Vie, travaux et doctrine scientifique d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire/Chapitre V

CHAPITRE V.

PREMIERS TRAVAUX SUR L’UNITÉ DE COMPOSITION.
I. Changement apparent de direction. — Caractère et tendances des travaux de cette époque. — II. Origine des idées de l’auteur sur l’Unité de composition. — III. Premier énoncé en 1796. — Nouveaux énoncés, première application aux faits, et indication du principe du Balancement des organes, dans les mémoires composés en Egypte. — IV. L’Unité de composition pressentie par plusieurs grands esprits à diverses époques. — Trois phases qu’il importe de distinguer : la conception, la première application aux faits, la démonstration. — V. Position de la question en 1806. — VI. Mémoires sur les membres et le thorax des Poissons. — VII. Mémoires sur le crâne. — Énoncé du Principe des connexions et de la loi du Balancement des organes. — Analogie des conditions ichthyologiques avec les conditions fétales des animaux supérieurs. — VIII. Accueil fait à ces travaux à l’époque de leur publication.
(1806 — 1807).

I.

Le milieu de l’année 1806 est, dans la carrière scientifique de Geoffroy Saint-Hilaire, une date mémorable. Comme si un horizon nouveau venait tout à coup de s’ouvrir devant lui, il interrompt ses travaux de zoologie descriptive, pour aborder les questions les plus hautes et les plus ardues de l’anatomie comparée. Dans les mémoires qu’il composa à la fin de 1806 et en 1807, on ne lit encore ni le nom de Théorie des analogues, ni celui d’Anatomie philosophique ; mais, de fait, la Théorie des analogues, avec tous les principes généraux qui la constituent, s’y trouve nettement présentée ; les bases de l’Anatomie philosophique y sont posées ; l’œuvre propre de Geoffroy Saint-Hilaire y est largement commencée.

Entre ces travaux et ceux dont nous venons de rendre compte, il existe une si grande différence de sujet, d’importance et de portée, qu’on a peine à admettre qu’ils aient pu être conçus, presqu’à la même époque, par le même savant. On comprend, et l’on se sentirait presque tenté de partager l’erreur de quelques naturalistes allemands, qui ont attribué à deux auteurs ces œuvres si diverses, et cru à l’existence de deux Geoffroy[1] : l’un zoologiste, marchant avec distinction dans les voies ouvertes par Buffon et Linné ; l’autre, anatomiste, pénétrant hardiment dans des régions encore inconnues de la philosophie naturelle.

Et pourtant, au fond, Geoffroy Saint-Hilaire n’a fait, à la fin de 1806, que porter dans une sphère plus élevée les tendances que nous avons dû signaler dans ses travaux antérieurs. Observer et classer n’était pas, selon lui, toute la zoologie : observer et décrire ne pouvait être toute l’anatomie : raisonner et conclure devait être le complément, le couronnement de l’une et de l’autre science. Cela devait être, et cela fut ; et, dès ce moment, l’école philosophique, l’école des idées, comme on l’a quelquefois appelée, fut fondée en France, en opposition à l’école de l’observation exclusive, à l’école des faits.

Nous ne voulons pas dire que celui qui accomplissait ce progrès, en eût lui-même conscience à l’origine. Quinze ans plus tard, et alors même que de premiers dissentiments avaient éclaté entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire, ni l’un ni l’autre n’en concevaient encore toute la gravité. Ils croyaient discuter des théories partielles, que déjà ils avaient implicitement posé et résolu en sens contraire la question à laquelle se subordonnent toutes les autres, celle de la méthode elle-même des sciences naturelles. Combien eût été plus rapide le mouvement de la science, s’ils eussent dès lors aperçu le terme de leurs débats ! Nous, du moins, instruit par les travaux d’une époque postérieure, faisons, pour notre exposé historique, ce qu’ils n’ont pu faire pour l’ensemble de leurs recherches ; et dès le début de ce Chapitre, où nous avons à retracer les premiers travaux sur l’Unité de composition, mettons en regard, comme un double fanal à l’entrée de la longue route que nous avons à parcourir, les deux réponses, directement inverses, de Cuvier et de Geoffroy Saint-Hilaire à ces questions fondamentales : L’observation est-elle la source unique de nos connaissances en histoire naturelle ? Les faits doivent-ils être les seuls éléments de la science ?

Oui, selon Cuvier ; et depuis longtemps, écrivait-il en 1829[2], nous faisons profession de nous en tenir à l’exposé des faits. La sagesse consiste pour le naturaliste à s’en tenir à cet exposé, au détail des circonstances, et, tout au plus, quelquefois à l’indication des conséquences immédiates des faits observés[3]. Il n’existe d’autres lois que certaines lois nécessaires de coexistence dans les organes, et ces lois, nous ne les découvrons que par l’observation[4].

Non, dit, au contraire, Geoffroy Saint-Hilaire ; nos plus nobles facultés[5], le jugement et la sagacité comparative, ne doivent point être bannis de la science : après l’établissement des faits, il faut bien qu’adviennent leurs conséquences scientifiques, tout comme après la taille des pierres, il faut bien qu’arrive leur mise en œuvre. « Autrement, ajoute-t-il, quel fruit retirer de ces matériaux ? Vraie déception, s’ils sont inutiles, si on ne les assemble et ne les utilise dans un édifice. La vie des sciences à ses périodes comme la vie humaine ; elles se sont d’abord traînées dans une pénible enfance ; elles brillent maintenant des jours de la jeunesse ; qui voudrait leur interdire ceux de la virilité ? L’anatomie fut longtemps descriptive et particulière ; rien ne l’arrêtera dans sa tendance pour devenir générale et philosophique[6]. »

Nous nous bornons, pour le moment, à ces citations. L’instant est encore loin de nous, où nous aurons à faire l’histoire de la lutte mémorable de Cuvier et de Geoffroy Saint-Hilaire ; à montrer Gœthe, intervenant, en 1830, comme juge du camp entre les deux naturalistes français. Dans ce Chapitre où nous allons essayer de faire assister le lecteur à la naissance et aux premiers développements de la théorie de Geoffroy Saint-Hilaire, nous avons voulu seulement que l’auteur lui-même en exprimât le véritable caractère et la portée, et que, par ses propres paroles, opposées à celles de Cuvier, le nœud de la question fût replacé où il doit être : à l’origine de toute étude profonde en histoire naturelle.

II.

Dans l’histoire des sciences, comme dans celle des peuples, il est souvent possible de se rendre compte de l’enchaînement des faits, et de les expliquer, c’est-à-dire (car nos explications ne vont pas au delà) de les ramener à un fait antérieur. Dans d’autres cas, au contraire, toute explication est ou semble impossible, et l’historien doit se réduire au rôle de narrateur. Comment concevoir, par exemple, que, parmi toutes les grandes questions de l’histoire naturelle, l’Unité de composition organique, la plus vaste, sans nul doute, la plus ardue, la plus complexe de toutes, ait été soulevée l’une des premières par Geoffroy Saint-Hilaire ?

Nos lecteurs connaissent et les tendances de son esprit et son caractère. Par les unes, il devait être conduit tôt ou tard, non pas seulement à s’efforcer d’élargir les anciennes voies, mais à en sortir. En même temps il portait dans la science cette énergie, ce dévouement enthousiaste que, tant de fois déjà, nous avons vu à l’épreuve. Aussi peu accessible au découragement devant la difficulté qu’à la crainte devant le danger, il ne pouvait manquer, ni de hardiesse pour aborder les hautes questions de la science, ni de persévérance, de ténacité même pour en poursuivre la solution. Avec de telles tendances et de telles qualités, il était presque inévitable qu’il en vînt un jour à méditer sur les rapports généraux des êtres, et le cours naturel de ses idées devait, de progrès en progrès, le conduire à l’Unité de composition organique. Mais par quelle inexplicable inspiration y parvient-il, d’un plein saut, dès sa première jeunesse ? Cette grande conception qui, rationnellement, devait être le point d’arrivée, et, pour ainsi dire, le couronnement de ses travaux, il en fait, en 1795, un point de départ !

Nous rappelons ce fait ; nous ne l’expliquons pas ; et même, nous ignorons presque entièrement les circonstances au milieu et sous l’influence desquelles il s’est produit. Nous pouvons et nous devons, mettant sous les yeux de nos lecteurs un tableau dont quelques traits épars leur ont été déjà présentés, les faire assister aux développements successifs de la théorie de l’Unité de composition par les travaux de Geoffroy Saint-Hilaire. Mais la première origine de cette théorie dans son esprit, nous échappe presque entièrement ; et si nous essayons d’aller au delà du fait même, nous ne le pouvons que par voie de conjecture.

Est-il, cependant, bien téméraire de penser que la méditation des idées de Bonnet sur l’échelle des êtres a dû mettre Geoffroy Saint-Hilaire sur la voie de l’Unité de composition ? Une intelligence aussi éminemment synthétique n’a pu manquer d’être vivement impressionnée, dès le début, par la grandeur d’un système qui embrassait la création entière pour la rattacher au Créateur. L’enchaînement universel, admis par Bonnet, est-il une sublime vérité ? où ne serait-ce qu’une illusion philosophique ? ce devait être là, pour Geoffroy Saint-Hilaire, la première grande question à résoudre. Et non-seulement ce devait être, mais ce fut : son Mémoire sur l’Aye-aye, le premier qu’il ait composé, en fait foi. Le préambule manuscrit que nous avons retrouvé, et dont nous avons fait mention plus haut[7], prouve, de plus, que Geoffroy Saint-Hilaire rejetait à regret, mais rejetait définitivement l’échelle des êtres comme un système spécieux, séduisant, mais condamné par les faits[8]. C’est en 1794 qu’il se prononce dans ce sens sur la synthèse de Bonnet ; c’est en 1795 que lui-même indique une synthèse nouvelle. Ce simple rapprochement de dates ne nous autorise-t-il pas à penser, que la conception de celle-ci fut le fruit des mêmes méditations qui venaient de lui dévoiler l’erreur de la première ? Et ne semble-t-il pas qu’après s’être élevé, à l’aide des vues de Bonnet, dans la sphère des idées générales, il ait renoncé tout à coup à leur dangereux secours, et trouvé en lui-même des forces pour se soutenir dans ces hautes régions de la science ?

Si nous ne nous trompons, et pour résumer avec clarté notre pensée, la doctrine de l’Unité de composition organique, si souvent et si faussement confondue avec le système de l’échelle des êtres, aurait du moins avec lui un rapport, un lien de filiation ; elle serait dérivée, non de ce système avec lequel, au fond, elle n’a rien de commun, mais de l’examen critique que Geoffroy Saint-Hilaire en a fait, et de ses efforts pour fonder, sur les ruines d’une hypothèse fausse, un autre principe d’unité.

III.

Nous laissons les conjectures et rentrons dans le champ des faits positifs. C’est par des dates, par des citations, que nous allons continuer l’histoire des premiers travaux de Geoffroy Saint-Hilaire sur l’Unité de composition. Ne craignons pas d’encourir le reproche d’aridité, s’il le faut pour être clair et précis.

L’année 1795 est incontestablement celle où l’idée de l’Unité de composition fut conçue par Geoffroy Saint-Hilaire. En effet, elle ne se trouve pas encore, à la fin de 1794, dans le Mémoire sur l’Aye-aye[9] ; elle est déjà dans le Mémoire sur les Makis, composé à la fin de 1795, publié au commencement de 1796. Si l’origine de cette idée reste douteuse, sa date, du moins, est donc parfaitement déterminée.

Nous avons déjà fait l’emprunt de quelques lignes au remarquable exorde du Mémoire sur les Makis. Le voici dans son entier :

« Une vérité constante pour l’homme qui a observé un grand nombre de productions du globe, c’est qu’il existe entre toutes leurs parties une grande harmonie et des rapports nécessaires ; c’est qu’il semble que la nature s’est renfermée dans de certaines limites, et n’a formé tous les êtres vivants que sur un plan unique, essentiellement le même dans son principe, mais qu’elle a varié de mille manières dans toutes ses parties accessoires. Si nous considérons particulièrement une classe d’animaux, c’est là surtout que son plan nous paraîtra évident : nous trouverons que les formes diverses sous lesquelles elle s’est plu à faire exister chaque espèce, dérivent toutes les unes des autres ; il lui suffit de changer quelques-unes des proportions des organes, pour les rendre propres à de nouvelles fonctions, ou pour en étendre ou restreindre les usages. La poche osseuse de l’Alouate, qui donne à cet animal une voix si éclatante, et qui est sensible au-devant de son cou par une bosse d’une grosseur si extraordinaire, n’est qu’un renflement de la base de l’os hyoïde ; la bourse des Didelphes femelles, un repli de la peau qui a beaucoup de profondeur ; la trompe de l’Éléphant, un prolongement excessif de ses narines ; la corne du Rhinocéros, un amas considérable de poils qui adhèrent entre eux, etc. Ainsi les formes, dans chaque classe d’animaux, quelque variées qu’elles soient, résultent toutes, au fond, d’organes communs à tous[10] : la nature se refuse à en employer de nouveaux. Ainsi toutes les différences les plus essentielles qui affectent chaque famille dépendant d’une même classe, viennent seulement d’un autre arrangement, d’une complication, d’une modification enfin de ces mêmes organes. »

On voit que Geoffroy Saint-Hilaire résumait déjà, en 1795, sa théorie naissante en termes d’une singulière netteté : il serait facile aujourd’hui d’en trouver de plus rigoureux ; il serait impossible d’en imaginer de plus précis. Nos lecteurs n’auront pas manqué de le remarquer ; mais, surtout, une autre circonstance les aura frappés dans cette première expression de l’Unité de composition organique. L’auteur la présente, non comme une vue neuve et hardie qu’il va s’efforcer de justifier par les faits, mais comme une vérité incontestable, comme une sorte d’axiome que nul naturaliste ne saurait révoquer en doute.

Cette page, écrite par Geoffroy Saint-Hilaire à vingt-trois ans, est en quelque sorte la préface de sa vie entière. L’Unité de composition est désormais le principe qui va l’inspirer ; tantôt but de ses efforts, tantôt point de départ de recherches nouvelles, et toujours, pour lui, instrument de découverte.

L’Expédition d’Égypte elle-même, en changeant le cours de ses travaux de détail, ne changea en rien la direction de ses idées. Ni l’étude de cette poétique contrée, ni les grands et terribles événements auxquels il prit part, n’eurent le pouvoir de le distraire de la poursuite de la théorie générale qu’il avait eu le bonheur d’entrevoir. Nous pourrions compter presque autant de preuves de cette tendance constante de son esprit, qu’il composa de mémoires en Égypte.

Ainsi, nous lisons dans l’un d’eux, qui fut communiqué à l’Institut du Caire peu de temps après sa fondation, et qui a pour sujet l’aile de l’Autruche :

« Ces rudiments de fourchette n’ont pas été supprimés, parce que la nature ne marche jamais par sauts rapides, et qu’elle laisse toujours des vestiges d’un organe, lors même qu’il est tout à fait superflu, si cet organe a joué un rôle important dans les autres espèces de la même famille. Ainsi se retrouvent, sous la peau des flancs, les vestiges de l’aile du Casoar ; ainsi se voit chez l’Homme, à l’angle interne de l’œil, un boursouflement de la peau qu’on reconnaît pour le rudiment de la membrane nictitante dont beaucoup de Quadrupèdes et d’Oiseaux sont pourvus. »

Un second Mémoire, inséré comme le premier dans la Décade égyptienne, a pour sujet l’étude des appendices des Raies et des Squales, et la démonstration de leur identité avec les corps caverneux.

Nous arrivons à un travail fort étendu qui, sous le titre modeste d’Exposition d’un plan d’expériences, fut lu, en 1800, à l’Institut du Caire, et occupa plusieurs de ses séances. L’auteur cite quelques faits remarquables d’analogie, et il ajoute :

« Je ne finirais pas, si je voulais davantage multiplier ces exemples. Ils se rencontrent si souvent dans l’étude de l’anatomie comparée, qu’ils m’ont bien convaincu que les germes de tous les organes que l’on observe, par exemple, dans les différentes familles d’animaux à respiration pulmonaire, existent à la fois dans toutes les espèces, et que la cause de la diversité infinie des formes qui sont propres à chacune, et de l’existence de tant d’organes à demi-effacés ou totalement oblitérés, doit se rapporter au développement proportionnellement plus considérable de quelques-uns ; développement qui ne s’opère toujours qu’aux dépens de ceux qui se trouvent dans le voisinage. »

On le voit : l’idée de l’Unité de composition se montre ici à la fois éclairée par de nouveaux faits, et appuyée sur le principe du Balancement des organes que l’auteur énonce dès lors dans toute sa généralité[11].

Nous ne citerons plus qu’un exemple. Il nous sera fourni par le dernier travail que l’auteur ait composé en Égypte[12], le Mémoire sur les Poissons électriques. On y lit :

« J’avais aussi eu occasion dans mes voyages de voir des Torpilles… Je ne doutais pas que j’eusse sous les yeux les organes au moyen desquels la Torpille se rend si redoutable au sein des eaux… ; mais alors j’ignorais si d’autres, avant moi, avaient remarqué cette organisation, et, dans ce cas, quel complément aux observations déjà faites, la science pouvait exiger de moi. Enfermé dans Alexandrie assiégée, privé de ma bibliothèque, je me consolais de ne pouvoir sur-le-champ éclaircir mes doutes, en me flattant qu’au moins ces organes ne seraient pas connus dans leur relation avec la physiologie générale. Pour parvenir donc à acquérir cette connaissance, je cherchais opiniâtrement quelque chose dans les autres Raies, persuadé que c’était moins à la présence de cet organe qu’à une disposition qui lui était particulière, que les Torpilles avaient, exclusivement aux autres Raies, cette étonnante faculté de foudroyer en quelque sorte les petites espèces de la mer. Il ne faut pas avoir comparé entre eux beaucoup d’animaux pour être averti qu’il n’y a jamais parmi eux d’organes nouveaux, surtout dans les espèces qui se ressemblent autant que des Raies : il était plus naturel de croire que les tuyaux renfermant une substance gélatineuse dans la Torpille, existaient masqués dans les autres Raies, et on va voir que j’ai en effet trouvé dans celles-ci une organisation analogue, avec des différences auxquelles doivent se rapporter les différentes manières d’être et d’agir de chaque espèce[13]. »

Ainsi, dès l’époque de son séjour en Égypte, soit que l’auteur étudie le moignon de l’Autruche et le compare à l’aile des autres Oiseaux, soit qu’il cherche à se rendre compte de l’organisation des appendices des Sélaciens, soit qu’il prépare des expériences physiologiques, soit qu’il fixe son attention sur l’appareil électrique de la Torpille, il a présente à l’esprit l’idée de l’Unité de plan ; et déjà, se laissant guider par elle, il cherche opiniâtrement, selon sa propre expression, des rapports et des analogies.

Les mêmes tendances se retrouvent plus ou moins manifestes dans tous ceux des mémoires de Geoffroy Saint-Hilaire, où, de 1802 à 1806[14], il a traité des questions physiologiques ou anatomiques en même temps que zoologiques. Tels sont, par exemple, son premier Mémoire sur l’anatomie du Crocodile, et bien mieux encore son travail sur les Polyptères, si intéressant à plusieurs égards. L’un et l’autre, par leur objet même, sont essentiellement descriptifs ; il s’y agit, non de mettre en œuvre des faits déjà créés, mais d’établir des faits nouveaux, et l’auteur ne s’y propose pas d’autre but ; mais on sent, en les lisant, qu’il a sans cesse devant les yeux l’édifice dans lequel ces matériaux doivent un jour prendre place. Au-dessus des détails qu’il expose, plane sans cesse l’esprit généralisateur de la science moderne.

IV.

Après la citation de tous ces travaux, où, de 1795 à 1805, l’idée de l’Unité de composition est si souvent et si nettement reproduite, la date qu’au commencement de ce Chapitre, nous assignions à la création de l’anatomie philosophique, étonnera sans doute plus d’un lecteur. Quand nous reportons jusqu’en 1806 cette date mémorable, il peut sembler que nous nous mettions en contradiction avec nous-même, et que nous ne puissions échapper au reproche d’avoir tout à l’heure porté trop haut la valeur des premiers travaux de Geoffroy Saint-Hilaire, qu’en acceptant celui d’en atténuer maintenant les résultats.

Nous croyons cependant n’avoir mérité ni l’un ni l’autre de ces reproches. Des mémoires qui précèdent 1806, à ceux de 1806 et de 1807, il existe toute la distance qui sépare la pensée de l’exécution, la conception hypothétique de la démonstration rationnelle. Geoffroy Saint-Hilaire prépare dans les premiers l’avénement des idées nouvelles ; par les seconds seulement, il leur donne la place qui leur appartient. Assimiler le germe d’une découverte future à la découverte elle-même, ce serait confondre l’humble source et le fleuve majestueux auquel elle va donner naissance.

Si Geoffroy Saint-Hilaire se fût arrêté en 1805, l’honneur de la création de la Théorie des analogues ne resterait pas attaché à son nom. Les historiens de la science l’eussent un jour compté parmi les précurseurs de l’auteur de ce progrès, non pour cet auteur lui-même. « Trouverait-on, a dit Condorcet[15], une grande théorie dont les premières idées, les détails et les preuves appartiennent à un seul homme ? Et n’est-il pas juste d’accorder plutôt la gloire d’une découverte à celui à qui on en doit le développement et les preuves, à celui qui, avec autant de génie, a été utile, qu’à l’auteur d’une première idée vague, souvent équivoque, et dans laquelle on n’aperçoit quelquefois le germe d’une découverte que par ce qu’un autre l’a déjà développé ? »

Et combien cette règle d’appréciation, depuis longtemps consacrée dans la jurisprudence scientifique, est ici confirmée par les enseignements de l’histoire ! Plus d’un exemple illustre atteste que les passages que nous avons cités, si remarquables qu’ils soient, seraient ou restés ou promptement tombés dans l’oubli, sans l’importance qu’ils ont reçue des travaux ultérieurs de l’auteur. Qui se souvenait, avant Geoffroy Saint-Hilaire, que Belon avait osé, en 1555, dresser le squelette de l’Oiseau vis-à-vis de celui de l’Homme ? Qui, depuis deux siècles, avait vu, dans l’immortel livre de l’Optique, l’idée de l’uniformité d’organisation[16], jusqu’au jour où Laplace vint dire à Geoffroy Saint-Hilaire : Vous pensez comme Newton ! Le grand nom de Buffon, le nom illustre de Vicq-d’Azyr, avaient-ils sauvé de l’oubli les beaux passages où l’un en 1753 et 1756[17], l’autre en 1774 et 1786[18], indiquent très-explicitement l’Unité de composition organique ? Bien plus, dans l’ouvrage même qui a créé, il y a plus de deux mille ans, l’anatomie comparée ; dans cette Bible de la science, consultée chaque jour avec vénération par les zootomistes, un seul de ceux-ci, jusqu’à Geoffroy Saint-Hilaire, avait-il aperçu le germe de la Théorie des analogues ?[19]

En ajoutant aux noms d’Aristote, de Belon, de Newton, de Buffon, de Vicq-d’Azyr, ceux de Herder[20] qui, en 1784, proclamait l’existence d’un type exemplaire de la création animée ; de Gœthe qui, vers 1785, concevait à son tour un type anatomique, un modèle universel[21] ; de Pinel qui, en 1793, admettait un type primitif[22], on voit que l’idée de l’Unité de composition s’était, avant 1795, présentée, à huit reprises différentes, aux esprits les plus éminents de la science et de la philosophie. Et même, si l’on devait tenir compte de quelques paroles vagues de Saint-Augustin[23] et de Paracelse, on pourrait presque dire que cette grande idée ne s’est jamais effacée de la tradition du genre humain.

Mais quelle place tient-elle dans la science jusqu’à Geoffroy Saint-Hilaire ? Quelle influence exerce-t-elle sur les doctrines et sur les recherches contemporaines ? Absolument aucune. Non-seulement nul ne s’en inspire, mais nul n’essaie de la démontrer. Aussi, reste-t-elle sans partisans, et ce qui est plus caractéristique, sans adversaires. On ne daigne pas compter avec elle. Le plus souvent même l’auteur qui l’avait conçue, l’oublie bientôt : elle avait surgi, tout d’un coup, dans son esprit, à l’occasion d’un fait, d’une circonstance remarquable ; elle s’y éteint de même, comparable à ces lueurs d’un moment, qui semblent laisser après elles une obscurité plus profonde. Aussi, après chaque effort, nous en voyons venir un autre qui ne le continue pas, mais qui le recommence. Belon ne part pas des vues d’Aristote ; Newton, de celles de Belon ; les auteurs du dix-huitième siècle de celles de Newton : chacun d’eux part de lui-même et de sa propre inspiration. De là, l’incertitude de leur marche ; la faiblesse de leur conviction. Voyez Pinel : à peine a-t-il consigné dans une phrase remarquable la pensée qu’il vient de concevoir ; il l’en efface lui-même, et en rejette obscurément dans une note la vague indication[24]. Voyez Gœthe lui-même, celui de tous les précurseurs de Geoffroy Saint-Hilaire, qui s’est avancé le plus loin ; le seul qui ait essayé d’arriver à un commencement d’application aux faits : après une découverte intéressante, et quand il vient d’écrire plusieurs mémoires pleins d’avenir, il se détourne tout à coup de la science ; il quitte, selon son expression, son ossuaire scientifique ; il oublie, durant trente années, ses précieux manuscrits, et ne se réveille de cette longue indifférence que lorsque enfin, au bruit causé dans le monde savant par l’apparition de la Philosophie anatomique, il sent le besoin de dire : Et moi aussi, je suis anatomiste ! Gœthe eût-il ajourné, de 1785 à 1820, la publication de ses travaux, s’il en eût pleinement senti l’importance ? Le plus grand poëte de l’Allemagne eût-il renoncé volontairement à l’espoir d’en devenir aussi le plus illustre zootomiste[25] ?

Nos lecteurs nous comprendront maintenant, si, distinguant avec soin la conception de l’idée, sa première application aux faits et sa démonstration, nous disons :

En 1795, Geoffroy Saint-Hilaire conçoit l’idée de l’Unité de composition organique ; il l’énonce en 1796. Buffon, Herder, Vicq-d’Azyr et d’autres encore, mais moins nettement, l’avaient conçue et énoncée avant lui.

De 1798 à 1805 il l’applique aux faits ; il s’en inspire dans ses recherches, et déjà, par elle, il est conduit à plusieurs découvertes. Gœthe seul s’était avancé jusque-là, et ses mémoires étaient restés inédits.

En 1806, Geoffroy Saint-Hilaire, le premier, aborde, pour ne plus s’en écarter, la vérification scientifique, le développement, la démonstration de ce qui, jusque-là, n’avait été chez lui, comme chez ses devanciers, qu’un pressentiment, une conviction personnelle et intime. Tel est, à partir de 1806, l’invariable caractère de ses travaux, tous dirigés vers le même but, avec une persévérance sans exemple peut-être dans l’histoire des sciences depuis l’immortel Kepler.

V.

Geoffroy Saint-Hilaire a fait connaître lui-même quelle circonstance fut le point de départ de ses recherches d’anatomie philosophique, et quel but il s’y proposa d’abord.

Le moment était venu de livrer à l’impression pour le grand ouvrage sur l’Égypte son Ichthyologie du Nil ; il dut revoir et coordonner ses recherches anatomiques sur les Poissons, presque oubliées de lui pendant plusieurs années. Mais, dans ce laps de temps, les idées d’analogie avaient jeté dans son esprit de profondes racines, et tout lui apparut sous un jour nouveau. Parfois déjà, en Égypte et depuis son retour, il lui avait semblé que l’anatomie comparée manquait à la fois de rigueur dans sa marche et de grandeur dans ses résultats ; que souvent les zootomistes éludaient les questions au lieu de les résoudre, et décidaient avant d’avoir discuté. Ces lacunes de la science, ces défauts de la méthode qu’il avait entrevus, il les aperçut maintenant distinctement. Une difficulté surtout fixa son attention, et elle lui parut tellement grave, tellement fondamentale, qu’il ne crut pas pouvoir poursuivre, avant de l’avoir surmontée, son travail sur l’anatomie des Poissons. On considérait le squelette de ces animaux comme se composant de pièces osseuses, les unes analogues à celles que l’on retrouve chez les autres Vertébrés, les autres sans représentants chez ceux-ci et exclusivement propres aux Poissons. Voilà ce que tous les zootomistes admettaient ; mais sur quel fondement reposait leur opinion unanime ? Qui jamais avait démontré l’analogie d’une partie des pièces du squelette, la non-analogie des autres ? Personne : à l’exception d’Autenrieth, auteur, en 1800, d’un Mémoire dont les résultats sont en grande partie erronés, mais dont la direction est éminemment philosophique[26], on s’était borné à quelques essais partiels, dont l’objet était tout au plus de diminuer d’une ou de quelques unités le nombre des pièces spécialement ichthyologiques. Quant au fond de la question, il semblait qu’il n’y eût pas même lieu de s’en occuper, et chacun continuait à supposer, selon l’expression de Cuvier, que la nature a créé des os exprès pour les Poissons.

Sous l’influence de ses nouvelles idées, Geoffroy Saint-Hilaire osa penser qu’il pouvait, qu’il devait ne pas en être ainsi, et sans se laisser arrêter un seul instant, ni par la difficulté du sujet, ni par l’unanimité des convictions contre lesquelles il allait s’élever, il en appela à la seule autorité qui ne puisse être récusée, celle des faits.

La question fut ainsi posée par lui vers le milieu de 1806. Il y avait répondu, avant la fin de la même année, par quatre Mémoires : le premier, sur les nageoires pectorales des Poissons ; le second, complémentaire du premier, sur leur os furculaire ; le troisième, sur leur sternum : le quatrième, rédigé dans les derniers jours de 1806, est le célèbre travail sur la tête osseuse chez les Vertébrés en général, et, en particulier, chez les Oiseaux. On voit combien, en quelques mois, le cercle des recherches de l’auteur s’était agrandi !

Ces quatre Mémoires et un autre sur le crâne du Crocodile, ont paru, en 1807, dans les Annales du Muséum d’histoire naturelle.

La haute importance de ces Mémoires nous prescrit de nous arrêter quelques instants sur chacun d’eux.

VI.

Le titre du premier en fait connaître le sujet :

« Premier mémoire sur les Poissons, où l’on compare les pièces osseuses de leurs nageoires pectorales avec les os de l’extrémité antérieure des autres animaux à vertèbres. »

On voit qu’il s’agit ici de résoudre une question qui, ramenée à des termes simples, est celle-ci : Existe-t-il seulement entre les nageoires paires des Poissons et les membres des autres Vertébrés, cette analogie physiologique, cette équivalence de fonctions, si l’on peut s’exprimer ainsi, que tous les auteurs avaient signalée depuis Aristote, et qui est évidente avant toute étude ? Ou bien, en outre de l’analogie physiologique, doit-on admettre une analogie anatomique, résultant de l’existence, dans les uns et les autres, d’éléments au fond identiques ? En d’autres termes encore, les plus simples que l’on puisse employer, les nageoires remplacent-elles les membres ? ou sont-elles les membres eux-mêmes, modifiés dans leur forme, leur disposition, leur structure ?

Dès 1735, Artedi avait osé dire que les Poissons ont aussi une clavicule, une omoplate et un sternum. Gouan, en 1770, avait de même appliqué à deux os de la nageoire pectorale les noms d’omoplate et de clavicule. Mais ces tentatives isolées, et que leurs auteurs mêmes avaient bientôt délaissées, n’avaient eu aucune suite. Vicq-d’Azyr, lui-même, le créateur de la Théorie des homologies, l’anatomiste que la nature de son esprit préparait le mieux à comprendre et à adopter l’idée de Gouan, l’avait condamnée comme évidemment inexacte[27]. Cuvier, à son tour, avait déclaré[28], que le membre pectoral des Poissons ne peut pas être comparé d’une manière positive à celui des autres Vertébrés. Ni l’un ni l’autre de ces illustres zootomistes n’avaient d’ailleurs examiné, discuté la question : discute-t-on ce qui paraît évident ?

Autant Geoffroy Saint-Hilaire montra de hardiesse en attaquant de front une question qui paraissait jugée, autant il mit de fermeté dans la marche suivie pour la résoudre. Cette marche fut, dès ce premier Mémoire, celle qu’il adopta, par la suite, dans tous les cas analogues. Par l’examen des modifications principales des os du membre thoracique chez les Vertébrés supérieurs, il chercha à se faire des conditions d’existence de ces os une idée générale, indépendante de toutes leurs variations de détail ; puis il aborda leur étude chez les Poissons, prenant pour base dans ses déterminations les caractères de connexion, et s’éclairant, lorsqu’il y avait lieu, des lumières de l’ostéogénie.

La conclusion générale du Mémoire fut celle-ci :

« La charpente osseuse du membre pectoral est composée des mêmes pièces que celle de l’extrémité antérieure des autres animaux vertébrés. »

Le second Mémoire, spécialement consacré à l’os furculaire, complète le premier. L’auteur venait de considérer cette pièce osseuse sous un point de vue général : il fait connaître les modifications curieuses qu’elle présente dans la série des Poissons. C’est l’étude des différences après celle des analogies.

De l’épaule, l’auteur passe, dans son troisième Mémoire, au sternum et aux organes thoraciques. Ici, les difficultés étaient plus grandes encore, et tellement, que quatre auteurs, Duverney, Gouan, Vicq-d’Azyr, Cuvier, s’étant occupés successivement de cette question, quatre solutions, entièrement différentes, avaient été proposées. Geoffroy Saint-Hilaire, appliquant pour la seconde fois sa méthode, s’attache à la considération des connexions, cherche les analogues des diverses pièces du squelette des Poissons dans les os en formation du jeune Oiseau, et arrive à une détermination dont le seul Gouan avait entrevu une partie. Le sternum des Poissons est, suivant lui, un appareil osseux, placé au-dessous des branchies, et qui leur sert de plastron ; et les rayons branchiostèges sont les côtes sternales.

VII.

Les deux derniers Mémoires de 1806 furent consacrés à la plus difficile peut-être de toutes les questions de l’anatomie philosophique, la détermination des os du crâne. Geoffroy Saint-Hilaire l’entreprit d’abord à l’égard des Crocodiles ; puis à l’égard des Oiseaux et des Vertébrés en général. Est-il besoin de dire que la solution d’un problème aussi difficile ne fut pas dès lors obtenue tout entière ? Nous verrons Geoffroy Saint-Hilaire reprendre plus tard, en 1824, ses travaux sur le crâne, et modifier lui-même plusieurs de ses premiers résultats ; mais remarquons-le dès à présent : les modifications portent toutes sur des détails, sur telle ou telle pièce en particulier, non sur les conséquences générales auxquelles il s’était élevé dès 1806, non sur la méthode qu’il venait de créer. Bien plus, si des modifications partielles ont été obtenues, c’est précisément à l’aide de cette méthode, toujours la même dans son principe, mais désormais appliquée à des faits mieux connus, et employée par son auteur, après dix-huit ans de travaux, d’une main plus ferme et plus sûre. Ainsi, les inexactitudes de détail signalées dans le Mémoire de 1806, loin de pouvoir être invoquées à titre d’objections contre la méthode de Geoffroy Saint-Hilaire, ont fini par fournir autant de preuves nouvelles en faveur de son exactitude et de sa rigueur, et le Mémoire sur la tête osseuse des animaux vertébrés est resté comme l’une des œuvres capitales de son auteur et de son époque.

Quelques passages que nous en extrayons textuellement, vont permettre à nos lecteurs d’en apprécier par eux-mêmes la valeur et la portée. Voici d’abord le remarquable début du Mémoire :

« Désirant donner à mes recherches sur l’anatomie générale des Poissons toute l’étendue dont elles sont susceptibles, j’ai continué à m’occuper de l’examen des parties de leur squelette, sur lesquelles on n’avait pas encore de notions précises. Quelques pièces, d’une forme et d’un usage uniquement propres aux Poissons, telles que les opercules, ont surtout contribué à faire croire que si, du moins, dans la formation de ces êtres singuliers, la nature n’a pas abandonné le plan qu’elle a suivi à l’égard des autres animaux vertébrés, elle a dû, pour les mettre en état d’exister au sein des eaux, modifier tellement leurs principaux organes, qu’il n’est resté, de ce plan primitif, que quelques traits épars et difficiles à saisir. Un pareil résultat n’offrait rien de satisfaisant. On sait que la nature travaille constamment avec les mêmes matériaux ; elle n’est ingénieuse qu’à en varier les formes. Comme si, en effet, elle était soumise à de premières données, on la voit tendre toujours à faire reparaître les mêmes éléments, en même nombre, dans les mêmes circonstances, et avec les mêmes connexions. S’il arrive qu’un organe prenne un accroissement extraordinaire, l’influence en devient sensible sur les parties voisines, qui dès lors ne parviennent plus à leur développement habituel… ; elles deviennent comme autant de rudiments, qui témoignent en quelque sorte de la permanence du plan général. »

Il était impossible d’énoncer avec plus de netteté des idées plus nouvelles ; il semble cependant que l’auteur en ait cherché une expression plus précise et plus claire encore. On lit plus bas :

« Comme tout le succès de ces recherches devait dépendre de mon point de départ, je me suis d’abord tracé le plan que j’aurais à suivre. La nature, ai-je dit plus haut, tend à faire reparaître les mêmes organes en même nombre et dans les mêmes relations, et elle en varie seulement la forme à l’infini. D’après ce principe, je n’aurai jamais à me décider, dans la détermination des os de la tête des Poissons, d’après la considération de leur forme, mais d’après celle de leurs connexions. »

Et plus bas, dans un passage[29] que rendent doublement remarquable l’annonce d’un système dentaire chez les fœtus de Baleines, et la hardie prévision d’une découverte analogue que l’auteur devait faire, quinze ans plus tard, chez les Oiseaux :

« Je n’aurais pas cité ces faits, si je n’avais, en outre, manifestement observé dans les gencives (chez un fœtus de Baleine) des germes de dents, qui m’ont paru distribués comme les dents elles-mêmes des Cachalots… On sait cependant que les Baleines adultes n’ont point de dents… J’ai rapporté cette observation pour donner une nouvelle preuve de la tendance de la nature à faire reparaître partout les mêmes organes, et pour faire voir que si quelques-uns de ceux qui appartiennent à des classes, manquent quelquefois dans certaines espèces, on en doit chercher la cause dans le développement excessif d’organes contigus ou voisins. Cet aperçu ne serait-il pas applicable aux Oiseaux eux-mêmes ? »

Qui, dans le premier de ces passages, même en faisant abstraction des développements que renferment les deux autres ; qui ne reconnaîtrait trois des propositions fondamentales de la Théorie des analogues, savoir : la fixité des connexions, la compensation ou le balancement qui s’établit entre les développements inégaux des organes voisins, et l’importance des organes rudimentaires, comme traces et comme preuves de la permanence du plan général ? Que manque-t-il donc pour que la méthode de la Philosophie anatomique se trouve tout entière en germe dans la première page de ce Mémoire ? Une idée seulement : celle de l’analogie des caractères transitoires des animaux supérieurs avec les caractères permanents des animaux inférieurs. Or cette idée la plus grande, et, bien qu’entrevue par Harvey dès le 17e siècle[30], la plus hardie de toutes, nous la trouvons quelques lignes plus bas, non moins clairement énoncée ; et déjà en est faite à l’anatomie philosophique l’une des plus larges applications que l’on ait tentées. L’auteur, à la fin de l’exorde de son Mémoire, ajoute :

« Toutefois j’ai cru un moment que, nonobstant ces réductions, le crâne des Poissons renfermait encore plus de pièces que n’en montre celui des autres animaux vertébrés ; mais j’en ai pris une autre opinion, dès que j’ai eu songé à considérer les os du crâne de l’Homme dans un âge plus rapproché de l’époque de leur formation. Ayant imaginé de compter autant d’os qu’il y a de centres d’ossification distincts, et ayant essayé de suite cette manière de faire, j’ai eu lieu d’apprécier la justesse de cette idée : les Poissons, dans leur premier âge, étant dans les mêmes conditions, relativement à leur développement, que les fœtus des Mammifères[31], la théorie n’offrait rien de contraire à cette supposition[32]. »

L’origine d’une découverte, on l’a dit, est souvent dans le besoin qu’on avait de la faire. Qui ne verrait une application de cette vérité dans la succession rapide de ces cinq Mémoires, dont chacun est en progrès si marqué sur celui qui le précède ? Geoffroy Saint-Hilaire veut démontrer l’analogie des nageoires pectorales des Poissons avec les membres antérieurs des autres Vertébrés : il sent le besoin d’un guide, et le principe des connexions est créé. Dès le début de ses recherches sur le crâne, à de plus grandes difficultés il oppose, avec le principe des connexions, celui du balancement des organes[33] et une vue nouvelle sur les organes rudimentaires. Plus loin encore, de nouvelles et plus graves difficultés se dressent devant lui : il lui faut, ou s’arrêter devant l’obstacle, ou le renverser par un effort nouveau. Cet effort, il le fait, et s’élève jusqu’à cette théorie des inégalités de développement, destinée à devenir un jour l’un des principes les plus féconds de l’anatomie comparée, le point de départ d’une science nouvelle, la tératologie, et le lien intime de l’une et de l’autre.

VIII.

Les progrès des sciences, et plus généralement de l’esprit humain, sont de deux ordres : les uns se font dans la direction déjà suivie, les autres en dehors de cette direction ; les uns continuent un mouvement déjà commencé, les autres commencent un mouvement nouveau.

Ces deux ordres de progrès sont, par la différence même de leur nature, appelés à des destinées bien différentes. Les premiers sont immédiatement compris et acceptés de tous : ce sont des pas en avant que chacun fait aussitôt à la suite de l’auteur de la découverte ; il eût pu les faire de lui-même un peu plus tard, par la seule impulsion de la science. Les seconds s’adressent plutôt à l’avenir qu’au présent : leur hardiesse même les met hors de portée, et il est inévitable que leur auteur, en s’écartant des opinions régnantes, semble s’écarter des principes. Les vérités, trop nouvelles, qu’il annonce, seront donc d’abord méconnues, et la seule alternative qui soit pour lui, c’est l’oubli ou la lutte.

Cette consécration de la nouveauté et de la grandeur d’une idée, a-t-elle manqué aux premiers travaux de Geoffroy Saint-Hilaire ? On pourrait le croire au premier abord. À peine, en 1807, a-t-il publié ses mémoires, que la haute importance semble en être unanimement reconnue. Au lieu de la lutte à laquelle il s’attendait sans doute, il ne trouve devant lui que des éloges et des encouragements.

Ne nous y trompons pas cependant. Il y avait dans ses mémoires deux genres bien différents de résultats : des idées et des faits ; des vues générales et des découvertes de détail, faites sous l’inspiration de celles-ci. Dans cette distinction est tout le secret de cette conformité apparente entre l’opinion des zootomistes de 1807 et celle des naturalistes de nos jours. Si les premiers mémoires de Geoffroy Saint-Hilaire tiennent dans la science actuelle un rang si élevé, c’est surtout, comme on vient encore de le montrer[34], « parce que tous les résultats d’une nouvelle méthode scientifique s’y trouvent implicitement renfermés. » Au contraire, s’ils ont été placés très-haut dès leur apparition, s’ils ont, à ce moment même, ouvert à leur auteur les portes de la première de nos sociétés savantes[35], c’est parce qu’ils étaient pleins, selon les expressions de Cuvier en 1807, « de faits très-curieux et généralement nouveaux ; » parce qu’ils ajoutaient beaucoup aux connaissances des naturalistes et des anatomistes sur l’organisation intérieure des Poissons[36]. » Voilà le premier jugement porté sur les recherches de Geoffroy Saint-Hilaire : approbation éclatante des faits ; silence sur les idées.

Pourquoi ce silence ? On se tait quelquefois pour ne pas blâmer. Cuvier, dans le Rapport dont nous venons de citer quelques lignes et dans un autre qui le suivit de quelques mois, aurait-il usé d’une telle réserve ? Il eût manqué à son devoir envers la science s’il l’eût fait, et il ne l’a pas fait. Si la nouvelle méthode n’a été par lui, en 1807, ni admise ni rejetée, c’est que ni lui-même, à cette époque, ni aucun autre anatomiste ne s’étaient même aperçus qu’une nouvelle méthode venait de se produire dans la science. On avait vu les résultats, non l’instrument qui les avait créés ; non le foyer d’où ils étaient émanés.

Et ici encore nous n’expliquons pas ; nous exposons. Que l’on remonte avec nous à ces curieux documents d’une époque déjà si loin de nous, et l’on y verra Cuvier, dans ses Rapports, ou passer, sans les aborder, à côté des questions générales soulevées par Geoffroy Saint-Hilaire, ou en méconnaître le caractère et la portée. Du principe des connexions, du balancement des organes, de la considération des organes rudimentaires, il ne dit rien ! Dans l’idée si neuve et si hardie de la persistance des caractères embryonnaires chez les Poissons, il ne voit rien de plus que cette recommandation faite par Tenon aux anatomistes, d’étudier les organes depuis leur formation[37]. Et s’il dit quelques mots de l’Unité de composition, c’est pour assimiler les analogies organiques de Geoffroy Saint-Hilaire, déterminées d’après les connexions des parties, et indépendantes des fonctions, aux analogies fonctionnelles d’Aristote[38].

Ainsi le grand naturaliste lui-même, qui venait d’écrire l’Anatomie comparée, le représentant, par excellence, de la science de cette époque, ne reconnut pas, en 1807, où tendaient ces travaux exécutés presque sous ses yeux, et quel avenir ils ouvraient à l’histoire naturelle. Comment Geoffroy Saint-Hilaire, incompris de Cuvier, eût-il été compris par d’autres ? Il ne le fut que par le plus illustre des zootomistes de l’Allemagne, Blumenbach, applaudissant, dès 1809, à cette nouvelle ostéologie illustrée par l’ostéogénie[39]. Et au milieu de ce silence presque universel, il put sembler que les efforts de Geoffroy Saint-Hilaire étaient restés perdus pour la science, et que, comme le laboureur de l’Évangile, il avait semé sur le roc. Mais les germes, déposés par lui, peu à peu se développaient, et cinq années à peine écoulées, un grand mouvement se produisait dans la science. Les esprits les plus avancés de la France et de l’Allemagne, de l’Allemagne surtout, si bien préparée par l’enseignement célèbre de Kielmeyer[40], s’élançaient de front dans les voies nouvelles ; Meckel achevait de généraliser et de démontrer dans deux mémoires, les plus beaux qui lui soient dus, la persistance des formes embryonnaires chez les animaux inférieurs[41] ; et Cuvier lui-même adhérait à ces idées d’unité qu’il avait méconnues d’abord, et qu’il devait un jour combattre[42].

Séparateur

  1. Ils ont appelé l’un Étienne Geoffroy, l’autre Geoffroy Saint-Hilaire.
  2. Mémoire sur un Ver parasite d’un nouveau genre, dans les Annales des sciences naturelles, t. XVIII, p. 147, 1829. Nous citerons textuellement le passage auquel nous venons d’emprunter quelques mots : « Que l’on juge combien de systèmes il serait possible de fonder sur des ressemblances aussi extraordinaires. Jamais l’imagination n’a eu à s’exercer sur un sujet plus curieux. Pour nous qui, dès longtemps, faisons profession de nous en tenir à l’exposé des faits positifs, nous nous bornerons aujourd’hui à faire connaître aussi exactement qu’il nous sera possible, l’extérieur et l’intérieur de notre animal. » L’ensemble de ce passage ne laisse aucun doute sur le sens du mot faits positifs, qui a été au reste expliqué plus clairement encore par Cuvier dans d’autres articles, et particulièrement dans l’Avertissement cité plus bas. Il est curieux d’avoir à remarquer qu’au moment même où Cuvier opposait la prudence et la certitude de sa marche à la témérité des auteurs à imagination, lui-même donnait, au lieu d’un fait positif, un résultat qui est aujourd’hui fort contesté. Selon MM. de Blainville et Dujardin, le prétendu nouveau genre de Vers parasites n’était vraisemblablement autre chose qu’un bras de Poulpe.
  3. Avertissement des Nouvelles Annales du Muséum. C’est l’un des derniers écrits qui soient sortis de la main de Cuvier.
  4. Art. Nature du Dictionnaire des sciences naturelles, 1825.
  5. Art. sur Buffon. Voy. les Fragments biographiques, p. 12.
  6. Principes de philosophie zoologique, p. 188.
  7. Voyez p. 43.
  8. « Cette chaîne universelle, ce sont ses propres expressions, est une véritable chimère. » Et ailleurs : « En pensant avoir arraché à la nature ses plus mystérieux secrets, il (l’homme philosophe) se remplit d’idées capables sans doute de combler de joies enivrantes, mais aussi pleines de prestiges fallacieux et chimériques. L’esprit de système s’est emparé de son âme,… il cesse de consulter la nature ; il l’observe moins qu’il n’interroge son génie pour prouver à sa manière l’ordre, l’uniformité et les fins de la puissance créatrice… C’est ainsi que l’homme qui ne s’est pas assez livré à l’étude de la nature, épuise son esprit en fausses combinaisons pour en avoir voulu trop tôt tirer des raisonnements. » Ne semble-t-il pas, par quelques-unes des expressions dont il se sert dans ce premier Mémoire, que l’auteur, tout en combattant la généralisation prématurée de Bonnet, fasse des réserves en faveur de la possibilité de prouver plus tard, d’une autre manière, l’uniformité de la création.
  9. On pourrait croire le contraire, et nous-même l’avions cru un instant, d’après les premières lignes de ce Mémoire. L’auteur y parle, en effet, d’un plan, le même dans son principe, selon lequel la nature aurait tout créé. Mais ce plan n’est autre que l’échelle des êtres de Bonnet, et Geoffroy Saint-Hilaire n’en parle que pour le nier. Voyez p. 131.
  10. Dans un manuscrit qui parait être une première rédaction du Mémoire, au lieu de ces expressions, nous trouvons celles-ci, qui ne sont pas moins nettes : « Les formes sont toutes, au fond, des modifications des mêmes organes. »
  11. Ce Mémoire, sur lequel un rapport a été fait à l’Institut d’Égypte, mais qui n’a jamais été imprimé, n’est pas moins remarquable à d’autres égards. Il est entrepris, très-expressément, en vue de combattre l’hypothèse de la préexistence des sexes. Il renferme le programme d’expériences sur l’incubation, fort analogues aux expériences sur la production artificielle des monstruosités que l’auteur exécuta en 1820. Enfin, nous y lisons, à l’occasion d’une anomalie de l’appareil reproducteur, que cet état monstrueux devient l’état normal du Loris. Voilà donc encore indiquée, dès 1800, pour un cas particulier, l’idée féconde de la répétition des faits de l’anatomie comparée par ceux de la tératologie.
  12. La rédaction de ce Mémoire n’a d’ailleurs été terminée qu’en France. Il fait partie des Annales du Muséum, tom. Ier.
  13. On lit plus bas dans le même Mémoire : « Si les organes (les tubes de l’appareil électrique) ne varient dans chaque espèce que par un arrangement différent des parties…, ne faudrait-il pas supposer que toutes les Raies ont plus ou moins les propriétés électriques de la Torpille ? » Geoffroy Saint-Hilaire a résolu négativement cette question. Tout récemment M. Starck a émis une opinion contraire ; mais elle n’est encore appuyée sur aucune expérience. Voyez les Proceedings of the royal Society of Edinburgh, tom. II.
  14. Voyez le Chapitre suivant.
  15. Éloge de Linné.
  16. « Uniformitas illa quæ est in corporibus animalium, » a dit Newton ; et plus bas : « Similiter posita omnia in omnibus fere animalibus. »
  17. Dans l’article Âne et dans le Discours général sur les Singes. On lit dans le premier : « Il existe un dessein primitif et général qu’on pourrait suivre très-longtemps… En créant les animaux, l’Être suprême n’a voulu employer qu’une idée, et la varier en même temps de toutes les manières… » Et dans le Discours sur les Singes : « … Ce plan, toujours le même, toujours suivi de l’Homme aux Singes, du Singe aux Quadrupèdes, des Quadrupèdes aux Cétacés, aux Oiseaux, aux Poissons, aux Reptiles ; ce plan, dis-je, bien suivi par l’esprit humain, est un exemplaire fidèle de la nature vivante, et la vue la plus simple et la plus générale sous laquelle on puisse la considérer. »
  18. Dans son célèbre parallèle des deux paires d’extrémités (Mémoires de l’Acad. des sciences, 1774, p. 254, et Œuvres, t. IV, p. 515), Vicq-d’Azyr remarque que « la nature semble avoir imprimé à tous les êtres deux caractères nullement contradictoires, celui de la constance dans le type et de la variété dans les modifications. » — La même idée est reproduite dans le Premier discours sur l’anatomie (Traité d’anatomie, in-fol., p. 9, ou Œuvres, t. IV, p. 26). « Ne retrouve-t-on pas évidemment ici, dit Vicq-d’Azyr, la marche de la nature qui semble opérer toujours d’après un modèle primitif et général, dont elle ne s’écarte qu’à regret, et dont on rencontre partout les traces ? »
  19. « La plume étant à l’Oiseau, dit Aristote (Histoire des animaux, trad. de Camus, tom. Ier, p. 5), ce que l’écaille est au Poisson, on peut comparer les plumes et les écailles, et de même, les os et les arêtes, les ongles et la corne, la main et la pince de l’Écrevisse. Voilà de quelle manière les parties qui composent les individus, sont les mêmes et sont différentes (ἕτερα καὶ τὰ αὐτά). »
  20. Idées sur la philosophie et l’histoire de l’humanité, t. Ier, p. 89, de la belle traduction due à notre célèbre poëte et philosophe Edgar Quinet.
  21. Anatomischer Typus, allgemeines Bild. — Nous disons vers 1785 ; cette date ne peut être rendue plus précise, la plupart des mémoires de Gœthe sur l’anatomie comparée, ayant été composés, ainsi qu’il nous l’apprend, de 1785 à 1796, mais publiés seulement de 1817 à 1825. (Voyez le Recueil intitulé : Zur Naturwissenschaft überhaupt, besonders zur Morphologie, ou l’excellente traduction des Œuvres d’histoire naturelle de Gœthe, par M. Martins.)
  22. Dans nos Essais de zoologie générale, nous avons cité ou analysé les passages de tous les auteurs déjà mentionnés, qui ont émis, à diverses époques de la science, des vues sur l’Unité de composition ou l’unité de plan (p. 68 à 84, et pour Gœthe, p. 153 à 174). C’est, au contraire, pour la première fois que nous plaçons Pinel au nombre des illustres précurseurs de Geoffroy Saint-Hilaire. Dans une première rédaction de son Mémoire sur la tête de l’Éléphant, dont nous possédons le manuscrit autographe, Pinel dit : « Quand on a soigneusement passé par divers intermédiaires, en s’élevant de la tête des Quadrupèdes et en partant de celle de l’Homme, il s’agit toujours d’y reconnaître le type primitif, de voir comment les os qui se correspondent, offrent des variétés plus ou moins subordonnées. »

    Dans le mémoire imprimé (Journal de physique, t. XLIII, p. 47), cette phrase remarquable a été supprimée, ou, du moins, tellement modifiée qu’elle n’a plus rien de significatif. L’auteur a plus loin reproduit, avec plus de netteté, son idée sur le type primitif dans une note, p. 52.

  23. Saint-Augustin a dit : Natura appetit unitatem ; mais cette parole célèbre du grand docteur d’Hippone est trop vague pour qu’on puisse l’interpréter avec probabilité dans le sens de l’Unité de composition.
  24. Voyez la note première de la page précédente.
  25. « Il serait bien à souhaiter, écrivait en 1800 Gotthelf Fischer, que cet observateur, plein de sagacité, fit connaître au monde savant ses ingénieuses idées sur l’organisation animale et les principes philosophiques sur lesquels il se fonde. » Les mêmes vœux durent être et furent souvent exprimés par les compatriotes de Gœthe : ils parurent toujours le blesser.
  26. Le beau Mémoire d’Autenrieth, Bemerkungen über den Bau der Scholle insbesondere, und den Bau der Fische im Allgemeinen, a paru dans l’Archiv für Zoologie und Zootomie de Wiedeman. t. Ier.
  27. Œuvres, t. IV, p. 205.
  28. Anatomie comparée, 1re édit., t. I, p. 253.
  29. Celui-ci fait partie des Notes.
  30. « Sic natura perfecta et divina, dit-il dans ses Exerc. anat. de motu cordis, in-18, 1654, p. 164, nihil faciens frustra, nec cuipiam animali cor addidit, ubi non erat opus, neque, priusquam esset ejus usus, fecit ; sed iisdem gradibus in formatione cujuscunque animalis, transiens per omnium animalium constitutiones (ut ita dicam, ovum, vermem, fœtum), perfectionem in singulis acquirit. »

    Nous devons ajouter qu’en partant de ces vues, Harvey a expliqué, dès 1651, dans ses Exercitationes de generatione animalium, quelques anomalies organiques comme nous les expliquons aujourd’hui ; voie dans laquelle il a été suivi, dans le dix-huitième siècle, par Haller, Wolf et surtout Autenrieth.

    Ce dernier anatomiste a évidemment écrit sous l’influence de l’enseignement célèbre de Kielmeyer, qui a jeté un si grand éclat en Allemagne à la fin du dix-huitième siècle. Nul doute que Kielmeyer, bien qu’il n’ait presque rien imprimé, n’ait contribué pour beaucoup à rendre si rapides, en Allemagne, les progrès de l’anatomie philosophique : Meckel, Autenrieth, Ulrich, une foule d’autres, furent ses élèves. Que dire d’ailleurs de cette singulière exagération de deux auteurs français qui ont présenté Kielmeyer comme le véritable créateur de l’anatomie philosophique ? À ces auteurs nous ne ferons ici qu’une réponse : Gœthe, traçant l’histoire des principaux travaux allemands sur l’anatomie philosophique (Œuvres d’histoire naturelle, trad. de M. Martins, p. 163) ; Meckel lui-même, élève de Kielmeyer, donnant ce qu’il appelle les sources (Quellen) de l’anatomie comparée (Handbuch der menschl. Anatomie, t. I, p. 1), ne nomment même pas Kielmeyer. Ce silence est assurément la meilleure réponse à ces incroyables réclamations de nos compatriotes contre la science française au profit de la science allemande.

    La vérité est d’ailleurs entre les exagérations des uns et le silence des autres. Kielmeyer a très-peu fait pour l’anatomie philosophique par ses rares publications, mais beaucoup par son enseignement, vague sans doute, mais où il s’efforçait sans cesse de rattacher les faits à des lois, et de lier les notions relatives à l’individu aux notions relatives à l’ensemble des êtres.

    Nous reviendrons plus loin sur le caractère et les tendances des travaux de l’école zootomique allemande, comparée aux deux écoles françaises. (Voyez le Chapitre VIII.)

  31. À en croire l’un des deux auteurs que nous venons de montrer réclamant en faveur de Kielmeyer, cette même proposition aurait été énoncée dès 1800 par Autenrieth, dans le beau Mémoire cité plus haut (p. 150). Après avoir remarqué que les Poissons ont, comme les jeunes des animaux supérieurs, un grand nombre d’os isolés, Autenrieth aurait, en effet, ajouté ces mots : « Par conséquent, les Poissons représentent réellement le fœtus des classes supérieures. » Voilà assurément une phrase aussi formelle que possible ! Mais cette phrase a été interpolée par le traducteur ; elle n’est nullement dans le texte d’Autenrieth, auquel appartient incontestablement le mérite d’avoir signalé un rapprochement très-curieux, mais non celui d’en avoir tiré une conséquence générale. Voici le passage tout entier d’Autenrieth :

    « Wie bey den unvollkommenen Jungen der höheren Thierklassen, zeigt auch das Skelet der Fische eine Menge einzelner Knochenkerne. »

  32. L’analogie des conditions organiques des Poissons avec celles des fœtus des animaux supérieurs, se trouve déjà indiquée, comme on l’a vu (p. 153 et 154), dans deux des Mémoires antérieurs de Geoffroy Saint-Hilaire ; mais elle y est exprimée d’une manière bien moins précise, et surtout elle ne l’est pas avec cette généralité. Jusque-là chez Geoffroy Saint-Hilaire, comme chez Harvey et quelques auteurs du dix-huitième siècle, il n’y a que des aperçus relatifs à des cas particuliers, ou des aperçus généraux, mais vagues. C’est donc à juste titre que, pour montrer la très-grande part qui appartient à Geoffroy Saint-Hilaire dans l’invention et l’établissement de l’une des plus grandes idées de l’anatomie philosophique, on s’est appuyé sur le Mémoire relatif au crâne et sur l’importante application qu’il renferme. M. Serres, par exemple, a dit (Anatomie comparée du cerveau, t. Ier, p. 188, 1824) : « Au moment où l’idée que les Poissons sont, pour un grand nombre de leurs organes, des embryons permanents des classes supérieures, devient en quelque sorte classique parmi les zoologistes, la justice nous fait un devoir de rappeler que M. le professeur Geoffroy Saint-Hilaire a le premier émis cette grande vérité. Il imagina pour son travail des parties analogues du crâne, de compter autant d’os qu’il y a de centres d’ossification distincts, et il eut lieu d’apprécier la justesse de cette idée, etc. »
  33. Il l’avait entrevu dès 1800. Voyez plus haut, p. 137.
  34. M. le docteur Pucheran, dans un remarquable article qui fait partie des tom. XXI et XXII de la Revue indépendante, 1845.
  35. Geoffroy Saint-Hilaire a été élu membre de l’Institut, classe des sciences, le 14 septembre 1807.
  36. Cette phrase est extraite d’un Rapport de Cuvier à la classe des sciences de l’Institut (avril 1807). — Un second Rapport, relatif au Mémoire sur la tête osseuse, a été fait à la même classe, quelques mois après, par l’illustre zootomiste. L’esprit en est généralement le même. En voici le passage le plus remarquable : « De tous les sujets que traitent les sciences physiques, l’origine des corps organisés est sans contredit le plus obscur et le plus mystérieux… On ne peut s’empêcher de penser que s’il y a quelque espoir d’arriver jamais à un peu plus de lumière sur des questions si difficiles, c’est peut-être dans la constance de ces analogies que l’on devra en chercher les premières étincelles. » Qui ne serait frappé à la fois de la justesse et de la profondeur de cette pensée ?

    Les deux Rapports de Cuvier ont été insérés dans le Magasin encyclopédique, année 1807, t. III, p. 176, et t. V, p. 39.

  37. Second Rapport, p. 40.
  38. Premier Rapport, p. 177.

    Aussi Cuvier ne fait-il ici nulle difficulté d’admettre l’unité de plan pour les Vertébrés, et même il va plus loin que Geoffroy Saint-Hilaire lui-même ; car il présente les Poissons comme s’écartant seulement un peu plus que les autres Vertébrés de ce plan général. Pourquoi faut-il que la conformité apparente des vues des deux auteurs n’ait tenu qu’à un malentendu ?

  39. Nous ne traduisons pas ; nous transcrivons. Cette belle expression est extraite d’une lettre écrite en français, et adressée par Blumenbach à Geoffroy Saint-Hilaire dans les premiers jours de 1809.
  40. Voyez p. 158, note.
  41. Entwurf einer Darstellung, etc., et Ueber den Charakter der allmähligen Vervollkommung der Organisation ; dans les Beyträge zur vergleichenden Anatomie, t. II, 1811. — On remarquera que Geoffroy Saint-Hilaire, souvent cité dans le second de ces mémoires, ne l’est pas une seule fois dans le premier. Il est cependant incontestable que l’un et l’autre, comme ils sont écrits dans le même esprit, ont été composés à la même époque.
  42. Voici le début du beau Mémoire de Cuvier sur la composition de la tête osseuse dans les animaux vertébrés ; Mémoire publié en 1812 dans les Annales du Muséum, tom. XIX, p. 123 :

    « Notre confrère, M. Geoffroy, a présenté à la classe, il y a quelques années, un travail général sur la composition de la tête osseuse des Vertébrés, dont il n’a encore publié que quelques parties, et qui offre des recherches ingénieuses et des résultats très-heureux. Pour expliquer cette multiplicité d’ossements que l’on trouve dans la tête des Reptiles, dans celle des Poissons, et même dans celle des jeunes Oiseaux, M. Geoffroy a imaginé de prendre pour objet de comparaison la tête des fœtus de Quadrupèdes… ; et il est parvenu ainsi à ramener à une loi commune des conformations que la première apparence pouvait faire juger extrêmement diverses. »

    Il n’est plus question ici, comme on le voit, ni, pour la méthode, de l’application de l’idée de Tenon, ni, pour le résultat général, de l’unité fonctionnelle d’Aristote : c’est bien aux vues elles-mêmes de Geoffroy Saint-Hilaire, non plus seulement aux faits découverts par lui, que Cuvier donne son adhésion.

    Nous extrairons encore de ce Mémoire quelques lignes renfermant un résumé, aussi concis que lucide, des premiers résultats obtenus par Geoffroy Saint-Hilaire sur le crâne des Oiseaux, ou pour employer les expressions mêmes de Cuvier, de ses découvertes sur les métamorphoses du temporal, du maxillaire et de quelques autres os.

    « Il a prouvé, continue Cuvier, entre autres choses aussi singulières que vraies, que toutes les parties du temporal, le rocher excepté, se détachent successivement de la tête ; que le cadre du tympan forme ce que l’on appelle l’os carré ou le pédicule de la mâchoire inférieure dans les Oiseaux, les Reptiles et les Poissons ; que le bec des Oiseaux est presque entièrement formé par les intermaxillaires ; que les maxillaires y sont réduits à une petitesse qu’on n’aurait pas soupçonnée, etc. »