude sourde me travaillait, un malaise étrange, le trouble qu’on éprouve quand on va commettre une mauvaise action.
Soudain je fis un soubresaut. Derrière moi, dans la profondeur sonore de la nuit, un « hou ! » prolongé, plaintif, triste à fendre l’âme, venait de s’élever et, par trois fois, il se répéta, toujours plus long, plus plaintif, plus triste.
J’écartais ma couverture, saisis les rênes à pleines mains et cinglai le cheval qui partit à fond de train.
Nous traversions maintenant le cœur de la forêt. Des arbres vénérables bordaient la route, enchevêtrant au dessus de nous leurs ramures dépouillées. Des deux côtés c’était une double rangée interminable de troncs noirs, et, derrière ceux-là, il s’en pressait d’autres, confusément, par milliers.
Pour la première fois, la forêt me fit peur, à moi qui me considérais comme son fils, né à son ombre, bercé dans ses bras centenaires, sur son sein si moelleux et si embaumé, à moi qui vivais en elle et par elle, à moi qu’elle nourrissait, en vérité, de sa chair même et de son noble sang. Oui, j’eus peur de ces grands arbres familiers : je leur trouvai un air menaçant que je ne leur connaissais point ; je crus les voir se pencher, abaisser lentement leurs branches, pour m’arrêter au passage ; ils m’apparurent comme un fourmillement muet de grands spectres, et je sentis peser sur moi la fixité effrayante de leurs yeux.
Oui, de leurs yeux. Car ils avaient des yeux, tous ces arbres. Dans chaque fût, à la hauteur de la maîtresse branche, deux prunelles luisaient, larges, rondes, affreusement immobiles, dardant un éclat pâle et comme décoloré.
Le cheval, non moins épouvanté que moi-même, suspendit net son élan, tes jambes raidies, le crin hérissé. J’entendis son cœur battre dans ses flancs, à grands coups ; et le mien aussi battait à se rompre.
Je tremblais si fort que j’avais laissé tomber les guides et l’idée ne me venait pas de mettre pied à terre pour les ramasser… Il y eut quelques minutes d’une attente indicible. Dieu m’épargne de revivre jamais ces minutes-là. L’angoisse me serrait à la gorge, m’étouffait presque ; une sueur glacée me ruisselait par tout le corps.
Qu’allait-il se passer ?
J’avais une hâte fébrile de le savoir, persuadé, d’ailleurs, que ce serait terrible et que j’en mourrais…
Or, voici que de l’un des arbres se détacha une grande forme sombre qui se balança, un instant, au dessus de la route, dans l’espace, puis vint se poser sur le rebord de charrette sans bruit. Un flocon de neige ne serait pas descendu plus doucement.
Je me retournerai sur mon siège et je vis près de moi les deux prunelles luisantes que j’avais prises pour les yeux de l’arbre.
Je me rappelai, je ne sais comment, une antique formule de conjuration, retenue d’un vieux conteur de légendes à demi sorcier.
— Blanche ou noire ? Faste ou néfaste ? De la part de Dieu ou de la part du diable ? demandai-je.
Une voix faible et dolente me répondit :
— Je suis la chouette des ruines de Saint-Mélar, ô Mathias Kervenno. Regarde, reconnais-moi, et, puisque tu me fus secourable naguère, laisse-moi te sauver aujourd’hui… Tu es sur le chemin de ta damnation éternelle, Mathias Kervenno.
— Je te reconnais, dis-je à l’oiseau de ténèbres. Parle : que veux-tu de moi ?
— Tu crois rouler vers Belle-lsle et tu es en marche pour l’enfer.
— Je n’ai pas fait de mal, que je sache.
— Tu as un poids sous l’aisselle, Mathias Kervenno.
Je compris qu’il faisait allusion au missel ; la rougeur de la honte me monta au visage. Je balbutiai :
— Je n’ai dépouillé personne. Un vieux livre trouvé dans un vieux mur, est-ce donc un si gros péché ?
— Écoule, Mathias, reprit l’oiseau. Il y a cent ans, jour pour jour, Saint-Mélar étant alors paroisse, un prêtre y célébrait la messe de minuit. Déjà l’office était terminé, et le prêtre était ses ornements, tout heureux de penser qu’un bon feu l’attendait au presbytère (car il faisait un froid de loup), lorsqu’une pauvresse, arrivée sans doute en retard, se présenta à la porte de la sacristie, demandant à être entendue en confession et à communier.
« — Revenez demain, Brigida, lui dit le prêtre, contrarié. Je serai dès neuf heures au confessionnal et vous communierez à la grand’messe. »
Deux grosses larmes jaillirent des yeux de la vieille, mais elle n’osa point insister, fit une humble révérence et sortit.
Le lendemain, à l’aube, un cantonnier la trouva couchée dans la douve, morte, enveloppée d’un linceul de neige.
Par la faute du prêtre, elle n’avait point trépassé en état de grâce. Or ce prêtre comparut, à son tour, au tribunal de Dieu, et Dieu lui dit :
« — Pour avoir péché de la sorte, tant qu’il restera deux pierres de la chapelle de Saint-Mélar, ton expiation sera d’y donner la communion, la nuit de Noël, à toutes les âmes errantes !… »
Voici Noël, Mathias Kervenno. Les cloches de minuit vont carillonner. Le prêtre est à son poste, les âmes errantes se sont rassemblées, les fioles saintes vont être remplies, mais le « livre », Mathias, le livre n’est plus à sa place… S’il ne se retrouve pas, le prêtre ne pourra célébrer l’office. Il sera quitte pour recommencer cent autres années de pénitence, peut-être… Mais c’est celui qui a emporté le missel que je plains : ce qui appartient aux défunts devient un instrument de damnation entre les mains des vivants. J’ai dit, Mathias Kervenno.
Je sortis le livre de ma poche.
— Le voilà, murmurai-je. Est-ce à toi qu’il faut que je le restitue ?
— Je ne suis qu’une chouette, répondit l’oiseau. Rapporte-le où tu l’as pris.
— Je ne sais ce que vous auriez fait. Moi je n’hésitai point. Je tirai sur la bride du cheval qui, lui non plus, ne se fit pas prier, et nous rebroussâmes chemin.
Les figures des arbres, aussitôt, me redevinrent amies. Ce n’étaient plus des spectres terrifiants, mais des ormes, des hêtres, des châtaigniers, des chênes aux attitudes majestueuses et protectrices. La nuit avait repris le calme divin qui sied à un soir de Noël, et, dans mon cœur aussi, une paix douce était rentrée.
Arrivé près du campement, j’attachai ma bête au montant d’une barrière et je pénétrai dans les ruines.
Alors, seulement, je m’aperçus qu’un vol immense de chouettes me suivait. Elles se perchèrent sur les branches d’alentour, fixant sur moi leurs prunelles blafardes qui ne me faisaient plus peur. Je remis le missel à son ancienne place, ébauchai un signe de croix en passant devant l’autel et m’en retournai vers la charrette. Je m’étais à peine éloigné d’une cinquantaine de pas que des chants s’élevèrent de la chapelle détruite, à la louange de l’Enfant-Dieu. En me retournant, je ne vis plus les chouettes ; mais, parmi les décombres du sanctuaire, une foule agenouillée entonnait l’hymne de la Nativité et un prêtre à cheveux blancs se tenait, les bras étendus, en face du missel ouvert que lui présentait un acolyte.
…Hue ! Dia !… Le cheval rassuré repartit au galop dans la direction de Belle-Isle. Les carillons de Gurunhuël, de Plougonver, de Loquenvel, de vingt autres paroisses encore se répondaient à travers la clarté laiteuse de la nuit, sous les scintillement avivé des étoiles.
Et j’arrivai à Belle-lsle à temps pour entendre la messe.